L’algorithme comme outil de discrimination salariale : quand le patron d’Uber passe aux aveux

Uber - Le vent se lève

Après des années de dénégation, le PDG d’Uber a fini par l’admettre : l’entreprise modifie la rémunération de ses chauffeurs en fonction de leurs « schémas comportementaux ». Secret de Polichinelle : depuis des années, de nombreux universitaires et syndicats accusent l’entreprise de pratiquer une « discrimination salariale algorithmique ». Elle passe par la collecte des données de leurs chauffeurs pour décider de leur rémunération. Un moyen de réduire subrepticement les salaires tout en contournant le principe légal « à travail égal, salaire égal ». Cet aveu coïncide avec des grèves massives de travailleurs Uber, réclamant une réforme de leur statut. Mais l’entreprise, qui possède des relais étroits dans les institutions européennes comme au sein du Parlement britannique, parvient pour le moment à mettre en échec toute réforme structurelle… Par Ben Wray, traduction Alexandra Knez [1].

Jusqu’alors, Uber niait farouchement ces accusations. Volte-face le 7 février dernier, lors d’une conférence en ligne avec des investisseurs de premier plan. Le PDG Dara Khosrowshahi était interrogé sur la politique d’Uber concernant les « tarifs initiaux », et sa réponse ne souffrait d’aucune ambiguïté : « je pense que ce que nous pouvons faire de mieux est d’assortir des trajets différents à des chauffeurs différents en fonction de leurs préférences ou des schémas comportementaux qu’ils nous montrent (…) Voilà ce sur quoi nous nous concentrerons à l’avenir : Offrir le bon voyage, au bon prix, au bon chauffeur. »

Cet aveu est intervenu quelques heures après que l’entreprise a annoncé son tout premier bénéfice annuel de 1,1 milliard de dollars, alors que ses pertes s’élevaient à plus de 30 milliards de dollars depuis 2014. Certains analystes ont effectué un lien entre ce revirement financier et l’introduction de la politique de tarification dynamique qui a camouflé une forte baisse de la rémunération moyenne des chauffeurs derrière des taux de rémunération « personnalisés ».

La nouvelle des bénéfices de l’entreprise survient alors que de nombreux conflits éclatent avec ses employés. Le 2 février, les coursiers, y compris les livreurs d’Uber Eats, ont entamé l’une des plus grandes grèves de l’histoire du secteur au Royaume-Uni, en raison de ce que les organisateurs ont qualifié de « conditions de travail épouvantables ». Une nouvelle grève a eu lieu le jour de la Saint-Valentin, les chauffeurs Uber de Bristol ayant rejoint les coursiers dans leur action syndicale.

La « tarification dynamique » pour contourner la loi

C’est à American Airlines que revient l’inauguration de la pratique de la « tarification dynamique ». Uber l’a adaptée à ses travailleurs, payés à l’avance par tâche accomplie plutôt que par heure passée au travail ou kilomètre parcouru. Les prix varient en fonction d’un ensemble de données traitées par un algorithme inconnu du travailleur, notamment les conditions de l’offre et de la demande en temps réel, la concurrence sur le marché et l’historique du chauffeur – par exemple, son taux de réponse.

Les travaillistes britanniques devaient renoncer à une réforme du statut des salariés Uber. Entre-temps, ils avaient débuté une campagne visant à « courtiser les chefs d’entreprise », selon l’expression du Financial Times. Hasard de calendrier, à n’en pas douter.

Ce manque de transparence confrère à Uber un pouvoir conséquent sur les revenus qu’il tire des chauffeurs. Alors que ceux-ci percevaient auparavant un pourcentage fixe du prix payé par le client pour la course – autour de 80 % -, le tarif initial proposé par Uber n’a plus aucun rapport avec le prix payé par le client ; l’entreprise est ainsi libre de décider de la commission qui revient au chauffeur au gré des trajets.

Il en résulte que les chauffeurs Uber et les livreurs Uber Eats ne peuvent jamais être sûrs de la rémunération qui leur sera proposée, ni des raisons qui ont conduit à la fixer à cette hauteur. Sur la chaîne YouTube « The Rideshare Guy », des chauffeurs ont démontré que deux travailleurs Uber assis côte à côte peuvent se voir proposer des taux de rémunération très différents pour un trajet similaire. Une expérience qui ne faisait que corroborer les recherches de Veena Dubal, professeur de droit à l’université de Californie, qui a été l’une des premières universitaires à étudier la politique de tarification dynamique d’Uber – la décrivant comme une « discrimination salariale algorithmique ».

Elle a constaté que cette pratique enfreignait les lois sur l’égalité au travail qui exigent un salaire égal pour un travail égal, conformément à la loi britannique de 1970 sur l’égalité de rémunération (Equal Pay Act). Uber a rejeté les recherches de Mme Dubal, affirmant que son « postulat de base » était « tout simplement erroné ».

« Personnaliser les tarifs – en utilisant des données extraites du propre travail des employés – est un véritable cauchemar », nous déclare Veena Dubal. « Il ne s’agit pas seulement du fait que l’entreprise offre des salaires trop bas, mais aussi du fait que ces salaires sont imprévisibles, variables et distribués d’une manière qui s’apparente à un jeu de hasard. Plus grave encore : ces pratiques s’étendent à d’autres entreprises et à d’autres secteurs. » Les aveux du PDG d’Uber vont-ils permettre de changer la donne ? « J’espère qu’ils réveilleront les régulateurs. Il faut mettre un terme à ces pratiques dès maintenant. »

« Détruire l’emploi tel que nous le connaissons »

James Farrar, ancien chauffeur d’Uber qui a poursuivi l’entreprise devant la Cour suprême du Royaume-Uni en 2021 avec gain de cause, a déclaré que la tarification dynamique était l’aboutissement « inévitable et sinistre » d’une « évolution de l’économie collaborative qui dure depuis une décennie ». Farrar, qui est cofondateur et directeur du Worker Info Exchange, une organisation britannique de défense des droits des travailleurs en matière de données personnelles, précise que la tarification dynamique est « la naufrage du respect de la dignité de l’individu au profit d’un marché isolé d’une seule personne à exploiter ».

« Ce qui est effrayant, c’est que cela ne s’arrêtera pas aux plateformes de l’économie collaborative. Cela risque de détruire l’emploi tel que nous le connaissons. » Même si Uber est présent dans l’Union européenne et au Royaume-Uni depuis douze ans, et que plus de la moitié des travailleurs de l’économie collaborative gagnent moins que le salaire minimum dans ce dernier pays, les partis de gauche et de droite ont reculé devant des réformes structurelles qui auraient pu améliorer la sécurité de l’emploi et la rémunération des travailleurs de l’entreprise.

Pourtant, ces modalités de travail sont tout sauf marginales. Une étude menée par le Trades Union Congress en 2021 a révélé que 14,7 % des travailleurs en Angleterre et au Pays de Galles travaillaient sur des plateformes de travail numérique au moins une fois par semaine, un chiffre qui a presque triplé en cinq ans.

En 2021, le Parti travailliste britannique promettait d’imposer le statut de travailleur unique, qui aurait mis fin au statut limb (b), à mi-chemin entre celui de salarié et de travailleur indépendant, actuellement utilisé par Uber pour ses chauffeurs. Courageux mais pas téméraires : les travaillistes devaient renoncer à cette réforme en août 2023. Entre-temps, ils avaient débuté une campagne visant à « courtiser les chefs d’entreprise », selon l’expression du Financial Times. Hasard de calendrier, à n’en pas douter.

Autre coïncidence fortuite : Uber apparaissait comme l’un des « partenaires commerciaux » du Parti travailliste lors d’une conférence patronale en janvier. Un peu auparavant, Novara Media avait révélé que le directeur britannique de Deliveroo avait profité d’un événement sponsorisé de la conférence du Parti travailliste pour affirmer que la France donnait « l’exemple le plus progressiste » en matière de réglementation de l’économie collaborative, alors même que l’entreprise y avait été sanctionnée pour abus des droits des travailleurs.

« Cette utilisation régressive de la technologie pour accroître l’exploitation des travailleurs est qualifiée d’innovante, tant par les membres de notre gouvernement que par notre opposition » ironise Alex Marshall, président du syndicat IWGB. Marshall, ancien coursier chargé de la livraison de repas à Londres, surenchérit : « Les entreprises telles qu’Uber et Deliveroo utilisent la technologie pour tirer systématiquement vers le bas les salaires des coursiers, créant des divisions au sein de la main-d’œuvre et piétinant les normes fondamentales relatives au travail obtenues de haute lutte par le mouvement syndical au fil des ans ». Jusqu’à ce que des mouvements sociaux d’ampleur contraignent les législateurs à interdire la « discrimination salariale » ?

Notes :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Novara Media sous le titre « Uber Boss Makes Shocking Admission Over “Algorithmic Wage Discrimination” ».