Cyber-colonialisme : comment le régime de techno-surveillance chinois s’impose au Zimbabwe

© 人民日报

Les technologies de surveillance chinoises semblent avoir séduit les chefs politiques de nombreux pays africains, à l’instar du président du Zimbabwe, Emmerson Mnangagwa. Déjà largement implantés à l’échelle nationale en Chine, les logiciels numériques chinois répondent à des objectifs politiques définis : le contrôle d’Internet, la surveillance des comportements des utilisateurs, l’installation de caméras de surveillance dans l’espace public, le déploiement des systèmes de reconnaissance faciale. Ils se diffusent hors du pays et tiennent la dragée haute face aux technologies américaines, conquérant des parts de marché aux dépens de ces dernières. L’Afrique, nouveau terrain de jeu des deux grandes puissances mondiales dans leur entreprise de conquête numérique ?

AMBITIONS CHINOISES

Rarement un gouvernement aura montré autant de détermination que la Chine dans sa volonté de faire de son pays la « cyber-superpuissance » du XXIème siècle. Cette quête s’inscrit dans un objectif de perfectionnement des technologies à l’échelle nationale, notamment à des fins de surveillance et de censure.

Qui n’a pas entendu parler de Shenzhen, la Silicon Valley chinoise ? Située au Sud-Est de la Chine, elle constitue l’une des villes les plus riches et développées du pays. Pour les hackers et les entrepreneurs, ce lieu où foisonnent grandes entreprises technologiques et startups désigne le pôle des industries de pointe.

Comment expliquer le développement exceptionnel de la tech chinoise au cours des dix dernières années ? Il y a évidemment les investissements massifs de l’État central qui a subventionné et encouragé les projets informatiques de son choix. Mais le phénomène s’explique aussi par le perfectionnement rapide des logiciels, dont les erreurs et bugs ont été détectés et corrigés rapidement, grâce à leur utilisation quotidienne sur les citoyens chinois. En effet, ces logiciels reposent presque systématiquement sur les technologies de l’intelligence artificielle (IA), dont la qualité s’acquiert par la récolte de données fournies par un maximum de personnes.

En testant ses logiciels sur ses propres citoyens, la Chine s’est donné les moyens d’atteindre son objectif de leader mondial des technologies de surveillance.

Parmi les projets étroitement liés au gouvernement, l’entreprise chinoise CloudWalk qui s’est longtemps faite discrète, mérite pourtant une attention particulière. Fondée en 2015, elle a mis en place un système de reconnaissance faciale ultra-performant, actuellement exploité par la Banque de Chine et les services de sécurité gouvernementaux chinois. CloudWalk a notamment joué un rôle central dans la mise en œuvre de la surveillance de masse et la répression de la population ouïghour. Cette technologie de surveillance très sophistiquée a été l’objet de nombreuses critiques de la part des groupes de défense des droits de l’Homme et de certains gouvernements.

Eric Schmidt, PDG de Google de 2001 à 2011, se dit convaincu d’une scission d’Internet entre deux camps et affirme que « le scénario le plus probable dans les dix à quinze prochaines années n’est pas un éclatement d’Internet, mais une bifurcation entre un Internet dirigé par les Chinois et un Internet non chinois, dirigé par les États-Unis ».

Utilisée jusque-là exclusivement sur les Chinois, les technologies de CloudWalk présentaient à ce stade un défaut majeur : le système de reconnaissance faciale produisait des erreurs et dysfonctionnements sur les personnes de couleur noire[1]. En 2018, une solution au problème est trouvée. La Chine conclut un accord inédit avec le Zimbabwe, lui accordant le droit d’utiliser les technologies de reconnaissance faciale développées par l’entreprise CloudWalk. Double victoire stratégique pour la Chine qui, tout en perfectionnant ses technologies de reconnaissance faciale par l’élargissant des expérimentations sur des personnes de couleur noire, se garantit l’acquisition de parts de marché considérables à l’international.

LE ZIMBABWE, SÉDUIT PAR LE MODÈLE CHINOIS

Mettre en place une base de données nationale à l’aide de la reconnaissance faciale, voici la mission donnée par le gouvernement zimbabwéen à l’entreprise chinoise CloudWalk. En 2017, le Zimbabwe s’était déjà équipé de caméras de surveillance en concluant un accord commercial avec l’entreprise chinoise Hikvision. Depuis l’installation de ces infrastructures numériques, le pays a progressivement introduit son programme de reconnaissance faciale.

Au cours de la dernière élection présidentielle de 2018, les médias locaux ont notamment exprimé leurs inquiétudes au sujet de la collecte par l’État des données biométriques de certains citoyens dans le cadre du processus de votation[2]. Alors qu’il suffisait auparavant de présenter sa carte d’identité indiquant son nom, numéro d’identité, lieu et date de naissance, les autorités ont dès lors exigé que certains citoyens fournissent photo, empreinte digitale et lieu de résidence et qu’ils les entrent dans une base de données numérique. Dans le cas où ces derniers refusaient, ceux-ci étaient menacés d’être temporairement déchus de leur droit de vote. L’apparition de cette nouvelle pratique, qui n’a concerné qu’une partie de la population, a interpellé les journalistes zimbabwéens qui ont aussitôt dénoncé le manque de transparence des politiques mises en œuvre par le gouvernement.

Difficile de prévoir précisément dans quelle mesure les gouvernements autour du globe intégreront les nouvelles technologies à leur gamme d’outils politiques dans les décennies à venir. Néanmoins, certains chercheurs, parmi lesquels Steven Feldstein, se sont déjà penchés sur la question du potentiel répressif des technologies de l’IA par les régimes autoritaires. Tirant ses observations de l’usage des nouvelles technologies de surveillance en Malaisie et à Singapour, Steven Feldstein conceptualise les logiques de la répression digitale. Dans son article « How Artificial Intelligence Is Reshaping Repression », il en présente les principaux atouts[3]. Avant l’ère du numérique, explique-t-il, la répression dépendait intégralement du soutien des forces de sécurité de l’État pour l’instauration de mesures coercitives. Ceci présente deux défauts majeurs pour le pouvoir en place. Premièrement, ce type de répression est coûteux et nécessite une main-d’œuvre importante. Les coûts d’entretien et de formation des forces de sécurité de l’État sont en effet censés augmenter au fil des années. Deuxièmement, l’armement des forces de sécurité conduit à un problème dit de « principal-agent » : les ressources qui permettent au régime de réprimer son opposition peuvent également être utilisées par l’opposition contre le régime lui-même. En effet, un régime ne peut jamais être certain que les armes qu’il met à disposition des forces armées ne seront pas un jour utilisées contre le régime lui-même, lors d’une insurrection.

Les atouts de la mise en œuvre d’une répression digitale ne font à ce stade plus aucun doute. Celle-ci permet une réduction drastique des coûts car l’entretien des infrastructures numériques est à long terme bien moins coûteux que le financement d’une armée qui nécessite du personnel et un encadrement. Enfin, la répression digitale conduit à une diminution des possibilités de révolte ou d’insurrection par l’armée ou les citoyens car les voix dissidentes seront, grâce au système, immédiatement identifiées.

Steven Feldstein présage que les armées d’autrefois seront bientôt remplacées par une poignée d’informaticiens et l’essentiel du travail délégué aux technologies de l’IA.

Steven Feldstein offre également un aperçu historique des processus politiques ayant conduit à la destitution des autocrates au cours du siècle dernier. Si jusque dans les années 1990, les putschs représentaient le mode principal de destitution des autocrates, la situation a changé. La majorité des destitutions sont désormais le résultat de révoltes populaires ou de défaites électorales. Pour Steven Feldstein, la stratégie à choisir par les politiciens souhaitant s’accrocher au pouvoir est évidente : il s’agit de « rediriger les ressources pour garder le contrôle sur les mouvements civiques et perfectionner le truquage des élections, domaines dans lesquels l’IA présente un avantage crucial ». En effet, la répression digitale a l’unique atout de permettre la surveillance des citoyens, l’identification les mouvements de la société civile, l’influence sur le débat public et les élections tant à l’échelle locale que nationale.

En modifiant les efforts, les coûts et l’efficacité des mesures répressives pour les États autoritaires, les innovations dans le domaine des nouvelles technologies bousculent et menacent de métamorphoser les stratégies répressives traditionnelles. Un scénario qui laisse redouter un avenir peu rose pour la démocratie au Zimbabwe.

ÉQUILIBRES MONDIAUX À L’ÈRE DU NUMÉRIQUE

Les GAFAM et les BATX sont les empires de l’ère numérique. Derrière ces deux acronymes se cache le nom des compagnies de la tech les plus puissantes au monde. Leur prédominance sur le marché mondial procure aux États-Unis et à la Chine un atout majeur et déterminant pour la géopolitique internationale des décennies à venir. Alors que les États-Unis et la Chine forment déjà un duopole à l’échelle mondiale de par la taille de leurs économies, les autres pays n’ont pas su s’adapter aussi rapidement à la révolution technologique et ont pris du retard dans la course au numérique.

Du côté des États-Unis, les relations entre les GAFAM et le gouvernement élu sont encadrées par la loi américaine qui leur garantit une certaine indépendance vis-à-vis du pouvoir politique. Pourtant des scandales tels que celui de Cambridge Analytica ou des révélations de Snowden au sujet de la coopération entre les GAFA et la NSA ont montré les failles du système et la possibilité d’ingérences politiques diverses

L’Union européenne cherche inlassablement à émettre de nouvelles régulations pour encadrer les activités des « géants du numérique », mais est mise à mal par des divisions idéologiques entre États membres. Nicolas Miailhe, chercheur à l’Université de Harvard, a développé le concept de « cyber-vassalisation » pour décrire une situation dans laquelle l’Union européenne devrait dépendre d’alliances stratégiques avec les États-Unis ou la Chine pour continuer à bénéficier des services numériques de leurs firmes[4]. Il emploie le terme de « cyber-colonisation ». pour le continent africain, qu’il perçoit comme le terrain d’affrontement actuel entre les ambitions digitales impérialistes américaines et chinoises. Nombreux sont ceux qui prédisent un retour à une « logique de blocs » comme celle qui a caractérisé la Guerre Froide.

Eric Schmidt, PDG de Google de 2001 à 2011, se dit convaincu d’une scission d’Internet entre deux camps et affirme que « le scénario le plus probable dans les dix à quinze prochaines années n’est pas un éclatement d’Internet, mais une bifurcation entre un Internet dirigé par les Chinois et un Internet non chinois, dirigé par les États-Unis ».

LE NUMÉRIQUE, NOUVEL INSTRUMENT GÉOPOLITIQUE

Du côté des États-Unis, les relations entre les GAFAM et le gouvernement élu sont encadrées par la loi américaine qui leur garantit une certaine indépendance vis-à-vis du pouvoir politique. Pourtant des scandales tels que celui de Cambridge Analytica ou des révélations de Snowden au sujet de la coopération entre les GAFA et la NSA ont montré les failles du système et la possibilité d’ingérences politiques diverses. De plus, ce pouvoir étant entre les mains d’une poignée de PDG, les pays dépendants des services des GAFAM ont de quoi être inquiets. Les États dont l’économie sera tributaire des technologies fournies par ces acteurs privés américains n’auront d’autre choix que de dépendre du bon vouloir de ceux-ci.

Du côté de la Chine, au-delà des ambitions économiques des BATX, c’est le modèle politique du Parti Communiste chinois (PCC) qui est relayé. Comme le suggère Julien Nocetti, chercheur à l’Institut Français de Relations Internationales (IFRI) : « Les géants nationaux du numérique que sont les BATX servent d’instruments de légitimation de la gouvernance du Parti et de puissants relais à l’influence et aux ambitions de Pékin[5]».

La police chinoise a recours à Tencent pour surveiller les manifestations et Alibaba aide les municipalités pour la gestion du trafic routier. Deux exemples qui en disent long sur les liens qu’entretiennent les compagnies de la tech chinoises avec la politique[6].

Autant pour les GAFA que pour les BATX, il semble illusoire de penser aux entreprises de la tech indépendamment de leur relation avec le politique. Le contrôle politique effectué sur les entreprises chinoises diffère évidemment de celui exercé sur les entreprises américaines en termes d’ampleur, de stratégies et d’intentions. Néanmoins, comme le souligne Benjamin Bayart, militant pour les libertés fondamentales sur le net et président du Fond de Défense de la Neutralité du Net (FDN), « il serait aberrant de croire qu’il n’y a pas de contrôle politique des GAFAM. Le mode de fonctionnement de ce contrôle politique n’est pas le même car il se fait par le business et par l’argent plutôt que par le Parti Communiste chinois. Partout il existe une volonté politique d’empêcher qu’Internet soit un lieu d’émancipation[7] ».

Les GAFAM et les BATX doivent donc être perçus comme de puissants instruments politiques qui s’intègrent pleinement dans les stratégies géopolitiques chinoises et américaines. Déployer ses entreprises informatiques dans le monde afin de récupérer un maximum de parts de marché et de données semble donc être le nouvel outil de puissance. Ceci laisse donc présager le pire pour le futur des États africains qui connaissent une implantation majeure des entreprises américaines et chinoises tout en ayant un faible cadre législatif régulant les activités de celles-ci sur le territoire.

Peut-on parler de cyber-colonialisme ? Ce concept implique qu’il existe un État, ou bien un empire colonisateur. Pour savoir si tel est le cas, il convient de se demander s’il est pertinent de comparer les géants du numérique à des empires. La réponse est positive, selon Nicolas Miailhe. Les GAFAM et les BATX répondent aux trois traits principaux qui caractérisent les empires: 1) un pouvoir exercé sur un large territoire ; 2) une inégalité relative entre le pouvoir central et les « régions » administrées, souvent associée à une volonté d’expansion ; 3) la mise en œuvre d’un projet politique à travers différentes formes d’influence (économique, institutionnelle et idéologique). Les technologies numériques développées par les « empires digitaux», sous l’influence et le contrôle de leurs pays respectifs, accentuent et accélèrent la dynamique historique habituelle dans laquelle les innovations technologiques et le pouvoir se renforcent mutuellement.

L’AFRIQUE: TERRAIN DE CHASSE DE L’EMPIRE DIGITAL CHINOIS

Depuis 2013, la Chine est devenue le premier partenaire commercial de l’Afrique. Dans le domaine numérique, nombreux sont les États africains ayant noué des partenariats commerciaux déséquilibrés avec la Chine.

La Chine a tout à gagner à fournir des licences d’accès à ses technologies de surveillance à des pays étrangers. D’une part, il s’agit d’une manne financière pour ses entrepreneurs et d’autre part, cela garantit à la Chine un réseau d’alliés géopolitiques à long terme.

Comme le suggère Nicolas Miailhe, « la Chine exporte massivement en Afrique – en finançant tout aussi massivement – ses solutions, ses technologies, ses standards, et le modèle de société qui va avec ». Nombreux sont les entrepreneurs et hommes d’affaires qui rêvent de l’Afrique, relativement moins dotée en infrastructures numériques que les autres continents. Parallèlement aux projets infrastructurels chinois, il est à noter que les entreprises américaines Facebook et Google se sont aussi récemment lancées dans une course pour câbler l’Afrique et lui permettre d’avoir accès à du haut débit[8].

Les technologies numériques sont loin d’être des produits neutres et beaucoup s’interrogent sur les motivations réelles de la Chine. En effet, comme défendu par Dominique Cardon, sociologue du numérique, les algorithmes ne sont pas de simples méthodes de calcul mathématiques dénuées de sens et de subjectivité. Ils véhiculent des significations, des normes et sont pleinement des outils politiques, reflétant les intérêts de leurs concepteurs. Steven Feldstein, chercheur qui écrit régulièrement pour le Journal of Democracy, alerte notamment sur le levier politique que représentent les nouvelles technologies pour la République chinoise.

Il explique au sujet de l’Afrique « qu’à mesure que les gouvernements deviennent dépendants de la technologie chinoise pour contrôler leurs populations, ils ressentiront une pression croissante de devoir aligner leurs politiques sur les intérêts stratégiques de la République populaire de Chine ».

La Chine a tout à gagner à fournir des licences d’accès à ses technologies de surveillance à des pays étrangers. D’une part, il s’agit d’une manne financière pour ses entrepreneurs et d’autre part, cela garantit à la Chine un réseau d’alliés géopolitiques à long terme. La démarche chinoise qui consiste à placer des États dans une claire relation de dépendance, s’apparente à une forme de colonisation à l’ère du numérique ; elle a pour nom le cyber-colonialisme.

[1]« Reconnaissance faciale : quand le Zimbabwe vend le visage de ses citoyens », Jaques Deveaux, France Info, 03.08.2018

[2]« How Zimbabwe’s biometric ID scheme (and China’s AI aspirations) threw a wrench into the 2018 election » , Global Voices, Kudzai Chimhangwa, 30/01/20.

[3]Feldstein, S. (2019) « The Road to Digital Unfreedom: How Artificial Intelligence is Reshaping Repression », Journal of Democracy, Vol. 30(1), 40-52

[4] Miailhe, N. (2018) « Géopolitique de l’intelligence artificielle : Le retour des Empires ? », Politique étrangère, 3.

[5] Nocetti, T. (2018) « La Chine, superpuissance numérique ? Un nouveau champ de compétition et d’affrontement », Les chocs du futur Institut français des relations internationales, 124-129.

[6] Cook, S. (2018) « Tech firms are boosting China’s cyber power ». The Diplomat.

[7] « Faut-il avoir peur des GAFA chinois ? » France culture, Du Grain à moudre, Hervé Gardette, 28/11/2018

[8] « La guerre sous-marine de Google et Facebook pour câbler l’Afrique », Africa Intelligence, 08.10.2020

De Mugabe à Mnangagwa, le Zimbabwe est toujours sous le joug du FMI

Le chef d’État du Zimbabwe Emmerson Mnangagwa © Joseph Nkomo
Le système fondé sur le népotisme et la répression, qui a prévalu durant les trente-sept années de pouvoir personnel de l’ex-chef d’État Robert Mugabe, se poursuit avec son ancien bras droit, Emmerson Mnangagwa. Les nouvelles autorités ont, qui plus est, tendu la main au FMI et à la Banque mondiale et initié une série de réformes inspirées par ces institutions. Les protestations massives de la population zimbabwéenne ont été réprimées avec la plus grande brutalité.

Dans un pays où 80 % de la population vit sous le seuil de la pauvreté selon les dernières données disponibles, l’annonce par le président Mnangagwa du quasi-triplement du prix des carburants (+166 %, le prix du litre d’essence passant du jour au lendemain de 1,24 $US à 3,31 $US [1]) en janvier dernier a très logiquement provoqué des révoltes de grandes ampleurs au Zimbabwe.

Grève générale et répression brutale

Cette augmentation, alors même que le prix du litre d’essence est déjà le plus élevé au monde [2], n’est pas sans répercussion à l’encontre du peuple zimbabwéen, tant au niveau des déplacements – principalement effectués en transports en communs – qu’en fourniture de denrées de première nécessité, dont les coûts s’en trouvent renchéris.

Alors que les enseignants du pays s’étaient déjà mis en grève dès le début du mois de janvier en raison de salaires non payés [3], le ZCTU, principal syndicat du pays, avait appelé à une grève générale de trois jours dès le lendemain de l’annonce de la hausse du prix des carburants, du lundi 14 au mercredi 16 janvier. Ces trois journées villes mortes ont été autant suivies par la population que réprimées brutalement par le régime en place. Depuis, les employés de la fonction publique pourraient également rejoindre le mouvement de protestation [4]. Dans le même temps, la société civile « dénonçait le silence de la communauté internationale », l’Union africaine et la Communauté de développement d’Afrique australe ne se prononçant pas face aux exactions commises [5]. Et pourtant…

La Zimbabwe Human Rights NGO Forum a dénombré par moins de 800 violations des droits humains, au moins 12 morts, 78 personnes blessées à l’arme à feu et plus de 600 arrestations arbitraires [6]. Les figures principales du mouvement ont été particulièrement visées par ces détentions, parmi lesquelles le pasteur Evan Mawarire ou encore Peter Mutasa, président de la ZCTU. D’autres encore ont relevé des scènes de torture sur les populations, sans distinction, de 7 à 77 ans [7]. Les militaires, acteurs majeurs du putsch de 2007 et réputés proches du pouvoir, ont donc appliqué avec zèle les directives du gouvernement. Ils jouissent par ailleurs d’une impunité certaine puisque l’actuel vice-président, Constantino Chiwenga, est un influent général d’armée. Tout porte donc à croire aujourd’hui que Mnangagwa, à la tête du pays depuis 2017, s’inscrit dans une logique encore plus violente que son prédécesseur Robert Mugabe, au bilan globalement négatif [8].

 La Zimbabwe Human Rights NGO Forum a dénombré par moins de 800 violations des droits humains, au moins 12 morts, 78 personnes blessées à l’arme à feu et plus de 600 arrestations arbitraires

Alors que Mnangagwa veut vendre l’image d’un Zimbabwe « apaisé », l’ampleur de la répression a même produit une certaine cacophonie entre le porte-parole de la présidence et le président lui-même. Afin d’éviter l’ébruitement de sa frénésie à l’encontre de sa propre population, et alors même que Mnangagwa voulait séduire les investisseurs étrangers qui s’étaient réunis au Forum de Davos en Suisse, le gouvernement a ainsi décidé de couper purement et simplement l’accès à Internet [9]. Cette mesure, jugée illégale par les instances compétentes du pays, est arrivée tardivement et n’a pas enrayé la persécution des internautes appelant à se mobiliser [10].

Cette pratique est aujourd’hui courante dans nombre de pays en Afrique, que ce soit au Cameroun, au Togo, au Gabon, en République démocratique du Congo ou plus récemment au Soudan dont le régime dictatorial vacille sérieusement face aux soulèvements populaires [11]. L’État chinois, actuel premier partenaire économique du continent africain, dont les intérêts au Zimbabwe et dans la région australe vont en grandissant [12], développe depuis longtemps une expertise dans l’utilisation répressive des nouvelles technologies, et pourrait avoir un rôle, même indirect, dans la mise en place de ces coupures Internet auprès d’un de ses alliés de longue date [13].

Une hausse du prix des carburants, dans quel but ?

Le gouvernement Mnangagwa a donc pris la décision de procéder à la hausse du prix des carburants, mais dans quel but ? D’après lui, cette mesure permettrait d’enrayer la pénurie de carburant auquel le pays fait face depuis une dizaine d’années. Pourtant, dès le lendemain de l’annonce, le gouvernement Mnangagwa prenait soin d’exempter partiellement de cette hausse les entreprises des secteurs manufacturiers, industriels, agricoles et de transports [14]. Si certains secteurs méritent probablement une attention particulière à cet effet – notamment ceux de l’agriculture et du transport – considérer que la pénurie de carburant va se résorber en ciblant prioritairement la population n’a pas de sens. La consommation journalière en carburant d’une industrie extractive n’est en aucun cas comparable à celle d’un individu ou d’une famille.

Plus que les réserves en carburant disponibles dans le pays, cette mesure pourrait davantage être une tentative visant à répondre à l’insuffisance de devises étrangères, en particulier du dollar américain, disponibles dans le pays. En augmentant le prix au litre, le gouvernement espère notamment diminuer la quantité de dollars engloutie par ce secteur et améliorer en conséquence les réserves en devises dont il dispose, réserves évaluées aujourd’hui à quinze jours en importation de biens et services. À titre de comparaison, le niveau de l’Afrique du Sud est actuellement de six mois [15]. En 2016 déjà, Mugabe, après avoir abandonné la monnaie nationale au profit du dollar américain, avait pour les mêmes raisons introduit des coupons monétaires dont la valeur était indexée sur le billet vert. Mais ces coupons – sorte de monnaie qui servaient notamment à payer les salaires – ne valent aujourd’hui plus rien ou presque en raison de la faiblesse de l’économie nationale. Et bien que le pays ait décidé de réintroduire sa propre monnaie [16], la crise monétaire ne devrait pas aller en s’améliorant dans les mois à venir, d’autant que les différents créanciers pourraient ne pas être tout à fait étrangers à cette mesure impopulaire.

Le Zimbabwe en suspension de paiement sur 70 % de sa dette extérieure publique

Outre la situation monétaire, le Zimbabwe est en proie à de graves difficultés pour rembourser sa dette publique qui culmine à près de 17 milliards de dollars US, soit 100 % de son PIB [17]. Le pays est actuellement en suspension de paiement sur 70 % de sa dette extérieure publique détenue à 45 % par des créanciers bilatéraux et à 27 % par des créanciers multilatéraux. Mais les créanciers n’ont pas renoncé à leur remboursement. Ainsi, lors de l’assemblée annuelle du FMI et de la Banque mondiale qui s’est tenue à Bali en octobre 2018, le Zimbabwe s’est conformé aux exigences du FMI, de la Banque mondiale, de la BAD (Banque africaine de développement) mais aussi du Club de Paris réunis pour l’occasion [18]. Mthuli Ncube, ministre des Finances du Zimbabwe et ex-Chief Economist à la BAD – principale institution du néolibéralisme en Afrique – a dû donner un certain nombre de garanties et s’est engagé à appliquer scrupuleusement le « programme de stabilisation transitoire » [19] du Zimbabwe pour rembourser la dette. Eu égard à l’engagement néolibéral du gouvernement de Mnangagwa, une participation du FMI à l’élaboration de ce programme et à l’imposition d’une hausse brutale du prix des carburants est plus que probable. En 2018, les populations d’Haïti, de Guinée et d’Égypte subissaient déjà de pleins fouets cette même mesure exigée par le FMI [20].

Pour le Zimbabwe, la situation est grave. La BAD demeure aujourd’hui le seul organisme international à lui octroyer des prêts [21]. Implacable, le FMI – à l’égard duquel le Zimbabwe avait apuré ses arriérés d’une dizaine d’années en 2016 [22] – se refuse à intervenir directement dans le pays tant que les remboursements aux autres créanciers n’auront pas repris [23]. Pour sa part, l’Afrique du Sud, allié historique du Zimbabwe dans le viseur du FMI [24], a balayé d’un revers la demande de prêt d’1,2 milliards de dollars [25] tout en appelant néanmoins à la levée des sanctions internationales imposées par les États-Unis et l’Union européenne qui asphyxient le pays [26] depuis 2002.

Que peut espérer la population zimbabwéenne pour la suite ?

Alors que le pays s’est enfoncé dans une crise économique et sociale entre 1987 et 2017, bien aidé il est vrai par les ingérences impérialistes [27], ce proche de Mugabe peut-il apporter les réponses tant attendues à la population ? Après plus de trente années de présidence de Mugabe, l’arrivée d’Emmerson Mnangagwa à la tête du pays en 2017 n’apporte que peu d’espoirs quant à la direction qu’il compte donner à son mandat. Élu à l’été 2018, les résultats avaient été fortement contestés par une partie de la population et par le principal parti d’opposition. Là encore, ces contestations avaient été réprimées dans le sang.

Tout porte à croire que le gouvernement Mnangagwa ne constitue en rien un allié des masses populaires. Après avoir « répondu » à la grogne sociale par la répression sanglante, sur le plan économique, le ministre des Finances Mthuli Ncube a déjà annoncé sa volonté d’appliquer coûte que coûte les réformes néolibérales prévues notamment dans le « programme de stabilité transitoire » 2018-2020 [28]. Au programme : privatisations massives, développement de l’agrobusiness et renforcement des activités extractivistes [29].

Alors que Mugabe devait être entendu concernant la disparation de quelques 15 milliards de dollars US (!) de revenus provenant de l’extraction diamantifère, Mnangagwa n’a, depuis lors, pas inquiété l’ancien président du pays

Pouvait-on réellement s’attendre à une autre politique de la part de Mnangagwa ? Son passé, dans l’ombre de Mugabe, ne plaide pas en sa faveur et laisse peu de doute sur sa volonté de s’affranchir d’un régime corrompu et kleptocratique. Alors que Mugabe devait notamment être entendu concernant la disparation de quelques 15 milliards de dollars (!) de revenus provenant de l’extraction diamantifère du pays – revenus qui profiteraient significativement à l’armée nationale dont la hiérarchie est au cœur du régime actuel – Mnangagwa n’a, depuis lors, pas inquiété l’ancien président du pays [30].

Plus que jamais, il est fondamental pour les populations de contester ardemment le programme néolibéral du gouvernement de Mnangagwa, incluant le remboursement de la dette publique du pays à propos de laquelle la constitution d’une commission d’audit citoyen de la dette ferait la lumière. L’état de pauvreté de l’écrasante majorité de la population est un indice que les classes populaires zimbabwéennes n’ont pas joui de l’argent emprunté. Ces dettes, illégitimes et odieuses, doivent être purement et simplement annulées et être accompagnées de sanctions véritables vis-à-vis de ces élites politiques et économiques dont Mugabe, Mnangagwa et leurs proches sont parties prenantes, et ce, sous la complicité de nombreux créanciers.

L’auteur remercie Jean Nanga et Jérôme Duval pour leur précieuse relecture.

Cet article a été initialement publié sur le site du CADTM (Comité d’annulation des dettes illégitimes) et repris sur LVSL avec l’autorisation de son auteur.

 

Notes :

[1« Tollé au Zimbabwe après le doublement des prix des carburants », Le Temps, 13 janvier 2019, disponible à : https://www.letemps.ch/monde/tolle-zimbabwe-apres-doublement-prix-carburants

[2Jean-Philippe Rémy, « Au Zimbabwe, les émeutes du désespoir », Le Monde, 18, janvier 2019, disponible à : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/01/18/au-zimbabwe-les-emeutes-du-desespoir_5411098_3212.html

[3MacDonald Dzirutwe, « Zimbabwe teachers to strike over pay as currency crisis deepens », Reuters Africa, 7 janvier 2019, disponible à : https://af.reuters.com/article/africaTech/idAFKCN1P117B-OZATP

[4« Zimbabwe : une grève des fonctionnaires annoncée pour vendredi », AfricaNews, 24 janvier 2019, disponible à : http://fr.africanews.com/2019/01/24/zimbabwe-une-greve-des-fonctionnaires-annoncee-pour-vendredi/

[5« Zimbabwe : la société civile dénonce le silence de la communauté internationale », RFI, 25 janvier 2019, disponible à : http://www.rfi.fr/afrique/20190125-zimbabwe-societe-civile-denonce-silence-communaute-internationale

[6« ZEN calls for immediate end to violent crackdown in Zimbabwe », Zimbabwe Human Rights NGO Forum, 22 janvier 2019, disponible à : http://www.hrforumzim.org/news/zen/

[7Béatrice Début, « Répression au Zimbabwe : le régime Mnangagwa version »extrême« de celui de Mugabe », TV5 Monde, 22 janvier 2019 : https://information.tv5monde.com/info/repression-au-zimbabwe-le-regime-mnangagwa-version-extreme-de-celui-de-mugabe-281262

[8Benjamin Fogel, « Why do so many Western Leftists defend Robert Mugabe ? », Africa is a country, 12 mars 2017, disponible à : https://africasacountry.com/2017/12/why-do-so-many-western-leftists-defend-robert-mugabe/

[9Farai Mutsaka, « Zimbabwe in ’total internet shutdown’ amid deadly crackdown », AP News, 18 janvier 2019 : https://www.apnews.com/7cf7713da14c46909800f74fd8f08cb2

[10Zimbabwe : la justice juge illégale la décision du gouvernement de bloquer internet, La Libre et AFP, 21 janvier 2019, disponible à : https://afrique.lalibre.be/31223/zimbabwe-la-justice-juge-illegale-la-decision-du-gouvernement-de-bloquer-internet/

[11Voir notamment « Solidarité totale avec le soulèvement populaire au Soudan », 14 janvier 2019 : http://www.cadtm.org/Solidarite-totale-avec-le-soulevement-populaire-au-Soudan

[12Craig Dube, « Doctors Strike in Zimbabwe as Government Imposes Austerity to Attract More Chinese Investment », Commons Dreams, 4 janvier 2019, disponible à : https://www.commondreams.org/views/2019/01/04/doctors-strike-zimbabwe-government-imposes-austerity-attract-more-chinese

[13Voir « La Chine façonne-t-elle l’internet en Afrique ? », Arte, 22 octobre 2018, disponible à : https://www.youtube.com/watch?v=vED-NFCDYEI

[14Ministry of Finance and Economic Development, « The Excise Duty Refund Framework Following The Fuel Price Increase Under S.1. 9 Of 2019 », Press Statements, 14 janvier 2019, disponible à : http://www.zimtreasury.gov.zw/index.php/media-centre/press-statements/153-the-excise-duty-refund-framework-following-the-fuel-price-increase-under-statutory-instrument-9-of-2019

[15Voir FMI, Regional Economic Outlook – Sub-saharan Africa, Octobre 2018, p. 57.

[16« Le Zimbabwe va relancer sa propre monnaie cette année », Jeune Afrique et AFP, 12 janvier 2019, disponible à : https://www.jeuneafrique.com/703721/economie/le-zimbabwe-va-relancer-sa-propre-monnaie-cette-annee

[17Voir bulletin trimestriel du trésor zimbabwéen, disponible à cette adresse : http://www.zimtreasury.gov.zw/index.php/resources/downloads/category/16-quarterly-treasury-bulletins

[18« Choke relief… IMF, World Bank back Zim’s debt clearance strategy », Chronicle, 11 octobre 2018, disponible à : https://www.chronicle.co.zw/choke-relief-imf-world-bank-back-zims-debt-clearance-strategy/

[19Le « programme de stabilisation transitoire » est disponible à cette adresse : https://t792ae.c2.acecdn.net/wp-content/uploads/2018/10/Transitional-Stabilisation-Programme-Final.pdf

[20Voir Claude Quémar, « Le FMI met le feu en Haïti, en Guinée, en Égypte … », CADTM, 8 août 2018, disponible à : http://www.cadtm.org/Le-FMI-met-le-feu-en-Haiti-en-Guinee-en-Egypte-16476

[21« Zim will resolve debt crisis : AfDB », The Independent, 8 octobre 2018, disponible à : https://www.theindependent.co.zw/2018/10/08/zim-will-resolve-debt-crisis-afdb/

[22« IMF Executive Board Removes Remedial Measures Applied to Zimbabwe », 14 novembre 2016, disponible à :
https://www.imf.org/en/News/Articles/2016/11/14/PR16505-Zimbabwe-IMF-Executive-Board-Removes-Remedial-Measures

[23Gerry Rice, directeur de la communication du FMI, « Transcript of IMF Press Briefing », 20 septembre 2018, disponible à : « https://www.imf.org/en/News/Articles/2018/09/20/tr092018-transcript-of-imf-press-briefing

[24« L’Afrique du Sud pourrait avoir besoin d’une assistance du FMI, selon la commission nationale de planification », Ecofin, 2 octobre 2018 : https://www.agenceecofin.com/finances-publiques/0210-60481-l-afrique-du-sud-pourrait-avoir-besoin-d-une-assistance-du-fmi-selon-la-commission-nationale-de-planification

[25 »L’Afrique du Sud refuse de prêter de l’argent au Zimbabwe« , AfricaNews, 21 janvier 2019, disponible à : http://fr.africanews.com/2019/01/21/l-afrique-du-sud-refuse-de-preter-de-l-argent-au-zimbabwe/

[26 »Le monde peut aider le Zimbabwe en levant les sanctions, selon le président sud-africain”, SlateAfrique, 22 janvier 2019, disponible à : http://www.slateafrique.com/926985/le-monde-peut-aider-le-zimbabwe-en-levant-les-sanctions-selon-le-president-sud-africain

[27Le FMI avait notamment appliqué en 1991, sous la bénédiction de Mugabe, un plan d’ajustement structurel dévastateur pour le pays. Les États-Unis et l’UE ont quant à eux appliqués un lot de sanctions économiques qui a contribué à renforcer la fragilité du Zimbabwe.

[28« Zimbabwe : le ministre des Finances « déterminé » à poursuivre les réformes malgré la fronde sociale », Jeune Afrique et AFP, 23 janvier 2019, disponible à : https://www.jeuneafrique.com/713585/economie/zimbabwe-le-ministre-des-finances-determine-a-poursuivre-les-reformes-malgre-la-fronde-sociale/

[29Victor Bérenger, « Zimbabwe : quelles perspectives pour l’économie après le départ de Robert Mugabe ? », Jeune Afrique, 28 novembre 2017, disponible à : https://www.jeuneafrique.com/497238/economie/zimbabwe-quelles-perspectives-pour-leconomie-apres-le-depart-de-robert-mugabe/

[30« Zimbabwe : le Parlement renonce à entendre Robert Mugabe sur les milliards évaporés des diamants », Jeune Afrique et AFP, 12 juin 2018, disponible à : https://www.jeuneafrique.com/576686/societe/zimbabwe-le-parlement-renonce-a-entendre-robert-mugabe-sur-les-milliards-evapores-des-diamants/