Après la publication d’une tribune collective contre le projet de loi visant à expérimenter le « droit à la différenciation » entre les collectivités, Kofi Yamgnane, ancien Secrétaire d’État à l’Intégration, a été pris à partie par des militants nationalistes bretons. Il leur répond dans ce texte.
Depuis le début de l’année 2020, le gouvernement travaille sur un projet de loi dit « 3D », comme « Différenciation, Décentralisation, Déconcentration », depuis rebaptisé « 4D » puis « 3DS ». Pour attirer l’attention des parlementaires sur ce qui pourrait en découler, c’est-à-dire la mise en concurrence des régions françaises les unes contre les autres, je me suis permis de signer dans le journal Le Télégramme une tribune en forme de contribution au débat « Nous, Bretons, refusons la différenciation », dans laquelle j’expose mon avis sur les injustices et les inégalités que créerait une telle loi.
Cette tribune a réveillé les quelques démons réactionnaires, voire « fascisants », que compte la Bretagne. Florilège : « Kofi n’est pas Breton et donc il s’en fout de la Bretagne… » ; « C’est par ingratitude pour la Bretagne que Kofi a écrit une tribune aussi insultante que méprisante… » ; « À propos de Kofi, je propose l’immigration zéro en Bretagne comme en France » ; « Kofi n’est pas Breton et ne le sera jamais, puisqu’il est noir contrairement aux Bretons authentiques qui eux sont blancs… ». Je m’en tiens là, car la tendance lourde, la ligne directrice de tous ces commentaires, ce n’est rien d’autre que le racisme, un racisme primaire, pur et dur. Je pensais que depuis la dernière guerre les Bretons avaient dépassé une idée aussi passéiste. D’ailleurs ma propre élection ainsi que les piètres scores réalisés chez nous par le Rassemblement National au fil des scrutins m’ont encouragé à le penser et à le dire à qui veut l’entendre. Dois-je moi aussi, à mon tour, « tomber de l’armoire », comme dit un autre intervenant « nationaliste breton » contre notre tribune collective ?
Compétitivité ou égalité ?
Je me rappelle qu’en arrivant en Bretagne en 1964, j’ai découvert une région qui, à l’intérieur (l’Argoat), semblait aussi peu développée que mon Togo natal que je venais juste de quitter. Je me souviens de fermes par dizaines avec une ou deux vaches ; d’autres avec dix cochons ou une vingtaine de poules pondeuses… J’ai connu ce temps où le train mettait plus de six heures pour relier Brest à Paris. J’ai connu ce temps où, en voiture, il fallait mettre plus de dix heures pour parcourir les quelque 500 kilomètres de la RN 12 en zigzaguant dans les virages qui n’en finissaient plus à l’entrée de Morlaix après Pleyber-Christ ou en franchissant les innombrables descentes et montées à Belle-Isle-en-Terre…
Mais en quelque trente ans, grâce à la volonté de quelques hommes, grâce à la mobilisation sociale et populaire des Bretons eux-mêmes et grâce finalement à l’action de l’État (jacobin !), la Bretagne s’est hissée à la hauteur des grandes régions européennes pour devenir la première région agricole et agroalimentaire de France.
Parallèlement, la langue et la culture bretonnes ont bénéficié d’une reconnaissance officielle à partir du jour où François Mitterrand, chef de l’État (jacobin !) décida que serait créé un CAPES de breton afin que notre langue sorte du ghetto pour être enseignée par des professeurs compétents pour le plus grand bien des locuteurs restants et de ceux à venir.
Tout ce travail n’avait qu’un objectif : nous permettre de rattraper le retard accumulé depuis des décennies tout en nous permettant de « vivre et travailler au pays ». L’égalité entre les régions françaises est un objectif républicain que nous devons prôner et poursuivre contre vents et marées. D’autres souhaitent la compétitivité, la concurrence entre régions ! Qui dit compétitivité et concurrence annonce qu’il y aura comme des victimes, des laissés-pour-compte, des morts ! Qui dit compétitivité, différenciation et concurrence dit « accrochez-vous aux premiers de cordée ».
Nous, Bretons, voulons l’égalité
Et puis, très logiquement, pourquoi la différenciation s’arrêterait-elle aux seules régions ? Pourquoi pas une différenciation entre les départements, puis entre les villes, les communes ? Généraliser la compétitivité et la concurrence entre tous les territoires, est-ce l’objectif recherché ?
Nous, Bretons, voulons l’égalité, assurée et protégée par l’État, même jacobin. Nous, Bretons, ne voulons ni compétitivité, ni concurrence, ni différenciation. Dans ce débat, qui a parlé de reniement ? Qui a parlé de recul ? Qui a parlé de perte d’identité ? Qui a parlé d’appartenance ethnique, d’origine raciale, d’immigration ? Non, ce débat ne porte ni sur les origines, ni sur la couleur de peau ! Pas même sur la culture et la langue !
Enfin, ne cherchez pas à justifier votre volonté d’autonomie, voire d’indépendance, par des comparaisons sans raison : les Länder allemands préexistaient avant d’être fédérés pour créer l’Allemagne fédérale. Les régions espagnoles existaient avant d’être unifiées dans le Royaume d’Espagne. Tout comme les régions britanniques, considérées comme des nations. Quant à la France, elle était divisée en provinces sous l’Ancien Régime. Sous la Révolution, a été créé un pouvoir central sous la forme d’une République une et indivisible. Depuis les premières lois de décentralisation, il existe aussi des régions en France. Mais chaque pays a son histoire. Tenter de faire entrer en force l’histoire de la France dans le moule de celle de l’Allemagne, du Royaume-Uni ou de l’Espagne, me semble une démarche malhonnête, du moins intellectuellement. Oui à une décentralisation renforcée, mais sans distorsion via une quelconque concurrence entre les régions.
Quant au glissement sémantique vicieux que vous avez choisi d’utiliser pour vous opposer à une contribution citoyenne à un débat républicain, je veux juste vous dire ceci : on peut être Breton par naissance, oui, bien sûr ! On peut aussi l’être par choix ! C’est mon cas ! Être né Breton ou être né Bassar et choisir de servir la Bretagne ne sont pas des situations qui s’excluent l’une l’autre.
Non, les prises de position racistes ne doivent pas polluer le débat ! C’est indigne de la Bretagne !
Kofi YAMGNANE
Kofi Yamgnane a été Maire de Saint-Coulitz, Conseiller Général du Finistère,
Conseiller Régional de Bretagne, Député de la Nation, Secrétaire d’État à l’Intégration dans deux gouvernements de la République.