Pour de nombreux électeurs, le Parti démocrate est devenu le parti des classes aisées, de la guerre, des banques, du FBI et du décorum politique. Alors que son soutien populaire s’étiole, son influence diminue dans les médias et les instances juridiques. Donald Trump dispose à présent des mains libres pour déployer son agenda, sans les garde-fous qui l’avaient limité lors de sa première présidence. Sauf changement de stratégie à 180°, le Parti démocrate risque de demeurer longtemps écarté du pouvoir.
Au cours de son premier mandat, Donald Trump avait rencontré une résistance importante de la part de nombreux secteurs de la société américaine. Les médias « progressistes » s’étaient rapidement vécus comme une force d’opposition. Le Parti démocrate avait livré un combat acharné au Congrès. De nombreux cadres et élus républicains avaient tenté de « contrôler » les ardeurs de Trump. Le pouvoir judiciaire avait fait sauter ou temporairement bloqué un certain nombre de ses décrets. La haute administration avait contraint son action. Les agences de renseignement et le FBI lui avaient collé une enquête judiciaire sur le dos en alimentant la théorie complotiste du RussiaGate. Surtout, des pans entiers de la société américaine s’étaient mobilisés et organisés pour s’opposer à sa politique.
Cette fois, Trump ne rencontrera aucune résistance de ce genre. Les principaux médias traditionnels ont capitulé avant même l’élection, le Parti démocrate et Joe Biden utilisent leurs derniers mois au pouvoir pour expédier un maximum d’armes à l’Ukraine et Israël au lieu de mettre en place des garde-fous et, surtout, l’électorat démocrate aisé semble profondément déprimé par le résultat du scrutin. Si on en croit les réactions sur Twitter et la chute vertigineuse de l’audimat des chaînes de télévision critiquant Trump, ceux qui résistaient Trump en 2017 se murent dans un fatalisme qui pourrait se résumer comme suit : « tant pis pour les pauvres et les gens de couleurs qui ont fait élire Trump, ils auront ce qu’ils méritent ».
La droite ne va pas davantage s’opposer à Donald Trump, dont le contrôle sur le Parti républicain est désormais absolu. Le pouvoir judiciaire pourra ralentir son action et agir comme un garde-fou, mais la Cour suprême est dominée par les conservateurs (six juges sur neuf ayant été nommés par Trump ou George W. Bush).
Trump lui-même est animé d’un esprit de revanche, s’est entouré de conseillers et alliés sélectionnés pour leur loyauté et (dans bien des cas) leur radicalité. Ne pouvant pas briguer un troisième mandat, il ne sera pas davantage bridé par le besoin de préserver l’opinion ou les intérêts de certains groupes électoraux. Contrairement à 2017 où sa tentation de bombarder l’Iran, pour ne prendre que cet exemple, avait été stoppée par sa crainte que cela impacte négativement ses chances de réélection.
Au cours de son premier mandat, Trump avait également été freiné par sa propre incompétence. Les conseillers proches de la droite plus traditionnelle qu’il avait choisi suite aux flatteries dont il avait été l’objet avaient été capables de limiter ses ardeurs. Ce type de profil semble bien plus rare au sein de sa nouvelle administration, alors que l’extrême droite s’est organisée et préparée en vue de son second mandat.
Si la Constitution américaine prévoit de nombreux contre-pouvoirs qui s’exerceront pleinement, les premiers mois du second mandat de Donald Trump s’annoncent explosifs. Ses principaux objectifs sont connus : déportation massive de sans-papiers, baisses d’impôts pour le capital et destruction de l’État social.
Le Parti démocrate condamné à la disparition ?
Le Parti démocrate a subi une courte défaite dans les urnes, mais une défaite majeure dans les faits. Idéologiquement, il semble complètement battu : après avoir tenté de tenir un discours de fermeté sur l’immigration et la sécurité, il est apparu comme plus va-t-en-guerre et belliciste que le Parti républicain, expédiant des milliards de dollars d’aide militaire à l’Ukraine et Israël tout en refusant d’aider les Américains en difficulté économique. Il a été piégé par Trump en choisissant de se définir comme le défenseur des institutions américaines alors que ces dernières sont honnies par la majorité de la population. Pour de nombreux électeurs, il est devenu le parti de la guerre, du FBI, des banques, des classes aisées et du décorum politique. Il ne semble animé par aucune valeur ou idéologie précise : dès la défaite, de nombreux relais médiatiques démocrates ont estimé que le Parti avait été trop « pro-LGBT », trop antiraciste et trop généreux avec les aides sociales tout en n’étant pas assez ferme en matière d’immigration. La campagne de Harris a elle-même fait un virage à 180 degrés en endossant des positions anti-immigration et pro-business. En clair, le Parti démocrate ne semble plus capable d’expliquer en quoi il croit ni ce qu’il défend.
Pire : les démocrates ont perdu le contact avec leur base électorale en tentant de séduire les électeurs républicains modérés. Trump a réalisé des gains inédits dans les bastions démocrates et auprès des blocs électoraux censés composer sa base (les Afro-Américains, les Hispaniques, les jeunes, les femmes, la classe ouvrière et la classe moyenne). Harris a fait mieux que Biden uniquement auprès des femmes afro-américaines, des très hauts revenus et des hommes blancs de plus de 35 ans.
Le Parti démocrate risque de se retrouver dans la position qui incombait aux républicains depuis 2008 : celle d’une formation politique capable de gagner les élections locales dans ses bastions et les élections intermédiaires (midterms) lorsque la participation est faible et avantage les classes aisées et politisés, mais incapable de remporter le vote populaire lors d’une présidentielle ou d’accéder au pouvoir.
À ce problème de coalition électorale en voie de disparition s’ajoute celui, plus institutionnel, de la perte d’influence dans des organes de pouvoir majeur. La Cour suprême va demeurer sous le contrôle des conservateurs pour les 20 ans à venir. Et la géographie électorale se complique pour les démocrates. D’anciens Swing-states comme l’Ohio et la Floride sont devenus des bastions conservateurs. Le Texas, dont on avait annoncé le basculement imminent vers les démocrates, s’en éloigne à grands pas. Il s’agit de territoires dont la démographie (et donc le poids politique) explose, alors que la Californie et New York se vident de leurs habitants, en grande partie à cause de la gouvernance démocrate calamiteuse (explosion des prix du logement, taxes élevées pour bénéfices peu évidents). Enfin, les gains républicains auprès des latinos compliquent la situation des démocrates au Nevada (qui leur était acquis depuis deux décennies) et dans l’Arizona (nouveau Swing-state depuis 2020). Non seulement cela complique la conquête de la Maison-Blanche, mais cela éloigne également la perspective d’une majorité au Sénat.
La contradiction Capital/Travail au cœur de l’impasse du Parti démocrate
Historiquement, le Parti démocrate était celui de l’esclavage puis de la ségrégation. Mais au cours de la première moitié du 20e siècle, l’approche de plus en plus pro-capitaliste et pro-business des républicains a créé un espace à gauche pour les démocrates, qui ont triomphé avec le New Deal de Roosevelt, président réélu à trois reprises. Le compromis bipartisan du New Deal, dont les politiques avaient également bénéficié aux Afro-Américains, a perduré jusqu’au tournant néolibéral débuté sous le démocrate Jimmy Carter puis franchement embrassé par Ronald Reagan.
Entre 1945 et 1965, démocrates et républicains restaient des formations hétérogènes. Le Parti démocrate pouvait abriter les élus et sénateurs ségrégationnistes issus du sud des États-Unis, alors que des élus républicains du Nord pouvaient adopter des positions prosyndicales. Mais globalement, le Parti démocrate restait celui du monde du travail, appuyé par les syndicats, tandis que le Parti républicain défendait le conservatisme et les intérêts économiques du patronat. Avec l’abolition de la ségrégation par L.B. Johnson en 1965, le Parti démocrate est devenu pour des décennies le Parti progressiste, massivement plébiscité par l’électorat afro-américain et toujours allié au monde syndical.
Pour financer ses campagnes électorales, le Parti républicain a commencé à courtiser de plus en plus activement le patronat et les grandes fortunes, alors que les démocrates s’appuyaient sur le soutien des syndicats ouvriers. Dans les années 1980, les nouvelles lois de financement des campagnes électorales qui commençaient à déplafonner les dons privés ont placé le Parti démocrate face à un dilemme : courtiser à son tour les entreprises et le Capital, ou poursuivre dans la voie des financements publics épaulés par les dons issus des syndicats. Obama a tranché en tournant définitivement la page aux financements publics (plafonnés) pour ouvrir les vannes des financements privés, alors même que ces derniers devenaient totalement déplafonnés par l’arrêt de la Cour suprême Citizen United (2012).
La contradiction qui animait le Parti démocrate est devenue de plus en plus intenable : d’un côté, ce dernier restait l’héritier de F. D. Roosevelt (le New Deal) et L. B. Johnson (les droits civiques), incarnait un progressisme social et défendait marginalement les intérêts des travailleurs (face aux assauts répétés du Parti républicain). De l’autre, il était désormais tributaire du soutien financier du patronat pour ses campagnes électorales et idéologiquement acquis au néolibéralisme. Bill Clinton a signé les principaux accords de libre-échange, dérégulé le secteur bancaire et réalisé des coupes drastiques dans les aides sociales. Obama a laissé les banques expulser dix millions de familles de leur logement pour éponger leurs pertes accumulées pendant la crise des subprimes. En parallèle, les promesses d’avancées sociales majeures, comme la réforme de la santé Obamacare, se sont heurtées aux intérêts économiques finançant le Parti démocrate.
Bernie Sanders est arrivé avec un contre-modèle susceptible de résoudre cette équation : en finançant sa campagne par les petits dons individuels, il pouvait s’affranchir de l’influence des lobbies et tenir un discours de classe crédible, où il dénonçait l’explosion des inégalités et la corruption du monde politique. Compte tenu des sommes récoltées, ce modèle semblait viable. Il avait été reproduit avec succès lors des législatives à l’échelle locale (avec l’élection de candidats issus de la gauche radicale au Congrès, dont Alexandria Ocasio-Cortez et le squad).
Mais le modèle de Sanders ne menaçait pas uniquement les intérêts financiers et patronaux. La classe de consultants, sondeurs, communicants et autres professionnels de la politique chargés de dilapider les milliards de dollars récoltés auprès du Capital pour mener les campagnes électorales risquait également de se retrouver sans emploi, ne serait-ce que parce qu’elle était idéologiquement hostile à la politique défendue par Sanders.
Ce dernier a ainsi subi le front de l’establishment démocrate contre lui en 2020, après avoir échoué de peu à battre Hillary Clinton lors des primaires de 2016. Sa défaite a également été celle de son modèle de financement de campagne, Joe Biden et les candidats aux Congrès embrassant plus que jamais les financements privés, pour une raison simple : depuis Obama, les démocrates sont en mesure de battre les républicains sur ce terrain.
Si Sanders a exercé une influence manifeste sur l’administration Biden, ses projets de loi les plus ambitieux se sont heurtés au Congrès, dont la majorité démocrate restait redevable vis-à-vis des intérêts financiers l’ayant soutenue. Pire, lors des primaires démocrates, de nombreux candidats centristes et financés par des lobbies proches du Parti républicain ont battu des candidats sortants issus de l’aile gauche du Parti. L’argent a ainsi totalement corrompu le Parti démocrate, qui a renoncé à ses projets de loi ambitieux et écarté ses élus refusant cette forme de corruption.
Ainsi, Kamala Harris a laissé ses riches donateurs influencer sa stratégie de campagne et réécrire son programme, comme la presse l’a amplement documenté. Sa défaite est en grande partie celle d’une approche électorale qui s’est effondrée sous le poids de ses contradictions : on ne peut pas facilement prétendre défendre les travailleurs et la démocratie tout en étant ouvertement corrompu par les milliardaires et le patronat.
Une solution évidente, mais impossible ?
Pour sortir de l’impasse électorale et de l’impuissance politique, le Parti démocrate doit reconstituer une coalition s’appuyant sur les classes moyennes et populaires, qui constituent la majorité de l’électorat. Et pour ce faire, il doit adopter un programme plus ambitieux, radical et favorable aux travailleurs, sur le modèle de ce que propose Bernie Sanders. D’autres exemples existent : des candidats aux sénatoriales de 2024 comme l’indépendant Dan Osborn (Nebraska) ont obtenu des scores largement supérieurs à Harris en proposant une ligne de rupture proche des positions de Sanders et des revendications portées par les syndicats ouvriers. Ces propositions sont majoritaires dans l’opinion publique (la hausse du salaire minimum, le renforcement du droit syndical, les congés parentaux, l’assurance maladie publique, l’encadrement du prix des loyers, la hausse des impôts sur le capital et les multinationales…) mais ne peuvent pas être défendues de manière crédible par des candidats financés par Bill Gates et Wall Street.
D’où l’autre impératif : s’affranchir des financements issus des lobbies et grandes fortunes, comme le font déjà de nombreux candidats issus de l’aile gauche démocrate. C’est particulièrement réaliste à l’échelle présidentielle, où l’argent ne garantit pas la victoire. Trump l’a emporté en 2016 et 2024 en étant moins bien financé que son adversaire. Passé un certain seuil, les frais de campagnes servent essentiellement à payer une classe de consultant pour diffuser des spots télévisés présentant les arguments du candidat. Ces messages peuvent également parvenir aux électeurs en multipliant les passages dans les médias audiovisuels classiques et alternatifs. Une exposition médiatique gratuite que Trump a savamment instrumentalisée, pendant que Harris refusait certains interviews par crainte d’être mise en difficulté par ses interlocuteurs.
Adopter un programme populaire et refuser d’être financé par la classe sociale qui a intérêt à ce que ce programme échoue tient du bon sens. Le Parti démocrate est-il capable de réaliser ce gigantesque bond en avant ? De nombreux cadres et intellectuels démocrates semblent admettre que Bernie Sanders avait raison. Suite à la défaite de Harris, l’importance de stopper l’hémorragie électorale auprès des travailleurs est apparue comme une évidence. Pour autant, les élites démocrates sont-elles capables d’effectuer un tel pivot en reniant leur intérêt de classe ? Cela semble improbable.
L’alternative est plus confortable. Elle consiste à compter sur l’extrémisme de Trump pour reprendre marginalement pied auprès des classes populaires en espérant que cela soit suffisant pour gagner la prochaine présidentielle, tout en comptant sur la mobilisation des classes aisées pour garantir des victoires aux élections intermédiaires. Ainsi, le Parti démocrate pourrait continuer d’être une force d’opposition au Congrès et de disputer la Maison-Blanche, qu’il a perdu de « justesse » en 2024. Problème : dans le meilleur des cas, cette seconde voie débouchera sur une conquête du pouvoir limitée et éphémère, sans majorité durable au Congrès ni reconquête significative du pouvoir judiciaire.
Les arguments en faveur de cette option paresseuse sont assez simples : outre le côté indolore pour les élites démocrates, les précédents historiques sont encourageants. De la même manière que le Parti républicain semblait condamné à la disparition après le double mandat d’Obama ou que les travaillistes sont revenus au pouvoir en Grande-Bretagne par simple inertie et sans fournir le moindre effort, les démocrates peuvent espérer reprendre pied une fois passée la tempête Donald Trump. Mais ce pari nécessite de confondre symptôme et maladie, cause et effets. Si on part du principe que Trump n’est pas un accident, alors les causes qui ont conduit à son triomphe ne disparaitront pas avec lui. S’ils ne se réinventent pas, les démocrates resteront un Parti durablement écarté du pouvoir ou incapable de l’exercer de manière significative et pérenne.