Les GAFAM ne seront pas démantelés

© Aymeric Chouquet pour LVSL

Depuis son investiture, Joe Biden multiplie les clins d’oeil à l’égard des géants de la tech. L’époque où les médias français se réjouissaient d’un possible démantèlement des GAFAM par la justice américaine semble lointaine. La déclaration de guerre de la procureure démocrate Letitia James à l’encontre de Facebook, en décembre dernier, a fait long feu. Elle affichait pourtant une détermination sans faille : l’entreprise monopolistique de Mark Zuckerberg devait tomber sous le coup des lois anti-concentration. S’il n’est pas à exclure qu’une série de régulations soit finalement imposée aux créatures de la Silicon Valley, elles ne mettront pas en cause leur situation de monopole sur le marché global. Celle-ci confère aux États-Unis un ascendant auquel ils ne sont pas prêts de renoncer – et pour le maintien duquel ils mènent d’ores et déjà une guerre judiciaire féroce. Dans ce contexte, quoi de mieux qu’une belle opération de communication destinée à créer un vent de sympathie mondial en faveur de la justice américaine ? La lutte apparente entre les procureurs américains et les GAFAM semble partie intégrante de celle-ci.

Suite à la plainte de quarante-huit États fédérés contre Facebook, accusé d’être en situation de monopole, la procureure démocrate Letitia James a porté en décembre 2019 la procédure au niveau fédéral. 

Cela faisait plusieurs mois que le réseau social de Mark Zuckerberg était dans le collimateur du Parti démocrate ; deux mois plus tôt, un rapport parlementaire recommandait le démantèlement des principaux GAFAM, tandis que des enquêtes d’opinion indiquaient que la majorité des Américains serait favorable à une telle mesure.

De la Commission européenne à la justice américaine : « Offensive générale » contre les GAFAM ?

La procureure Letitia James est elle-même une critique de longue date du monopole qu’exercent les géants de la tech sur l’économie américaine. « Cela fait près d’une décennie que Facebook utilise son pouvoir de monopole pour écraser ses rivaux et éliminer la compétition », a-t-elle déclaré lors d’une conférence de presse visionnée des centaines de milliers de fois sur YouTube (et ironiquement mise en avant par la plateforme, sous la forme de recommandation aux utilisateurs, par le hasard des algorithmes ou un modérateur taquin).

En Europe, cette décision a bénéficié d’une couverture médiatique résolument favorable. Il est vrai que la Commission européenne bataillait depuis plusieurs années pour lutter contre la situation de monopole des géants américains. La commissaire à la concurrence en pointe dans ce combat, Margrethe Vestager, n’avait obtenu que de bien maigres résultats ; un tel renfort venu d’outre-Atlantique était bienvenu.

Le secteur des technologies de la communication et de l’information, aux États-Unis, est intimement lié au complexe militaro-industriel. Non seulement le premier est partiellement le sous-produit du second, mais ils possèdent un rôle analogue comme instruments géopolitiques de la puissance américaine.

Les GAFAM, pris en étau entre la législation concurrentielle de la Commission en Europe, et la plainte de Letitia James aux États-Unis ? « Offensive générale contre les GAFA », conclut un article de Konbini.

L’ex-commissaire européenne à la concurrence, Margrethe Vestager, érigée au rang de « personnalité de l’année » par le Point en 2019. Cette égérie médiatique n’a en réalité remporté aucun succès notable contre l’hégémonie des GAFAM.

Deux mois après le commencement de cette croisade du Parti démocrate contre les GAFAM, Joe Biden était investi président. Certains mauvais esprits faisaient alors observer que les géants de la tech, loin de craindre cet instant, avaient manifestement misé sur son élection. Si parmi les « grands donateurs » en faveur de Donald Trump on ne trouve guère que Peter Thiel, le fondateur de PayPal, Joe Biden a bénéficié du soutien d’une myriade de « poids lourds » de la Silicon Valley – Eric Schmidt, l’ancien PDG de Google, aux côtés de Reed Hastings, le fondateur de Netflix, ou encore Dustin Moskowitz, l’un des pionniers de Facebook. 

Pour une analyse de la composition de l’administration Biden, lire sur LVSL l’article de Politicoboy : « Administration Biden : le retour du statu quo néolibéral »

La nomination de Kamala Harris ne sonnait pas non plus comme une fin de règne pour les GAFAM. Il faut dire que son bilan comme procureure générale de Californie (2011-2017) ne témoigne pas d’une hostilité foncière, de sa part, à l’égard des big tech. Elle avait au contraire signé de nombreux contrats avec Palantir, l’entreprise de data-analyse proche des services secrets, lui confiant notamment la charge d’améliorer les techniques de répression prédictive de la police1.

Le positionnement de Joe Biden et de Kamala Harris à l’égard de la question du démantèlement des GAFAM est pourtant déterminant, car le Department of Justice (DOJ), à partir duquel une telle décision peut être impulsée, dépend directement de l’exécutif… 

Au-delà du seul Parti démocrate, dont la proximité historique avec la Silicon Valley est bien connue, il faut prendre en compte le contexte géopolitique propre à la décennie qui vient. Les implications de celui-ci sont, pour une bonne part, bipartisanes. Et s’il y a bien un constat que Parti républicain et Parti démocrate partagent, c’est celui de la montée en puissance de la Chine, et du danger croissant qu’elle exerce sur la suprématie numérique des États-Unis parvenue à son zénith. Bipartisan fut en conséquence le vote du Cloud Act en 2018, qui permet aux États-Unis d’espionner légalement l’ensemble des acteurs économiques ou politiques qui stockeraient leurs données sur un serveur américain.

Face à cette logique de puissance, visant à réaffirmer la prééminence des géants américains de la tech, que pèse leur violation des règles de la concurrence – qu’au demeurant personne n’avait attendu l’année 2020 pour constater ? On voit ici qu’une approche juridique de la question du démantèlement des GAFAM est inopérante, sans prise en compte de leur fonction géopolitique.

La Silicon Valley, département numérique du complexe militaro-industriel – d’In-Q-Tel à SWIFT

Le secteur des technologies de la communication et de l’information, aux États-Unis, est intimement lié au complexe militaro-industriel. Non seulement le premier est partiellement le sous-produit du second, mais ils possèdent un rôle analogue comme instruments géopolitiques de la puissance américaine. Cette double proximité a conduit certains chercheurs à forger le concept de « complexe industrialo-informationnel » (information-industrial complex).2

Pour une mise en contexte de l’émergence des géants de la Silicon Valley, lire sur LVSL l’article d’Eugène Favier-Baron : « Que cache la défense de l’internet libre ? »

Cette intrication remonte aux années 1990. Le candidat Bill Clinton, dans un contexte post-Guerre froide, avait pour agenda la réduction du budget militaire des États-Unis, visant à réallouer ces fonds au secteur de l’information et de la communication. Une fois élu, il procéda à ce réagencement des subventions étatiques. La frontière entre le secteur de la défense et celui de l’information et de la communication demeurait bien sûr des plus poreuses.

L’agence In-Q-Tel, créée en 1999 afin de fournir la CIA en technologies de pointe, est le symptôme le plus manifeste de cette hybridation. Dotée d’un budget d’une cinquantaine de millions de dollars, elle était destinée à financer les entreprises prometteuses dans le secteur numérique émergeant. Les actuels « géants » sont nombreux à avoir bénéficié des fonds d’In-Q-Tel. Ce fut le cas de Facebook, mais aussi de Google, ou encore de Keyhole, entreprise rachetée par Google et renommée Google Earth.

In-Q-Tel avait un triple objectif : la protection des informations des Américains (information security), la promotion de l’usage d’internet à échelle globale, ainsi que le perfectionnement des techniques permettant de capter, de fusionner et d’agréger un nombre croissant de données (data fusion and integration) collectées dans le monde entier.3 La connexion comme moyen de permettre aux flux américains de pénétrer l’ensemble des territoires, la cartographie du monde comme précondition à une captation de masse des données par la Silicon Valley : la doctrine des États-Unis en la matière n’a pas varié. Les entreprises privées, financées par l’État, en ont été l’instrument.

Le logo d’In-Q-Tel

Tout a par la suite concouru à l’expansion de ce complexe industrialo-informationnel : la marchandisation des données encouragée par le développement des réseaux sociaux, le raffinement des technologies destinées à les capter, ou encore l’agenda sécuritaire initié par le 11 septembre. Rares sont les sujets pour lesquels un consensus bipartisan s’est dégagé aussi nettement. L’impératif de transition numérique des cinq continents, sous l’égide de la Silicon Valley, a été réaffirmé par l’ensemble des administrations démocrates et républicaines – qu’il s’agisse de promouvoir la liberté de connexion dans le monde entier pour les uns (la doctrine Freedom to connect défendue par Hillary Clinton) ou de protéger le monde de la menace terroriste pour les autres (la guerre contre le terrorisme de George Bush comportant un important volet digital).

La place prépondérante qu’occupent désormais les entreprises américaines dans le contrôle des stocks (serveurs, infrastructures de connexion) et la production des flux numériques confère aux États-Unis un avantage géopolitique sans pareil.

Prendre des mesures contre Facebook constituerait une habile opération de communication en direction du reste du monde, à l’heure où les États-Unis appellent l’ensemble du globe à faire bloc face à la Chine.

Le contrôle des stocks permet aux États-Unis d’avoir accès à une masse inquantifiable de données. Toutes celles qui sont hébergées sur un secteur américain sont de facto accessibles au gouvernement et à la justice nord-américaine.4 Le scandale SWIFT en a été l’un des révélateurs. De cette capacité sans pareil d’accès aux données d’entreprises étrangères, couplée au caractère extra-territorial du droit américain, découlent des bénéfices considérables en termes d’intelligence économique. Le rachat d’Alstom par General Electrics en témoigne : Frédéric Pierruci, l’ex-numéro deux d’Alstom, a été condamné par la justice américaine sur la base de messages hébergés par Google mail, auxquels le FBI a pu avoir accès. Plus récemment, c’est le marché européen de la santé qui semble être dans le collimateur des GAFAM ; ils comptent tirer avantage de leur capacité d’hébergement des données pour en prendre le contrôle. La volonté de Microsoft d’héberger les données de santé françaises apparaît comme un signal faible de cet agenda…

Lire sur LVSL la synthèse réalisée par Eugène Favier-Baron, Victor Woillet, Sofiane Devillers Guendouze et Yannick Malot sur le système SWIFT, et celle rédigée par Audrey Boulard, Simon Woillet et Eugène Favier-Baron sur l’agenda de Microsoft quant aux données de santé françaises.

La régulation des flux numériques par des algorithmes majoritairement américains offre quant à elle d’indéniables avantages en termes de softpower. Il suffit, pour s’en convaincre, de songer aux déclarations d’Eric Schmidt, l’un des hiérarques de Google, affirmant en 2018 qu’il « travaillait au déréférencement » des sites de propagande russes…

Et quand le contenu d’un réseau social ne penche pas spontanément en faveur des États-Unis, il arrive à ceux-ci de requérir une régulation légale qui se superpose à la régulation algorithmique préexistante.5

La prise en compte des avantages géopolitiques que confèrent les GAFAM aux États-Unis permet de prendre la mesure des forces qui s’opposeraient aux tentatives de démantèlement. Si l’une d’entre elles aboutit, on peut être certains qu’elle n’aura pas pour conséquence l’apparition d’un marché numérique concurrentiel, mais simplement le réagencement de la structure oligopolistique qui domine aujourd’hui, et qui soutient la puissance américaine.

Clayman Act et Sherman Act : Mark Zuckerberg subira-t-il le destin de John D. Rockefeller ?

La référence aux lois anti-trust du XIXème siècle, mobilisée par nombre de médias américains, est à cet égard éclairante. La plainte déposée par la procureure Letitia James se fonde sur le Clayton Act et le Sherman Act (1890). Ces deux lois anti-concentration avaient permis au président Theodor Roosevelt de briser le monopole pétrolier du milliardaire John D. Rockefeller. Son entreprise, la Standard Oil Company, avait été démantelée en 1911 sur cette base légale.

Titre d’un article des Échos (février 2018), reprenant un leitmotiv des médias américains.

La référence au Clayton Act et au Sherman Act, dans ce contexte, est donc claire : il s’agirait de mettre à mal la position monopolistique d’Amazon et de Facebook comme on avait mis fin à celle de la Standard Oil Company. Cette analogie sonne comme un aveu d’impuissance – ou, selon les points de vue, comme une proclamation de puissance. 

Le Sherman Act et le Clayton Act n’ont en effet permis le démantèlement de la Standard Oil company que pour donner naissance à un gigantesque oligopole pétrolier. Le moins que l’on puisse dire est que les majors pétroliers américains (Exxon, Texaco, Chevron, Mobil…), nés des entrailles de ces lois anti-concentration, ont continué à dominer l’économie américaine, ainsi que le marché pétrolier mondial. Les avantages géopolitiques que les États-Unis ont retiré, durant tout le XXème siècle, de leur prééminence sur l’or noir, ne sont plus à établir.

De la même manière que le Sherman Act et le Clayton Act n’ont aucunement menacé la domination américaine sur le marché pétrolier global, on peut être certain que les éventuelles mesures anti-concentration qui seraient prises dans le domaine de la big tech ne mettraient pas en danger la suprématie des États-Unis sur le marché des données. 

Plusieurs responsables démocrates ont par exemple évoqué la perspective d’une scission entre Facebook et Instagram. Aussi dommageable que puisse devenir celle-ci pour les profits immédiats de l’entreprise de Mark Zuckerberg (qui perdra peut-être deux ou trois rangs dans le classement des plus grandes fortunes mondiales), on admettra qu’une telle décision ne risquerait pas de mettre en cause la domination des Américains sur le marché des données.

Cette nouvelle primauté permet à la Chine de réclamer à cor et à cri un rééquilibrage de l’ordre juridique global dans le domaine des télécommunications et du numérique.

Elle permettrait au Parti démocrate de refaire peau neuve à peu de frais, fournissant un exutoire à la défiance populaire envers Facebook, et envoyant un signal positif au reste du monde – celle d’une puissance capable de se réformer. Une opération de communication qui ne serait pas inutile, à l’heure où les États-Unis appellent l’ensemble du globe à faire bloc face à la Chine.

GAFAM contre BATX : la guerre pour le contrôle des organisations judiciaires internationales

La domination des États-Unis sur le marché mondial des données pourrait difficilement être plus absolue. Parvenue à son apogée, elle est à présent mise en danger par l’éveil de la Chine. L’empire du milieu escompte en effet briser cette prédominance, et lancer à l’assaut de la citadelle des GAFAM ses propres champions, les BATX [sigle désignant les géants chinois : Baidu, Alibaba, Tencet et Xiamoi ndlr]. Les succès commerciaux de Huaweï, l’avance prise par la Chine sur la 5G, ne sont que la pointe avancée d’une réussite croissante dans la poursuite de cet agenda. Il faudrait également mentionner l’expansion des entreprises de télécommunications chinoises dans les pays du Sud, destinées à les doter d’infrastructures facilitant la connexion à internet – moyennant le stockage de leurs données sur des serveurs chinois.

Pour une analyse des rivalités sino-américaines dans le domaine du numérique, lire sur LVSL l’article de Sarah Vennen : « Cyber-colonialisme : comment le régime de surveillance chinois s’impose au Zimbabwe ».

Un an avant le Cloud Act américain, une loi sur la cyber-sécurité était votée en Chine, contraignant les entreprises à transférer leur stock de données au gouvernement lorsque celui-ci l’exigeait – une manne qui croîtra tant que s’étendra le réseau chinois de télécommunications et de serveurs. 

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C’est dans le domaine des brevets et des régulations juridiques internationales que la Chine déploie une agressivité maximale. Longtemps dépendante de brevets américains, pour l’acquisition desquels elle a payé le prix fort, la Chine occupe désormais une position confortable en la matière. Huaweï concurrence à présent les GAFAM comme détenteur de brevets et percepteur de redevances. Cette nouvelle primauté permet à la Chine de réclamer à cor et à cri un rééquilibrage de l’ordre juridique global dans le domaine des télécommunications et du numérique. L’International Union of Telecomunications (ITU) et l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN, qui alloue les noms de domaines aux sites internet) ont historiquement été dominés par les États-Unis. La Chine est à présent en mesure de contester cet état de fait. Les États-Unis devront déployer un argumentaire juridique pour contenir la progression de l’empire du milieu, et il est à prévoir que le Department of Justice recourt à de nouvelles sanctions contre les géants chinois dans les prochaines années. 

Cet agenda de judiciarisation agressive sera d’autant mieux reçu que les États-Unis seront capables de montrer patte blanche et de procéder à une auto-critique à la face du monde. C’est à la lueur de cet état de fait que l’on peut interpréter la promotion médiatique de la campagne de Letitia James contre Facebook, et les critiques adressées par les démocrates aux GAFAM. Il s’agit de restaurer un softpower abîmé par les quatre années de la présidence de Donald Trump, en donnant des gages à une opinion mondiale inquiète de la croissance sans fin des géants transcontinentaux du numérique. Son blason redoré, le Department of Justice pourra revenir à la charge et faire barrage à la progression chinoise, quitte à sacrifier une fraction de la fortune personnelle de l’un ou l’autre des géants de la tech.

Pour une analyse de la lutte entre la Chine et les États-Unis visant à contrôler les institutions juridiques internationales qui régulent le numérique, lire sur LVSL la recension effectuée par Bérenger Massard de l’ouvrage de M. Powers et S. Jablonsky, The real cyber war.

Une séparation entre Facebook et Instagram ferait sans aucun doute la « Une » des médias européens. Elle susciterait une opposition acharnée de la part de leur PDG et un affrontement féroce avec les procureurs en charge de l’affaire, qui mettraient en avant la protection des données personnelles et la lutte contre les monopoles. Grandie, la justice américaine pourrait alors pointer du doigt la puissance chinoise et rallier ses alliés traditionnels dans sa lutte pour conserver sa prédominance.

Une aubaine pour les commissaires européens ? Ceux-ci se trouvent dans une bien fâcheuse posture. D’un côté, ils refusent d’engager une politique ambitieuse pour construire la souveraineté de l’Europe en matière numérique6. De l’autre, ils souhaitent réguler les géants américains en les soumettant aux normes européennes de concurrence et de protection des données – c’est le sens du RGPD ou, plus récemment du Digital Market Act. En somme, un internet américain soumis – bien docilement – à la législation européenne : comment ne pas esquisser un sourire ?

Des mesures symboliques fortes prises par la justice américaine contre Facebook – en matière de lutte contre les monopoles ou de protection des données – permettraient à la Commission de se dépêtrer de cette situation embarrassante. Si le Department of Justice exécute ce qu’elle est incapable d’imposer, quel besoin de s’inquiéter de la domination numérique des États-Unis en Europe ?

Une aubaine pour Emmanuel Macron ? Il pourrait se reposer sur la Commission européenne, la tête haute, de la même manière que la Commission se reposerait sur la justice américaine. Ainsi, la question de la souveraineté numérique française cesserait même d’être posée. Les critiques de la domination d’outre-Atlantique se verraient marginalisées ; faut-il déployer un anti-américanisme primaire pour se plaindre de la tutelle des États-Unis sur le numérique, alors même que ceux-ci déploient des trésors d’inventivité pour le réguler et défendre la vie privée des utilisateurs !

Par bien des aspects, l’agenda de régulation des GAFAM par le Parti démocrate apparaît comme une énième manoeuvre de séduction à l’égard des élites européennes. Un moyen de présenter à la face du monde une Amérique libérale, progressiste, capable d’auto-critique, à même de conjurer les velléités indépendantistes du vieux continent. Une cuiller de miel destinée à faire avaler de nouveaux litres d’huile de ricin.

Notes :

1 Olivier Tesquet, État d’urgence technologique – comment l’économie de la surveillance tire partie de la pandémie, Premier parallèle, 2020.

2 Shaun Powers et Michael Jablonski, The real cyber war, University of Illinois Press, 2015.

3 Ibid.

4 Le Cloud Act, voté par le Congrès en 2017, permet désormais l’accès du gouvernement à n’importe quelle donnée hébergée sur un serveur américain. Il ne s’agit que de la légalisation d’une pratique largement répandue auparavant, comme en attestent les révélations d’Edward Snowden.

5 Il apparaît douteux que les multiples lois votées par le Congrès américain – et directives édictées par la Commission européenne – visant à lutter contre les fake news n’aient pas été partiellement motivées par la volonté de re-réguler les réseaux sociaux dans un sens plus favorable aux États-Unis, et moins à la Russie.

6 Ce n’est qu’en 2020 que la Commission européenne a commencé à employer le terme de « souveraineté numérique », dans sa « stratégie pour une Europe adaptée à l’ère du numérique ».

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