Union de la gauche ou unité du peuple ? Le défi du nouveau Front Populaire

Manifestation du 10 juin 2024 à Rennes pour un Front Populaire. © Vincent Dain

La recomposition de la vie politique française qui devait occuper les trois prochaines années va finalement se précipiter en trois semaines. Depuis l’annonce inattendue de la dissolution de l’Assemblée nationale dimanche dernier, le monde politique est en ébullition : retour surprise de l’union à gauche, centralité du Rassemblement national qui absorbe les Républicains et Reconquête, fébrilité du camp macroniste qui sent sa défaite se préciser chaque jour un peu plus… Dans ce contexte de sanction pour la politique gouvernementale, la plupart des seconds tours des législatives pourraient se jouer entre les candidats du RN et ceux du nouveau Front Populaire, ces derniers auront fort à faire pour convaincre. Si l’union est en effet indispensable pour contrecarrer l’inexorable progression de l’extrême-droite, un cap politique autour d’un socialisme de rupture sera nécessaire pour susciter l’enthousiasme des électeurs.

« Nous avons gagné les élections européennes. Nous sommes le parti le plus fort, nous sommes l’encre de la stabilité. Les électeurs ont reconnu notre leadership au cours des 5 dernières années. C’est un grand message. » C’est en ces termes que la Présidente sortante de la Commission européenne Ursula Von der Leyen s’est exprimée dimanche soir. On mesure ainsi davantage l’insignifiance du scrutin et le décalage avec les résultats nationaux, notamment français, aboutissant à la décision d’Emmanuel Macron de dissoudre l’Assemblée Nationale.  

En France, les résultats couronnant le Rassemblement National ont été sans appel. L’annonce du Président de la République le soir même de l’élection a surpris et ébranlé la scène politique française. Elle passe comme un coup de poker stupéfiant. On s’épargnera la noblesse républicaine que ses amis présentent comme explication rigoureuse à cette dissolution. Mais l’inconséquence aussi ne saurait expliquer avec justesse cette instrumentation politique. Pour saisir un pareil choix dans de pareilles circonstances et de tels délais il faut convoquer le cynisme. Provoquer une dissolution quand un parti d’extrême-droite s’enracine et est en mesure de l’emporter, c’est oser lui offrir sciemment le pouvoir et s’avérer complètement inconséquent. L’arrivée du RN à Matignon n’est plus une chimère mais un risque, donc une possibilité envisageable comme une autre pour Macron et son monde. Le prix de deux années minimum d’exercice du pouvoir par l’extrême droite est donc devenu admissible. 

L’inconscience du Président tient surtout de sa certitude à toute épreuve qu’il gagnera ces élections, comme sa conférence de presse 72h après, en apesanteur, le confirme : rien ne doit changer puisque « les Français veulent que nous allions plus vite ». Le vote RN ? C’est la faute aux écrans… A la lecture des dynamiques et du temps très court imposé, Macron pense donc clore le camouflet en triomphe en faisant le pari simple d’une gauche perdante car décomposée et de sa propre capacité à engendrer des victoires au second tour face à un RN pris de vitesse. Mais la gauche partira semble-t-il unie et les cartes sont en partie rabattues dans l’indétermination de ce qu’il peut advenir. 

En réalité, si les conditions dans lesquelles ces élections s’organisent apparaissent indignes d’une véritable campagne politique, la dissolution en soi était parfaitement envisageable. Depuis l’élection législative de 2022, la situation parlementaire est en crise, avec une majorité introuvable et des 49.3 à foison, empêchant la promptitude des réformes libérales désirées par le Président et demandées par la Commission européenne et les agences de notations. L’idée d’une dissolution a fait son chemin et allait, tôt ou tard, advenir, puisque le changement de cap politique, lui, n’est pas une option. Finalement, en voulant gagner de nouvelles législatives pour ré-élargir son socle parlementaire, par-delà les avertissements électoraux, Macron dévoile son hubris et sa difficulté à s’accommoder des manifestations de la démocratie.

Alors, on se souviendra que si la situation était somme toute différente, dissoudre pour gagner était aussi l’idée sous-jacente à celle provoquée par Jacques Chirac en 1997 ; on en connaît le revers pour le camp présidentiel. Cette-fois, c’est le RN qui pourrait rafler la mise, acter la fin d’une époque et en ouvrir une autre sans doute encore plus douloureuse. 

La mort du bloc bourgeois

Une telle débâcle peut s’interpréter de différentes manières. Mais on ne saura effacer le véritable carburant durable et raffermi de cette élévation continue du vote RN. Ce pénible résultat vient chasser les garde-fous démocratiques d’un système à bout de souffle. Le cercle de la raison s’est fracassé sur la réalité affective et lucide du pays. Le parti des gestionnaires, au sens le plus juste qui soit – du centre-gauche hollandiste à la droite sarkozyste -, a la fièvre, il suffoque de son détachement hostile aux afflictions populaires et subit électoralement sa colère retentissante.

La vulgate libérale n’imprime plus ni sur le fond ni dans la forme pour les subalternes – entendu dans un sens gramscien. L’abaissement des « charges », la lutte contre le déficit, la flexibilisation du marché du travail, la libre compétition, « l’efficacité » partout… ces mythes de la gouvernance par les nombres constituent un idéal normatif austéritaire face auquel il n’y aurait aucune échappatoire. Ces névroses obsessionnelles de la cohorte des experts et éditorialistes et de ceux qui gouvernent le pays en apôtres depuis tant d’années sont désormais rejetées extrêmement violemment par des catégories entières de la population qui les subissent depuis des années sans être écoutées. Face à ce rejet de la foi intérieure qu’il prêche dans le vide, l’extrême-centre libéral ne répond que par des appels à faire davantage de « pédagogie » pour vendre ses réformes incomprises par le peuple victime de la démagogie.

Par-delà la brutalisation des politiques que leur logiciel induit, ces bureaucrates du marché n’ont plus d’histoire à raconter si ce n’est celle de s’opposer aux « populistes ». Ce « devenir nul de la politique » que prédisait le philosophe Cornelius Castoriadis ressemble désormais au chant du cygne.

Comme si l’adhésion au monde libéral ne dépendait plus que d’une explication rationnelle des gouvernants, « les pédagogues du renoncement » comme les appelait l’historien Max Gallo, face à l’ignorance et l’inintelligibilité présumée des gouvernés. L’obéissance aux injonctions européennes, sans véritablement y trouver le sens et le bénéfice d’une telle délocalisation politique constitue également une légende retoquée par ceux dont la souveraineté ne semble encore s’exercer que dans le cadre national. Depuis quelques années, il faut dire que les chiens de garde ont commencé à s’éveiller : le réel invalide tellement leur serments que l’équation leur est devenue conceptuellement insupportable. Le disque est rayé, les injonctions à l’adaptation déraillent. Par-delà la brutalisation des politiques que leur logiciel induit, ces bureaucrates du marché n’ont plus d’histoire à raconter si ce n’est celle de s’opposer aux « populistes ». Ce « devenir nul de la politique » que prédisait le philosophe Cornelius Castoriadis ressemble désormais au chant du cygne.

À force de prêcher là où la multitude ne croit plus, les représentants gouvernementaux se sont distanciés de ceux qu’ils administrent. L’avènement de la macronie ne fut qu’une accélération ostentatoire de l’accaparement technocratique du pouvoir, avec des députés interchangeables, thuriféraires de l’ordre libéral et de la révolution conservatrice, dont on ne perçoit pas la chair politique qui les spécifie. Et leur légèreté vis-à-vis de ce qui se joue dans l’instant témoigne de leur effroi devant le mystère de leur destinée et l’apparence trompeuse de leur volonté. Derrière le discours d’une arrière-garde médiocre, c’est le système fléchissant du néant faisant advenir le désordre social et politique.

Pourquoi tout concourt au succès du RN

Face à un tel vide au cœur de la République, au déclin des idéologies politiques, à la société de consommation individualisante et à la fin du consentement des gouvernés au libéralisme, les identités collectives et politiques se sont peu à peu liquéfiées. Quand les électeurs cherchent depuis des années dans la recomposition le débouché électoral antagonique, alors ils le trouvent là où l’on répète à l’envie qu’il se situe. Dans cette perspective, le RN s’accommode très bien du temps présent : mise en exergue assumée de leur position d’opposant numéro 1 au système en place, discours normalisant des dominants sur « l’’égalitarisation » des figures « extrêmes » – sous-entendu, Mélenchon-Le Pen, même péril -, accommodement des médias à l’institutionnalisation du parti, décrédibilisation des offres de gauche…

Tout est fait pour catalyser la victoire culturelle des réflexes et du récit xénophobe : les libertés publiques de plus en plus compromises depuis 10 ans, l’expression toujours plus audible d’une citoyenneté ethnique, etc.

Parallèlement, le discours nationaliste de l’extrême-droite tend depuis deux décennies à sédimenter et capter de façon croissante les réalités et sentiments d’insécurité variées, du malaise économique à la peur instillée par les faits divers sanglants. Il leur donne une dimension identitaire monolithique, en étreinte, de plus en plus acceptée et ancrée dans la fenêtre d’Overtone. La peur de l’immigration – par exemple très vite assimilée comme cause des émeutes consécutives à la mort de Nahel – constitue d’ailleurs le premier moteur du vote RN. En sus, tout est fait pour catalyser la victoire culturelle des réflexes et du récit xénophobe : les libertés publiques de plus en plus compromises depuis 10 ans, l’expression toujours plus audible d’une citoyenneté ethnique, etc. Oui, tout est fait pour polariser le champ politique et positionner le RN comme l’alternative à ceux dont la majorité populaire ne veut plus. 

Les manifestations contre les lois Travail durant le quinquennat Hollande ont réordonné le conflit social, la vague dégagiste ayant portée l’élection de 2017 ne s’est pas arrêtée et l’irruption des Gilets Jaunes sur la scène politique fût un rappel fracassant de la défiance profonde dont nos institutions font l’objet. Ce moment populiste refoulé est revenu modeler l’expression électorale. Dans cette configuration sociétale angoissante pour une part de la France dite périphérique, bien davantage que les propositions programmatiques, en premier lieu c’est le diagnostic simpliste (assistanat, sécurité et immigration) qui raffermit le score du RN. Devenant à mesure du temps le réceptacle dominant d’une majorité des rejets, contre la force gouvernante qu’il revient de renverser, la poussée du RN semble être inexorable.

Quand bien même leurs lignes politiques sont en constante mises à jour au fil des intérêts mouvants, d’alliances européennes variantes, ce parti ne subit aucun trouble électoral. Sans s’agiter pour, l’adjonction annoncée de cadres Les Républicains renforce, elle encore, la normalisation du RN et sa stratégie de respectabilité. De plus, il ne faudra pas croire que la masse abstentionniste aux européennes soit structurellement défavorable au RN en cas de sursaut aux législatives, puisque sa structuration composite correspond plutôt à leur transversalité socio-professionnelle et intergénérationnelle grandissante. Et les classes populaires se sont davantage abstenues, ce qui donne à penser, en analyse des dernières élections, que le RN dispose de grandes réserves pour dans 20 jours. Tout prélude à son arrivée au pouvoir. Il y a comme une lame de fond vers l’abîme. 

À gauche, une union indispensable

Face au macronisme décadent et à une extrême-droite exaltée, la gauche se cherche et peut s’écraser à mesure que le cours du temps persévère dans l’ordre actuel des choses. Ces dernières années, ni les trahisons d’une gauche socialiste au pouvoir, ni les erreurs communicationnelles décrédibilisantes de la force insoumise, ni les réflexes bobos caricaturaux des écologistes et encore moins l’inertie de chaque organisation n’ont aidé à clarifier le dessein commun de société que la gauche proposait encore à tous les Français. La gauche comme repère est devenu un espace politique informe, décousu, s’effaçant arithmétiquement, au détriment de l’attrait de chacune de ses composantes politiques ; si ce n’est peut-être au cours d’une campagne insoumise alléchante à la présidentielle de 2017, où la progression ardente et la transversalité de l’offre générale qualifiaient bien l’agencement d’un important potentiel électoral. 

Nul ne peut nier l’évidence : l’attente est notre adversaire face aux changements climatiques en cours, à l’approfondissement des inégalités et à la mise à mort des services publics. Il nous faut agir vite et fort.

Pourtant, malgré ses atermoiements, seule la gauche peut permettre d’éviter le déclin toujours plus prononcé du pays, s’accaparer du désir destituant et conjurer par le haut la résignation. Si aucun rendez-vous politique n’éteint l’histoire, dans une optique de survie organisationnelle, au regard de l’état du pays et des prochaines échéances, celui du 30 juin semble cardinal. Car nul ne peut nier l’évidence : l’attente est notre adversaire face aux changements climatiques en cours, à l’approfondissement des inégalités et à la mise à mort des services publics. Il nous faut agir vite et fort. Alors chaque opportunité historique doit être saisie. Ainsi, ne serait-ce qu’au regard de la faiblesse structurelle et récurrente des offres politiques à gauche à remporter une élection, l’union apparaît indispensable pour espérer ne serait-ce que résister. D’autant plus que le temps passe vite et qu’aucune autre option plus crédible, non boutiquière, ne se pose sur la table pour une guerre de mouvement extrêmement rapide. 

L’union paraît d’autant plus nécessaire pour le Parti socialiste qu’il ne sait comment exister en dehors des murs parlementaires ; le premier quinquennat de Macron avait déjà failli lui être fatal, notamment sur le plan financier. Pour la France Insoumise, son histoire semble indiquer qu’elle est capable de poursuivre son existence en dehors des institutions. Mais son effacement de l’Assemblée Nationale serait un sérieux coup porté à son indispensable notabilisation, certes encore embryonnaire, et la condamnerait à sa fixation dans la figure sclérosée d’opposant bruyants mais impuissants. L’union a été faite, un nouveau Front populaire est né, dont acte. Il a déjà fort à faire. 

Au-delà de l’union de la gauche, rebâtir l’unité du peuple

Le jour d’après, il faut déjà dire que l’union pour l’union ne peut constituer un projet politique en soi. Dans cette situation, nous pouvons nous accorder à dire que l’une des immatriculations politiques évidentes reste l’ordonnancement axiologique, c’est-à-dire ce qui fait sens et touche le domaine du sensible. Mais la gauche a depuis longtemps cru, en miroir du libéralisme, qu’agiter des mots, un jargon, des expressions incantatoires, des alliances de survie suffirait à produire des identifications fortes et des repères politiques de long cours. Au contraire, elle s’est rabougrie, sans matrice transversale, à mesure que l’extrême droite, elle, débordait de son socle et propageait sa lecture du monde. Et le discours sur les valeurs, sans adhérence aux vécus, est devenu un discours vide, ampoulé, dénué d’attrait, dénué d’imaginaire, dénué d’un zénith perceptible.

La gauche a depuis longtemps cru qu’agiter des mots, un jargon, des expressions incantatoires, des alliances de survie suffirait à produire des identifications fortes et des repères politiques de long cours.

Le calcul politique de la gauche est aujourd’hui des plus limpides : s’étendre ou s’éteindre. Alors, il convient encore de rappeler que convaincre consiste à réussir à affecter les individus et la multitude dans un sens positif, commandant des conditions discursives et pratiques. On ne saurait ici être exhaustif sur ce qui provoquerait, au-delà des bases électorales présentes, l’adhésion à une offre de gauche, ni en expliquer le jeu complexe des affects qu’il faudrait provoquer pour cela : il faut se garder des prophéties et de l’outrecuidance des apprentis sorciers. Cependant, nous ne sommes pas dispensés de déceler des positionnements sincères et des paramètres stylistiques, dans le contexte actuel, qui sauraient demain reconstruire une dynamique en capacité d’entraîner l’assentiment le plus large qui soit. L’union doit dépasser la gauche plurielle, telle est sa tâche historique.

Nous avons besoin d’un récit instituant, surtout après avoir démontré ces dernières années le morcellement d’un espace politique autrefois plus tangible. Il faut justifier que le Front populaire en vaut le vote, mobiliser une rhétorique et des dénominateurs communs solides et ancrés dans le réel. Déjà, l’accord rapidement entendu des forces constituées à gauche nous enlève le simulacre qu’aurait été de longues et vaines réunions occupant l’espace médiatique comme une banale série télévisuelle. Il faut à présent tenir et décliner les temporalités, prendre cette élection à la fois comme un objectif existentiel et le commencement d’une œuvre plus longue. 

L’idéal politique de gauche ne s’est pas éteint. Il est simplement orphelin d’un corpus politique concret, de figures qui l’incarnent, d’une nouvelle esthétique qui le redessine et d’un camp qui le porte de façon harmonieuse. L’édification d’une nouvelle proposition de contrat social, ancrée dans les valeurs de partage, de solidarité et d’écologie qui réenchante la vie, constitue la nécessité d’un nouveau bloc historique majoritaire qu’il faudra d’ailleurs continuer de construire, même après l’élection, quoi qu’il puisse en résulter. Dans la fenêtre aujourd’hui imposée des législatives, les partis vont s’accorder sur les urgences. C’est une première étape. Le reste attendra d’être discuté et tranché par le vote du peuple, du moins il devra l’être pour que l’unité advienne réellement après l’union. Pour le reste, ce nouveau Front populaire pourrait détailler une méthode rigoureuse et un calendrier de mise en œuvre des politiques publiques proposées ; sans démesure ni indétermination, avec un chiffrage et un agenda permettant à tout un chacun de se projeter facilement.

Acter la mort de la social-démocratie

Il faut bien admettre que la social-démocratie ayant gouverné, sidérée et médiocre devant la puissance du capitalisme financier, est justement assimilée aux politiques d’errement nous ayant conduit dans la situation économique, sociale et politique actuelle. Le rêve européen et la mondialisation heureuse des bien lotis ont été vécus à l’envers, dans le malheur économique pour la majorité : désindustrialisation et mise en concurrence d’économies disparates, pression à la baisse sur les salaires, précarisation des emplois, démantèlement des services publics… Les perdants de la mondialisation ont été abandonnés par cette droite complexée et ce qu’il reste de la gauche s’en détourne discursivement bien trop souvent en paraissant de moins en moins capable d’invoquer des codes et des modes de vie autres que ceux des habitants des centres-villes métropolitains. C’est l’incapacité de nos élites à construire un réel rapport de force avec l’Allemagne et ses intérêts singuliers qui empêche d’envisager une véritable construction européenne au service des peuples. Or, on le disait, absolument rien ne dit qu’une majorité des abstentionnistes qui va revenir sur la scène politique à l’occasion de ces législatives soit favorable à la gauche. On peut même s’inquiéter du contraire et, a minima, en prendre acte.

Il y a pour le moment un désir de rupture décorrélé d’un désir de gauche qu’il est interdit de regarder avec condescendance. C’est à ce dessin d’adjonction qu’il faut travailler à la formation face à l’extrême-droite. Par conséquent, concourir à démontrer que la ligne choisie programmatiquement par ce nouveau Front populaire soit cette fois-ci authentiquement de gauche paraît vain tant le signifiant a été décrédibilisé. Sans s’oublier idéologiquement, cette coalition de gauche doit s’arracher de ces réflexes, de ses signifiants et de son petit espace urbain où elle ne se comprend plus qu’elle-même pour se reconnecter et recomposer avec les aspirations majoritaires du peuple français. 

La radicalité de l’offre à proposer ne doit pas être confondue avec une « gauchisation » de sa teneur et la mise en exergue de milles mesures programmatiques.

Fixer cet horizon enviable nécessite pour commencer d’acter très clairement que la proposition de gouvernement entre en réelle rupture avec la politique de l’offre, productiviste et inégalitaire. Mais elle doit aussi permettre à la gauche de se reconnecter avec le sens commun « dégagiste » : la radicalité de l’offre à proposer ne doit pas être confondue avec une « gauchisation » de sa teneur et la mise en exergue de milles mesures programmatiques. Elle doit en premier lieu s’exprimer en termes d’ambition de changement, loin des symboles et des rustines, dans un contexte de guerre aux pauvres et de tenaille identitaire.

A l’avenant, elle devra se traduire par la mobilisation des compétences obligatoires face à la complexification juridique des rouages organisationnels et administratifs des politiques publiques installées ; et au regard d’un affrontement à venir inévitable avec les marchés financiers. Enfin, elle pourra affirmer avec bon sens, clarté et autorité : à court terme notamment, retraite à 60 ans, indexation des salaires sur l’inflation et hausse du SMIC, abrogation de la loi immigration, école publique totalement gratuite ; à moyen et long terme, réduction du temps de travail, extension des services publics, démocratisation des entreprises, déconstruction de l’hydre bancaire etc. Le retour d’un ordre alternatif, c’est-à-dire le retour de la justice dans les politiques économiques, salariales et fiscales est fondamental face à la sécession grandissante des très riches.

Dans le même temps, la narration enveloppant le projet doit aussi porter sur l’unification du pays, la volonté de résorber les fractures de la société et soigner l’atomisation néolibérale. L’une des voies pour ce faire pourrait être de défendre un patriotisme vert. La question écologique est une menace qui est venue s’ajouter à celles historiquement générées par la mondialisation pour les classes populaires et appuyer le sentiment anti-élite. Il faut donc réussir à articuler et hybrider dans le discours et les propositions les enjeux de protection sociale et de transition écologique pour répondre principalement aux besoins et inquiétudes des catégories paupérisées qui sont déjà exposées aux conséquences de la dérégulation environnementale. La constitution d’une telle politique de soin appuyée par des mutations davantage structurelles qu’individuelles – du fait d’une forte reprise en main des orientations économiques par l’Etat – pourrait reconstruire une fierté nationale positive, et l’édification d’un projet à proposer par delà les frontières, c’est-à-dire d’un projet internationaliste. 

Une victoire improbable mais pas impossible

Dans son dernier essai, le politiste Rémi Lefebvre se demandait s’il fallait désespérer de la gauche et répondait qu’il fallait commencer par déjouer le piège du défaitisme. Si l’empreinte des élections européennes fait mal, le problème de la gauche reste encore celui de l’offre davantage que celui de la demande. Au jeu des alliances et coalitions à l’œuvre sur l’ensemble de l’arc politique, les élections législatives s’annoncent des plus incertaines, qui plus est au regard d’une géographie électorale en pleine transformation, où les conditions des victoires ne se posent plus dans les mêmes termes dans chaque territoire. Aux seconds tours, la question de la résistance du front républicain aura encore son sens dans certaines circonscriptions, tandis qu’ailleurs le concours à l’opposition la plus crédible à Macron sera la variable décisive.

Aux seconds tours, la question de la résistance du front républicain aura encore son sens dans certaines circonscriptions, tandis qu’ailleurs le concours à l’opposition la plus crédible à Macron sera la variable décisive.

En outre, les premières projections donnent à voir un sursaut de participation limité, réduisant la part des triangulaires, et montrent un nombre massif de seconds tours où l’opposition Front Populaire – Rassemblement National mettra de côté l’offre présidentielle. La campagne qui s’ouvre, extrêmement rapide, devra donc mobiliser chaque composante interne du Front Populaire en ce qu’elle peut apporter, sur les représentations de stabilité et de rupture qu’elles emportent. En même temps, toute la société doit être mobilisée comme force d’entraînement pour dépasser le cartel partidaire. 

Dès à présent, dans ce déchaînement des passions, il convient de se confronter avec humilité aux circonstances et de ne rien céder à la beauté illusoire du renoncement. Aussi loin soit la rive, il faudra nager et travailler sans relâche pour préempter des électorats populaires divers, que la gauche est censée défendre. Toute projection de résultat qui soit, la suite du scrutin sera tout aussi importante que la campagne immédiate, puisque le RN est désormais ancré si puissamment dans le paysage politique que chaque jour sera une lutte pour le soustraire de toute entrée ou de tout développement dans les institutions. Le choc ne fait que commencer.