L’hymne à la joie, les sourires radieux d’Emmanuel Macron, les pas de danse de la ministre Barbara Pompili : l’heure était à la réjouissance hier soir. Le ton, léger, tranchait avec l’atmosphère de plomb qui avait caractérisé l’entre-deux-tours. Le péril écarté, la France des gagnants de la mondialisation recommençait à afficher son bonheur d’exister et de régner. Certains n’avaient pas attendu la victoire d’Emmanuel Macron pour le faire. C’est le cas de Raphaël Enthoven, qui exposait candidement son incompréhension face au vote populiste le 13 avril : « Je m’étonne qu’un pays qui est en bonne santé, qui fonctionne, qui repart, qui a de l’influence, qui est en pointe de la lutte contre l’islamisme, dont la bouffe est sublime et dont l’équipe est championne du monde au football, je m’étonne que ce pays-là joue au con à ce point avec son bulletin dans l’urne. »
Entreprendre une critique de fond de la « pensée » de Raphaël Enthoven n’est pas évident. Si l’on peut critiquer une philosophie, la tâche se complique lorsqu’on se trouve en face de fragments de réflexion, de bribes de morale dispensées au hasard des matinales et aussitôt approuvées par un présentateur ravi. La pensée d’Enthoven est contenue dans son personnage et, pour tout dire, s’y résume.
Un cogito errant dans l’ouate
Si certains penseurs ont à cœur de se dresser contre leur époque, ce n’est pas le cas de Raphaël Enthoven, qui en est le produit chimiquement pur, pour ne pas dire l’incarnation même. Enthoven, qui a l’humilité de se revendiquer simple « professeur de philosophie » – portons cela à son crédit – prodigue à qui veut l’entendre sa « morale de l’info » dans laquelle reviennent systématiquement les mêmes thèmes : de l’emballement des réseaux sociaux à la critique sans nuances des populismes.
Quelques auditeurs, trop pressés sans doute, s’en contentent pour convoquer Nizan et le qualifier de chien de garde. Mais le professeur Enthoven est plus que ça. On a connu bien des défenseurs acharnés de l’ordre établi, idéologues forcenés qui avaient, sinon le mérite de croire en quelque cause, au moins celui de vouer une détestation profonde à une autre. Enthoven n’est pas de ces gens. Un chien de garde est supposé défendre un ordre, un système, une idée, fût-ce hypocritement ; Enthoven ne se donne même pas cette peine. Il se refuse à appartenir à une caste, à un parti ou au tout Paris : il vaut mieux que ça, il est Lui. Se faire l’avocat d’une doctrine, en effet, lui répugne. Défendre quelque-chose de plus grand que lui l’effraie. Intelligent, cultivé, charmeur, comment lui reprocher de tomber amoureux de son reflet ?
À l’occasion de ses chroniques régulières le professeur Enthoven dispense, par un geste relevant de l’onanisme dépassionné, la morale d’une époque qui n’en a pas. Il le reconnaîtra volontiers, sa vérité n’est pas la vérité. S’il est si critique envers les – ismes, il est pourtant le thuriféraire le plus abouti du nihilisme. Produit de la déconstruction, Enthoven est le champion du relativisme. Sa fascination pour le cogito retiré du monde afin de mieux le comprendre se double du geste d’orgueil de celui qui s’accommode d’un monde désenchanté. Quel besoin a-t-on d’un absolu quand on peut prétendre se perpétuer par la seule force de sa pensée ? Plus socratique que Socrate, Enthoven veut faire accoucher les esprits, contre eux-mêmes s’il le faut.
Ce qui démarque Enthoven, c’est son éclectisme et la facilité avec laquelle il passe d’un auteur à l’autre, appelant tantôt Descartes, tantôt Spinoza – tantôt Nietzsche, tantôt Kropotkine. Ce faisant, il se pare des atours de la neutralité et interpose entre lui et son sujet des doctrines auxquelles il retire toute leur force. L’objectivité apparente d’Enthoven cache pourtant mal le fait qu’il prend le parti du statu quo, d’une manière renforcée par la confusion des idées et la juxtaposition des auteurs.
Philosophe officiel de l’époque, il organise le relativisme, institutionnalise le nihilisme et déroule avec délice une philosophie en forme de politesse du désespoir. Sachant parmi les sachants, il s’épuise à chercher la vérité en craignant de la trouver un jour.
Tant que la musique ne s’arrête pas, continuer de danser
Pour Enthoven en effet, croire est toujours une faiblesse. Les absolus sont dangereux car ils amènent la certitude, laquelle contrevient à la démarche philosophique. Déconstruire le Maître Enthoven en convoquant Marx et la onzième thèse sur Feuerbach, c’est déjà lui faire un grand honneur ; pour lui néanmoins, aspirer à la transformation du monde plutôt qu’à sa seule interprétation confine à l’hérésie épistémologique. Le philosophe se salit lorsqu’il pénètre dans la Cité, la philosophie s’abîme quand elle intègre le monde.
Enthoven a une trop haute estime de sa discipline pour aspirer à changer les choses. Il se complaît dans un océan de concepts, accumule les références, appelle les grands auteurs, construit des raisonnements alambiqués pour finalement en tirer des leçons qui n’en sont pas. Aucune vérité n’est stable, rappelez-vous.
Enthoven aime la philosophie pour elle-même et se plaît à le montrer. Sans doute se retrouvera-t-il dans la prose du théoricien de « l’art pour l’art ». Au royaume des abstractions, il est maître en sa demeure.
Le philosophisme du professeur Enthoven l’amène naturellement à croiser le fer avec tout ce qui peut ressembler à une pensée de système. Sans doute regrette-t-il de n’avoir pas pu jouer les « nouveaux philosophes » aux côtés de BHL et Glucksmann qui ont – n’en doutons pas – contribué d’une manière décisive à abattre le système communiste, sans doute encore se trouve-t-il des cibles de remplacement en attaquant les forces politiques qui ressemblent le plus à l’ennemi d’autrefois.
Il y a du Don Quichotte dans la démarche consistant à partir en guerre contre des populismes tenant lieu de moulins, faute de n’avoir pas pu contribuer au grand combat anti-communiste d’antan.
Le problème avec Enthoven, c’est que sa croisade personnelle, par exemple contre la France insoumise régulièrement amalgamée avec le Rassemblement National ou contre tout ce qui pourrait ressembler au peuple, se fait à des heures de grande écoute. Le problème, c’est encore que ce n’est pas l’acte d’un simple opposant politique désireux d’entretenir le pluralisme, c’est davantage qu’on y lit en filigrane le refus du politique lui-même. La contradiction ne doit exister que dans l’univers vaporeux d’une éthique de la discussion, sitôt qu’elle s’extrait d’un endroit imaginaire où les libres penseurs en quête de vérité débattent sereinement, elle se corrompt au contact des rapports de force et des passions. Derrière l’amour du débat hors-sol se cache le refus du politique, la peur du peuple et de la démocratie.
Enthoven est un libéral, il voudrait croire à une communauté de cogitos discutant et contractant librement, il réfute les rapports de force, n’accorde aucun crédit aux pensées déterministes et ne connaît rien de la violence du monde d’en bas. Sa critique sans cesse renouvelée de la dictature des réseaux sociaux n’est rien d’autre que l’expression dernière d’une réactualisation de la psychologie des foules façon Gustave Le Bon. La foule est irrationnelle et intrinsèquement totalitaire, dès lors qu’elle se mêle de politique, tout peut déraper. Raphaël Enthoven n’est finalement rien d’autre que le philosophe officiel de la fin de l’histoire. Point de doctrine, point d’absolu, tout ce qui peut ressembler à une certitude est à déconstruire, tous les mots qui prennent une majuscule apparaissent menaçants. Enthoven a peur de l’Histoire et de ses chaos. L’irruption du peuple dans celle-ci est toujours un risque, sinon une erreur à prévenir ou à corriger.
Mais pour le moment, Enthoven jouit dans un océan de concepts. Il danse tant que la musique ne s’arrête pas, retardant toujours le moment où l’Histoire recommencera.