« Ubériser l’État » ? Il ne s’agit pas d’un slogan visant à critiquer la libéralisation du service public, mais du mot d’ordre que se sont donnés les réformateurs actuels de l’État et de l’administration. À l’heure du scandale McKinsey, où l’influence des cabinets de conseil sur l’autodestruction des services publics et des institutions n’est plus à démontrer, un pan entier du processus de privatisation de nos biens communs reste encore à découvrir pour un large public. Rendre visibles et compréhensibles les doctrines actuelles d’auto-sabordage des services publics par la nouvelle génération de managers des administrations, voilà la tâche que se sont fixés Gilles Jeannot et Simon Cottin-Marx, tout deux sociologues et auteurs de La privatisation numérique. Destabilisation et réinvention du service public (Raisons d’Agir, 2022). Dans cet extrait du chapitre 5 consacré à Stuart, l’entreprise de livraison par vélo rachetée par le groupe La Poste, les deux auteurs détaillent ce que la remise en question du salariat – seule définition valable de l’ubérisation – dans le secteur de la logistique, implique de détérioration, en termes d’accès aux services publics et de conditions de travail.
« Ubérisons l’état avant que d’autres ne s’en chargent ! » La formule claque. Tirée d’un mémoire de fin d’études de jeunes ingénieurs entrant dans le Corps des mines, elle a suscité un fort intérêt dans les milieux de la réforme de l’état : le mémoire est devenu un article ; l’article, un livre[1]. La lecture en est plus décevante : l’ubérisation est définie seulement à partir de « plateformes numériques de confiance » qui seraient « centrées sur le client » sans aucune allusion à la mise en cause du salariat, pourtant souvent implicite dans le terme. Ubériser signifie pour les auteurs rendre « adressables », ajustées à chaque administré, les données de l’état. Ils citent alors le service mes-aides.gouv.fr, qui calcule si les utilisateurs sont éligibles aux aides sociales (allocations familiales ou assurance chômage), créé par les services de la modernisation de l’État ou une offre comparable à destination des entreprises, développée par la start-up Finamatic.
Ubériser l’État consisterait à remplacer les fonctionnaires par une armée de travailleurs attendant, au pied de leur voiture, de leur vélo ou de leur ordinateur, une mission payée à la tâche quelques euros.
« Ubérisation » désigne aujourd’hui dans le sens commun un aspect bien particulier du numérique. « Remise en cause du modèle économique d’une entreprise ou d’un secteur d’activité par l’arrivée d’un nouvel acteur proposant les mêmes services à des prix moindres, effectués par des indépendants plutôt que des salariés, le plus souvent via des plateformes de réservation sur internet », nous dit le Larousse. En d’autres termes, l’ubérisation, c’est la multiplication d’emplois au statut dégradé rendue possible par les capacités d’intermédiation entre offre et demande de services par les plateformes numériques. Par conséquent, de manière toute pratique, ubériser l’État consisterait à remplacer les fonctionnaires par une armée de travailleurs attendant, au pied de leur voiture, de leur vélo ou de leur ordinateur, une mission payée à la tâche quelques euros. En ce sens plus précis – et plus inquiétant –, voit-on se dessiner une ubérisation de l’état ou des services publics ?
La privatisation, au sens large, porte ici sur la diffusion des modèles économiques du privé. Alors que la vague du new public management en France et dans une grande partie de l’Europe a principalement contribué à diffuser des méthodes d’organisation du travail issues du privé[2], il s’agit ici de transferts de modèles salariaux. Cette initiative apparaît ainsi comme la pointe avancée d’une dégradation de l’emploi public dans ce secteur. L’ubérisation s’est principalement développée dans le transport et la logistique, bien sûr le secteur des taxis mais aussi celui de la livraison de repas à domicile et tout un ensemble de prestations sur le « dernier kilomètre ». C’est donc du côté de la logistique qu’il faut chercher d’éventuelles applications de l’ubérisation aux services publics.
Aux États-Unis, quelques expérimentations de prise en charge par Uber (ou son principal concurrent Lyft) de missions de service public ont été tentées. La première a eu lieu en 2016 dans le comté de Pinellas, en Floride. Suite à un référendum rejetant une croissance du budget des transports publics, le comté a offert de subventionner à hauteur de cinq dollars des trajets en VTC Uber partant de ou arrivant à certaines gares routières. L’opération a été financée en supprimant une ligne de bus fortement déficitaire. Par la suite, d’autres expérimentations ont été engagées avec Lyft dans de petites villes de Floride ou de Californie, à Salt Lake City ou à Detroit[3].
Lire l’entretien avec la sociologue Sarah Abdenour, « L’Ubérisation, un retour au XIXème siècle ? »
Cependant, ces expériences sont à la fois d’ampleur très restreinte (démarrage de la première expérimentation avec quarante trajets subventionnés par jour, expérimentation limitée à deux mille trajets en tout à Detroit[4]) et plutôt complémentaires de l’offre publique : il s’agit dans de nombreux cas de subventionner l’accès des usagers aux gares des lignes de transports publics lourds. Ces expérimentations apparaissent ainsi moins comme la privatisation d’un service public que comme une tentative de donner des gages face à une stratégie forte d’intrusion dans les législations locales, de manière à les aligner sur les intérêts de ces deux compagnies. Uber et Lyft ont en effet déployé plus de lobbyistes que tout le reste de l’économie numérique réuni pour peser sur les législations locales de transport. Ils ont payé les amendes des chauffeurs lorsque leur offre ne respectait pas la législation locale. Ils ont pu suspendre leurs services pour réagir à des législations trop contraignantes comme à Houston ou à Austin. Ils ont enfin incité leurs consommateurs à faire pression sur les pouvoirs publics pour que ces derniers se conforment à leurs exigences[5].
Cette manière d’agir sur les autorités publiques pour accélérer encore la dérégulation et l’ouverture des marchés rejoint les pratiques d’un certain pan de la finance pour une dérégulation mondiale analysée par Marlène Benquet et Théo Bourgeron[6]. Une actualisation de l’efficacité de cette pression est, en Californie, le vote favorable à la proposition référendaire exemptant les VTC et les livreurs d’une loi de cet État qui, en 2019, requalifiait de nombreux travailleurs indépendants en salariés [7].
« De l’autre côté de la porte vitrée qui se referme derrière nous, les gagnants de la transition numérique nous observent du coin de l’œil, ceux qui maîtrisent les nouveaux codes de la « start-up nation », ceux qui peuvent côtoyer le baby-foot sans vraiment y jouer, ceux qui sont en France depuis plusieurs générations et qui ont pu faire des études de marketing, d’informatique ou de digital networking »
En France, c’est en mars 2017, autour du rachat par La Poste de l’entreprise de livraison à vélo Stuart que la question d’une intrusion de l’ubérisation au sein de la sphère publique s’est posée le plus directement. L’entreprise Stuart a été créée en 2014 par deux entrepreneurs soutenus par des entreprises du e-commerce comme PriceMinister ou Vente-privée.com. Elle cherche à se placer sur la logistique du dernier kilomètre et trouve rapidement des contrats de livraison avec des commerces traditionnels comme Monoprix, Carrefour ou Franprix. L’entreprise, présente initialement à Paris, à Londres, à Madrid et à Barcelone, s’est étendue progressivement à de grandes villes françaises comme Lyon ou Toulouse. Ces financeurs ont été rejoints en 2016 par le groupe La Poste pour une première mise de fonds de 20 millions d’euros, puis le reste de l’entreprise sera racheté en mars 2017 pour 13 millions d’euros.
La livraison à vélo constitue la partie la plus dégradée du travail ubérisé et condense les deux dimensions de cette économie numérique. Leur confrontation directe est rendue tangible par le récit d’une réunion d’information pour les nouveaux recrutés, que rapporte le livreur Jérôme Pimot : « tout commence dans un open space de 400 m2 en plein Marais, baby-foot, paniers de fruits, canapés, bar-cafétéria. Je suis là pour une réunion d’information pour devenir livreur à vélo chez Frichti, la nouvelle start-up de livraison de repas sur Paris. Avec moi, une vingtaine de mecs de mon âge, entre vingt et trente-cinq ans, dix noirs, sept Marrons, trois blancs, tous plus au moins le même style : survêt’ Nike, sacoche, casquette, maillot de foot, doudoune. On déambule comme une meute ébahie dans cet open space au milieu des employés de la boîte. Posés sur les canapés design, à moitié allongés mais pas trop, en tailleur façon yoga, d’autres jeunes de notre âge, quasiment tous blancs, tous un Macbook dernier cri en main, tous très stylés, avec les dernières fringues branchées sur le dos, des hipsters dans toute leur splendeur, regardent passer la meute. Nous entrons dans un bocal vitré. Entassés sur des tabourets, collés les uns aux autres, sans un verre d’eau, on attend. De l’autre côté de la porte vitrée qui se referme derrière nous, les gagnants de la transition numérique nous observent du coin de l’œil, ceux qui maîtrisent les nouveaux codes de la « start-up nation », ceux qui peuvent côtoyer le baby-foot sans vraiment y jouer, ceux qui sont en France depuis plusieurs générations et qui ont pu faire des études de marketing, d’informatique ou de digital networking[8]. »
Des enquêtes par questionnaires, menées par une équipe de chercheurs autour de Laetitia Dablanc, permettent d’appréhender les conditions économiques du service et le profil de ces nouveaux travailleurs. Les entreprises se rémunèrent sur un pourcentage du prix du repas (entre 25 et 30 %) et sur une tarification de la livraison au consommateur (environ 2,5 euros) : chaque course rapporte en moyenne cinq euros plus un ou deux euros de pourboire. « On voit que la seule variable du modèle économique sur laquelle la plateforme peut vraiment agir est la rémunération du livreur[9]. » Les entreprises cherchent alors à susciter l’inscription de très nombreux livreurs et par là une concurrence qui permet de faire monter les exigences et de baisser les prix.
Cela conduit à une évolution du profil des travailleurs. En 2016, ils sont 65 % à travailler pour Deliveroo et 20 % pour Stuart. En 2018, Uber Eats prend 25 % sur la part de Deliveroo. Si la figure mise en avant par les entreprises de travailleurs à temps partiel ou d’étudiants qui cherchent un revenu d’appoint sur les créneaux qui les arrangent a bien existé, la baisse des tarifs unitaires et le privilège donné par l’algorithme aux coursiers qui restent tout le temps disponibles a conduit à réduire leur part (de 41 % en 2016 à 16 % en 2018) au profit d’auto- entrepreneurs à temps plein.
Le turnover augmente aussi – de 32 % à 47 % des coursiers déclarent moins de six mois d’activité. Un nouveau phénomène a ensuite vu le jour : la sous-traitance, par ces autoentrepreneurs, de leur compte à des travailleurs sans papiers. Même si l’activité est illégale, c’est un tiers des personnes interviewées qui se déclarent concernées. La proportion monte à la moitié dans la dernière version de l’enquête.
Stuart pourrait ainsi être la pointe avancée d’un mouvement plus large de développement du travail à la tâche dans le service public.
Les autoentrepreneurs de Stuart échappent-ils à cette dégradation des conditions d’emploi et de travail ? Le groupe La Poste s’est attaché à mettre en avant un modèle social « avantageux » avec la possibilité d’accéder à une complémentaire santé, à des prêts pour l’achat du vélo, à un soutien à l’inscription sur les listes de logement HLM ou à une facilitation du recrutement des plus fidèles comme postiers. Le fait que la durée de présence moyenne sur la plateforme ne dépasse pas quatre mois relativise ce modèle d’intégration vanté par la direction des ressources humaines du groupe[10]. En octobre 2020, un mouvement de sans- papiers travaillant pour Stuart et débranchés par l’entreprise de l’application suggère également que l’entreprise n’est pas à l’écart du glissement vers le travail d’étrangers en situation illégale [11].
Une association professionnelle regroupant des micro-entreprises de coursiers et quelques opérateurs plus importants de livraison a engagé en 2017, juste avant le rachat par La Poste, une procédure judiciaire contre Stuart et contre deux autres entreprises pour concurrence déloyale. La procédure repose sur deux arguments. D’une part, cette entreprise a des contrats réguliers avec des commanditaires comme des supermarchés, elle dispose d’entrepôts comme à Châtelet [12], ce qui en fait une entreprise commissionnaire de transport qui doit se soumettre aux contraintes du secteur. D’autre part, certaines livraisons sont accomplies par des scooters et rentrent dans le cadre d’une profession réglementée : les autoentrepreneurs qui les accomplissent n’ont pas les autorisations afférentes. L’affaire en appel sera traitée fin 2021.
Stuart pourrait ainsi être la pointe avancée d’un mouvement plus large de développement du travail à la tâche dans le service public. Le cœur de métier du Stuart est plutôt du côté de la livraison à domicile des courses effectuées dans des supermarchés. Mais certains services postaux comme la distribution de catalogues ou de journaux peuvent être aussi pris en charge par ces auto-entrepreneurs.
L’ubérisation concerne une part limitée du service public, ce qui est aussi vrai dans l’emploi en général. Mais ces évolutions s’inscrivent dans un courant plus large au sein du groupe La Poste. Ainsi, depuis de nombreuses années, Chronopost propose à ses agents de quitter le groupe pour créer leur propre structure avec la promesse de se voir confier les mêmes tâches de distribution de courrier. L’entreprise peut ainsi sous-traiter jusqu’à 90 % de son activité à des entrepreneurs qui, même s’ils ont un contrat, sont payés à la tâche[13]. Au fil du temps, la fonction de dépôt de colis des bureaux de poste est supplantée par une myriade de points relais, des commerçants offrant ce service en sus de leur activité. En 2009, GeoPost, filiale de La Poste, rachète la start-up Pickup qui organise un réseau de dépôts-relais dans tout le pays. Un accord entre Pickup et Keynest autour d’une offre de consignes sécurisées pour l’échange de clés permet en outre d’établir le lien avec le développement d’Airbnb. Le fait de confier aux dirigeants de Pickup la tête de Stuart au sein du groupe GeoPost suggère alors la continuité entre le développement de ces points relais et celui de la livraison ubérisée.
Notes :
[1] Clément Bertholet et Laura Létourneau, Ubérisons l’État… avant que d’autres ne s’en chargent, Paris, Armand Colin, 2017. Les auteurs évoquent une « auto-ubérisation » de l’état. Cependant, par de nombreux exemples de sous-traitance présentés, par la part majoritaire des personnes interviewées issues du secteur privé ou par la préface confiée à Xavier Niel, on peut s’interroger sur l’identité de ce « nous » qui est appelé à ubériser l’état.
[2] Voir Gilles Jeannot et Philippe Bezes, « Mapping the use of public management tools in European public adminis- tration », in Gerhard Hammerschmid, Steven Van de Walle, Rhys Andrews, Philippe Bezes, Public Administration Reforms in Europe, The View from The Top, Cheltenham, Edward Elgar, 2016, p. 219-230.
[3] Voir Aaron short, « Are Uber and Lyft the future of transit ? Not so fast », Street Blog USA, 22 juillet 2019.
[4] Nous remercions Tania Aïda Apedo pour sa présentation du cas de Detroit et plus largement des expériences étasuniennes.
[5] Voir Joy Borkholder, Mariah Montgomery, Miya saika Chen, Rebecca smith, « Uber state interference : how transportation network companies buy, bully, and bamboozle their way to deregulation », A Report of The National Employment Law Project and The Partnership for Working Families, 2018, en ligne.
[6] Voir Marlène Benquet et théo bourgeron, La Finance autoritaire. Vers la fin du néolibéralisme, Paris, Raisons d’agir, 2021. Les sommes engagées en lobbying pour faire basculer le vote en faveur du brexit (17 millions de livres) rapportées par ces auteurs sont cependant largement inférieures aux sommes dépensées par Uber et par Lyft.
[7] Voir Anaïs Moutot, « élections américaines : Uber et consort sauvent leur peau en Californie », Les Échos, 4 novembre 2020. Les compagnies ont dépensé 200 millions de dollars en commu- nication, le niveau le plus élevé atteint pour ce type de référendum local.
[8] Extrait du blog de Jérôme Pimot, ancien livreur à vélo chez Deliveroo, cofondateur et porte-parole du Collectif des livreurs autonomes de Paris (CLAP).
[9] Anne Aguilera, Laetitia dablanc, Alain Rallet, «L’envers et l’endroit des plateformes de livraison instantanée », Réseaux, 212, 2018, p. 23-49. La part qui revient au livreur ne cesse de décroître au fil du temps.
[10] Voir Lionel Steinmann, « La Poste innove pour la protection sociale des coursiers de Stuart », Les Échos, 6 novembre 2017.
[11] Entretien avec Jérôme Pimot du CLAP, 27 octobre 2020.
[12] Voir « Stuart s’attaque à la logistique du dernier kilomètre pour révolutionner la livraison ultra-rapide », chaîne Youtube de Kronik.
[13] Voir Pierre Vétois et nicolas Raimbault, « L’“ubérisation” de la logistique : disruption ou continuité ? Le cas de l’Île-de-France », Technologie et innovation, 17-3, 2017, p. 1-22.