Kamala Harris : la nouvelle Obama ?

Kamala Harris - Le Vent Se Lève
Kamala Harris officialisant sa candidature © réseaux sociaux de Kamala Harris

Depuis le retrait de Joe Biden, le camp démocrate est en effervescence autour de la vice-présidente Kamala Harris, dont la candidature galvanise le Parti. Les sondages témoignent d’une indéniable remontée, qui s’accompagne d’un enthousiasme palpable auprès de l’électorat démocrate. « Du jamais vu depuis Barack Obama », à en croire de nombreux observateurs. Si la comparaison semble facile, sa pertinence ne se situe pas dans la candidature et le « style » de Kamala Harris. La similitude est à chercher dans sa proximité avec les grands argentiers du Parti démocrate. Et le programme politique qu’elle risquerait de mettre en place une fois élue. Analyse.

Cet article est le premier d’une série de portraits sur l’élection présidentielle américaine.

Dans sa newsletter du 29 juillet, le cinéaste et militant Michael Moore insiste sur la fulgurance inédite de l’enthousiasme suscité par la candidature de Kamala Harris. Il évoque les 170 000 militants inscrits en quelques jours pour faire campagne, les 120 000 participants à la première réunion en visioconférence et les levées de fonds impressionnantes – une grande partie provenant de petits dons citoyens. Des chiffres qui donnent le vertige, alors que la vice-présidente n’avait pas encore été officiellement investie par le Parti, ni n’avait sélectionné son colistier ou publié un début de programme. L’annonce de la sélection de Tim Walz comme colistier a été suivie d’une nouvelle levée de fonds spectaculaire auprès des Américains issus des classes moyennes. Et les foules qui se déplacent pour assister aux premiers meetings de campagne inquiètent Donald Trump.

Cet enthousiasme se reflète également dans la couverture résolument positive des principaux médias proches du Parti démocrate ou non alignés – les mêmes qui couvraient de manière dépréciative la campagne de Joe Biden avant de multiplier les coups de pression en faveur de son désistement. Comme souvent aux États-Unis, le retournement de la presse a été aussi rapide que prononcé. Il s’accompagne d’une inversion tout aussi notable des sondages. Cinq jours après le retrait de Joe Biden, le très conservateur Wall Street Journal titrait : « Kamala Harris efface l’avance de Trump, selon notre enquête d’intention de vote ». Désormais, elle a également rattrapé le retard de Biden dans les États clés. Trump ne semble pas bénéficier du « coup de pouce » qui fait habituellement suite à la Convention du Parti républicain, tout comme il n’avait pas profité d’une hausse des intentions de vote suite à la tentative d’assassinat à son encontre.

Pour les militants qui avaient fait campagne pour Obama, ses deux mandats furent une amère déception. Wall Street n’eut aucun compte à rendre, mais dix millions d’Américains furent expulsés de leur logement

Aussi spectaculaire qu’il puisse paraitre, ce retournement reste compréhensible. L’ancien président républicain demeure profondément impopulaire et perçu, par une majorité d’électeurs, comme un dangereux extrémiste. De même, le vieillissement accéléré de Joe Biden avait plongé l’ensemble du camp démocrate dans une forme de léthargie fataliste. À commencer par les militants et sympathisants, très majoritairement hostiles à sa candidature dès son annonce début 2023. N’importe quel autre candidat démocrate disposant d’un profil national aurait vraisemblablement suscité un certain enthousiasme. Le projet politique de Kamala Harris reste à définir. Mais la perspective d’une victoire contre Trump suffit, pour l’instant, à provoquer cette « Kamalamania » que certains s’aventurent à comparer à « l’Obamamania » de 2008.

Du Yes we can à l’élection de Trump : le spectre d’Obama

Le premier président afro-américain de l’Histoire des États-Unis n’avait pas suscité un engouement si profond uniquement parce qu’il était jeune, métis et charismatique. Son éloquence s’accompagnait de prises de position annonçant un véritable tournant après huit années de présidence Bush, débutées par le fiasco de la guerre en Irak et achevées par la crise des subprimes. Celles-ci faisaient suite à huit ans de présidence Clinton, où les démocrates avaient peu ou prou appliqué le programme du Parti républicain, en matière de politique économique, sociale ou carcérale.

À l’inverse, Barack Obama s’était fait connaitre du grand public pour son opposition à la guerre en Irak, puis avait fait campagne sur la promesse d’une réforme de l’assurance-maladie et la prise en compte de l’enjeu climatique – entre autres marqueurs susceptibles d’expliquer pourquoi deux millions d’Américains avaient milité pour sa victoire. Un engouement qui avait aussi gagné Wall Street et la Silicon Valley. Les deux grands centres du capitalisme américain avaient abreuvé la campagne d’Obama de dons financiers, s’assurant de sa complaisance une fois élu.

Du point de vue des forces militantes qui avaient fait campagne pour Obama, les deux mandats du président démocrate furent une profonde déception. Wall Street n’eut aucun compte à rendre suite à la crise financière, mais dix millions d’Américains furent expulsés de leur logement. Le grand plan climat ne fut pas soumis au vote du Congrès. La grande réforme de l’assurance-maladie « Obamacare » fut écrite par les lobbyistes de l’industrie pharmaceutique et n’inclut pas la promesse d’une option publique.

Les soldats revenus d’Irak – où l’État islamique finit par prospérer – furent redéployés en Afghanistan. La relance économique votée en début de mandat fut trop timide, précipitant huit années de lente reprise qui débouchèrent sur une explosion des inégalités, des fermetures d’usines et l’élection de Donald Trump. Non seulement la victoire d’Obama ne marqua pas un tournant dans les problèmes de racisme que connaissent les États-Unis, mais après avoir vanté son investiture comme « le jour où le niveau des océans commencera à cesser de monter et la planète à se soigner » à la convention démocrate de 2008, il finira son mandat en se targuant d’avoir présidé à la plus grande hausse de production de pétrole de l’histoire récente…

Sur le plan politique enfin, les années Obama ont été marquées par un recul spectaculaire de la présence du parti démocrate à tous les échelons du pouvoir : perte de majorité aux deux chambres du Congrès, dans de nombreux parlements d’États et perte de nombreux postes de gouverneurs. Ce qui contribuera in fine à une ultra-majorité conservatrice à la Cour suprême.

Le bilan contrasté de Joe Biden et la responsabilité de Kamala Harris

Deux figures majeures du Parti démocrate ont tardé à soutenir officiellement Kamala Harris : Barack Obama et Bernie Sanders. Le premier pour des raisons purement stratégiques : comme beaucoup de cadres du Parti, Obama ne pensait vraisemblablement pas qu’Harris serait la meilleure candidate. Des gouverneurs issus de swing States au bilan solide auraient constitué de meilleures options. Dans son communiqué initial, l’ancien président avait évité de mentionner Harris et appelé implicitement à un processus de désignation aussi ouvert et démocratique que possible. Mais le fait que Joe Biden ait soutenu la candidature de Harris a enclenché une dynamique insurmontable.

Bernie Sanders, quant à lui, a refusé d’appuyer officiellement Harris pendant plus longtemps. Il espérait monnayer son soutien officiel contre le même type d’engagement programmatique qu’il avait obtenu de Biden. Promesses qui faisaient suite à une collaboration plus fructueuse qu’espérée.

En matière de politique intérieure, Biden a fait beaucoup plus en trois ans que son ancien patron en huit. Surtout, il a tenté de tourner la page du néolibéralisme, pour revenir à une forme de keynésianisme et dirigisme économique en rupture avec quarante ans de politiques économiques. Que l’on pense simplement à la grande loi « Chips Act », conçue pour rapatrier la production de composantes électroniques sur le territoire, au plan d’investissements dans les infrastructures et à la loi climat qui favorise, par différents mécanismes protectionnistes, le développement d’une industrie verte sur le territoire américain – au grand dam des Européens.

Dès l’annonce de sa candidature, Harris a reçu le soutien de pontes de la Silicon Valley. En échange : le limogeage de Lina Khan, la présidente de la Federal Trade Commission qui engage des actions judiciaires contre les pratiques monopolistiques des géants de la tech

Non seulement Joe Biden assume une forme de protectionnisme, mais il peut également se targuer de certaines victoires non négligeables contre les classes dominantes, via la mise en place d’impôts sur les grandes entreprises et les plus riches, tout en rognant les profits de l’industrie pharmaceutique par le plafonnement du prix de certains médicaments. Sa politique pro-syndicale a été marquée par un symbole fort : Joe Biden fut le premier président américain à se rendre sur un piquet de grève. Un geste qui s’inscrit dans une politique de hausse des salaires et du pouvoir d’achat, qui se reflète dans la nomination de Lina Khan à la tête de la Federal Trade Commission (FTC, l’agence fédérale en charge de protéger les consommateurs par l’application des lois antitrusts).

Pourtant, ces incontestables succès n’ont pas débouché sur une amélioration significative du niveau de vie de la majorité des Américains. Ces mesures, dont les limites sont évidentes, restent trop timides face aux fractures béantes qui traversent la société américaine. Et leurs effets sont contrebalancés par la conjoncture économique marquée par l’inflation, la hausse du prix de l’énergie, la stagnation de la productivité et une crise du logement de plus en plus intense.

La question se pose donc de savoir si Kamala Harris va tenter de poursuivre la voie tracée par Joe Biden ou si, davantage captive des intérêts financiers à l’instar de Barack Obama, elle en reviendra aux politiques néolibérales traditionnelles.

La candidate qu’appréciaient les grands argentiers démocrates

En 2020, les milieux financiers avaient salué la nomination de Kamala Harris à la Vice-présidence des États-Unis. Le Wall Street Journal titrait «  l’enthousiasme de Wall Street indique qu’elle estime que les réformes financières ne seront pas une priorité de cette administration » et notait que « Biden semble avoir réussi à contenir l’aile gauche de son parti ». La sénatrice de Californie revenait de loin. Candidate malheureuse aux primaires démocrates de 2020, elle avait abandonné la course suite à des sondages désastreux, qui la donnaient à moins de 3%. Cet échec cuisant, en dépit d’une campagne confortablement financée, qui comptait de nombreux anciens membres des équipes Clinton, et soutenue par de nombreux médias, s’expliquait par les problèmes inhérents à Harris elle-même. Ses tentatives de triangulation malheureuses, ses difficultés à prendre une position et s’y tenir, son inaptitude patente à diriger une équipe et son bilan très droitier lorsqu’elle était procureur général de Californie avaient contribué à alimenter la perception d’une politicienne opportuniste et dépourvue d’ossature idéologique.

C’est Joe Biden qui avait sauvé sa carrière politique en la choisissant comme colistière. Une décision quelque peu contrainte par l’engagement pris – pour mettre en difficulté son concurrent Bernie Sanders – de prendre une femme comme vice-présidente. Harris incarnait un compromis entre les profils jugés trop à droite et la progressiste Elizabeth Warren. La sénatrice de Californie avait aussi pour elle sa proximité avec les réseaux financiers, en particulier dans la Silicon Valley.

De même, Biden l’a quelque peu imposée comme successeur lorsqu’il a jeté l’éponge. Selon certaines informations publiées par la presse américaine, cette décision aurait été partiellement motivée par un désir de revanche contre les cadres du Parti démocrate (Obama, Pelosi, Schummer) qui l’avait poussé à renoncer, mais en préférant un processus de désignation plus ouvert, potentiellement à la Convention du parti. Biden lui-même doit son accession à la Maison-Blanche à une suite d’évènements fortuits : le ralliement de dernière minute des cadres du parti derrière sa candidature pour battre Bernie Sanders (alors qu’Obama lui avait déconseillé de se présenter et avait soutenu d’autres candidats en privé) et la crise Covid, qui avaient précipité la défaite sur le fil de Donald Trump tout en lui fournissant un alibi pour faire campagne depuis son domicile.

Le parcours de Kamala Harris doit davantage au hasard qu’au talent – contrairement à celui de Barack Obama, qui avait triomphé de la machine Clinton aux primaires avant de remporter deux présidentielles de suite. Harris est davantage tributaire des grands donateurs du Parti démocrate et des tractations internes avec les cadres que de la base électorale du parti. Dès l’annonce de sa candidature, elle a reçu le soutien de milliardaires californiens comptant parmi les pontes de la Silicon Valley. Reid Hoffman ne s’est pas contenté de contribuer à hauteur de 17 millions de dollars, il a également exigé que Harris limoge Lina Khan, la présidente de la FTC qui engage de nombreuses actions judiciaires contre les pratiques monopolistiques des GAFAM et souhaite réguler le secteur de la tech

Kamala Harris est également liée, via son entourage, à l’entreprise Uber. Son beau-frère siège au conseil d’administration et sa campagne a recruté David Plouffe, ancien stratège d’Obama et lobbyiste en chef d’Uber. À ces liens s’ajoute son bilan mitigé en tant que Procureur général de la Californie, où elle avait refusé de poursuivre les organismes financiers ayant eu des comportements frauduleux pendant la crise des subprimes.

Or, depuis qu’elle est promise à un rôle national, Harris a renoncé à de nombreuses promesses et engagements. Lorsqu’elle était sénatrice puis candidate aux primaires démocrates de 2020, elle avait défendu le projet de loi de nationalisation de l’assurance maladie (Medicare for all), soutenu l’idée d’une garantie à l’emploi fédéral (Federal job guarantee) et s’était prononcée contre le fracturation hydraulique. Ces renoncements peuvent être interprétés comme des calculs politiques pour recentrer son image, ou l’abandon de promesses qu’elle ne comptait pas tenir, en dépit des arguments convaincants qu’elle avait pu dérouler à l’époque pour les défendre.

Sur l’épineuse question du soutien à Israël, Harris prend ses distances avec Biden en matière de rhétorique mais ne remet nullement en cause sa ligne diplomatique. Elle a ainsi exclu de suspendre l’aide militaire, acceptant de soutenir ce que l’ONU estime être un génocide en cours. Et ce, dans le contexte où l’ONG israélienne Bet’selem a apporté la preuve de l’existence de centres de torture où les prisonniers palestiniens sont régulièrement violés

Absence de colonne vertébrale idéologique et proximité à l’égard des intérêts financiers : Harris ne semble pas mal partie pour emprunter le même chemin désastreux que Barack Obama.

Tim Walz, l’incarnation de l’espoir progressiste sur le « ticket » démocrate

La sélection de son colistier était le premier (et seul) grand choix à faire d’ici l’élection. Comme Obama, pour « équilibrer le ticket », Harris a voulu faire équipe avec un homme blanc issu d’un État rural. Le parti démocrate peut s’enorgueillir de compter plusieurs gouverneurs populaires élus dans des États du Midwest. La logique aurait voulu que Harris sélectionne Josh Shapiro, charismatique gouverneur de l’État décisif de Pennsylvanie.

Les milieux patronaux et la presse poussaient en sa faveur. Pourtant, Harris a créé la surprise en sélectionnant le gouverneur du Minnesota, Tim Walz, bien plus progressiste. La gauche démocrate, les grands syndicats ouvriers et d’instituteurs ont mené une campagne-éclair en faveur de sa candidature. La décision a tenu à peu de choses, mais Harris a surpris tout le monde en optant pour Walz.

Le gouverneur n’est pas seulement l’archétype du père de famille du Midwest : il fait partie des rares politiciens à ne pas être diplômé en droit et à venir de la working class. Outre son empathie affichée pour le monde rural et son profil atypique (adepte de la pêche, il est un ancien entraineur de football, instituteur et réserviste), il peut se vanter de l’un des bilans les plus à gauche du pays en tant que gouverneur. Il a par exemple instauré des congés parentaux et une cantine scolaire gratuite au Minnesota. Un bilan qu’il défend avec délectation lorsque la droite trumpiste l’accuse d’être un dangereux communiste…

En cas de victoire en novembre, ce qui est loin d’être acquis, il pourrait être un élément déterminant pour éviter à Kamala Harris de tomber dans les mêmes travers que Barack Obama. C’est du moins l’espoir nourri par la gauche démocrate, désormais rallié à la candidature de Harris…

La stratégie de Sanders face aux premières reculades de Biden

© LVSL

Radicaux dans ses propositions, Bernie Sanders l’est moins dans sa stratégie. Refusant d’attaquer Joe Biden depuis la victoire de ce dernier aux primaires démocrates, il tente à présent d’influer sur l’orientation de la nouvelle administration, truffée de lobbyistes et de promoteurs d’une économie de marché dérégulée. Sa stratégie se révèle-t-elle payante pour autant ? Si plusieurs mesures, essentiellement symboliques, ont été prises par Joe Biden, elles sont loin d’avoir entamé le consensus néolibéral – dont le nouveau président fut jusqu’à présent un promoteur aux États-Unis. Tandis que d’aucuns louent Joe Biden pour avoir mis fin à l’orientation climatosceptique du gouvernement précédent, d’autres font observer qu’il fait déjà marche arrière sur plusieurs promesses phares de sa campagne – plan de relance ou augmentation du salaire minimum, entre autres.

Pour une analyse de la composition du gouvernement Biden-Harris, lire sur LVSL l’article de Politicoboy : « Administration Biden, le retour du consensus néolibéral ».

Avril 2020, Bernie Sanders jette l’éponge à la primaire démocrate après avoir perdu le Super Tuesday face à un Joe Biden fragile mais dopé par la machine du parti. La situation sanitaire s’aggrave aux États-Unis, le sénateur du Vermont en prend très vite la mesure et ne souhaite pas mettre en danger ses militants lors de rassemblements ou de séances de porte à porte alors que le combat est déjà perdu. Très vite, il décide d’apporter son soutien à son ancien rival, qu’il qualifie « d’homme honnête » pour combattre « le président le plus dangereux de l’histoire ». En 2016, Bernie Sanders avait fait campagne jusqu’à la dernière primaire qui se déroulait à Washington D.C. La déception dans les rangs de la gauche américaine est palpable. Joe Biden semble n’avoir pour principaux arguments que le fait de ne pas être Donald Trump et celui d’avoir été le vice-président de Barack Obama. Absolument rien de la candidature du démocrate, hormis l’opposition au président Trump, ne peut entraîner l’adhésion des militants les plus politisés.

Bernie Sanders, bien conscient du danger d’une démobilisation de son électorat en novembre, prend les choses en main et négocie avec lui la mise en place d’une équipe mêlant progressistes et centristes afin de co-construire le programme du candidat démocrate. Jusque-là très critique de la passivité du candidat de l’establishment, Alexandria Ocasio-Cortez est invitée à y participer. Ce travail d’équipe est une réussite tant d’un point de vue stratégique que programmatique. Il en découle un ensemble de propositions plus ambitieuses, en particulier sur la thématique de l’environnement avec un plan pour le climat et la transition énergétique évalué à 2 000 milliards de dollars ou encore le travail avec la promesse d’une hausse du salaire horaire minimum à 15 dollars pour tous les Américains et d’un congé payé de 12 semaines en cas de naissance ou de maladie. Ce travail commun crée une dynamique nouvelle et un début d’unité autour de Joe Biden dans le camp démocrate. Il y a fort à parier que sans l’intervention de Bernie Sanders, rien n’aurait été fait pour retravailler les propositions de celui qui devrait faire face à la machine de guerre Trump quelques mois plus tard. En optant pour la collaboration, le sénateur du Vermont se protège de toute critique de l’establishment. Recycle-t-il pour autant une partie de son programme ?

L’entrisme : une stratégie nécessaire pour la gauche américaine ?

Cet entrisme, mené par la principale figure de la gauche américaine, est nécessaire dans un système politique favorisant le bipartisme. Faire cavalier seul revient à perdre automatiquement l’élection présidentielle ainsi que les élections pour le Congrès. C’est aussi faire perdre le Parti démocrate et risquer de voir une vague conservatrice déferler sur Washington. Ce constat est partagé par des organisations politiques de gauche telles que les Democratic Socialist of America (DSA) dont est issue Ocasio-Cortez. À défaut de pouvoir être une réelle force politique indépendante, la gauche tente d’influer l’orientation politique du Parti démocrate. Le passage par ce dernier pour mettre en œuvre une politique de gauche sociale présente au moins deux avantages : un poids réel dans la vie politique américaine et une véritable force de frappe pour les élections, du point de vue de la communication et de la mobilisation.

Si l’entrisme n’a pas toujours été une réussite au cours de l’histoire politique de la gauche, il semble que cette stratégie ait porté ses fruits ces dernières années aux États-Unis. La percée de Bernie Sanders en 2016 pourrait être considérée comme l’élément fondateur du renouveau de la gauche américaine. Indépendant au Sénat mais affilié au Parti démocrate à la primaire de 2016, il réussit l’exploit de challenger Hillary Clinton grâce à une large mobilisation de terrain et des levées de fonds gigantesques, composées uniquement de petits dons de particuliers. Cette percée a permis de donner une large visibilité aux idées du sénateur du Vermont, telles que la hausse du salaire horaire minimum fédéral à 15 dollars ou le programme d’assurance santé public Medicare For All.

La victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle, quelques mois plus tard, a mis en lumière la nécessité pour le Parti démocrate de revoir en profondeur sa copie et a validé les alertes successives émises par Bernie Sanders sur l’orientation néolibérale des politiques proposées par l’establishment. Voyant que la défaite face au milliardaire n’était pas suffisante pour provoquer des changements de logiciel, il a participé, avec des organisations militantes de terrain comme le Sunrise Movement, à la mise en place de contre-candidatures aux primaires démocrates post-élection de mi-mandat pour le Congrès. C’est ainsi qu’Alexandria Ocasio-Cortez, Ayanna Pressley ou encore Rashida Tlaib ont créé la surprise lors des midterms de 2018 en sortant victorieuses face aux candidatures centristes du parti. Particulièrement douées pour l’utilisation des réseaux sociaux, elles ont contribué à la diffusion d’idées progressistes dans l’électorat démocrate, notamment chez les plus jeunes militants, et ainsi bousculé les ténors du Parti démocrate au Congrès.

Une entrée en matière essentiellement cosmétique de Joe Biden

La victoire de Joe Biden à l’élection présidentielle, le maintien de la Chambre des représentants et la reprise du Sénat étaient nécessaires pour assurer les coudées franches aux démocrates. Le 3 novembre, les deux premières conditions sont remplies et les élections sénatoriales de Géorgie, remportées à la surprise générale par le Parti démocrate, lui offrent une position, idéale dans les faits, de contrôle du pouvoir exécutif et législatif.

Présentées comme progressistes voire révolutionnaires par la presse, les mesures prises par Joe Biden depuis son investiture dans le domaine socio-économique n’érodent en réalité aucunement le statu quo néolibéral.

Si elle est fragile, tant les majorités au Congrès sont faibles, elle permet tout de même d’envisager des avancées politiques lors des deux premières années de la présidence Biden. Joe Biden a-t-il mesuré l’importance d’un changement de cap radical en cette période de crise sanitaire, économique et démocratique ? Peu de temps avant d’entrer à la Maison-Blanche il met sur la table la proposition d’un grand plan de relance de 1 900 milliards de dollars comprenant un soutien financier, suivant le principe de la monnaie hélicoptère, de 1 400 dollars pour chaque Américain gagnant moins de 75 000 dollars par an. Joe Biden va même jusqu’à déclarer qu’au vu des circonstances, il n’est plus nécessaire de regarder les déficits et l’endettement. Cette prise de position est immédiatement soutenue par Bernie Sanders.

Dès son investiture, il présente une série de mesures exécutives afin d’agir au plus vite et ne pas reproduire l’attentisme de Barack Obama, douze ans plus tôt. Après deux jours et demi de mandat, vingt-neuf décrets sont signés de la main du nouveau président. Quel bilan peut-on en tirer ?

Sur le plan symbolique et sociétal, la rupture avec l’orientation climatosceptique du gouvernement de Donald Trump est nette. Retour des États-Unis dans l’accord de Paris sur le climat, dans l’Organisation mondiale de la santé (OMS), fin du muslim ban ou encore renouvellement du soutien au programme d’immigration DACA : plusieurs promesses clefs de sa campagne ont rapidement été mises en place.

Qu’en est-il du domaine socio-économique ? Plan de relance, hausse des salaires horaires à 15 dollars de l’heure, aide alimentaire pour les familles dont les enfants ne vont plus à la cantine, moratoire sur les expulsions de logement et le paiement des prêts fédéraux étudiants jusqu’en septembre… en apparence, le tournant est également significatif. De nouvelles règles éthiques pour les membres du gouvernement sont par ailleurs établies, comme l’interdiction d’exercer une profession de lobbyiste pendant deux ans suivant un départ de l’administration. Enfin, autre mesure notable, Joe Biden réactive le Defense Production Act, permettant ainsi de réquisitionner des entreprises du secteur industriel pour faire face aux besoins d’équipements sanitaires. Cette liste non exhaustive met en lumière la nécessité pour Joe Biden d’écouter sa base. Bernie Sanders s’en félicite : « Nous allons pousser le président aussi loin que possible, mais étant donné qu’il est en fonction depuis moins d’une semaine, je pense qu’il est sur un bon départ ».

Si les violons sont officiellement accordés entre le président et le leader de l’aile progressiste, une analyse attentive de ces mesures socio-économiques les font cependant apparaître comme des coups de communication aux effets peu contraignants, visant avant tout à marquer la rupture avec Donald Trump. Plus important encore : Joe Biden joue l’ambiguïté sur plusieurs de ses promesses les plus importantes en la matière.

L’éternel persistance du statu quo ?

Malgré les récentes mains tendues de Joe Biden envers son aile gauche, Bernie Sanders reste sceptique : « Je vais être très clair : si nous n’améliorons pas significativement la vie du peuple américain cette année, les Démocrates seront anéantis lors des élections de mi-mandat de 2022 ». Le sénateur américain a de quoi être inquiet. En effet, l’équipe gouvernementale de Joe Biden est composée majoritairement d’hommes politiques proches de l’establishment et jusque-là peu enclins à réformer le pays par le biais de mesures sociales et économiques ambitieuses. On peut ici s’interroger sur l’impact réel des mesures éthiques prises par cette même administration Biden pour lutter contre la collusion entre lobbyistes et décideurs politiques.

L’opposition des Républicains au Congrès pourrait être féroce et compliquer grandement la tâche du président…qui a déclaré à plusieurs reprises être en quête d’un consensus bipartisan. Un air de déjà-vu : peu après son élection, Barack Obama avait refusé d’attaquer de front le Parti républicain sur les enjeux sociaux-économiques, et revu à la baisse les mesures les plus ambitieuses de son programme. De quoi accréditer l’analyse selon laquelle un même consensus néolibéral règne en maître au sein des deux partis ?

La plupart des mesures présentées comme progressistes prises par Joe Biden, apparaissent en réalité déjà comme des subterfuges. La proposition d’un chèque de 1 400 dollars aux citoyens modestes constitue une marche arrière par rapport à la promesse de 2 000 dollars, affichée pendant la campagne. La frange la plus libérale du Parti démocrate pousse également en faveur d’un abaissement du seuil d’éligibilité à 50.000 dollars par an pour bénéficier de cette mesure – ce qui restreindrait le nombre d’Américains bénéficiant de cette mesure par rapport à la présidence Trump.

L’application de la promesse de Joe Biden visant à relever à 15 dollars de l’heure le salaire minimum apparaît tout autant sujette à caution. Si tant est que cette mesure soit approuvée par le Congrès, son application sera étalée dans le temps jusqu’en 2025, sans garantie qu’elle arrive à son terme. Joe Biden lui-même s’est déclaré sceptique quant à la possibilité de l’adoption d’une telle mesure en temps de coronavirus.

Les mesures prises sur les dettes étudiantes et les expulsions de logements ont également de quoi laisser sceptique. Alors que la dette étudiante avoisine les 1,5 trillions de dollars et provoque l’inquiétude des analystes financiers les plus orthodoxes du fait de la bulle qu’elle constitue, Joe Biden se contente de répondre par de quelques mesures palliatives. Il prévoit d’étendre le moratoire sur le paiement des dettes étudiantes édicté par le précédent gouvernement et d’assurer le paiement d’un certain nombre – limité – de créances par le gouvernement fédéral. Quand aux mesures sur les expulsions locatives, Joe Biden se contente d’étendre celles prises par l’administration antérieure.

Il faudrait également mentionner, entre autres sujets qui provoquent l’ire des militants les plus radicaux, les signaux faibles du soutien de Joe Biden à un plan d’assurance maladie bien plus libéral que celui promis lors de la campagne – qui mettrait de côté l’option publique au profit du secteur assurantiel privé.

Présentées comme progressistes voire révolutionnaires par la presse, les mesures prises par Joe Biden depuis son investiture dans le domaine socio-économique n’érodent donc aucunement le statu quo néolibéral. Relevant souvent du symbole, se contentant parfois de prolonger les directives de l’administration antérieure, elles s’apparentent à des mesures conjoncturelles prises en temps de crise et visant à sauver un système économique sans en questionner les fondements.

Bernie Sanders devra donc continuer à faire le pont entre les deux franges démocrates. La tâche s’annonce compliquée pour lui avec d’un côté la pression à exercer sur l’establishment et de l’autre, la modération à imposer aux élus les plus radicaux. Une chose est sûre, plus que jamais, Bernie Sanders est devenu un rouage essentiel du Parti démocrate. La question de savoir si cette stratégie finira par accoucher de quelques résultats reste ouverte.

« Barack Obama a sauvé le néolibéralisme » – Entretien avec Thomas Frank

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Thomas Frank

Thomas Frank est un historien et journaliste américain qui s’intéresse aux évolutions politiques contemporaines aux États-Unis. Il analyse comment les Démocrates ont abandonné les classes populaires aux Républicains dans ses ouvrages Pourquoi les riches votent à gauche (2018) et Pourquoi les pauvres votent à droite (2008). Il a récemment fait l’objet d’un portrait dans Le Vent se Lève (1), et nous avons eu la chance de le rencontrer lors de sa venue en France, à l’occasion de la traduction de son dernier livre aux éditions Agone.


LVSL : Vous avez écrit Listen, Liberal [en français : Pourquoi les riches votent à gauche, 2018] quelques mois avant l’élection présidentielle de 2016. Dans ce livre, vous vous demandez ce qui est arrivé au « parti du peuple », et vous mettez en garde contre la prise de contrôle du parti par ce que vous appelez la « classe professionnelle » [les cadres et professions libérales qui possèdent un haut niveau d’éducation]. Avez-vous été surpris le 8 novembre 2016 ? 

Thomas Frank : Non. Enfin, il y avait beaucoup d’émotions différentes ; bien sûr, j’étais surpris car tous les sondages disaient qu’Hillary Clinton allait gagner, vraiment tous. Et certains disaient qu’elle allait remporter une victoire historiquement écrasante : en ce sens, évidemment, cela fut surprenant. Cependant, je venais de faire le tour du pays [pour la promotion de Listen, Liberal] et je disais, juste avant l’élection : « attention, Trump pourrait facilement gagner ». J’ai aussi écrit un article pour le Guardian (2), une semaine avant l’élection, dans l’éventualité d’une victoire de Trump, dans lequel il est appelé president-elect [président élu], et il a été publié quelques minutes après qu’il a été déclaré vainqueur. Donc, j’ai été le premier… [rires]. C’était un bon article, j’étais enthousiaste qu’il soit publié, donc il y avait beaucoup d’émotions différentes le soir de l’élection. Mais j’étais malheureux parce que je vis en Amérique. J’ai des enfants, vous savez ! C’est terrifiant que ce type soit président. Mais la réponse est que je n’étais pas surpris. J’avais passé la semaine à écrire cet article et j’avais fini par me convaincre qu’il avait une très bonne chance de gagner.

LVSL : Pensez-vous que la défaite d’Hillary Clinton peut constituer une prise de conscience pour le Parti Démocrate ? Pensez-vous que quoi que ce soit ait changé depuis 2016 ?

C’est une importante prise de conscience pour le Parti Démocrate, mais ils choisissent de l’ignorer. À l’époque de l’élection, j’ai pensé que les choses allaient devoir changer dans le Parti Démocrate. Ils allaient devoir voir que le chemin qu’ils suivent depuis 30 ou 40 ans a été une erreur, c’était évident. Mais plutôt que de faire ça, ils ont inventé toutes sortes de blocages cognitifs pour empêcher cette prise de conscience. Je dis que c’est évident, mais ils disent : oh non, c’était les Russes, c’était le FBI, c’était les racistes, les sexistes… Tout cela est vrai dans une certaine mesure, mais ils ont fait tout ce qu’ils ont pu pour ne pas tirer les leçons de cette élection. Selon moi, 2016 est une année qui restera gravée dans les mémoires. C’est une année volcanique comme 1968, sauf que tout va dans la mauvaise direction. Ne tirer aucune leçon de ce qui est arrivé est choquant, mais c’est ce qu’ils font.

LVSL : Vous avez passé beaucoup de temps dans ce que l’on appelle le « Trump Country », c’est-à-dire les régions des États-Unis qui ont largement voté pour Donald Trump, comme lorsque vous avez visité la ville où a grandi Walt Disney, dans le Missouri (3). Pensez-vous que le « trumpisme » est parti pour s’implanter durablement dans ces endroits ?

Oui. Et la raison, c’est parce que le parti Républicain a appris comment battre les Démocrates, Trump leur a montré. Il y a deux questions ici. La première est : qu’est-ce que les Républicains vont faire ? Ils ne vont jamais abandonner le « trumpisme ». Ils peuvent détester Donald Trump, l’homme, c’est le cas de beaucoup d’entre eux : la famille Bush le hait… Mais ils ne feront jamais marche arrière sur sa politique, car ça leur a donné la victoire face à ce qui semblait être une situation impossible. Ils ont battu les Clinton, alors qu’Hillary avait levé deux fois plus de fonds que Trump ! Ils ne vont jamais renoncer à ça. Mais le prochain Républicain ne sera pas aussi mauvais. Trump était un très mauvais candidat à la présidence. Par exemple, son racisme : offenser tous ces groupes différents, c’est une stratégie vraiment stupide ! Il a attaqué les Mexicains, pourquoi faire ça ? Il y a beaucoup de Mexicains en Amérique ! Il aurait pu avoir les voix d’un grand nombre d’entre eux s’il n’avait pas fait ça. Le prochain Trump ne fera pas ça. Il ne sera pas aussi stupide, et je dis ça aux Démocrates depuis deux ans. Le prochain Trump pourrait être quelqu’un comme Ted Cruz [sénateur du Texas], qui est un très bon politicien. Il ne fait pas d’erreur idiotes, il n’envoie pas des tweets idiots et il n’est pas entouré d’idiots. Le « trumpisme » ne va pas disparaître, ils ont appris que même un imbécile peut battre les Démocrates avec cette stratégie.

« Les Républicains ne feront jamais marche arrière sur la politique de Trump. »

L’autre question concerne les régions « rouges » [d’après la couleur généralement attribuée au parti Républicain]. Elles vivent une histoire tragique. Cette ville du Missouri était un endroit acquis aux Démocrates jusqu’à très récemment. Harry Truman vient de cette région. Le Missouri était un État Démocrate jusque dans les années 1980. Mais maintenant, c’est fini, l’État est complètement Républicain. Ça arrive à travers tous le pays, c’est ce dont je parle dans What’s the Matter with Kansas? [2004, publié en France en 2008 sous le titre Pourquoi les pauvres votent à droite]. C’est en train d’arriver dans le Michigan, en Pennsylvanie… Le Wisconsin était un des États les plus à gauche des États-Unis, et il a voté pour Trump. Et aucun signe ne montre que cela va s’arrêter maintenant. Cela va continuer tant que la situation de la classe moyenne continuera de se détériorer en Amérique. Et je crois que cela va continuer même si ce n’est plus le cas… Les Républicains sont les seuls à parler de classe, les Démocrates leur laissent le monopole de cet enjeu et ça leur coûte terriblement.

LVSL : Les médias conservateurs sont des éléments-clef de cette stratégie. Fox News, ou les émissions de radio comme le Rush Limbaugh Show, semblent dominants dans l’Amérique rurale aujourd’hui. Comment les médias alternatifs de gauche peuvent-ils atteindre les Américains ruraux ?

C’est difficile, presque impossible. Dans des endroits comme le Missouri ou la Virginie-Occidentale, ces programmes sont omniprésents. Dès que l’on allume la radio, on tombe sur Rush Limbaugh ; si l’on change de station, ça sera Glenn Beck ou Sean Hannity… Quant à Fox News, leur portée est extraordinaire. C’est un phénomène en Amérique : tout le monde connaît un membre de sa famille qui passe son temps regarder Fox News et à répéter ce qu’il y entend. C’est une chaîne qui est fondée sur la persécution : « les méchants libéraux [au sens américain : la gauche] veulent ruiner votre mode de vie et augmenter vos impôts »… Tous les programmes sont comme ça. En fait, c’est une chaîne fondée sur la vision du monde de Richard Nixon ! L’idée vient de Roger Ailes, qui était son directeur de campagne. Ça a eu un impact énorme, car Fox News explique les actualités aux gens de ces endroits d’une façon que ne font pas les médias de gauche. D’ailleurs, les journaux sont en train de mourir aux États-Unis. J’ai grandi à Kansas City, et le journal local ne fait plus que douze pages, presque uniquement des dépêches de l’AP [équivalent de l’AFP]. À Chicago, les magnifiques locaux du Chicago Tribune, un des journaux les plus prestigieux du pays, ont été vendus pour devenir un complexe d’appartements. Donc, la presse papier se meurt et pendant ce temps, les médias conservateurs s’insinuent dans tous les aspects de la vie quotidienne. Il y a eu une époque où les médias de gauche avaient cette présence ; ils avaient un sens pour les gens dans la vie de tous les jours. C’était l’époque où il y avait un mouvement ouvrier actif et des syndicats dans toutes les petites villes, et ils avaient tous leurs journaux. Cette présence de la gauche dans la vie quotidienne des gens a disparu.

LVSL : Depuis que vous avez écrit What’s the Matter with Kansas ?, on vous a souvent accusé de minimiser le rôle du racisme dans le mouvement populiste conservateur. Quel rôle le racisme a-t-il joué dans l’élection de Trump ? Est-ce que le backlash [contrecoup] conservateur est différent dans le Midwest et dans les Appalaches d’une part et dans le Sud profond de l’autre ?

Pour le dire simplement : oui, il est différent. Quand j’ai écrit What’s the Matter with Kansas?, j’ai délibérément choisi le Kansas parce que ce n’était pas le Sud. Il y a déjà eu beaucoup de livres écrits sur le Sud, Jim Crow [les lois ségrégationnistes], la fuite des blancs du Sud vers le parti Républicain et la stratégie sudiste de Richard Nixon ; tout ça est une histoire de racisme. Mais dans le Kansas, c’était différent. C’est une situation où le backlash n’est pas ouvertement raciste. Cependant, le racisme a joué un rôle important dans l’invention de ce mouvement. Les origines du populisme de droite remontent à un homme, George Wallace : il était gouverneur de l’Alabama dans les années 1960, et il a quasiment inventé ce backlash contre la gauche. C’était un Démocrate [à l’époque, les Démocrates conservateurs dominaient totalement le Sud], et il a été le premier conservateur populiste. Nixon lui a piqué tout son répertoire. Il a appelé ça la stratégie sudiste, et l’objectif était de prendre l’électorat blanc sudiste aux Démocrates. Mais aujourd’hui, ça s’est développé bien au-delà, en jouant sur les griefs des classes populaires blanches.

Quant à Trump, il a bien sûr charmé les électeurs racistes. Il est intolérant, surtout contre les musulmans, c’est le groupe qu’il a le plus attaqué. Mais je ne suis pas sûr que cela ait vraiment aidé Donald Trump à gagner l’élection : je pense que les électeurs racistes votaient déjà pour les Républicains depuis longtemps. Peu de racistes ont voté pour Barack Obama…

LVSL : Vous avez dit que la désindustrialisation était la force principale derrière la montée du backlash dans le Midwest, et en particulier dans la « Rust Belt » [régions fortement touchées par la désindustrialisation dans le nord du pays], et Donald Trump a été élu sur un programme protectionniste sans précédent grâce à ces endroits. Pensez-vous qu’un nouveau consensus protectionniste va émerger aux États-Unis, ou que seuls les Républicains s’approprieront cet enjeu ?

Tout d’abord, la désindustrialisation était une force importante, je pense que c’est ce qui a fait élire Donald Trump, mais il y a beaucoup de forces différentes à l’œuvre. Cependant, faire campagne contre les traités de libre-échange lui a permis de battre tous les autres candidats Républicains et Hillary Clinton : c’est un coup de génie. C’est précisément l’enjeu qui permet de séparer le parti Démocrate de sa base, notamment les syndicats. En revanche, impossible de savoir s’il va vraiment tenir sa parole. Il a annoncé qu’il mettrait des taxes douanières sur l’acier et l’aluminium, mais ne l’a pas encore fait. Les États-Unis sont en train de renégocier l’ALENA [Accord de libre-échange avec le Canada et le Mexique] en ce moment même, mais personne ne sait ce qui va changer. Je pense que les Républicains vont continuer à faire campagne sur le protectionnisme, mais il y a beaucoup de Démocrates qui sont très bons sur ce sujet. Hillary Clinton était particulièrement vulnérable, puisque c’est sous le mandat de Bill Clinton que l’ALENA a été signée, et parce qu’elle a été Secrétaire d’État. Si Bernie Sanders ou Joe Biden avaient été candidats, ils auraient probablement dit qu’ils étaient d’accord avec Trump sur les accords de libre-échange et ça n’aurait pas posé de problème. En tous cas, il est tout à fait possible que nous entrions dans un nouvel âge du protectionnisme.

« La productivité continue à augmenter mais les salaires stagnent. La raison, c’est que les travailleurs n’ont plus de pouvoir, les syndicats ont été anéantis. »

LVSL : Dans 30 des 50 États américains, l’emploi le plus répandu est celui de camionneur, qui pourrait disparaître très vite avec l’arrivée des voitures autonomes. Avec le développement de l’automatisation, pensez-vous qu’il sera possible d’atteindre à nouveau le plein-emploi ? La gauche devrait-elle s’y opposer ?

L’automatisation n’est pas encore là : en ce moment, la croissance de la productivité aux États-Unis est très basse, et ce depuis longtemps. Par ailleurs, nous sommes très proches du plein-emploi. Les salaires vont recommencer à monter en Amérique, même sans les syndicats et sans augmentation du salaire minimum, parce que le marché du travail est tendu. Dans tous les cas, nous ne devrions pas être contre l’automatisation. Après la Seconde Guerre mondiale, quand la productivité augmentait sans cesse, les salaires augmentaient en parallèle. Nous ne devrions pas avoir peur de la productivité. Le problème, c’est qu’à un moment, dans les années 1980 et 1990, le rendement et les salaires se sont séparés : la productivité continue à augmenter mais les salaires stagnent. C’est catastrophique. La raison, c’est que les travailleurs n’ont plus de pouvoir, ils ne peuvent plus exiger d’augmentations quand la production s’accroît. Les syndicats ont été anéantis, tout le pouvoir est entre les mains du management. La hausse de la productivité est une bonne chose, mais il faut que les travailleurs en bénéficient.

LVSL : En France, nous appelons souvent les géants du numérique les « GAFAM » (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft). Comment combattre le pouvoir de ces entreprises qui se sont insérées dans tous les aspects de la vie de tous les jours ?

Le moment où nous aurions dû faire ça était, encore une fois, durant la présidence de Barack Obama. Nous avons des lois « anti-trust » contre les monopoles aux États-Unis, mais elles ne sont pas appliquées. Toutes ces entreprises, sauf peut-être Apple, violent ces lois de manière flagrante. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une application vigoureuse de ces lois. Les gouvernements doivent se préoccuper de vie privée et de concurrence, et mettre en place des règles pour ces nouveaux secteurs d’activité. Ça, Obama ne l’a pas fait.

LVSL : Il semble que le néolibéralisme a atteint une sorte d’hégémonie culturelle, en particulier dans les médias, où il est rarement remis en question. Comment la gauche peut-elle contrer cette hégémonie ? Comment peut-on amener la question du libéralisme économique dans le débat public ?

En fait, ça ne devrait pas être si dur. L’Amérique n’a jamais eu la sécurité sociale que vous avez en France, mais même ici, le public soutient fortement les éléments de base de l’État-providence. Notre système d’assurance retraite est extrêmement populaire, tout comme Medicare, l’assurance maladie pour personnes âgées. En fait, la crise financière, il y a 10 ans, était l’opportunité parfaite. Imaginez si les banquiers responsables de cette crise avaient été poursuivis… Ça aurait fait la une des journaux pendant un an, et les gens auraient été furieux. Ils étaient très en colère contre le plan de sauvetage des banques. Et la question était : qui allait saisir cette colère? Est-ce que ça sera les Démocrates, ou le mouvement du « Tea Party » [mouvement populiste libertarien au sein du parti Républicain] ? Et, vous savez, les Républicains étaient en très mauvaise posture en 2008. George W. Bush était très impopulaire, ils avaient laissé arriver la crise, il y avait eu l’ouragan Katrina et la guerre en Irak… Leur parti semblait moribond. Alors, qu’ont-ils fait ? Ils ont inventé un faux mouvement de protestation qu’ils ont appelé le Tea Party. Ils jouent sur la confusion puisque le nom sonne comme un parti mais en fait, ce sont juste des Républicains. Et on les retrouve à manifester avec des pancartes contre les banques alors que ce sont eux-mêmes qui ont créé cette situation… Les Républicains ont réussi à capturer assez de l’indignation populaire pour reprendre le pouvoir au Congrès dès 2010 : ils n’avaient passé que quatre ans dans l’opposition et ils étaient déjà revenus ! Vous avez raison de dire que le néolibéralisme est dominant dans le débat public, mais nous avions cette opportunité unique d’y mettre fin et nous l’avons manquée.

LVSL : Alors, nous devrions attendre la prochaine crise financière ?

J’espère qu’il n’y en aura pas de prochaine… Je passe mon temps à dire « nous », mais en réalité, la faute incombe à Obama et au parti Démocrate. Je sais que la façon dont vous voyez la crise en Europe est différente, mais elle a commencé en Amérique, avec Goldman Sachs et la bulle immobilière : c’était notre faute ! C’est la grande occasion manquée. Dans une situation comme celle-ci, le consensus peut facilement se désagréger. Vous savez, une des biographies de Barack Obama s’appelle The Center Holds (4). « Le centre tient »… Barack Obama a sauvé les banques et le néolibéralisme, quel triomphe ! Et puis, le centre tient jusqu’à ce que Donald Trump arrive et fasse tout basculer vers la droite… Il n’y a pas de quoi être fier.

« Nous avions l’opportunité unique de mettre fin au néolibéralisme, et nous l’avons manquée. »

LVSL : Il y a maintenant de nombreux mouvements populistes de gauche qui émergent en Europe et aux États-Unis – de l’organisation « Our Revolution » de Bernie Sanders, à la France insoumise chez nous et à Jeremy Corbyn au Royaume-Uni. Mais aucun d’entre eux n’a encore réussi à gagner… Que font-ils de travers ?

Corbyn a bien réussi, bien mieux que quiconque ne l’aurait pensé. Il sera probablement Premier ministre un jour. Mais je ne devrais parler que des États-Unis, c’est la situation que je connais le mieux. Avec Bernie Sanders, on sait ce qui s’est mal passé : le parti Démocrate avait choisi Hillary Clinton. Les membres de l’establishment Démocrate répétaient que maintenant, c’étaient son tour d’être présidente. Ils ont tout fait pour que Sanders n’ait aucune chance. Hillary Clinton avait un avantage car elle était plus connue, mais elle est aussi très détestée, et ils ne l’ont pas pris en considération. Vous avez mentionné Rush Limbaugh tout à l’heure : il passe son temps à se moquer et à insulter Hillary Clinton depuis 1992.

LVSL : Hillary Clinton était la seconde candidate à la présidence la plus impopulaire de l’Histoire, juste derrière Donald Trump…

Oui, c’est vrai ! Elle n’était manifestement pas un bon choix pour représenter le parti. Quel système génial qui nous a donné Hillary Clinton et Donald Trump ! Pour revenir à la question, il est déjà arrivé que les populistes prennent le contrôle du parti Démocrate, c’était en 1896 avec William Jennings Bryan. Il avait seulement 36 ans et a a suscité l’enthousiasme à travers tous le pays. Les Républicains ne pouvaient pas encore le traiter de communiste, alors ils l’ont comparé à Robespierre ! Ils ont levé vingt fois plus d’argent que lui et ils ont fini par le battre, notamment en trichant. Pendant longtemps, les Démocrates populistes ont pensé qu’ils ne pourraient plus jamais défier les Républicains après ça. Mais ensuite, il y a eu la grande dépression et Franklin Roosevelt, et ils ont fini par gagner.

Illustration : © Thomas Frank

Aux USA, Bernie Sanders prépare sa « Révolution »

©Michael Vadon. Attribution-ShareAlike 2.0 Generic (CC BY-SA 2.0)

Le sénateur du Vermont n’a pas disparu de la vie politique américaine au lendemain de sa défaite face à Hillary Clinton. Au contraire. A travers son mouvement “Our Revolution”, il se prépare à doter la gauche américaine d’une émanation politique puissante. Au point d’avaler le parti démocrate?

Un an après, on l’avait un peu oublié. Depuis l’élection de Donald Trump, les campagnes politiques en France, aux Pays-Bas ou au Royaume-Uni ainsi que le référendum italien ont absorbé la quasi-totalité de l’espace médiatique. Tout juste nos médias traitaient-ils en coup de vent des derniers tweets du président américain et du possible coup de pouce des russes dont il aurait bénéficié. Depuis la campagne présidentielle de l’an dernier (qui a commencé début 2015), beaucoup d’eau a pourtant coulé sous les ponts. Et, contrairement à sa rivale de la primaire démocrate Hillary Clinton, le sénateur Bernie Sanders n’a pas disparu du monde politique du jour au lendemain. Au contraire, il est sur tous les fronts contre les régressions tous azimuts de l’ère Trump et tente d’échafauder une stratégie politique permettant une « révolution » politique dans une des démocraties les plus imparfaites au monde. Il est devenu l’homme politique le plus populaire du pays (57% d’opinions favorables) ! Les signes positifs se multiplient pour son courant de pensée, revitalisant une gauche américaine moribonde depuis plusieurs décennies. Pour autant, des questions cruciales liées à l’avenir ne sont pas encore tranchées, notamment la place du parti démocrate dans cette stratégie.

Après la primaire, un goût d’inachevé

 

Continuer de s’intéresser à un candidat après sa défaite et de surcroît au terme d’une épuisante séquence électorale ayant duré presque deux ans et englouti environ 6.5 milliards de dollars – entre les primaires, la présidentielle et les élections au Congrès – peut sembler absurde. Et pourtant la popularité et la mobilisation autour du sénateur du Vermont ne faiblissent pas. Pour en comprendre les raisons, il convient d’abord de revenir sur les derniers mois de l’élection de 2016 : parti sans soutiens majeurs, sans véritable équipe de campagne et avec très peu de moyens, Bernie Sanders espérait simplement attirer un peu d’attention médiatique et raviver certaines idées dans l’opinion américaine, au-delà des seuls primo-votants démocrates. A la manière d’Alain Juppé en France, Hillary Clinton était déjà couronnée présidente depuis des mois, voire des années, et menait une campagne fade sur des thèmes consensuels et flous sans réels adversaires dans son camp. Son adversaire, avec son franc-parler direct et un programme « socialiste » (terme alors encore associé à l’URSS de la Guerre Froide), attire l’attention des caméras, heureuses de mettre en scène l’affrontement entre David et Goliath, puis d’un public plus large qu’espéré.

En quelques mois seulement, les laissés-sur-leur-faim de l’ère Obama, les clintoniens par défaut et surtout un grand nombre de découragés de la politique s’agrègent pourtant à cette campagne contestataire d’un goût relativement nouveau dans un paysage bipartisan monolithique. Les meetings du sénateur drainent des dizaines de milliers de personnes et les petits dons affluent au point de pouvoir lutter contre la candidate sponsorisée par les multinationales les plus puissantes, Wall Street et la quasi-totalité du parti démocrate. La victoire au rabais de Clinton laisse en bouche un goût de tricherie et d’injustice à ceux qui n’en pouvaient plus d’un système biaisé (rigged) en leur défaveur. Après une campagne caricaturale opposant deux personnages parmi les plus honnis du pays, la grève civique du vote et le système des grands électeurs couronnent Donald Trump et reconduisent le Congrès républicain. Apparaît alors l’immense contraste entre l’engouement retrouvé autour de Sanders et la déshérence du parti démocrate.

Dès le 24 Août 2016, alors que pays n’en peut déjà plus des saillies rances de Trump et des emails de Clinton, qu’il soutient à minima et à contrecœur, Sanders annonce la création de son mouvement « Our Revolution » en direct sur sa chaîne YouTube. Ce choix est dicté par la volonté de transformer le soutien à sa candidature en une base plus pérenne pour une force politique à vocation majoritaire et par la certitude que les problèmes mis en avant lors de sa campagne – inégalités, finance toute-puissante, démocratie et politique étrangère américaine à remettre à plat, système sanitaire et éducatif inégalitaire et protection de l’environnement – ne seront réglés par aucun des deux grands partis ni par aucun de leurs candidats. A l’époque, le lancement du mouvement passe assez inaperçu, mais l’intérêt autour de celui-ci croît exponentiellement dès la fin de l’élection, le 8 Novembre. Le mouvement se donne trois objectifs, tous aussi importants les uns que les autres : revitaliser la démocratie américaine en encourageant la participation politique de millions d’individus, soutenir une nouvelle génération de leaders « progressistes » (dans un sens proche de celui du sénateur) et élever le niveau de conscience politique en éduquant le public américain aux problèmes du pays. En bref, la candidature de Sanders avait labouré le terrain et ravivé la gauche américaine, mais il manquait un outil pour organiser la victoire à moyen terme. Flanqué d’un think-tank simplement nommé « Sanders Institute », Our Revolution s’est doté d’une équipe de direction intégrant des activistes spécialistes des grandes questions clés, soutient de nombreux candidats à différentes échelles de gouvernement et laisse une large autonomie à ses membres quant aux formes d’action choisies. L’image populaire de Bernie Sanders est donc utilisée au profit d’un objectif plus large de prise du pouvoir, de recrutement militant et de levée de fonds ; une stratégie similaire à celle du mouvement Momentum de Jeremy Corbyn et de la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon. Ajoutons que Sanders compte, comme la FI et Podemos, utiliser une stratégie de transversalité. Pour rappel, il s’agit de surpasser les clivages classiques – aux USA, plus de 50% des électeurs se définissent déjà comme indépendants – pour les remplacer par une confrontation avec un ennemi désigné. La nouvelle présidente d’Our Revolution a rappelé que les libertariens favorables au mariage gay, à l’avortement, à une approche plus souple sur les drogues, mais aussi les écologistes ou les Républicains exaspérés par le pouvoir de la finance y trouveraient leur place.

Un pic d’intérêt pour Our Revolution est enregistré par Google au lendemain des élections de Novembre 2016.

 

Sur tous les fronts à la fois

 

Indéniablement, le sujet politique central du cycle politique débuté en Janvier avec l’intronisation de Trump est l’abrogation et le remplacement (repeal and replace) de l’Obamacare, l’emblématique réforme de l’assurance santé, qui, bien qu’imparfaite et complexe, a permis de couvrir près de 20 millions d’Américains supplémentaires. Après l’avoir sabotée et critiquée pendant des années au Congrès – où ils disposent de la majorité depuis 2010 – et au niveau des Etats fédérés, les Républicains doivent désormais démontrer leur capacité à formuler un meilleur système. Néanmoins, les différentes tentatives de repeal and replace ont tourné au fiasco, en mars dernier et actuellement, aucun texte ne parvenant jusqu’à présent à convaincre suffisamment d’élus du GOP pour être adopté. Les Républicains « modérés » refusent de voter des projets de loi extrêmement impopulaires, craignant pour leur réélection, tandis que les ultra-conservateurs du Freedom Caucus estiment que les différents brouillons ne vont toujours pas assez loin dans le massacre du planning familial et du Medicaid, le programme dédié aux plus démunis. Pour vous donner une idée de l’ampleur de la régression sociale souhaitée par les Républicains, voici ce que contenait le dernier plan en date.

Devant l’impasse, le leader républicain du Sénat Mitch McConnell a annoncé qu’il souhaitait désormais abroger l’Obamacare et se donner une période de deux ans pour trouver une solution de remplacement. Un nouveau pas en arrière dans la protection des Américains, mais peut-être aussi l’occasion de dépasser l’Obamacare, plus populaire que jamais, pour enfin mettre en place un système de Sécurité Sociale intégral. C’est en tout cas le point de vue de Sanders, déjà défendu durant la primaire, alors que les Démocrates n’osent guère proposer d’aller plus loin que l’Obamacare, déjà très difficilement mise en place.

La question de l’assurance santé est au cœur des enjeux politiques aux Etats-Unis depuis des décennies, le premier à vouloir instituer un système d’assurance maladie universel étant le président (de 1933 à 1945) Franklin D. Roosevelt, architecte du New Deal keynésien. Tous les présidents démocrates élus depuis s’y sont cassé les dents, notamment Bill Clinton en 1993, ou ont préféré user leur capital politique sur d’autres sujets. Du point de vue historique, l’Obamacare, avec ses très nombreux défauts, était déjà une avancée majeure espérée depuis très longtemps. Mais elle apparaît de plus en plus comme un entre-deux, entre deux visions radicalement opposées : celle des Républicains et celle de Sanders. Les Démocrates manquant de courage politique, le sénateur du Vermont incarne clairement l’opposition aux projets des Républicains sur le sujet en proposant une alternative frontale qui croît rapidement en popularité. Ses arguments font mouche : le système actuel est trop complexe ? Créons une seule caisse de Sécurité Sociale ! Les « piscines » d’assurance (groupes d’individus classés en fonction de leurs risques sanitaires) aggravent les inégalités ? Fusionnons-les toutes ! Le programme Medicaid, articulé entre l’Etat fédéral et les 50 Etats, est affaibli par les gouverneurs républicains ? Fondons-le dans un système unique ! Longtemps décrié pour son coût et sa supposée infaisabilité, le single-payer healthcare est dorénavant la forme d’assurance maladie choisie par au moins un tiers des américains (et d’une majorité de Démocrates) jaloux des systèmes européens et canadien. Pour l’instant, Sanders pourra au moins se targuer d’un soutien majeur, celui du puissant syndicat National Nurses United.

Si la réforme de l’assurance santé est le sujet politique d’ampleur du moment et constitue un point de différenciation clé avec le parti démocrate, le combat continue et se structure autour de nombreuses autres revendications. L’administration républicaine laissera sans doute le salaire minimum fédéral au très bas niveau de 7.25$ (environ 6,3€) l’heure, mais certaines villes ou Etats ont accepté une forte hausse de celui-ci, parfois jusqu’au niveau, revendiqué par Sanders et le mouvement Fight for 15, de 15$ l’heure. C’est notamment le cas – avec une mise en place progressive cependant – dans les grandes métropoles acquises aux Démocrates que sont New York, Los Angeles, San Francisco, Seattle ou Pittsburgh et dans les Etats de Californie, de l’Oregon, de New York et de Washington D.C. Loin d’être encore gagné au niveau fédéral, ce combat né dans l’industrie du fast-food, a au moins démontré qu’il ne conduisait pas à des pertes d’emplois majeures dans les grandes métropoles prospères où le coût de la vie est élevé. Il réintroduit par ailleurs des méthodes de lutte (grève, syndicalisation, boycott, manifestations…) presque disparues dans un pays au libéralisme écrasant.

La lutte pour la gratuité des études supérieures, alors que l’étudiant moyen de 2016 finissait ses études avec 37.172$ de dettes en moyenne, progresse également au niveau des Etats et des villes : le Tennessee, l’Etat de New York et l’Oregon, San Francisco, et peut-être bientôt le Rhode Island, ont mis en place des politiques de tuition-free college selon des critères différents mais accordant globalement la gratuité au plus grand nombre. Etant donné la charge considérable pesant sur l’économie et les risques pour les marchés financiers que représente la masse accumulée de plus de 1.400 milliards de dollars de dettes, dont plus de 11% font défaut ou connaissent des retards de paiement, la situation est devenue insoutenable. Ce combat pour la gratuité était une des propositions phares de Sanders, reprise sans grand entrain par Hillary Clinton pour les étudiants dont les familles gagnent moins de 125000$ par an ; il n’y a plus aucun doute que l’urgence d’une solution à l’explosion de la dette étudiante a rendu cette question incontournable. Le vote des jeunes  dépendra largement  des positions des candidats sur cette question. Parallèlement, la forte mobilisation contre le Dakota Access Pipeline, traversant la réserve sioux de Standing Rock, ainsi que l’exaspération de millions d’américains après la décision de quitter l’accord de Paris de la COP21, ont montré l’impatience d’un nombre croissant d’Américains, notamment les jeunes, de mener une politique enfin respectueuse de l’environnement.

Toutefois, Bernie Sanders n’a pas oublié ses faiblesses sur certaines thématiques durant les primaires, en premier lieu celles, intrinsèquement liées, des relations interraciales et de la réforme du système juridico-pénitentiaire. Les pouvoirs considérables d’une police fortement marquée par le racisme, notamment dans les Etats du Sud, sa militarisation croissante et la mise en place d’une politique de tolérance zéro et d’incarcération de masse depuis les années Nixon ont largement contribué à ravager les communautés afro-américaines et hispaniques. Or, Sanders s’est longtemps montré très silencieux sur ce sujet-clé, ce qui lui a sans doute coûté la victoire de la primaire démocrate. Hillary Clinton, bien qu’épouse du président qui a mis en place une loi d’incarcération massive en 1994, avait parfaitement intégré les revendications et joué sur les cordes sensibles, religieuses entre autres, de l’électorat afro-américain. Le contraste avec la situation actuelle est saisissant : ces questions sont maintenant pleinement intégrées dans les propos de Sanders et de son mouvement, marqué par la diversité ethnique de ses membres et de « ses » élus. L’arrivée au sein de Our Revolution de Matt Duss, analyste géopolitique spécialiste du Moyen-Orient très critique vis-à-vis du soutien inconditionnel des Etats-Unis à Israël et à l’Arabie Saoudite, devrait quant à elle aider le mouvement à formuler des propositions de politique internationale alternatives au néoconservatisme caractérisant presque tous les politiciens des deux grands partis. Il faut dire que la seule critique de la guerre d’Irak, pour laquelle avait voté Hillary Clinton, ne constituait pas un programme suffisant…

Un très bon article de Vox démontre que Bernie Sanders a désormais tout du candidat démocrate parfait pour 2020, étant donné la convergence sur certains sujets, la popularité croissante d’un système de sécurité sociale public unique et… l’abandon de certains éléments de son programme de l’an dernier. L’interdiction totale de la fracturation hydraulique – une méthode d’extraction des gaz de schiste extrêmement polluante -, le démembrement des grandes banques en de plus petites entités ainsi que la mise en place d’une taxe carbone semblent avoir fait les frais d’une certaine modération de Sanders en vue accroître ses chances de séduction auprès des Démocrates.

 

Quelle relation avec le parti démocrate ?

 

Associer Sanders au camp démocrate peut sembler aller de soi étant donné leur aversion commune pour les Républicains et le fait qu’il ait concouru à la primaire du parti. La réalité est pourtant bien plus complexe. Tout d’abord, il faut rappeler que Bernie Sanders est depuis toujours un indépendant, c’est-à-dire qu’il n’est affilié à aucune machine politique partisane ; il a d’ailleurs souvent été le seul élu dans ce cas au niveau fédéral. Comme il l’a expliqué de nombreuses fois, sa décision de participer à la primaire démocrate était avant tout basée sur la volonté d’attirer l’attention médiatique et de briser le discours néolibéral « progressiste » d’Hillary Clinton. Par ailleurs, le parti démocrate n’a rien d’un parti de la classe ouvrière ni même d’un parti social-démocrate. Son histoire, vieille de près de 200 ans et très bien résumée dans cette vidéo, débute autour du général Andrew Jackson, candidat à la présidence en 1820. Jusqu’au début du XXème siècle, le parti défend l’esclavage puis la ségrégation et la supériorité blanche. La présidence de Woodrow Wilson (1913-1921), puis le New Deal de Roosevelt et la fin de la ségrégation sous Johnson ancrent le parti dans une position de défense des minorités ethniques. Depuis cette période, les Démocrates se sont certes montrés plus compatissants que les Républicains à l’égard des revendications socio-économiques, mais, excepté sous l’ère Roosevelt, ils n’ont jamais été à l’avant-garde de ces revendications. Au contraire, ils en ont souvent ralenti la mise en place par rapport aux souhaits des syndicats et des classes populaires. Il faut dire qu’excepté le parti socialiste des Etats-Unis au début du 20ème siècle, les Démocrates n’ont jamais eu de véritable concurrent sur leur gauche et n’ont donc guère été intéressés par cet espace politique à mesure que les élections sont devenues de plus en plus coûteuses et que les gros intérêts ont financé des campagnes électorales et des armées de lobbyistes puissants.

Du début des années 1990 à la primaire de l’an dernier, le parti démocrate était complètement acquis à la « troisième voie » néolibérale, parfois abusivement qualifiée de centriste, façonnée par Bill Clinton et ses alliés « New Democrats ». De manière semblable au destin du Labour britannique sous Tony Blair et du SPD allemand de Gerhard Schröder à la même période, les Démocrates ont jeté toute forme de défense des classes populaires et bruyamment embrassé la « modernité » néolibérale mondialisée, tout en conservant dans leurs programmes l’expansion des droits des femmes et des individus LGBT, la défense du multiculturalisme, etc. La présidence de Bill Clinton a symbolisé plus que toute autre cette utopie – ou dystopie selon les points de vue – de « fin de l’histoire », la politique ne consistant plus en un affrontement de visions différentes mais simplement en une gestion au jour le jour de projets, le tout dans le cadre supposé parfait, donc indépassable, du capitalisme mondialisé. Depuis, les Démocrates se reposaient donc mollement sur une coalition électorale principalement somme des minorités ethniques en se contentant de leur promettre beaucoup pour leur offrir très peu, le conservatisme passéiste ainsi que les relents de racisme et de xénophobie des Républicains faisant le reste. Cette stratégie à la Terra Nova semblait vouée à un futur prometteur étant donné l’expansion durable de leur coalition sociale du fait de l’immigration et d’une natalité plus prononcée parmi les minorités ethniques. La réintroduction d’un discours de classe par Sanders a dynamité toute cette stratégie en rappelant la soumission volontaire des Démocrates aux grands intérêts financiers. Ce discours a très rapidement ouvert une brèche dans le parti. La majorité de la base du parti se montre désormais favorable aux opinions défendues par Sanders, offrant « un futur auquel rêver » (a future to believe in, le slogan de campagne de Sanders) mais les élus sont toujours largement acquis au néolibéralisme classique et retardent tout changement.

Etant donné la puissance considérable du parti démocrate, à travers son réseau d’élus, ses capacités financières et sa longue expérience politique, on pourrait penser que le choix de transformer le parti démocrate plutôt que de l’outrepasser n’en est pas un. En réalité, les 2 mandats d’Obama ont laissé un parti très affaibli, ayant perdu le pouvoir dans les deux chambres du Congrès, à la Maison Blanche, dans la majorité des Etats et aux idées sans doute bientôt minoritaires à la Cour Suprême. Les « liberals » se retrouvent retranchés dans leurs bastions métropolitains sur les deux côtes et se contentent de répéter des slogans creux et de critiquer les Républicains. Même dans des districts à la sociologie très favorable (c’est-à-dire au niveau d’éducation et de revenu élevé), tel que le 6ème de Géorgie, et avec des moyens colossaux, ils ont systématiquement perdu leur pari de capturer les 4 sièges au Congrès libérés par les nominations au sein de l’administration Trump. La persistance dans une stratégie centrée sur les électeurs aisés « modérés », qui ont pu voter républicain auparavant, en considérant que le rejet de Trump serait un argument suffisant, est un échec lamentable. Comme aime le rappeler Sanders : « Les Républicains n’ont pas gagné l’élection, les Démocrates l’ont perdu ».

Quant aux questions de financement, les derniers mois ont largement démontré que l’argent était loin d’être la question essentielle : Trump a mené une campagne à moindre coût en obtenant des heures de couverture médiatique gratuitement après chaque scandale et même dégagé du profit en vendant des produits sponsorisés. Sanders a réussi à lever cet obstacle à travers les petits dons individuels d’un montant moyen de 27$. Jeb Bush et Hilary Clinton, les candidats gonflés par l’intérêt que leur portait Wall Street, se sont avérés être des bulles spéculatives.

Le contexte semble donc permettre une stratégie de contournement du parti démocrate si le besoin s’en faisait sentir. Jusqu’à présent, Sanders maintient aussi longtemps que possible les deux options, espérant prendre suffisamment de pouvoir sur le parti pour pouvoir en faire son arme de guerre, mais se réservant la possibilité d’une candidature indépendante ou third-party si cela s’avérait impossible. Reste que la prise de contrôle du parti est ardue : Avec l’éclipsement d’Hillary Clinton, le leader de facto du parti au sein des institutions se trouve être Nanci Pelosi, cheffe de la minorité démocrate à la Chambre des Représentants depuis de nombreuses années et personnage clé parmi les démocrates néolibéraux. L’élection du président du Comité National Démocrate (DNC) en février 2017, plus ou moins titre de chef du parti, a donné lieu à de vives tensions au sein du parti et le candidat soutenu par Bernie Sanders, le congressman démocrate du Minnesota Keith Ellison, figure de la gauche du parti et soutien de Sanders pendant les primaires, a dû s’incliner face à Tom Perez, ex-ministre du travail d’Obama. Le soutien de Sanders à Rob Quist pour une élection spéciale dans le Montana ou à Tom Perriello à la primaire démocrate pour l’élection du gouverneur de Virginie n’ont pas non plus été suffisants pour assurer une victoire…

 

La période à venir sera décisive

 

Sauf imprévu, les jeux électoraux sont clos pour cette année et la bataille centrale devrait demeurer celle de la santé. Mais l’année 2018, sera décisive : marquée par les midterms, élections de mi-mandat remettant en jeu l’ensemble des 435 sièges de la Chambre des Représentants et un tiers de ceux du Sénat, elle permettra de prendre le pouls de l’opinion vis-à-vis des Républicains, de l’alternative démocrate classique et de celle proposée par Sanders à travers les candidats soutenus par son mouvement. La candidature de Ben Jealous, leader du NAACP, une organisation de défense des droits civiques, au poste de gouverneur du Maryland, un état historiquement acquis aux Démocrates centristes et actuellement dirigé par un Républicain, s’annonce déjà comme l’une des plus importantes à surveiller.

La stratégie des Démocrates pour les midterms a certes légèrement évolué ces derniers jours dans le sens de celle de Sanders avec l’annonce d’un programme de redistribution dénommé “Better Deal”, mais le parti continue à refuser de se positionner clairement: il entend défendre un salaire minimum de 15$, mais sans les syndicats (pas même nommés une seule fois dans le programme) et encourager la création d’emplois bien payés par d’énièmes remises d’impôts. Aucune avancée sur le coût des études, le système de santé ou la politique étrangère. Notons aussi que les Démocrates ne remettent toujours pas en cause l’origine des financements de leur parti et de leurs campagnes, c’est-à-dire les centaines de millions de dollars de Wall Street et d’autres secteurs influents, pas plus que le pouvoir considérable des lobbys. Enfin, l’objectif de récupérer les 7 millions d’anciens électeurs d’Obama ayant préféré Trump à Clinton l’an dernier, ne semble pas abandonné. En se contentant de demi-mesures, de contresens et d’un peu plus de compassion sociale que les Républicains, les Démocrates ne semblent percevoir l’impatience des Américains pour un tournant majeur. S’ils adviennent, les changements majeurs dans le parti ne devraient apparaître qu’après 2018.

Au-delà de 2018, tous les scénarios demeurent ouverts quant à la ligne choisie par le Parti Démocrate et par Sanders et son mouvement. Mais il est une question dépourvue d’échéance claire qui ne pourra être évitée à terme : celle de l’identité du successeur.e de Sanders. L’homme politique a peut-être de bonnes chances de gagner la présidentielle de 2020 mais il sera âgé de 79 ans lors de sa prise de fonction, 9 de plus que Trump actuellement, déjà le plus vieux président lors de son élection. Deux mandats feraient monter ce total à 87 ans et les risques pour sa santé n’en seraient que croissants. Malgré son excellent état de santé à l’heure actuelle, son âge et la charge physique que représentent une campagne de près de 2 ans ainsi que le métier de président, rappellent la nécessité pour Sanders de trouver rapidement un.e protégé.e, qu’il s’agisse soit d’un futur colistier et futur président en cas de victoire puis de décès, soit d’un allié clé au Congrès ou au Sénat. Or, Sanders demeure pour le moment « le seul gauchiste célèbre aux Etats-Unis » selon les mots de The Week. Keith Ellison se construit une figure à l’échelle nationale mais cela prendra encore du temps. Nina Turner, ancienne sénatrice démocrate de l’Ohio de 2008 à 2014 et leader d’Our Revolution depuis le 30 Juin, est également citée. Reste la question d’Elizabeth Warren, sénatrice démocrate du Massachussetts depuis 2012 qui s’est fait un nom au Bureau de la Protection des Consommateurs dans les années Obama. Décrite comme la représentante de l’aile gauche du parti démocrate, elle n’avait pourtant pas soutenu Sanders, préférant rester neutre pour ensuite s’associer au sénateur ou infléchir l’agenda de Clinton. Cette tactique politique de même que sa fidélité aux Démocrates lui donnent une mauvaise image auprès des militants pro-Sanders qui, d’une certaine manière, la perçoivent comme les militants de la France Insoumise perçoivent Benoît Hamon.

Loin d’avoir abandonné le combat, Bernie Sanders prépare donc l’avenir. Sa popularité personnelle, la montée en puissance de son mouvement et l’agonie de la stratégie électorale des « New Democrats »  constituent une fenêtre d’opportunité inédite pour transformer radicalement la politique américaine.  Se contenter de s’opposer à Trump et à l’agenda du parti républicain ne fait pas recette, seule la capacité à proposer une alternative cohérente et enviable sera récompensée dans les urnes. La « révolution » concoctée par Sanders en prend le pas. Affaire à suivre, sur LVSL évidemment.

Crédits photos : ©Michael Vadon. Attribution-ShareAlike 2.0 Generic (CC BY-SA 2.0)

Barack Obama n’a pas été le président pacifiste que décrit la presse française

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Obama en visite en Arabie Saoudite en 2015. ©Pete Souza

A l’heure de l’investiture de Donald Trump, la grande presse présente cette passation de pouvoir comme un tremblement de terre dans les relations internationales. À en croire les principaux médias français, une ère de paix et d’harmonie se referme pour s’ouvrir sur une phase de tensions et de conflits. Pourtant, que l’on juge le mandat d’Obama sur le nombre de bombes larguées (50,000 rien qu’en 2015 et en 2016), sur le nombre de pays bombardés (7), sur la quantité d’armes vendues (278 milliards de dollars), sur le nombre de pays dans lesquels sont stationnées des troupes américaines (138) ce n’est pas l’adjectif « pacifique » qui vient spontanément à l’esprit pour le qualifier…


Barack Obama avait été élu sur des promesses, sinon pacifistes, du moins indéniablement pacifiques. Pourfendeur de l’intervention en Irak qu’il qualifiait de guerre “imbécile, irréfléchie », il promettait d’être le « Président de la paix ». Critique de la stratégie belliqueuse de George W. Bush, il s’était engagé à retirer les soldats américains d’Irak et d’Afghanistan. C’était, il faut le dire, une perspective largement partagée par l’establishment américain.

Barack Obama, élu sur une critique de la « grande stratégie impériale »

La politique de George W. Bush, si lucrative fût-elle durant quelques années pour le complexe militaro-industriel et les multinationales, menaçait la stabilité de leurs profits sur le long terme. La stratégie agressive et expansionniste du Président américain, ouvertement hostile au droit international, ne pouvait fonctionner que sur le court terme. Dans Foreign Affairs, magazine édité par le Département d’Etat Américain, plusieurs hauts responsables se sont élevés contre la « grande stratégie impériale » de George W. Bush ; non que l’impérialisme fût une mauvaise chose, mais une stratégie ouvertement impériale menaçait la stabilité de l’hégémonie américaine. 

“Finalement, la grande stratégie néo-impériale pose plus largement le problème du maintien d’une puissance américaine unipolaire (…) rendant beaucoup plus difficile la défense des intérêts américains”.

Il faut dire que la propagande bushiste était grossière. Plus les années passaient, et plus il devenait difficile d’adhérer à la fable de la guerre destinée à “libérer le peuple irakien” de son tyran et le monde des “armes de destruction massive”. Tandis que les multinationales s’implantaient en Irak sur les cadavres de centaines de milliers de victimes civiles, George W. Bush justifiait les pertes humaines au nom des « droits de l’homme » tout en affichant son amitié avec le prince Bandar al-Saoud, héritier du royaume d’Arabie Saoudite. Grosses ficelles ; l’illégitimité des guerres américaines était criante, leur caractère impérial flagrant.

Conséquence: les Etats-Unis atteignaient des records d’impopularité dans le monde entier. En Amérique latine par exemple, plus de 90% de la population désapprouvait l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis. Il est indéniable que l’arrogance du pouvoir américain a donné un coup de fouet aux mouvements anti-impérialistes latino-américains ; comme le remarquait avec une pointe d’humour le président d’Equateur Rafael Correa, cette politique ouvertement impérialiste a favorisé l’émergence d’un nombre considérables de gouvernements de gauche, hostiles pour la plupart aux Etats-Unis.

La politique de cow-boy menée par Bush et son entourage menaçait à terme les intérêts de l’Empire américain. Le candidat Obama, lui, était présentable, intelligent, critique de la grossière stratégie de George W. Bush… sans pour autant remettre en cause le principe de l’interventionnisme américain.

Changement de politique ou changement de stratégie ?

Les réflexes néoconservateurs n’ont pas disparu. L’expédition libyenne menée par les forces de l’OTAN avec la participation américaine, qui a grossièrement violé la résolution du Conseil de Sécurité de l’ONU, en est la preuve. De même, Barack Obama n’a pas abandonné la stratégie brutale de la « guerre contre le terrorisme » initiée par George Bush, consistant à bombarder hors de tout cadre légal des zones considérées comme « terroristes », souvent sans s’interroger sur les conséquences dramatiques pour les civils. Les bombardements de drones ont même été multipliés par neuf sous Barack Obama par rapport à la présidence Bush. Un réel changement est néanmoins à noter. Barack Obama, qui a retenu les leçons des interventions afghane et irakienne, a tout fait pour éviter d’embourber l’armée américaine dans un autre conflit au Moyen-Orient. Contrairement à la volonté des néoconservateurs américains, il n’est pas intervenu en Syrie pour renverser le régime de Bachar al-Assad. Il n’a pas réitéré les erreurs grotesques de la « grande stratégie impériale » de George W. Bush. Plutôt que l’intervention ouverte, la voie des financements et des livraisons d’armes a été choisie. En collaboration avec le Qatar, l’Arabie Saoudite et la Turquie, les Etats-Unis ont livré des armes aux rebelles syriens.

Il est impossible à l’heure actuelle de connaître le montant de ces financements, l’ampleur de ces livraisons d’armes, l’influence qu’elles ont eues sur le terrain et les raisons qui les ont motivées. Quoi qu’il en soit, il est indéniable que Barack Obama, en rejetant par exemple la possibilité d’imposer un embargo sur les armes en Syrie, a contribué à la radicalisation de la guerre civile syrienne et à l’émergence d’une Internationale djihadiste dont l’Etat Islamique n’est que la pointe avancée. Les 115 milliards de dollars d’armes vendus à l’Arabie Saoudite par l’administration Obama n’ont pas non plus contribué à pacifier la région…

Discours pacifiques, économie de guerre

Il est difficile de trouver une cohérence à la « doctrine Obama ». Contrairement à George W. Bush qui avait une vision clairement impériale des relations internationales, Barack Obama a semblé tâtonner et naviguer au gré des intérêts, des circonstances et de la santé de l’économie américaine. La « grande stratégie impériale » messianique a fait place à la gestion du système économique américain. Or, celui-ci est structurellement belliciste. La conduite de la politique étrangère américaine est intimement liée aux multinationales qui produisent des armes (General Dynamics, Lockheed Martin ou Raytheon) et au système financier américain, dont les représentants contrôlent les conseils d’administration des multinationales. Ce « complexe militaro-industriel » ne saurait exister s’il n’écoule pas régulièrement sa production ; en d’autres termes, le complexe militaro-industriel (et l’économie américaine, qui lui est liée) réalise de hauts profits seulement s’il parvient à vendre massivement des armes. Il faut dire que sur ce point précis, Barack Obama a été un bien meilleur client que George W. Bush. Pendant les huit années de présidence de Barack Obama, la quantité d’armes vendue par le gouvernement américain a doublé par rapport aux deux mandats de George W. Bush. Ce sont en tout et pour tout 278 milliards de dollars d’armes qui ont été vendus par le Pentagone à des pays alliés des Etats-UnisObama vente d'armes

Traditionnellement, la proportion d’armes vendues par le gouvernement américain oscille entre le tiers et la moitié de la totalité des armes vendues dans le monde entier. Cette proportion a connu une hausse drastique sous Barack Obama. En 2011, plus des trois quarts des armes vendues dans le monde l’avaient été par le Pentagone.

Barack Obama a plaidé à de nombreuses reprises en faveur d’une limitation de l’usage des forces armées; il s’est montré incontestablement moins interventionniste que son prédécesseur. Il porte toutefois une lourde responsabilité dans les guerres menées par ses alliés et meilleurs acheteurs, comme l’Arabie Saoudite qui bombarde actuellement le Yémen.

Désengagement du Moyen-Orient, militarisation du monde 

Conformément à ses promesses, Barack Obama a progressivement retiré les troupes américaines d’Irak et d’Afghanistan. En revanche, la présence militaire américaine s’est considérablement accrue dans les autres régions du monde. Barack Obama a approfondi le processus de militarisation de l’Europe de l’Est entamé sous le premier président Bush en y déployant des milliers de soldats américains dans le cadre de l’OTAN et des armes lourdes incluant des chars d’assaut. Il s’agit du déploiement de troupes américaines en Europe le plus massif depuis la Chute du Mur. Sur le continent africain, les troupes américaines appuient différents gouvernements dans leur lutte contre des groupes séparatistes.

Mais c’est incontestablement en Asie du Sud-Est que la militarisation a été la plus accrue. Dans le cadre de sa stratégie du “pivot” vers la Chine annoncée en 2011, Barack Obama a entamé un déploiement de troupes dans les pays alliés des Etats-Unis à proximité de la frontière chinoise. Le transfert de deux tiers de la flotte américaine dans cette région est prévue à l’horizon 2020. Actuellement, ce sont plus de 400 bases militaires américaine qui sont présentes à proximité de la Chine dans les pays alliés des Etats-Unis comme l’Australie, le Japon, la Corée du Sud, l’Inde ou l’Afghanistan ; elles accueillent régulièrement des exercices militaires américains, souvent considérés comme des provocations par le pouvoir chinois. Au total, la présence militaire américaine s’est accrue de 130% dans le monde depuis la fin de la présidence Bush ; des troupes américaines sont actuellement présentes dans 138 pays

La présence militaire américaine en 2016.
La présence militaire américaine en 2016.

L’Amérique latine, éternelle chasse gardée des Etats-Unis

« Historique », le rapprochement des Etats-Unis avec Cuba ? Au-delà des grands symboles, comme la poignée de main entre Raul Castro et Barack Obama, aucune mesure concrète, ou presque, n’a été prise par l’administration Obama pour lever le blocus cubain. À l’heure actuelle, Cuba subit encore l’embargo américain. Au début de l’année, 2016, Barack Obama avait signé un document confirmant le maintien du blocus et renvoyant à l’année suivante la poursuite des négociations ; c’est-à-dire à l’époque où il ne sera plus président. Le dernier décret en politique étrangère pris par l’administration concerne Cuba et le Venezuela : les gouvernements socialistes sont considérés comme une “menace” pour la sécurité des Etats-Unis. Cela signifie que ces pays sont passibles d’un durcissement des sanctions de la part des Etats-Unis.

En Amérique latine, il y a bel et bien continuité entre l’ère Bush et l’ère Obama. En témoigne le soutien de Barack Obama au putsch militaire qui a renversé le président Manuel Zelaya au Honduras et au coup d’Etat constitutionnel qui a mis fin au mandat de Dilma Rousseff au Brésil.

Paradoxe apparent : alors que l’ingérence directe des Etats-Unis s’est raréfiée sous Barack Obama, la responsabilité des Etats-Unis dans les conflits armés partout dans le monde reste absolument considérable. Tandis que les Etats-Unis retiraient leurs troupes d’Irak et d’Afghanistan, Barack Obama déployait des soldats américains en Europe de l’Est, en Afrique et en Asie Pacifique. Et si Obama a dans l’ensemble renoncé à poursuivre la stratégie bushiste consistant à renverser un gouvernement par une intervention militaire, il n’a pas mis fin aux bombardements unilatéraux et illégaux du point de vue du droit international. La stratégie américaine a connu une inflexion, mais le système qui la soutient est quant à lui resté intact ; puisque celui-ci repose sur l’intrication de l’industrie militaire, du pouvoir économique et du pouvoir financier, il est intrinsèquement générateur de conflits. Et il le demeurera tant qu’il reposera sur ces bases. 

Crédits:

  • http://www.defenseone.com/business/2016/11/obamas-final-arms-export-tally-more-doubles-bushs/133014/
  • Pete Souza