Le 6 Juillet au soir a été signé à Bruxelles un accord politique en vue d’un traité de libre-échange entre l’Union Européenne et le Japon. Les conséquences sociales, politiques et écologiques de cet accord sont considérables ; il concernera 37% des échanges commerciaux mondiaux. Il s’inscrit dans la lignée du TAFTA, dont les négociations ont été interrompues, et du CETA, signé en octobre dernier. La presse n’a mentionné son existence que quelques jours avant la signature, mettant le citoyen devant le fait accompli. Pourtant, cela fait plus de cinq ans que le Japon et l’Union Européenne négocient la mise en place d’un tel accord. Pourquoi les éditorialistes n’ont-ils pas jugé bon d’en informer l’opinion publique ?
Le 5 juillet dernier, le Monde publie un article intitulé “après le TAFTA et le CETA, vous allez adorer le JEFTA ! “. Il informe l’opinion qu’un accord de libre-échange est sur le point d’être signé entre le Japon et l’Union Européenne. Le “quotidien de référence” dénonce le secret qui existe autour de cet accord : “il est étonnant de constater à quel point cet accord commercial d’une portée considérable a jusqu’à présent si peu suscité l’intérêt des ONG, des médias et des politiques”. En effet. Oubliant de s’inclure dans les médias qu’il critique, Le Monde lui-même a fait silence sur cette affaire. Le premier article que l’on trouve à ce sujet dans le quotidien de Pierre Bergé et Xavier Niel date précisément du mercredi 5 juillet ; soit une journée avant la signature de l’accord. Le quotidien Libération évoque le sujet pour la première fois le 22 juin 2017 ; soit une semaine avant la signature d’un accord prévu depuis… 2012. Le Point, quant à lui, a consacré une petite dizaine d’articles au sujet depuis cinq ans, en des termes qui ne peuvent que faire sourire.
Comment expliquer ce silence autour de ce projet de Traité de libre-échange ?
Que contient cet accord ?
Les clauses de cet accord concernent d’abord les barrières douanières, qu’il s’agit d’abaisser. Le Japon s’engage par exemple à ouvrir son marché agro-alimentaire aux produits européens, et l’Union Européenne à accueillir dans son secteur automobile des capitaux japonais. Cet abaissement des droits de douane est censé, en dopant les exportations, favoriser les producteurs européens dans le domaine de l’agro-alimentaire et les industriels japonais dans le domaine de l’automobile ; au risque, comme dans tout accord de libre-échange, de favoriser les groupes multinationaux les plus puissants et de ruiner les producteurs locaux européens et japonais… Le premier ministre japonais Shinzo Abe avait souhaité introduire dans le JEFTA les mêmes mécanismes juridiques prévus dans le TAFTA, et qui auraient permis à des entreprises d’attaquer des Etats en justice ; cette mesure controversée a été partiellement rejetée par l’Union Européenne, qui préfère mettre en place des tribunaux “multilatéraux”, dont le fonctionnement institutionnel précis reste encore flou… Sur le plan écologique, plusieurs ONG dénoncent l’absence de garanties liées à l’environnement ; un rapport de Greenpeace pointe du doigt qu’aucune mention n’est faite du principe de précaution, de l’interdiction de la chasse à la baleine ou encore de la lutte contre la déforestation…
En résumé, il s’agit d’un accord qui laisse présager un Traité très similaire au CETA, adopté en octobre dernier par l’Union Européenne. Très controversé en raison des clauses libre-échangistes qu’il renferme, le CETA a rencontré l’opposition d’une partie importante de l’opinion publique européenne. On aurait donc pu attendre de la presse qu’elle se penche sur ces négociations autour du JEFTA et qu’elle cherche à en informer l’opinion publique…
Le secret autour des accords de libre-échange n’est pas une nouveauté…
Les dignitaires européens sont attachés à la culture du secret, et cela ne remonte pas au JEFTA. Le TAFTA avait d’abord été mis en place dans le plus grand secret ; interdiction avait été faite à la presse d’assister aux séances de négociation… Les informations ont ensuite été données au compte-goûte, et la grande presse a fini par s’emparer de ce sujet, grande source d’inquiétude pour les populations d’Europe. Le cas du JEFTA est légèrement différent. Si les institutions européennes ont également veillé à ce que les coulisses des négociations restent fermées aux journalistes, des informations ont également fuité. Les grandes lignes de ce traité, annoncées par les hauts dignitaires européens et japonais, étaient connues depuis plusieurs années. En mars 2017, le journal allemand Tagezeitung rendait publiques certaines informations à propos du JEFTA ; en mai 2017 les “JEFTA leaks”, révélées par Greenpeace, ont mis en lumière les clauses de cet accord de libre-échange.
“Pourquoi nous avons choisi de révéler les centaines de page d’un traité secret qui menace nos droits et notre planète”
Problème: aucun grand média français ne s’est emparé du sujet. Alors que la totalité du contenu des négociations de cet accord entre l’UE et le Japon était disponible, la direction d’aucun média n’a semblé trouver le sujet digne d’intérêt… Il faut attendre fin juin pour lire des articles et voir des reportages consacrés à la signature imminente du JEFTA. Une manière de mettre leurs lecteurs devant le fait accompli…
Comment expliquer un tel silence ?
Si aucune réponse définitive ne peut être apportée à cette question, des hypothèses peuvent cependant être émises. S’agit-il de protéger les intérêts économiques des grands groupes multinationaux ? Ceux-ci sont majoritaires dans les conseils d’administration de la plupart des grands médias ; c’est désormais un secret de Polichinelle : ils possèdent une influence souvent décisive sur la ligne éditoriale des journaux qu’ils subventionnent. On se souvient de l’attitude embarrassée des principaux médias à l’égard du TAFTA. À rebours de l’opinion publique, globalement très inquiète des conséquences politiques, sociales et écologiques qui découleraient de la mise en place de ce Traité, les principaux médias ont adopté une certaine neutralité, oscillant entre articles et reportages favorables au Traité et légèrement critiques à son égard.
Le TAFTA favorisait les intérêts des puissances économiques qui financent la grande presse, mais suscitait l’hostilité prononcée de son lectorat. Raison, sans doute, de l’attitude embarrassée des journalistes à l’égard du TAFTA et, peut-être, du silence médiatique autour du JEFTA ; déplaire aux bailleurs de fonds comme au lectorat eût été périlleux…
Il faut également remettre la signature du JEFTA dans le contexte de la présidence d’Emmanuel Macron. Reprenant le leitmotiv du Parti Socialiste depuis 1983, celui-ci avait défendu, durant sa campagne, l’idée d’un “protectionnisme européen”. Face à la concurrence sauvage, c’est la gouvernance européenne qui devait protéger les travailleurs, et non les gouvernements nationaux. La signature de l’accord de libre-échange UE-Japon, à laquelle le Président ne s’est d’ailleurs pas opposé, résonne comme un démenti absolu adressé à ses promesses de campagne. Elle montre que l’Union Européenne, loin d’être une instance de régulation de la mondialisation néolibérale, en est l’un des principaux agents; loin de limiter la toute-puissance des grands groupes multinationaux, elle leur donne un cadre à l’intérieur duquel elles peuvent exercer un pouvoir absolu. Il est probable que la direction des grands médias, dont LVSL a plusieurs fois étudié la complaisance surprenante à l’égard d’Emmanuel Macron, n’aient pas voulu hâter la disgrâce du Président. Le quinquennat qui vient ne sera pas sans encombres pour le nouveau président. Les lois sociales qu’il proposera en septembre susciteront la colère de la majorité de l’opinion et la révolte des travailleurs les plus politisés. Il s’agit donc de ne pas de hâter cette disgrâce qui attend le Président “jupitérien”, mais de prolonger son état de grâce sur les nuages de l’Olympe… En attendant, une étape importante a été franchie ce jeudi 6 juillet dans la mise en place du Traité de libre échange entre l’UE et le Japon ; et c’est grâce au silence de la grande presse qu’elle a pu l’être sans encombre…
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