Il y a trente ans Thomas Sankara, président du Burkina Faso, était assassiné dans les circonstances les plus troubles. Depuis trente ans, le gouvernement français refuse de donner son feu vert pour une enquête sur la mort du “Che africain”. Il faut dire que des soupçons de complicité avec les assassins de Sankara pèsent sur l’Etat français… Bruno Jaffré, biographe du révolutionnaire, plaide pour l’ouverture d’une enquête et la levée du secret d’Etat. Il travaille sur le Burkina Faso depuis 1984, date où il a rencontré Thomas Sankara dans le cadre d’une interview. Auteur d’une biographie de Tomas Sankara, La patrie ou la mort, nous vaincrons, il a récemment publié un recueil commenté de ses discours (La liberté contre le destin). Co-fondateur de l’association Collectif Secret Défense, il est à l’origine d’une pétition demandant la convocation d’une enquête sur la mort de Thomas Sankara. Il anime le site thomassankara.net.
LVSL – Pensez-vous que, s’il y a un tabou autour de l’assassinat de Sankara, c’est parce que l’Etat français y a des responsabilités ?
Bruno Jaffré – La France a évidemment du mal à ouvrir les dossiers noirs de la République. Ce sont souvent des travaux journalistiques qui font la lumière sur ce type d’affaires, la vérité ne vient jamais de l’Etat français lui-même. La France est encore sur la défensive ; elle cherche à se délester de toutes les périodes les plus noires de son passé, lorsqu’elle a du mal à reconnaître sa participation à des événements. Ainsi, elle s’arque-boute sur la question du secret défense. Le secret défense est censé protéger la sûreté nationale, pas l’histoire de France dans ses secrets les plus sombres. C’est pourquoi j’ai contribué à la création du Collectif Secret Défense, destiné à remettre en cause une telle utilisation du secret d’Etat.
Concernant l’assassinat de Sankara, quelques témoignages impliquent l’Etat français, mais ce n’est pas suffisant. Les journalistes de RFI qui sont à l’origine du dossier “Qui a fait tuer Thomas Sankara ?” ont fait un bon travail d’enquête, et l’un des objectifs de notre comité est aussi d’entraîner des journalistes d’investigation à enquêter sur ces affaires françafricaines. Mais la justice reste le meilleur moyen de découvrir la vérité, et l’ouverture du secret défense (un certain nombre de documents ont été classés secret défense sur le Burkina Faso) est le seul moyen de découvrir quel rôle la France a joué dans l’assassinat de Thomas Sankara.
Bruno Jaffré
Avec le Collectif Secret Défense, nous demandons la mise en place d’une commission rogatoire sous direction burkinabè et, si cette requête venait à être refusée, la formation d’une commission d’enquête parlementaire. Nous connaissons les difficultés que nous allons rencontrer. Alors Ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian avait bloqué la déclassification des documents relatifs à l’assassinat des deux journalistes Ghislaine Dupont et Claude Verlon au Mali. Aujourd’hui Ministre des Affaires Etrangères d’Emmanuel Macron, il refuse toujours l’ouverture de ces archives. Cela montre qu’il n’y a pas de rupture avec le passé et que le combat va être difficile, mais ce combat est motivé par une préoccupation éminemment démocratique : la lutte contre le mensonge d’Etat et pour la reconnaissance des victimes. Au-delà de la question de la démocratie et de la défense des citoyens, c’est l’histoire que nous allons raconter à nos enfants qui est en jeu ; la France a bel et bien une histoire prestigieuse, mais cette histoire a aussi ses côtés sombres ; si nous voulons éviter que notre pays ne retombe dans ses travers, il faut que toutes ces périodes noires soient mises en évidence…
LVSL – Vous demandez l’ouverture d’une enquête. Attendez-vous quelque chose du gouvernement français actuel ?
B. J. – Ce n’est pas en ces termes que je poserais la question. Nous menons une campagne destinée à lever le voile sur l’assassinat de Thomas Sankara, et nous demandons à l’Etat français de faire ce qu’il faut pour que l’on connaisse la vérité. Le gouvernement Hollande avait promis de répondre à la demande du juge burkinabè, qui consistait à lever le secret défense et à nommer un juge français pour enquêter en France, sous la direction d’un juge burkinabè. Le gouvernement Hollande n’a pas satisfait sa promesse, et on attend la réponse du gouvernement actuel, lequel n’a pour le moment pas été interrogé sur cette question.
Ce que nous craignons, c’est une manœuvre pour empêcher que les archives ne soient ouvertes ; il y a eu plusieurs cas emblématiques où le gouvernement a manœuvré pour éviter que le secret défense ne soit levé. François Graner, chercheur qui enquête sur le Rwanda, a tenté d’avoir accès aux archives du gouvernement de François Mitterrand ; ces archives ont été livrées par l’Etat à un particulier, qui refuse de les ouvrir… François Graner a intenté une série de démarches juridiques, sans succès.
LVSL – Thomas Sankara est loin d’être le seul révolutionnaire à avoir secoué le joug néo-colonial qui pesait sur l’Afrique (on peut aussi penser à Sékou Touré, Kwame N’Krumah…). Pourtant, c’est toujours à Sankara que l’on pense lorsqu’on évoque l’émancipation africaine ; comment l’expliquez-vous ?
B. J. – Il y a plusieurs raisons à cela. Thomas Sankara est d’abord le dernier grand révolutionnaire africain. Ensuite, personne ne conteste l’aspect positif de cette révolution. Sankara a pu faire des erreurs, mais nul ne conteste qu’il travaillait à l’amélioration des conditions de vie de son peuple. Sankara est mort jeune, il a refusé de tuer son meilleur ami (Blaise Compaoré) alors qu’il savait pertinemment qu’il préparait un coup contre lui. Il a donc une aura d’homme intègre, qui s’est sacrifié pour son pays sans faire de concessions et se lancer dans des règlements de compte comme on a pu le voir au cours d’autres révolutions. Sankara n’a pas voulu laisser cette image d’une révolution qui s’est désagrégée en supprimant ses propres dirigeants.
Son bilan économique est positif. Les Burkinabè gardent en mémoire la simplicité de Sankara, le mode de vie frugal qu’il a imposé à son gouvernement, sa lutte contre la corruption… C’est le seul révolutionnaire africain qui part en laissant ce côté positif de l’exercice du pouvoir derrière lui. Les spéculations vont bon train sur la manière dont le Burkina Faso aurait fonctionné si Thomas Sankara était resté au pouvoir, mais nul ne peut affirmer que la situation se serait dégradée.
Ce qui est certain, c’est que Sankara a montré qu’un pays aussi petit que le Burkina Faso pouvait choisir un modèle autocentré, qu’il a convaincu son peuple que c’est pour lui-même qu’il se mettait au travail. C’est là l’une de ses victoire les plus importantes: il a rendu sa dignité et sa fierté à son peuple, en promouvant cette idée que même si l’on est pauvre, on refuse de se mettre à quatre pattes pour demander de l’aide, qu’il faut tout de suite se mettre au travail, avec ou sans aide, même dans des conditions difficiles… C’est la raison pour laquelle Sankara reste dans les mémoires comme le grand dirigeant révolutionnaire africain de l’après-indépendance. On peut penser à Amilcar Cabral, aux dirigeants du Cameroun assassinés, mais ceux-là n’ont pas gouverné…
LVSL – Justement, ce qui semble caractériser Sankara, c’est un mépris absolu à l’égard de la realpolitik, une volonté de faire triompher ses principes dans n’importe quelles circonstances. Il s’est brouillé avec les puissances coloniales, mais aussi régionales (notamment la Libye), en leur refusant l’accès au Burkina Faso pour y implanter des bases militaires. Sankara a-t-il péri pour avoir manqué de realpolitik ?
B. J. – Ce terme n’existe pas dans le vocabulaire politique burinabé. Thomas Sankara faisait ce qu’il jugeait bon, indépendamment des circonstances extérieures. Il avait reçu une proposition d’aide de la part de Kadhafi avant d’arriver au pouvoir. Il l’a rejeté. Par la suite, Kadhafi a voulu lui imposer un certain nombre de conditions ; il a refusé de les appliquer, et leurs rapports se sont dégradés. Kadhafi fait partie de ceux qui ont mené un complot international pour l’assassiner. C’est quelque chose que nous pointons du doigt depuis longtemps. Il faut aussi prendre en compte le rôle de Charles Tyalor, chef de guerre du Libéria [et président de 1997 à 2003], lui aussi impliqué dans l’assassinat de Thomas Sankara.
Aurait-il du accepter de faire des concessions ? Je pense qu’à l’époque, n’importe quel dirigeant africain qui montrait que l’on pouvait se développer en se libérant du néocolonialisme et de la Françafrique était voué à finir assassiné ; il n’y avait pas d’autre possibilité. Aujourd’hui, on peut être plus optimiste. Il faut voir la manière avec laquelle le peuple burkinabè s’est débarrassé de Blaise Compaoré. Les mouvements sociaux sont plus puissants aujourd’hui en Afrique. De nouveaux mouvements émergent dans un certain nombre d’ex-colonies françaises, qui luttent pour que l’on refuse de laisser leur pays à des ex-puissances coloniales. La France recule, concurrencée par d’autres puissances. Tout cela va produire, petit à petit, un changement en Afrique…
LVSL – En écoutant les paroles de Thomas Sankara, on sent qu’il était inspiré par le marxisme et par l’héritage révolutionnaire français. Quelles étaient les références intellectuelles de Thomas Sankara ?
B. J. – C’est malheureusement quelque chose que l’on fait semblant de ne pas voir en Afrique, ce qui nuit à la portée politique des mouvements sociaux à venir. Sankara était très clairement marxiste, même s’il refusait de l’admettre, disant que “c’était trop pour lui de se qualifier de marxiste”, jouant le faux modeste ; il ne l’a admis qu’une fois, face à des journalistes cubains. Son discours d’orientation politique, par exemple, est éminemment marxiste ; l’analyse qu’il fait de son pays est une analyse de classe, il prévoit les problèmes que rencontrera la Révolution à venir à travers le prisme de l’exploitation ; il y manque bien sûr une analyse précise de la domination dans les zones rurales, sachant qu’on ne peut plaquer une grille de lecture issue des grands territoires appartenant à des latifundistes sur le Burkina, où la propriété individuelle n’existait pas… C’est un aspect qui n’a pas été étudié dans ce discours, mais on y trouve sans aucun doute une analyse de classe, Sankara y dit clairement quelles sont les classes qu’il faut renverser et quelles sont celles qui doivent arriver au pouvoir. Lorsqu’il parlait des femmes, il s’inspirait de l’origine de la famille, de l’Etat et de la propriété d’Engels. Lorsqu’on lui demande quels sont les trois livres qu’il souhaiterait emporter sur une île déserte s’il devait y rester jusqu’à la fin de sa vie, il répond : “La Bible, le Coran, et l’Etat et la Révolution de Lénine”. Sankara était un marxiste, et tous les groupes qui ont participé au processus révolutionnaire se qualifiaient de communistes.
Il est dommage que l’on ne s’en saisisse pas davantage. Le marxisme a de l’avenir en Afrique. L’impérialisme est un concept issu du vocabulaire marxiste [Lénine a publié en 1916 l’impérialisme, stade suprême du capitalisme]. Il est dommage que les partis politiques qui se réclament de l’héritage de Sankara ne veuillent en retenir que son panafricanisme. Un grand nombre d’intellectuels africains produisent des travaux intéressants, mais le fait de gommer cette référence au marxisme prive l’Afrique d’une réflexion approfondie sur ce qu’est le marxisme, et la manière dont on peut s’en servir pour changer le monde..
LVSL – Vous vous intéressez au Burkina Faso depuis les années 80. À l’époque, la “Françafrique”, cet ensemble de réseaux de dépendance entre le gouvernement français et les Etats africains, maintenait ceux-ci dans une véritable servitude néo-coloniale. Les choses ont-elles évolué ?
B. J. – Les choses ont un petit peu changé. Le joug françafricain est moins efficace. L’Afrique subit également le joug d’autre pays, de la Chine, notamment. Il existe toujours des réseaux françafricains, le principe de la Françafrique existe toujours, mais les résistances, en Afrique, sont beaucoup plus fortes. En conséquence, il est difficile pour la France de se comporter en Afrique comme aux lendemains des indépendances…
Blaise Compaoré [président du Burkina Faso de 1987 à 2014, commanditaire de l’assassinat de Thomas Sankara], chassé par l’insurrection de 2014, était le meilleur soutien de la France dans la région (il a remplacé dans ce rôle Félix Houphouët-Boigny [Président de Côte d’Ivoire de 1960 à 1993]), et il faut dire que la France ne l’a pas soutenu dans sa volonté de rester au pouvoir. En revanche, les troupes françaises du commandement des opérations spéciales ont protégé Blaise Compaoré, et lui ont permis d’échapper à la justice de son pays. L’argument qui avait été avancé consistait à dire que c’était pour le protéger d’éventuels sévices de la part des insurgés ; mais, durant l’insurrection, si quelques maisons des anciens ministres ont brûlé, l’ensemble des dirigeants de l’ancien régime ont été protégés et il ne leur est rien arrivé. L’argument avancé par le gouvernement français ne tient donc pas.
Autre exemple : François Compaoré, le frère de Blaise Compaoré, est sous un mandat d’arrêt international lancé par Interpol, car il est impliqué dans l’assassinat du journaliste Norbert Zongo en 1998. Il a pourtant déclaré dans un entretien avec Jeune Afrique qu’il se rendait régulièrement en France… Cela montre que la France continue à protéger la famille Compaoré. La Françafrique est toujours présente. Le poids des grandes entreprises françaises en Afrique (Bouygues, Orange, Bolloré…) l’atteste.
LVSL – Vous êtes donc plutôt optimiste concernant l’avenir de l’Afrique ?
B. J. – Bien sûr ! Je me rends au Burkina depuis très longtemps, et je trouve que l’on sous-estime l’importance de l’insurrection qui a eu lieu en 2014. c’était l’insurrection d’un peuple uni, de dizaines de milliers de gens qui se retrouvaient dans la rue, en ne sachant pas s’ils allaient revenir le soir… On peut être optimiste. La difficulté pour le Burkina Faso consiste maintenant à construire un avenir politique. Au lendemain de l’insurrection, il n’y avait pas de parti politique à même de prendre le pouvoir. On a laissé la société civile gérer les lendemains du départ de Blaise Comparoé ; c’est une transition intéressante… mais les élections ont laissé en place les anciens proches de Blaise Compaoré. Ils ont pu reprendre le pouvoir et continuer, avec quelques nuances, à reproduire le système qui prévalait avant la révolution et ses travers… Le fait que ce soient des proches de Compaoré qui se retrouvent au pouvoir est le signe d’un manque d’alternative criant. La société civile n’est pas encore sur la voie d’accéder au pouvoir, elle exerce seulement une fonction de surveillance. C’est positif, mais le fait est que les anciens dirigeants politiques restent au pouvoir… Il faut que des dirigeants politiques soient capables de faire fructifier l’énergie de cette jeunesse, qui ne demande pas mieux que de s’engager sur la voie d’un vrai changement et la construction d’une société nouvelle en Afrique…Il faut espérer que tous ces mouvements sociaux qui naissent parviennent à créer une alternative politique dans leur pays…
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