Taxer les « profiteurs de crise », une fausse bonne idée ?

© Robert Anasch

La pandémie de Covid-19 et les mesures qui lui sont associées ont fait ressurgir le thème des « profiteurs de guerre », dénonçant les bénéfices illégitimes effectués par certains lors de la crise sanitaire. Si la possibilité d’une taxation exceptionnelle est à considérer, cette insistance sur le caractère exceptionnel de la situation risque de valoriser comme seul horizon un « retour à la normale », c’est-à-dire à la persistance des problèmes structurels préexistants.

En juin 2020, le député insoumis de la Somme François Ruffin proposait la création d’un « impôt Covid », se justifiant par le caractère exceptionnel de la situation. Celui-ci taxerait à 50% le surplus de chiffre d’affaires réalisé par le e-commerce pendant le confinement, et instaurerait une contribution exceptionnelle sur les sociétés d’assurances excédentaires ou ayant versé des dividendes ; le tout alimenterait un fonds de solidarité pour le petit commerce. L’idée : « que les « gagnants » reversent aux « perdants » », selon le titre de la proposition de loi. Réémerge ainsi en filigrane le thème des « profiteurs », qu’ils soient « de crise », comme les désigne Ruffin, ou de guerre – ceux ayant reçu des bénéfices indus dans une situation critique.

Si une bonne partie de la gauche a refusé l’assimilation de la crise sanitaire à une « guerre » par Emmanuel Macron, comme métaphore militariste malvenue, l’origine de la notion de profiteurs est à interroger. Son arrivée dans le débat public est survenue dans un contexte guerrier, via les pacifistes dénonçant les « marchands de canons » au lendemain de la Première Guerre Mondiale. Il semble alors étonnant de réactiver ce thème si l’on refuse toute perspective guerrière envers la crise sanitaire. Sur quelles analogies se fonde alors le réinvestissement de la dénonciation des profiteurs de crise ? La situation actuelle justifie-t-elle l’emploi de cette catégorie ? Et surtout est-ce une stratégie pertinente politiquement ?

Profiteurs de guerre du passé et du présent

Historiquement, la catégorie de profiteurs de guerre s’est déployée à plusieurs niveaux, que l’on peut chacun considérer au regard de la situation actuelle. Le premier est celui de la trahison avec l’ennemi, duquel participaient aussi les espions. Celui-ci visait surtout les industriels qui continuaient à faire tourner leurs usines comme d’habitude alors que le territoire était occupé par l’ennemi. Dans un contexte de guerre, ce business as usual signifiait qu’une partie de la production serait accaparée par l’ennemi pour son effort de guerre, ce qui était jugé inadmissible. Un paradoxe puisque cette poursuite de l’activité assurait aussi l’approvisionnement indispensable à la population nationale. Ainsi, en Belgique, le baron Evence Coppée, qui avait laissé tourner ses charbonnages durant la guerre, resta coupable aux yeux de l’opinion publique, malgré son blanchissement judiciaire.

Dans le contexte de la crise sanitaire, l’on voit mal qui pourrait être taxé d’ennemi, dans la mesure où le conflit n’est pas inter-étatique. Même si l’on admet que le Covid-19 est ledit ennemi, on se demande qui seraient les « traîtres à sa patrie » s’étant rangé sous les ordres du virus ennemi. Si l’on tenait absolument à maintenir cette catégorie de traître à la patrie, ce serait en réinvestissant le champ géopolitique classique. Il s’agirait par exemple de fustiger une entreprise française ayant refusé d’accorder au marché français un traitement préférentiel. Mais cela reviendrait à positionner le débat exclusivement vis-à-vis d’un autrui extra-national. Or, une pandémie étant par définition internationale, la lutte contre celle-ci l’est aussi. Si les tensions géopolitiques liées à l’accaparement des masques ou des vaccins ne sont pas à sous-estimer, la gestion de l’épidémie ne peut se limiter à la communauté nationale.

Cela nous amène au deuxième mode de compréhension de la notion de profiteur de guerre : seraient qualifiés ainsi ceux qui auraient sacrifié le bien commun à leur intérêt personnel. Cet élément est transposable de la guerre à la crise sanitaire, en vertu d’une tendance commune de l’économie dans ces périodes : la monopolisation. Les périodes de crise favorisent souvent la concentration des activités économiques au sein d’une poignée d’entreprises, plus à même de répondre aux besoins dans l’urgence. En 1914-1918, le nombre d’entreprises dans le secteur de la sidérurgie avait drastiquement diminué, laissant la production aux mains d’un petit cartel d’industriels. De même, la crise sanitaire a fait bondir le chiffre d’affaires de l’industrie pharmaceutique, secteur concentré s’il en est. Ce n’est pas un hasard : les mécanismes de monopolisation ou de concentration à l’œuvre dans les branches utiles pour répondre à la crise permettent la maximisation du surplus du producteur. En théorie économique néoclassique, du moins, le monopole a un pouvoir de fixation du prix au-delà du prix de marché, car il évite le jeu de la concurrence. Se superpose à cette concentration industrielle la propriété intellectuelle des vaccins rendue exclusive par les brevets, qui instaure une concurrence monopolistique. En bref, sans régulation, les mécanismes de concentration propres aux moments de crise enrichissent les propriétaires des entreprises au détriment du bien commun, en renchérissant le prix de leurs biens pourtant essentiels dans l’urgence.

En bref, sans régulation, les mécanismes de concentration propres aux moments de crise enrichissent les propriétaires des entreprises au détriment du bien commun, en renchérissant le prix de leurs biens pourtant essentiels dans l’urgence.

Mais avant tout, la dénonciation des profiteurs de guerre se fonde surtout sur une indignation morale. Ce n’est pas tant l’arbitrage entre intérêt personnel et commun qui semble compter, mais bien l’absence de sacrifice de son intérêt personnel, indépendamment de ses conséquences sur la communauté. Dans une crise affectant a priori l’intégralité de la population, il semble intolérable que quelqu’un ne participe pas de l’effort commun, ne souffre pas, ou tout simplement qu’il continue à vivre comme auparavant. Il y aurait une forme de scandale moral à ce que cette crise en épargne certains arbitrairement, au point même qu’ils pourraient en « profiter ». Cette remise en cause de « l’égalité des conditions devant les coûts et les sacrifices de la guerre » semble alors miner les fondements mêmes de la citoyenneté. Comme si la situation de crise hypostasiait cette citoyenneté, la rattachant non plus aux simples droits et devoirs formels du citoyen abstrait, mais l’indexant sur la stricte égalité des conditions matérielles d’existence. D’où la nécessité de parvenir à celle-ci par la justice, qui voudrait que nul ne pourrait s’approprier personnellement des bénéfices effectués en temps de guerre – qui seraient alors redistribués à la collectivité. François Ruffin insiste notamment sur l’exemple de l’impôt sur le revenu, mis en place en juillet 1914 pour financer la guerre.

L’État, matrice de l’exceptionnalité de la situation

Si la mise en place d’un impôt exceptionnel se justifie, ce n’est pas tant parce que certains ont gagné plus que d’autres. C’est surtout que ces gains exceptionnels sont dus à une conjoncture sanitaire sur laquelle les acteurs eux-mêmes n’avaient pas de prise, face à laquelle ils étaient impuissants. Les contraintes imposées sur la consommation par la crise sanitaire ont modifié sa répartition, et donc la structure des profits selon les secteurs. Dès lors, la croissance du chiffre d’affaires de certains secteurs ou entreprises semble indue. Mais pourquoi ? En réalité, ce n’est pas tant l’arbitraire de l’épidémie qui pose problème ; si tel était le cas, les secteurs en croissance auraient simplement été ceux qui étaient les plus à même de répondre à de nouveaux besoins conjoncturels.

Avant tout, ce sont les choix politiques de confinement ou de couvre-feu, ainsi que les mesures restrictives ayant ciblé des secteurs particuliers, qui ont modifié la structure de la consommation. Dès lors, les bonnes performances de certaines branches ne sont que le reflet de leur possibilité d’exercer en dépit de la restriction générale de l’activité économique. Il ne s’agit pas là d’affirmer que la politique sanitaire du gouvernement fut déconnectée des réalités épidémiologiques, ou que le choix de fermer par exemple les boîtes de nuit ne se justifiait pas vis-à-vis de la propagation du virus. Mais, précisément parce qu’elles sont censées être mûrement réfléchies, les décisions gouvernementales peuvent être bien plus amères lorsqu’elles apparaissent arbitraires. Ainsi, on se souvient des débats sur le caractère essentiel ou non des librairies, et de l’impression tenace que le sort d’une foule de petits commerces dépendait de choix hasardeux ou d’une intervention des lobbies que d’une modélisation épidémiologique rigoureuse. L’argument schumpétérien de la destruction créatrice en devient encore moins pertinent qu’en temps normal : les faillites annoncées ne seraient pas le fruit d’un supposé libre jeu du marché, mais bien directement de décisions politiques conjoncturelles.

Les bonnes performances de certaines branches ne sont que le reflet de leur possibilité d’exercer en dépit de la restriction générale de l’activité économique.

D’où la nécessité d’un rééquilibrage postérieur, l’État garantissant la survie de secteurs autrement condamnés à péricliter. C’est d’ailleurs aussi pour cette raison que l’État a mis en place divers mécanismes de soutien, au premier rang desquels la généralisation du chômage partiel. Le postulat néolibéral selon lequel l’issue au chômage serait la réduction des aides aux chômeurs pour inciter au travail ne peut plus, dans cette situation, avoir la moindre prise. L’État est donc déjà plus interventionniste en ces temps de pandémie qu’en temps normal. Il serait absurde de lui dénier la légitimité d’intervenir ex post pour rééquilibrer les profits, en arguant que ce n’est pas son rôle d’adoucir les effets d’une inexistante concurrence. La mise en place d’une taxation exceptionnelle se révèle indispensable, pour compenser les déséquilibres économiques entraînés par la crise.

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Prenons l’exemple de Doctolib. Sa réussite exceptionnelle – entre 150 et 200 millions de chiffre d’affaires en 2020 – est en grande partie due à la promotion par le gouvernement de la téléconsultation pour les rendez-vous médicaux. Comment justifier ces profits privés réalisés grâce aux encouragements des pouvoirs publics ? Déjà actionnaire de Doctolib via la Banque Publique d’Investissement, l’État ne devrait-il pas le nationaliser, du moins le temps de la crise ? On voit mal, ne serait-ce qu’en termes de protection des informations personnelles et du secret médical, ce qui justifierait qu’une entreprise privée soit à ce point responsable de la mise en place de la stratégie de vaccination. Surtout, cela lui confère sur le long terme une position de premier plan, quasi monopolistique, dans la gestion des relations entre médecins et clients. L’État, particulièrement en temps de crise, doit savoir agir au-delà de la préservation du libre jeu du marché à laquelle se livre frileusement l’Autorité de la concurrence. En l’occurrence, la formation d’un monopole aussi incontournable dans cette conjoncture requiert manifestement une intervention étatique, par exemple sous la forme d’une « taxe Covid ».

Réponse d’urgence et stratégie de long terme

La dénonciation des profiteurs de crise semble alors se justifier. Ainsi, certaines entreprises ont pu frauder vis-à-vis du chômage partiel, ou simplement toucher des aides alors qu’elles se portaient relativement bien. Mais le choix de mobiliser ce registre des profiteurs est risqué, politiquement parlant, dans la mesure où cela circonscrit le débat à la conjoncture actuelle. En effet, prendre appui sur les distorsions conjoncturelles du marché pour justifier la régulation étatique risque parallèlement d’ériger en norme l’idéal du marché libre, confusément assimilé à la situation antérieure.

Prendre appui sur les distorsions conjoncturelles du marché pour justifier la régulation étatique risque parallèlement d’ériger en norme l’idéal du marché libre, confusément assimilé à la situation antérieure.

De même, paradoxalement, fixer son attention sur les pertes imposées aux entreprises durant la crise sanitaire alimente la rhétorique d’un besoin vital d’aides étatiques aux entreprises. Certes, le besoin d’aides pour certains secteurs était réel et seul l’État peut assumer ce rôle. Mais n’oublions pas pour autant le devoir de responsabilité qui devrait s’imposer par ailleurs aux entreprises. Non pas, bien sûr, que les entreprises soient responsables de leur activité ou non durant la crise, ni qu’elle devraient l’avoir anticipée en se constituant une trésorerie abondante. Mais sans vision de long terme, les diverses aides aux entreprises risquent bien d’entériner le principe néolibéral de socialisation des pertes et de privatisation des gains.

Si un impôt exceptionnel était mis en place, il y aurait certes une forme de rééquilibrage des gains effectués durant la crise. Mais il y a fort à parier que, si cet impôt ne se pérennisait pas au-delà de la crise, les entreprises reviendraient à un paradigme d’irresponsabilité totale vis-à-vis de la collectivité. Les divers impôts sur les entreprises ne seraient toujours vus que comme une forme de « matraquage fiscal », l’État étant supposé illégitime à interférer dans les affaires du privé. Or, il est désormais de plus en plus évident que les crises vont continuer à se multiplier, notamment en raison de la catastrophe climatique et environnementale. Dans ce contexte, si les entreprises en difficulté peuvent se faire aider par l’État en cas de besoin, alors il n’y a aucune raison qu’elles échappent à l’impôt en temps normal, précisément pour rééquilibrer la transaction. L’État ne peut être cantonné au rôle de sauveur en dernier ressort si les entreprises n’assument pas leur responsabilité dans le financement de ces politiques.