« Nous voulons une Espagne républicaine, plurinationale et démocratique » – Entretien avec Lilith Verstrynge

Lilith Verstrynge

Alors que le gouvernement espagnol dirigé par le socialiste Pedro Sánchez affiche une politique ambitieuse sur le plan social ces dernières années, notamment grâce à ses partenaires de la gauche radicale, les élections municipales du 28 mai dernier en Espagne ont été marquées par une percée de la droite. Un temps divisée entre Podemos et Sumar, nouvelle formation menée par la charismatique ministre du Travail Yolanda Díaz, la gauche espagnole a finalement trouvé un accord de rassemblement le 9 juin dernier. Cet accord, obtenu à l’issue de dures négociations, devrait permettre d’éviter que la droite n’obtienne la majorité absolue aux élections générales convoquées le 23 juillet prochain par le chef du gouvernement. Dans ce contexte, nous nous sommes entretenus avec Lilith Verstrynge, ancienne directrice de la rubrique Politique du Vent Se Lève, désormais secrétaire d’État à l’Agenda 2030 au sein du gouvernement espagnol et secrétaire à l’organisation de Podemos. Elle figure également sur la liste présentée à Barcelone par Sumar-En Comú Podem. Dans cet entretien, elle revient sur la situation politique espagnole, le bilan social du gouvernement Sánchez, sa fonction au sein du gouvernement, les élections à venir ou encore les relations franco-espagnoles.

LVSL – La dernière réforme des retraites espagnole a fait l’objet d’un vif débat d’interprétation en France, dans le contexte de la contre-réforme portée par le gouvernement d’Élisabeth Borne. Si les opposants à ce projet ont pointé du doigt le sens progressiste de l’exemple espagnol et le fait qu’il existait d’autres solutions de financement – avec notamment une mise à plus forte contribution des hauts revenus et des entreprises –, l’exécutif et ses relais médiatiques ont au contraire insisté sur l’âge de départ à 67 ans, sans préciser que le nombre d’annuités nécessaire de l’autre côté des Pyrénées était fixé à 37 ans, soit 6 ans de moins que chez nous. Quel regard portez-vous sur ce débat ?

Lilith Verstrynge – Je pense qu’il ne faut pas tirer de conclusions définitives sur les spécificités de chaque système de retraite. En effet, les institutions de protection sociale sont le résultat d’évolutions historiques, notamment du rapport de force politique et de l’état de la lutte des classes. En ce sens, on sait que la France a toujours été à l’avant-garde dans la lutte pour les droits des travailleurs. C’est le mouvement ouvrier qui, à travers ses luttes, a permis le développement de ces systèmes toujours complexes et comportant de nombreuses variables, avec des caractéristiques propres à chaque pays et à chaque période. Dans ce développement historique, les organisations de la classe ouvrière ont donné la priorité à certaines luttes par rapport à d’autres, souvent pour des raisons circonstancielles qui ne peuvent donc être extrapolées à d’autres contextes.

« Pour la première fois en Espagne, un gouvernement, dans un contexte de crise, n’a pas choisi l’austérité et les coupes budgétaires dans les droits sociaux. »

Pour autant, il est évident que dans la période qui est la nôtre, en Europe, l’un des enjeux de la lutte contre le néolibéralisme est précisément cette question des retraites. En Espagne, tant en 2010 qu’en 2013, les gouvernements en place ont affaibli le système de retraite. Dans le contexte actuel, avec un gouvernement plus favorable aux revendications populaires, nous avons réalisé une petite avancée en mettant davantage à contribution les plus riches pour qu’il n’y ait pas de baisse des prestations. L’une des autres motivations de ce choix était de faire en sorte que le système soit pérenne afin qu’il ne pénalise pas les jeunes mais qu’il repose sur ceux qui ont le plus d’argent.

Pour la première fois en Espagne, un gouvernement, dans un contexte de crise, n’a pas choisi l’austérité et les coupes budgétaires dans les droits sociaux. Cela fait partie de la même bataille que les citoyens français ont mené dernièrement contre la réforme d’Emmanuel Macron. Depuis l’Espagne, et notamment depuis Podemos, nous avons suivi de près les manifestations en France et nous pensons qu’il est injuste et antidémocratique que Macron applique une réforme contre la souveraineté populaire et la volonté des Français. Nous espérons que cette réforme sera tôt ou tard abandonnée. Les luttes des pays voisins et frères sont également importantes pour que notre pays continue à mener une politique en faveur de la promotion des droits sociaux.

LVSL – Comme vous l’avez souligné, la politique sociale ambitieuse menée en Espagne depuis le retour au pouvoir de la gauche en 2018 autour de Pedro Sánchez, tranche avec celle menée par Emmanuel Macron en France depuis 2017, voire avec le social-libéralisme qui avait marqué le quinquennat Hollande. Quelles ont été les grandes réalisations sociales de ce gouvernement et comment expliquer deux orientations aussi différentes de la social-démocratie de part et d’autre des Pyrénées ?

L. V. – De nombreuses mesures concrètes peuvent être citées. Dans la politique des droits sociaux, par exemple, nous avons parcouru un long chemin dans le développement de ce que l’on appelle le quatrième pilier de l’État-providence, qui englobe toutes les politiques de la dépendance. Ce sujet était jusqu’alors très peu développé en Espagne et nous avons réussi à beaucoup avancer dessus. Du point de vue de la législation sur le travail, ce gouvernement a été le premier depuis la mort de Franco [en 1975, NDLR] à adopter des lois sur le travail qui ont fait avancer significativement les droits des classes laborieuses.

En plus de ces mesures structurelles, au cours de la dernière législature, et en réponse à la crise pandémique et à la guerre en Ukraine, nous avons développé ce que l’on a appelé le Bouclier social. Nous avons essayé de faire en sorte que, dans une situation de besoin, l’État protège et défende les classes populaires. Pour cela, nous avons réalisé de nombreuses mesures comme le plafonnement des loyers, les aides directes, la limitation du prix de l’énergie, le subventionnement des transports en commun… Toutes avec la même logique : il faut que les citoyens voient que, face à une crise comme celle que nous avons vécue, l’État est capable de contrôler le marché et d’intervenir quand cela s’avère nécessaire.

De grandes lois sur l’égalité entre les hommes et les femmes ont également été appliquées, ainsi que des lois plus directement féministes : la loi sur l’avortement – qui assure l’avortement libre et public dans toutes les communautés autonomes –, la « loi trans » et sur les droits des personnes LGBTQI+, ou encore la loi sur le consentement sexuel.

« Aujourd’hui, sur le plan social, le gouvernement espagnol mène une politique plus ambitieuse que le reste des gouvernements européens et constitue la preuve qu’il est possible d’aller au-delà du néolibéralisme. »

Je crois que le facteur fondamental qui permet d’expliquer la différence entre l’orientation progressiste du gouvernement espagnol et celle du reste des gouvernements européens est la présence de Podemos au sein du gouvernement. En tant que force issue de la mobilisation sociale et reposant sur une forte contestation du système, la question d’entrer ou non au gouvernement a toujours été au centre de nos réflexions stratégiques. Malgré le fait que certains de nos alliés ne l’ont pas forcément vu du même œil, à Podemos, nous avons toujours pensé que la seule façon de changer certaines choses était de participer au gouvernement. Depuis, je crois que nous l’avons prouvé. Aujourd’hui, sur le plan social, le gouvernement espagnol mène une politique plus ambitieuse que le reste des gouvernements européens et constitue la preuve qu’il est possible d’aller au-delà du néolibéralisme, lorsqu’il s’agit de faire de la politique.

LVSL – Le gouvernement de coalition constitué autour de Pedro Sánchez regroupe les socialistes du PSOE et d’autres forces politiques de gauche radicale, comme les communistes et Podemos, dont vous êtes secrétaire à l’organisation. Quel est aujourd’hui le rapport interne aux forces de gauche en Espagne ? Où en sont par ailleurs les débats autour du populisme de gauche en Espagne, pays où il fut particulièrement puissant ?

L. V. – La gauche en Espagne vit un moment de transition et de recomposition après avoir fait l’expérience du gouvernement. C’est la première fois depuis la Seconde République [de 1931 à 1939, NDLR] que des forces politiques à la gauche de la social-démocratie accèdent à l’exécutif. En ce sens, nous devons intégrer cette expérience dans nos organisations et dans nos stratégies afin de continuer à progresser au cours des prochaines années.

Dans ce contexte, je pense qu’il existe un consensus général sur le fait que la participation au gouvernement est quelque chose de positif. Ce gouvernement est un franc succès, puisque c’était un pari politique de Podemos. C’est important car, comme je l’ai dit, il y a quatre ans, Podemos était pratiquement la seule force à rechercher du gouvernement de coalition. Il est donc satisfaisant que notre hypothèse d’alors soit désormais partagée par l’ensemble de notre espace politique.

Au-delà de ce consensus, la plus grande différence repose sur le fait que certains croient que nous ne pouvons pas dépasser les limites mêmes du Régime de 1978 [instauré au moment de la Transition démocratique, NDLR], et que nous sommes donc destinés à faire une « meilleure social-démocratie » que le PSOE. D’autres partis, comme Podemos, pensent au contraire qu’il est possible de surmonter certains « verrous » institutionnels qui persistent. En ce sens, depuis Podemos, nous sommes fortement engagés dans l’alliance avec les forces de l’Espagne plurinationale, en particulier Esquerra Republicana de Catalunya [la Gauche républicaine catalane, NDLR] et Euskal Herria Bildu [coalition nationaliste basque de gauche, NDLR] pour faire avancer le projet plus large d’une Espagne républicaine, plurinationale et démocratique.

LVSL – Vous êtes également membre du gouvernement espagnol, plus précisément secrétaire d’État à l’Agenda 2030, depuis juillet 2022. Quel est votre rôle et en quoi consistent plus précisément vos fonctions ?

L. V. – L’Agenda 2030 synthétise les grands objectifs de l’humanité face à la transformation de notre monde. C’est un document long et contradictoire, mais qui reprend certains des enjeux pour lesquels les mouvements sociaux se battent depuis des décennies : la justice climatique, la réduction des inégalités mondiales, un niveau minimum de développement social pour l’ensemble de l’humanité ou encore l’égalité entre les hommes et les femmes. En ce sens, je crois que l’existence d’un engagement international autour de ces objectifs constitue déjà un acquis en tant que tel.

Au sein du gouvernement espagnol, je suis donc chargée de l’application de ces objectifs dans notre pays, tout en étant garante de la souveraineté de ce dernier. Nous avons développé une stratégie autour de huit grands axes de transformation qui feraient de l’Espagne un pays durable, avec moins d’inégalités et un système de production plus avancé. Mon rôle est donc de coordonner toutes les politiques publiques du gouvernement espagnol afin qu’elles fonctionnent de manière cohérente avec ces objectifs.

LVSL – L’Espagne apparaît comme une société extrêmement fracturée, notamment sur la question territoriale et identitaire. L’émergence de Vox à l’extrême-droite, les remises en cause de la nouvelle loi sur la mémoire historique et les crispations autour des nationalismes périphériques ont réinterrogé en profondeur les fondements de la monarchie constitutionnelle espagnole, hérités de la Transition démocratique. Dans de telles conditions, comment faire émerger un projet de société majoritaire et en même temps progressiste en Espagne ? Les aspirations à une Espagne républicaine progressent-elles dans la société ?

L. V. – Pour répondre à cette question, il faut déplacer notre regard du présent et analyser le temps long. Il y a dix ans, l’Espagne vivait dans une révolte permanente. Chaque jour, il y avait des mobilisations, la désobéissance civile était devenue fréquente sur des questions telles que les expulsions et la majorité de la population critiquait très fortement la politique néolibérale et ses implications économiques. C’est ce contexte qui a permis à un mouvement comme Podemos d’émerger comme option politique jusqu’à s’imposer dans le gouvernement.

« La volonté de transformation dans un sens démocratique reste très importante en Espagne. »

Il est vrai que les choses ont changé et que désormais, nous sommes confrontés à un mouvement inverse. Toutefois, la volonté de transformation dans un sens démocratique reste très importante en Espagne, notamment autour de questions clés. Par exemple, une enquête publiée le 10 avril dernier a montré que 75% de la population estime que le prix de location des logements devrait être plafonné. Face à des campagnes médiatiques massives contre de telles mesures, il existe toujours une opinion majoritaire prête à intervenir sur le marché pour garantir le droit au logement.

C’est précisément en partant de ce type de questions, qui sont idéologiquement transversales mais qui montrent qu’il existe dans notre pays une base solide opposée au néolibéralisme, que nous pouvons construire cette majorité progressiste qui dépasse les limites du système actuel et créer autre chose de plus juste et démocratique.

LVSL – La défaite électorale de la gauche aux dernières municipales et la convocation surprise d’élections générales pour le 23 juillet par Pedro Sánchez ont suscité de nombreux débats stratégiques à gauche. Comment analysez-vous ces résultats ?

L. V. – En 2021, Pablo Iglesias s’est présenté aux élections régionales à Madrid. Le 5 mai, il a annoncé publiquement qu’il quittait la vie politique. Il a pris sa décision après une analyse rigoureuse à travers laquelle sa personne politique était devenue le bouc émissaire mobilisateur de la pire droite de notre pays. Podemos, mais en particulier Pablo Iglesias, font l’objet de persécutions depuis des années dans les médias mais aussi politiquement et judiciairement. Au fil du temps, progressivement, cela a laissé une trace de stigmatisation dans notre organisation politique et chez nombre de ses dirigeants.

Quand Pablo a abandonné la politique, il l’a fait avec un projet pour la gauche. Un processus de renouvellement, une succession. D’un côté, une nouvelle direction à la tête de Podemos avec des femmes comme Ione Belarra, actuelle secrétaire générale, Irene Montero, secrétaire politique, Isa Serra, porte-parole et Idoia Villanueva, responsable internationale. De l’autre, une démarche de leadership externe à notre organisation politique, représentée par Yolanda Díaz. La feuille de route était l’unité des forces de gauche que les conflits internes et la réalité territoriale de notre pays avaient auparavant désunies ou n’avaient pas réussi à unir.

« La désunion nous a pénalisés électoralement puisque l’électorat progressiste considère que l’unité de notre espace politique est essentielle. »

Lors des dernières élections régionales et municipales, Podemos a suivi cette feuille de route en essayant de parvenir à un maximum d’accords d’unité au niveau régional et municipal. Certaines forces politiques telles que Compromís ou Más Madrid ne voulaient pas de candidatures unitaires. En 2015, ce type d’accords avait été une condition nécessaire de notre victoire dans la plupart des grandes villes d’Espagne, notamment Barcelone et Madrid. Cette fois-ci, la désunion nous a pénalisés électoralement puisque l’électorat progressiste considère que l’unité de notre espace politique est essentielle. Cela a donc provoqué de la désaffection voire de l’abstention.

Bien sûr, d’autres raisons permettent de comprendre ce résultat. L’Espagne n’est pas exempte de la réalité européenne et internationale, de la prolifération de gouvernements de droite et d’extrême droite. Le gouvernement espagnol, avec le PSOE et Podemos à l’intérieur, a également été le gouvernement qui a dû gérer une pandémie inédite et les conséquences de la guerre en Ukraine. Cette gestion, bien que progressiste et protectrice de l’État contre le marché prédateur, a fait des ravages électoraux sur ces deux formations politiques.

Les niveaux d’abstention ont été très élevés à gauche tandis que les électeurs de droite ont considéré ces élections régionales et municipales comme une sorte de référendum contre le gouvernement central. Celui-ci a été dirigé par Isabel Díaz Ayuso, à la tête du Parti populaire de Madrid et qui est aujourd’hui le principal instrument idéologique de la droite espagnole.

La convocation quasi immédiate d’élections générales par Pedro Sánchez, 24 heures seulement après ces résultats, visait à générer un choc de mobilisation au sein de l’électorat progressiste, mais aussi à capter ce vote au profit de son organisation politique, le Parti socialiste, en tant que vote utile contre une droite très organisée. Sanchez a ainsi renoncé à mettre en valeur le gouvernement progressiste et ses alliances. Au contraire, Podemos essaie de faire comprendre au PSOE depuis des mois qu’en revendiquant l’action de notre alliance gouvernementale progressiste et de la majorité plurinationale au Congrès des députés (avec Bildu et ERC), il serait possible d’assurer un deuxième gouvernement progressiste. 

LVSL – Finalement, un accord électoral a été trouvé sur le fil entre Podemos et Sumar. Pouvez-vous revenir sur les enjeux de cet accord et sur les perspectives pour la gauche dans ces élections ? La victoire annoncée de la droite réactionnaire est-elle inéluctable ?

L. V. –
Podemos et Sumar ont récemment signé un accord de coalition électorale. Un accord qui n’a pas été facile à accepter puisqu’il impliquait le veto politique d’Irene Montero, numéro 2 de notre organisation politique et actuelle ministre à l’Égalité. De notre point de vue, ce veto est une erreur politique et un message dangereux pour la société, qui a à voir directement avec la volonté de discipliner politiquement le féminisme. Irene Montero, depuis le ministère à l’Égalité, a promu les droits de tous. Avec ce veto, on concède en quelque sorte que l’extrême droite, qui a construit une bonne partie de sa position politique contre les politiques du ministère à l’Égalité et spécifiquement contre Irene Montero, a raison.

Malgré cela, nous allons nous présenter aux élections législatives avec Sumar, car dans le cas contraire, nous aurions facilité la tâche de la droite et de l’extrême droite qui auraient pu obtenir la majorité absolue. On peut donc encore éviter un gouvernement de PP et de Vox en Espagne, notamment grâce à cet accord responsable. Et malgré tout, Podemos continuera à travailler à la reconduction d’un gouvernement de coalition progressiste.

LVSL – Le 19 janvier dernier – lors de la première journée de mobilisation contre sa réforme des retraites –, Emmanuel Macron a rendu visite à Pedro Sánchez à Barcelone pour le 27ème Sommet franco-espagnol. Où en sont les liens et la coopération entre nos deux pays ? Le Traité de Barcelone signé à cette occasion va-t-il changer grand-chose ?

L. V. – Il est tôt pour le définir. Dans le moment que nous traversons, où les équilibres classiques de l’UE ont été rompus par la guerre en Ukraine, tous les États jouent des cartes différentes. C’est ce qu’a essayé de faire Macron avec Mario Draghi en Italie, bien que cette voie ait été stoppée par la victoire de Giorgia Meloni. Désormais, en partie à cause de la crise énergétique, il semble que l’Espagne soit un nouveau partenaire stratégique pour la France, puisqu’elle pourrait être une voie d’entrée privilégiée pour le gaz algérien ou l’hydrogène vert.

« Nous sommes confrontés à la nécessité historique de réformer l’Union européenne. Cela nous oblige à parler de l’OTAN et des limites qu’elle nous impose, mais aussi de ce que devrait être la relation avec la Chine. »

En tout cas, je crois que tant que les alliances se feront sur ce type d’intérêts conjoncturels et non sur des visions partagées de l’Europe, elles ne dureront pas. Nous sommes confrontés à la nécessité historique de réformer l’Union européenne. Nous devons être en mesure de poser des bases solides pour que l’Union soit autonome, souveraine et garantisse les droits des peuples concernés dans un monde qui va profondément changer dans les décennies à venir. Cela nous oblige à parler de l’OTAN et des limites qu’elle nous impose, mais aussi de ce que devrait être la relation avec la Chine ou de la manière dont nous accélérons la transition écologique dans toute l’Europe. Tels sont les grands enjeux qui doivent articuler la relation entre la France et l’Espagne.

LVSL – Vous ne cachez d’ailleurs pas vos liens avec notre pays, et la fascination que constituent à vos yeux l’histoire et la vie politique française. Pourriez-vous revenir sur votre parcours intellectuel et politique, ainsi que sur l’importance de la France dans ce parcours ?

L. V. – Tout d’abord, je suis franco-espagnole. J’ai eu la chance de pouvoir étudier en France, après avoir quitté l’Espagne à l’âge de dix-sept ans. J’ai été entièrement éduquée dans le système français, au Lycée français d’abord, lors de mon enfance en Espagne, et à l’université ensuite, en licence d’histoire à Paris-Diderot puis en master de sciences politiques et d’études européennes à la Sorbonne.

Mes références politiques et historiques sont profondément marquées par l’influence de la France, à commencer par la Révolution française et toutes les grandes figures révolutionnaires. Mon engagement politique a également commencé en France, avec la France insoumise, alors que je suivais par exemple le 15M [mouvement des Indignados né sur la Puerta del Sol à Madrid le 15 mai 2011, NDLR] à distance.

J’ai donc la chance d’être liée à ces deux pays. La France m’a donné tout ce dont je dispose pour faire de la politique actuellement en Espagne. De tous ces outils, les valeurs républicaines et l’implication politique et sociale que j’ai forgées en France sont sans doute les plus enrichissants.

Quel bilan pour Podemos au gouvernement ?

Yolanda Díaz, ministre du Travail durant deux ans et nouvelle leader d’Unidas Podemos.

Pour de nombreux militants de gauche, l’évolution du paysage politique espagnol ces 10 dernières années avait quelque chose de réjouissant. Alors que les projets progressistes échouaient ailleurs en Europe, Podemos a rapidement progressé dans les urnes, avant d’atteindre le pouvoir au sein d’une coalition début 2020. Pourtant, la radicalité initiale du mouvement semble avoir été étouffée par les contraintes propres au gouvernement et les compromis inhérents aux politiques de coalition. Si le bilan de cette dernière comporte plusieurs avancées intéressantes, elle ne peut se targuer d’aucune réforme politique majeure ou d’avoir pu résoudre certains des problèmes structurels de l’économie espagnole. En conséquence, sa base électorale est désormais atomisée et sa popularité décline. Alors que de nouvelles élections seront organisées en 2023, la gauche espagnole doit, pour continuer à peser dans le champ politique, apprendre à insuffler une énergie contestataire sans perdre son influence institutionnelle. Article du sociologue Paolo Gerbaudo paru dans la New Left Review, traduit par Albane Le Cabec et édité par William Bouchardon.

Comment Podemos a-t-il pu s’intégrer au paysage électoral, traditionnellement dominé par les deux partis centristes, le Parti Populaire (PP, centre-droit) et le Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE, centre-gauche) ? Grâce au prétendu « miracle économique » initié dans les années 1980, l’Espagne est devenue l’un des pays européens avec les meilleures performances économiques, avec une croissance soutenue et un boom immobilier considérable. Le prix de l’immobilier augmentait de 8% par an des années 90 aux années 2000 tandis que les réformes néolibérales mises en œuvre étaient saluées par les « modernisateurs » de Bruxelles. 

Podemos, enfant de la crise de 2008

Quand la crise financière a frappé en 2008, il est pourtant devenu clair que cette croissance économique remarquable s’était construite sur des fondations fragiles. Le modèle économique, largement dépendant du tourisme, de la construction et d’une main d’œuvre peu chère et précarisée, a montré ses limites une fois que les institutions financières qui alimentaient la bulle immobilière se sont elles-mêmes effondrées. Le gouvernement a renfloué les caisses pour un prix colossal et les Espagnols ont payé la facture.

Le modèle économique, largement dépendant du tourisme, de la construction et d’une main d’œuvre peu chère et précarisée, a montré ses limites une fois que les institutions financières qui alimentaient la bulle immobilière se sont elles-mêmes effondrées en 2008.

Le PP et le PSOE ont tous deux étés tenus responsables pour ce désastre. En 2011, le premier ministre socialiste José Luis Zapatero a déployé une série de mesures d’austérité brutales qui ont considérablement réduit les dépenses publiques et provoqué une augmentation du taux de chômage, dépassant les 25%. Une situation sociale aussi mauvaise ne tarda pas à entraîner une révolte populaire de grande ampleur : plus de 3 millions de personnes manifestèrent et occupèrent les espaces publics partout dans le pays, donnant naissance à ce que nous connaissons aujourd’hui comme le Mouvement des Indignés. Préfigurant Occupy Wall Street, les manifestants organisèrent des sit-ins devant les grandes banques. Selon les sondages de l’époque, 70% de la population soutenaient les demandes des manifestants pour une démocratie participative, des emplois, des logements, des services publics et la lutte contre la corruption de la classe politique.

En 2014, Podemos est fondé pour donner à cette révolte naissante une forme institutionnelle. Le parti proclamait représenter une gauche nouvelle, capable de rassembler le mouvement anti-austérité tout en évitant les prises de positions minoritaires des partis radicaux comme Izquierda Unida. Adoptant une approche populiste inspirée par les travaux de Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, le parti s’est adressé à des groupes sociaux différents et plus divers que sa base électorale traditionnelle de la gauche radicale, un peu à la façon de la « vague rose » observée en Amérique latine dans les années 2000. Le leader politique, Pablo Iglesias, un jeune professeur de sciences politiques à l’université de Complutense qui avait manifesté son charisme lors de nombreuses apparitions dans des émissions télévisées, a incarné cette stratégie. Plutôt que de s’opposer à la droite, il s’est attaqué à la « caste », un terme emprunté du Mouvement 5 étoiles en Italie qui présentait le PP et le PSOE comme faisant parti de la même élite.

Un programme en lien avec les attentes des Espagnols

Dès le début, Podemos est devenu l’expression de l’esprit de démocratisation du Mouvement des Indignés. Son premier manifeste posait le cadre de divers problèmes politiques – économie, environnement, social, international – en termes démocratiques. Le parti proposait l’organisation de nombreux référendums, la possibilité pour les citoyens de proposer des lois et de révoquer des élus, ainsi que des mesures radicales pour favoriser la transparence et lutter contre la corruption. Son programme économique, élaboré avec l’aide de Thomas Piketty et fortement ancré dans le courant éco-socialiste, établissait une série de mesures de transitions écologiques qui ont gagné une certaine popularité. Le parti prônait notamment la restauration de l’investissement public et la refonte du mode de production autour de la réindustrialisation verte du pays et d’investissements dans les technologies et « l’économie de la connaissance ».

A l’inverse du Mouvement 5 Étoiles et de la France Insoumise, Podemos n’a jamais proposé de sortir de l’euro, encore moins de l’Union Européenne. Le parti promettait cependant de rompre avec la politique fiscale de la Troïka et de réduire la dette publique grâce à un audit citoyen. Daus une référence explicite au sauvetage des banques, Podemos défendait aussi un « plan de sauvetage des citoyens » (rescate ciudadano) permettant de réparer les dégâts sociaux causés par les élites, notamment à travers un revenu minimum entre 600€ et 1300€ par mois pour les ménages les plus pauvres, financé par une nouvelle taxe sur les hauts revenus et les entreprises financières. Face aux critiques des médias qui qualifiait son programme de communiste ou « bolivarien » (en référence au Venezuela d’Hugo Chavez, ndlr), Iglesias rappelait – à juste titre – que son programme aurait été vu comme social-démocrate quelques décennies auparavant.

Ce discours trouva vite son public : quelques mois après que le parti fut créé, Podemos obtient 8% aux élections européennes, puis 20% aux élections nationales un an après. L’objectif du parti était alors de dépasser le PSOE afin de devenir le parti d’opposition officiel, tandis que le centre-gauche s’affaiblirait et serait réduit à la marginalité, comme le PASOK grec. Par stratégie, Iglesia décida de s’allier à d’autres partis de gauche, comme Izquierda Unida, sous le nom de Unidas Podemos avant les élections anticipées de 2016 afin d’éviter la dispersion des votes de gauche. Cette tentative s’est pourtant soldée d’une division entre les leaders des partis. Pour Inigo Errejon, tête pensante de la stratégie populaire de Podemos, cette alliance était une forme de trahison à l’égard de l’objectif initial du parti : dépasser la tradition de la gauche radicale afin de séduire des électeurs désenchantés mais sceptiques à l’égard de la gauche. Selon lui, en rejoignant Izquierda Unida, Podemos perdrait la singularité politique qui en faisait l’attrait. Divisé par des conflits internes, le parti ne progressa pas aux élections de 2016 à l’issue desquelles le PP de Mariano Rajoy obtient une courte majorité.

Podemos au gouvernement : des victoires importantes mais encore trop faibles

Malgré le fait qu’il ait continué à être identifié comme un adversaire de premier rang du PP, Podemos occupe désormais une place différente dans l’espace public : le parti a succombé au sectarisme, bien loin de l’esprit de solidarité du Mouvement des Indignés qu’il avait réussi à capturer. Les mauvais scores aux élections locales suivantes ont ensuite laissé transparaître d’importantes faiblesses organisationnelles et les lacunes de ses cadres. Lors des élections régionales de 2019 à Madrid, Errejon se présenta en tant que membre d’une alliance avec des petits partis et des organisations de la société civile, imitant les campagnes municipales d’Ada Colau à Barcelone et de Manuela Carmena à Madrid, à la suite de quoi il quitta Podemos pour fonder son propre parti, Más País. D’autres figures importantes de Podemos comme Carolina Bescansa et Luis Alegre quittèrent le parti peu de temps, dénonçant le manque de pluralisme interne.

Malgré cet affaiblissement de Podemos, l’évolution du contexte politique transforma peu à peu le parti en partenaire de coalition pour le PSOE. En 2019, le PP fut éjecté du pouvoir à la suite de multiples scandales de corruption, tandis que le PSOE, mené par Pedro Sanchez, peinait à maintenir son gouvernement minoritaire. Après les élections d’avril 2019, qui ne firent émerger aucune majorité claire, Sanchez n’eut d’autre choix que d’entamer des discussions avec Unidas Podemos. Initialement, une coalition semblait impossible, tant les socialistes refusaient le compromis. Mais lors des élections qui suivirent en novembre 2019, les électeurs punirent sévèrement Podemos et le PSOE : alors que le premier atteignait à peine 12.8%, le second tomba à 28%. A cette défaite s’ajoutait l’ascension du parti franquiste Vox, qui souda la gauche dans un réflexe anti-fasciste. Cette configuration obligea Pedro Sanchez à conclure un accord avec Podemos, accordant notamment à Iglesias le Ministère du Travail, ainsi qu’une grande influence sur les décisions politiques du gouvernement. Malgré l’espoir initialement suscité par ce pacte de gouvernement, le soutien électoral aux partis de la gauche espagnole a depuis continué de baisser, malgré la mise en place de politiques sociales.

La ministre du travail Yolanda Diaz, membre du parti communiste espagnol et membre de la coalition Unidas Podemos, a notamment mis en œuvre une série de réformes audacieuses durant deux ans. Pendant les premières semaines de la pandémie, elle a instauré la Expediente de Regulación Temporal de Empleo (ERTE) – l’équivalent du chômage partiel mis en place en France – qui a fourni une couverture sociale à 3.6 millions de travailleurs et a été salué par son déploiement irréprochable. Elle est aussi à l’origine d’une réforme historique limitant l’utilisation de contrats courts, une loi considérée par Iglesias comme la plus importante du gouvernement. Adoptée avec une majorité d’une voix après qu’un membre du PP ait accidentellement voté pour en appuyant sur le mauvais bouton, cette loi a triplé le nombre de CDI dans le marché du travail espagnol. Diaz a aussi augmenté le salaire minimum de 33.5% et attribué un chèque de 200€ aux ménages précaires afin de les aider à surmonter la crise du pouvoir d’achat. Le revenu minimum défendu par Podemos a aussi été mis en place, permettant aux ménages les plus pauvres de toucher entre 560 et 1400€ par mois.

Ces victoires importantes sont néanmoins ternies par les nombreuses obstructions du parti socialiste, dont l’agenda politique reste libéral et pro-marché. La mise en place du revenu minimum, sous la supervision du ministre socialiste pour l’inclusion et la Sécurité sociale, a souffert de nombreux ratés. A cause d’un sous-financement, d’une bureaucratie complexe et d’un manque de personnel pour traiter les demandes, seule la moitié des foyers que l’allocation devait couvrir bénéficie aujourd’hui de l’aide. Dans le même temps, la ministre de l’Économie Nadia Calviño (PSOE), dans sa chasse aux déficits et du fait de ses liens avec le monde de la finance, a fait obstruction à toutes les réformes fiscales de Podemos, refusant toute nouvelle taxe sur les plus hauts revenus. Les socialistes se sont également battus bec et ongles contre la régulation des loyers et ont traîné les pieds sur la taxation des profits des compagnies d’énergie. Ces réticences témoignent du refus du PSOE de réformer un système économique espagnol à bout de souffle, qui reste très dépendant de la construction et d’un secteur tertiaire peu productif. Le taux de chômage atteint encore les 14% et les efforts pour industrialiser le pays restent maigres. S’attaquer vraiment à ces enjeux suppose en effet un degré d’interventionnisme étatique que le PSOE refuse de considérer.

L’après-Iglesias : la nécessité d’une réinvention

Confronté à l’obstination des institutions et à l’inertie de l’économie espagnole qui repose le capitalisme rentier, Podemos peine à convaincre sa base électorale, reculant dans les sondages autour de 10%. Ses soutiens de la première heure sont frustrés par le faible bilan de la participation au gouvernement et considèrent avec méfiance les autres membres de la coalition. L’incapacité du parti à établir des structures démocratiques fonctionnelles continue par ailleurs d’abîmer sa crédibilité. Podemos ne semble pas en mesure de gérer les conflits internes, qui aboutissent souvent à des scissions impactant l’organisation entière. Lors des récentes élections en Andalousie, les Anticapitalistes, une formation trotskiste qui a joué un rôle important dans la formation de Podemos, a ainsi décidé de se présenter seul, expliquant que Podemos avait trahi ses principes fondateurs. A l’issue du vote, la gauche subit de lourdes pertes.

Confronté à l’obstination des institutions et à l’inertie de l’économie espagnole qui repose le capitalisme rentier, Podemos peine à convaincre sa base électorale, reculant dans les sondages autour de 10%.

Le parti a essuyé un nouveau revers lors de sa défaite aux élections régionales de mai 2021. Alors qu’Iglesias s’était retiré afin de mener la campagne, rallier les soutiens populaires et consolider l’ancrage du parti, sa décision de focaliser la campagne sur des attaques contre Vox et de présenter comme Podemos comme le rempart contre l’extrême droite n’a pas permis la percée escomptée. Au contraire, Iglesias, après avoir obtenu 7% des voix, s’est retiré de la politique institutionnelle pour retourner dans les médias. Son absence du monde politique pourrait révéler Yolanda Diaz comme le nouveau souffle du parti. Elle cherche d’ailleurs à établir une nouvelle plateforme électorale appelée Sumar, un mot valise réunissant les mots « résumer » et « unifier ». Comme le nom le suggère, l’objectif est de surmonter les divisions idéologiques et géographiques qui clivent la gauche espagnole. Son projet reçoit déjà le soutien de Izquierda Unida, Mas Pais et Podemos, ainsi que des formations régionales telles que Calencian Compromis et Catalunyan Comuns. Regrouper ces forces en une seule entité politique sera déterminant pour regagner la confiance du million d’électeurs que Podemos a perdu depuis 2016 et conquérir le vote des classes populaires qui ne votent pas. Si cette stratégie ambitieuse réussit, cela pourrait paver la voie pour le sorpasso que Podemos a échoué à mettre en place quelques années auparavant, reléguant le PSOE à une place mineure dans le prochain gouvernement de gauche.

Si le défi reste gigantesque, Yolanda Diaz paraît capable de le relever. Selon les sondages d’opinion, son ancienne fonction de ministre du travail a fait d’elle la personnalité politique la plus populaire d’Espagne. Si son orientation politique est radicale, elle est néanmoins capable de trouver des accords pragmatiques et son style rhétorique apparaît moins polémique que celui d’Iglesias. Pour ses soutiens, elle est la candidate parfaite pour réconcilier les fondations idéalistes de Podemos et l’exercice de la politique institutionnelle. Ses détracteurs estiment pour leur part qu’un accord avec le PSOE après les prochaines élections risquerait de rompre encore plus la confiance entre les soutiens de Podemos et le parti. Des dissensions ont aussi émergé au sujet de la guerre en Ukraine, Yolanda Diaz étant plus réticente que certains de ses camarades à l’idée de critiquer l’OTAN. Ces clivages sont inhérents à la poursuite de buts politiques contradictoire que Diaz entend réaliser : unifier la gauche et réunir les suffrages d’électeurs désenchantés. En modérant sa position pour rallier les différents groupes de son électorat, elle pourrait cependant perdre le soutien de sa base progressiste qui donne l’élan vital à son parti. Si raviver l’esprit des Indignés sera difficile face à la réticence du PSOE, la montée de l’extrême droite et la démoralisation de l’électorat, la gauche espagnole a déjà démontré une capacité unique à se réinventer et Diaz a le potentiel pour relancer cette dynamique.

Les rapports de force à l’aube des élections espagnoles

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©Presidencia de la República de Mexico

Le 10 novembre se tiendront en Espagne les quatrièmes élections législatives en quatre ans. Une si forte instabilité institutionnelle – l’ancien chef de gouvernement socialiste, Felipe González, estimait dans une boutade que l’Espagne est passée du bipartisme au multipartisme puis, enfin, au “bloquisme” – est le reflet d’un paysage politique qui se décompose toujours plus. En effet, cela fait presque 18 mois que l’Espagne n’a pas de gouvernement bénéficiant d’une majorité parlementaire. Analyse en collaboration avec Hémisphère gauche.


Les dernières élections du 28 avril 2019 ont achevé le bipartisme, dominant depuis la Transition à la démocratie libérale dans les années 1980, et consolidé le multipartisme. Elles ont ainsi accouché d’un Congrès des députés (la chambre basse du Parlement) divisé en quatre partis majeurs : le Parti socialiste (PSOE), le Parti populaire (PP), Ciudadanos (Cs) et Unidas Podemos (UP). Le parti d’extrême-droite Vox y a fait son entrée. Depuis la convocation de nouvelles élections à la fin du mois de septembre, deux partis politiques classés à gauche (dont l’un a moins d’un an) ont présenté leur candidature au Congrès des députés pour la première fois.

Un tel scénario d’éclatement, d’instabilité et d’incertitude par rapport à l’avenir est particulièrement inquiétant au regard des échéances majeures à venir. Tout d’abord, la procédure judiciaire contre les dirigeants indépendantistes catalans devant le Tribunal Suprême arrive à son terme. L’arrêt devrait être rendu par la Haute Cour entre le 10 et le 14 octobre. Ses répercussions sur l’état de la mobilisation citoyenne seront considérables, d’autant plus que le basculement vers des actions violentes de la part de groupes minoritaires n’est plus à écarter. Ensuite, la deuxième échéance est l’incertitude qui entoure la date et les conditions de sortie du Royaume-Uni de l’UE. L’Espagne est particulièrement vulnérable car elle accueille environ 300.000 retraités britanniques par an (première destination en Europe) et doit veiller aux intérêts de près de 100.000 Espagnols résidant au Royaume-Uni. De plus, les rapports avec Gibraltar seraient brutalement impactés par un No Deal. Enfin, le ralentissement qui pèse sur la croissance des économies européennes constitue une troisième menace. Celle-ci pourrait devenir bien réelle en ce qui concerne l’Espagne avec la mise en place de sanctions commerciales contre sa production agroalimentaire (l’huile d’olive et le vin notamment) de la part des États-Unis, dans le cadre du contentieux commercial qui l’oppose à l’UE autour du secteur de l’aéronautique.

Après les prochaines élections du 10 novembre, les différentes forces politiques parlementaires ne pourront plus repousser l’exigence de dégager une majorité plurielle. Ce sera une première depuis le retour de la démocratie libérale. Le contexte sera, pourtant, extrêmement difficile sur un grand nombre de fronts.

C’est pour cela que nous proposons un suivi de l’actualité de la campagne au fil des semaines. L’analyse des sondages et des éventuelles issues du scrutin sera privilégiée. Elle nous permettra, dans ce premier papier, de poser le cadre. Quelle est la situation des quatre principaux partis alors que démarre la campagne ?

À ce titre, les premiers sondages qui tiennent compte des premiers jours de campagne et de l’irruption du parti d’Iñigo Errejón (ex-Podemos) commencent à être publiés.

Quelles sont les conclusions que nous pouvons tirer de ces premiers sondages ?

Côté PSOE, le parti de Pedro Sánchez arrive toujours en tête des intentions de vote avec près de 30%, devançant largement le PP (il aurait environ 9 points de plus selon un modèle statistique publié par eldiario.es et produit à partir des données de différents instituts). La dynamique est, cependant, descendante depuis le mois d’août. La convocation de nouvelles élections est un pari de Pedro Sánchez, qui table sur une nouvelle victoire après celle du 28 avril pour forcer les accords avec Unidas Podemos et Ciudadanos.

Le PP, parti traditionnel de la droite espagnol, reprend du poil de la bête. Après avoir été mis en difficulté par l’ascension de Ciudadanos et l’irruption de Vox, le PP est sur une dynamique ascendante dans les enquêtes d’opinion depuis le mois de juin. Il semble apparaître comme le réceptacle privilégié du « vote utile » de la droite. Les affaires de corruption (qui ont objectivement peu compté pour les électeurs de droite) et l’image d’immobilisme que donnait Mariano Rajoy semblent avoir étés oubliées après la prise de pouvoir dans le parti du jeune Pablo Casado. Cela se traduit par une amélioration des intentions de vote : + 3 points depuis avril. L’hypothèse du remplacement du PP par Ciudadanos semble donc écartée pour l’instant.

Cette dernière formation, qui est le parti d’Albert Rivera, se trouve mise en difficulté par la convocation de nouvelles élections – ce qui faisait partie, bien entendu, de la stratégie de Sánchez. Il semblerait que la stratégie d’opposition frontale à Pedro Sánchez n’ait pas porté ses fruits dans un contexte où les citoyens demandent à la classe politique de se mettre d’accord. La force de rappel que constitue toujours le PP à droite semble donc avoir eu raison de la vision d’Albert Rivera, centrée sur le court-terme. Rivera a d’ores et déjà adouci ses propos à l’égard de Pedro Sánchez et a ouvert la possibilité d’un accord avec le PSOE. Les estimations les plus récentes situent le vote en faveur de Cs aux environs de 12,5-13%, en retrait par rapport aux près de 16% obtenus le 28 avril.

Venons-en à Unidas Podemos il s’agit de la coalition de Podemos avec un ensemble de micro-partis ou de mouvements à la gauche du PSOE. Les données les concernant doivent encore être interprétées avec prudence car le parti d’Iñigo Errejón dispose d’une marge de progression. Il n’en demeure pas moins que les derniers sondages sont relativement encourageants : Unidas Podemos se maintient, voire croît légèrement, de l’ordre de 0,5-1 point (autour de 12,5% dans un ensemble de sondages par rapport à 11,7% lors des élections d’avril) . Il est à présent à égalité avec Cs, voire légèrement au-dessus.

Derrière, Vox, le parti d’extrême droite, perd environ 2 points dans les différentes estimations par rapport au résultat obtenus le 28 avril. Il passe de 10% à 8%. Cette dynamique est cohérente avec la montée du PP. Vox court le même danger que Ciudadanos : perdre des voix au profit du vote traditionnel et désormais utile de la droite. Il est possible qu’il ait donc atteint un plafond à 10% des voix.

Enfin, Más País, le parti fondé par Iñigo Errejón, est un nouvel arrivé aux élections législatives nationales. Il s’est lancé dans l’arène nationale sans programme et cherche à occuper une position centrale avec un discours consensuel et favorable à une entente avec Sánchez, donc à la mise sur pied d’un gouvernement « progressiste », ce que souhaitent une courte majorité d’électeurs. Il prétend capter à la fois l’électorat de Podemos déçu par la gestion de Pablo Iglesias et notamment par son incapacité à trouver un accord avec le PSOE ; l’électorat du PSOE mécontent de la tendance de Pedro Sánchez à pencher à droite pour élargir son socle électoral ; et les électeurs de Ciudadanos peu convaincus de l’utilité d’une opposition frontale à Pedro Sánchez et désireux, avant tout, de voir se constituer un gouvernement. Il est crédité à présent à environ 6,5% des voix mais il s’agit là sans doute d’un palier. Son évolution est à suivre de près, elle sera fonction de la perte de voix des trois partis suscités et des changements dans l’abstention.

Estimations de vote recensant plusieurs sondages (4-5 octobre 2019)

En rouge : PSOE

En bleu : PP

En violet : Unidas Podemos

En orange : Ciudadanos

En vert : Vox

En turquoise : Más País

Source : eldiario.es

Íñigo Errejón : « L’axe gauche-droite est l’axe de l’establishment »

Politician Iñigo Errejon at “ Mas Madrid “ rally final campaign event during Spain Autonomic and Regional Elections in Madrid on Friday, 24 May 2019.

De passage à Paris pour notre université d’été, Íñigo Errejón nous a accordé un grand entretien qui est désormais un rite annuel. Le paysage politique a beaucoup changé depuis le début de ces échanges : notre interlocuteur a lancé son propre mouvement Más Madrid, tandis que les expériences populistes de gauche sont en crise partout en Europe et que le PSOE a repris la main sur l’agenda en Espagne. Son ancienne formation, Podemos, subit des déconfitures électorales régulières qu’il explique par « l’abandon de sa vocation transversale » et sa conversion en formation de gauche radicale traditionnelle. Le creux de la vague est cependant l’occasion parfaite pour interroger celui qui plaide pour un populisme démocratique. Entretien.

LVSL – Il semble que les partis populistes de gauche traversent à l’heure actuelle une grave crise à l’échelle européenne. La France insoumise est passée de près de 20% à l’élection présidentielle de 2017 à 6% aux dernières élections européennes. Les résultats de Podemos se sont affaissés lors des élections générales du mois d’avril et le parti a perdu deux tiers de ses élus dans les régions. Le Labour a lui aussi subi un revers. Comment analysez-vous ce recul ?

Íñigo Errejón – Tout d’abord, il me semble important de rappeler que nous devons entretenir et prendre très au sérieux les espaces de réflexion collective au service de la transformation et de l’émancipation, car il arrive que la logique partisane nous bride et nous empêche de penser. Avec les partis que vous citez, nous avons renversé l’échiquier politique de nos pays respectifs, ou tout du moins introduit d’importantes nouveautés, car nous avons osé penser au-delà de la discipline des partis. Les formations partisanes ont besoin de discipline pour fonctionner, mais c’est un mécanisme qui tue la pensée. En ce sens, il faut dans un premier temps reconnaître qu’on a assisté à un déclin général et sans palliatifs des formations que l’on a qualifiées, avec tous les problèmes que cela suppose, de populistes de gauche. Cette chute s’est produite quasiment partout.

Nous devons aussi admettre que ce déclin a des causes qui sont propres à ces mouvements. On ne peut pas s’enfermer dans une lecture qui consisterait à justifier les échecs par la mauvaise foi de médias conspirateurs ou par les manœuvres des oligarchies de nos pays, ni rejeter la faute sur nos voisins ou sur ceux qui ne pensent pas comme nous au mot près. On entrerait dans un cercle vicieux d’ailleurs très typique des formations post-communistes qui prétendent ne jamais commettre d’erreurs et qui n’admettent pas l’autocritique. On ne cherche jamais à analyser ce qui aurait pu être mieux fait, ce qui n’a pas fonctionné, et celui qui ose émettre une analyse devient immédiatement un ennemi ou un traître. Dès lors, ne demeurent au sein des partis que ceux qui sont prêts à répéter trente ou cinquante fois la vérité officielle, de telle sorte que si le parti affirme qu’il pleut alors qu’en réalité il fait une chaleur infernale, les porte-paroles répètent en boucle qu’il pleut.

« En réaction à ce déclin les partis cherchent à se rassurer dans la zone de confort de la gauche. »

C’est un bon mécanisme pour assurer la survie interne d’un individu dans un parti politique, mais c’est aussi la meilleure façon de tuer le parti politique en question, qui perd toute capacité hégémonique du fait de son inaptitude à la réflexion. La série Chernobyl, qui contient par ailleurs un certain nombre de préjugés occidentaux à l’encontre de la Russie ou de l’Union soviétique, décrit bien cette réalité effrayante : la volonté de conserver son emploi, son prestige personnel, à l’intérieur d’une structure qui entre en crise et qui accentue par conséquent son autoritarisme, conduit chacun à taire ce qu’il pense réellement. De cette façon, les réunions ne sont que le théâtre de la vérité officielle, personne n’ose émettre un avis sur l’ampleur de la catastrophe nucléaire par peur de perdre sa position et sa sécurité personnelle à l’intérieur de la structure.

La première étape consiste donc à reconnaître le désastre et l’ampleur de la chute. Il est émotionnellement compréhensible qu’en réaction à ce déclin les partis cherchent à se rassurer dans la zone de confort de la gauche. Lorsque la situation se dégrade, on en revient aux fondamentaux, à ce qu’on connaît déjà. C’est une posture rassurante, qui n’exige pas un haut degré de réflexion et qui permet de survivre un temps, mais en aucun cas de gagner.

Je ne sais pas s’il en va de même en France, mais en Espagne, la gauche n’a plus qu’un seul mot d’ordre quelle que soit la question posée : l’union de la gauche. En 2014, Podemos avait cinq eurodéputés et Izquierda Unida six, soit onze au total. En 2019, les deux organisations concourent ensemble aux élections européennes et ne décrochent que six sièges. Mais même devant ce constat implacable, comme s’il s’agissait d’un dogme religieux, on continue à entendre que la solution réside dans l’union de la gauche, que la gauche n’était pas suffisamment unie, etc.

Nous qui n’appartenons pas à ces courants de la gauche plus traditionnelle, nous avons toujours défendu l’idée qu’une force aux aspirations et aux valeurs de gauche n’est utile que lorsqu’elle se transcende et se montre capable d’embrasser au-delà des convertis, d’aller chercher ceux qui manquent, d’entrer en relation avec des secteurs de la population qui ne s’identifient peut-être pas à la gauche d’un point de vue identitaire, mais qui partagent néanmoins les mêmes aspirations, les mêmes craintes, les mêmes préoccupations et les mêmes demandes.

Il est clair que la capacité des forces populistes de gauche à y parvenir a décliné ces derniers temps. Pourquoi a-t-elle décliné ? À mon avis, nous avons sous-estimé le poids des institutions, leur capacité à être les dépositaires de la volonté des classes populaires et à leur permettre de vivre plus en sécurité et plus sereinement. Je pense que nos discours ont souvent été perçus comme exclusivement utopiques ou idéalistes, voire aventuristes, comme si on proposait aux citoyens de lancer les dés et de voir ce qu’il advient. Pendant ce temps, les propositions de nos adversaires, qu’ils soient néolibéraux ou réactionnaires, sont considérées comme crédibles même lorsqu’elles ne suscitent pas la sympathie. Et parfois, dans les périodes de doute ou d’instabilité, nos peuples préfèrent les certitudes négatives aux promesses incertaines.

En venant jusqu’ici, j’ai aperçu sur la route l’affiche d’une force politique de gauche [ndlr, le Parti communiste français] qui disait « pour une Europe des gens contre l’Europe de l’argent ». Le néolibéralisme a naturalisé l’importance de l’argent dans le quotidien : au travail, à l’école, dans tous les aspects de la vie sociale. Tant que nous n’aurons pas déconstruit cette toute puissance de l’argent dans la vie sociale, prétendre vouloir l’éradiquer en un slogan est illusoire, personne ne peut le croire. D’ailleurs, il faudrait plutôt faire la preuve de notre capacité à gérer l’argent, car il est peu probable qu’il disparaisse de l’organisation de nos sociétés. Il est possible que beaucoup de citoyens sympathisent avec l’idée d’une Europe plus proche des gens que de l’argent, mais ils ne saisissent pas comment cela pourrait être possible, encore moins à court terme.

Il faudrait pour ce faire avoir longuement développé sur le terrain social un processus populaire, de transformation, écologique et tourné vers la justice sociale pour démarchandiser les relations sociales régies par l’argent et les remplacer par des relations communautaires, coopératives et publiques. En d’autres termes, faire infuser l’idée que les droits dont nous disposons sont rattachés à la qualité de citoyen et non à celle de client. Bref, c’est ce processus populaire qui permet de rendre véritablement tangible un discours, sans quoi les dizaines de milliers d’affiches soigneusement collées sur tous les murs de Paris ne pèseront rien face au téléphone portable, aux applications mobiles, aux magasins, aux séries Netflix, aux chansons qui rappellent constamment à chacun d’entre nous que c’est l’argent qui commande.

C’est la leçon de Gramsci selon laquelle en politique, il faut attaquer l’adversaire là où il est le plus faible, et non là où il est le plus fort. Ses points forts doivent quant à eux être affrontés sur le terrain culturel et intellectuel. Un écrivain, un artiste, peut se permettre de se confronter aux idées qui sont les plus fermement ancrées dans le sens commun. Mais lorsqu’on fait de la politique, on ne peut envisager son combat sur cinq siècles : une campagne électorale est un combat de quinze jours.

LVSL – Les forces politiques qui se présentent aux élections sont donc impuissantes sur le plan culturel ?

I.E. – On ne peut pas attaquer l’adversaire sur les idées qui sont les plus enracinées dans le sens commun des gens, même si ces idées nous sont détestables. Les idées les plus solidement établies ne se combattent pas par des déclarations d’intention, mais en démontrant dans la pratique, en gouvernant, qu’il est possible d’instaurer des relations sociales d’un autre type. C’est une démonstration du quotidien, à travers des politiques publiques qui déconstruisent l’emprise du marché sur les relations sociales, qui freinent la loi du sauve-qui-peut et la compétition de tous contre tous. Je crois que nos peuples reconnaissent aux forces démocratiques et populaires leur capacité à pointer du doigt les problèmes, à identifier et à dénoncer ce qui ne fonctionne pas, mais ils ne leur reconnaissent pas la faculté de proposer des solutions et de résoudre ces problèmes.

Les citoyens peuvent donc te suivre dans la critique, mais lorsqu’ils se demandent qui sera le plus en mesure d’apporter des solutions, ils ne te trouvent plus si raisonnable. Dans cette configuration, deux réponses émergent : la réponse social-libérale, qu’elle provienne de son aile traditionnelle ou bien de la social-démocratie, qui consiste à dire « il n’y a pas d’alternative au néolibéralisme mais on peut appliquer des rustines » ; ou la réponse réactionnaire, qui consiste à dire « construisons une communauté qui se cimente par l’exclusion du plus faible, de celui qui arrive de l’extérieur sur un bateau de fortune, de celui qui a la peau un peu plus foncée ou un nom à consonance étrangère. »

Nous avons devant nous un travail de taille : convaincre que notre horizon est accessible quand tout le fonctionnement de la société – le loisir, la vie privée, les relations personnelles, l’économie, le travail – indique le contraire. Nous devons être modestes et faire preuve d’esprit stratégique lorsque nous choisissons quelles batailles nous menons, car à vouloir percuter de plein fouet le mur du sens commun néolibéral, on s’ouvre le crâne. Bien souvent, nous ne sommes pas considérés comme des forces capables de garantir la sécurité et l’ordre. Nous devons nous demander quels sont les éléments de nos parcours, de notre biographie, et quels terrains de politiques publiques sont les plus susceptibles de nous rendre crédibles auprès de la population. Car personne ne vote uniquement pour une force de contestation ou de résistance. Ou alors seulement les citoyens dont la plupart des problèmes sont déjà résolus, ou les étudiants, ou les fonctionnaires. Mais les gens qui peinent à boucler les fins de mois, dont les problèmes sont perceptibles au quotidien, ne votent pas pour envoyer la voix de la contestation au Parlement – ou bien seulement au Parlement européen, comme personne ne sait très bien quel est son rôle. Mais il est crucial de démontrer qu’on a la capacité de prendre les rênes du pays, et cette confiance se gagne petit à petit, c’est un processus de longue haleine.

La défaite culturelle que nous a infligée le néolibéralisme ces trente dernières années est à prendre très au sérieux. On ne peut pas s’adresser au peuple comme si Thatcher n’avait pas existé, comme si nous n’étions pas soumis depuis trois décennies à une pensée dominante qui ne se contente pas d’un slogan sur une affiche mais irrigue tous les aspects de la vie. C’est sur ce terrain que nous avons à lutter, même si cela ne nous plaît pas. La première étape pour renverser le néolibéralisme triomphant consiste à admettre sa victoire, pour ensuite exploiter ses failles et ses interstices.

Personne ne peut sérieusement imaginer que l’on va gouverner l’Europe contre l’argent, pas même ceux qui collent les affiches. Même les expériences du socialisme bureaucratique ont été incapables d’éliminer le marché, à quoi bon répéter des mantras dans lesquels on ne croit pas ? Dire l’inverse dans une réunion de gauche est impopulaire, et on s’expose à un procès en réformisme. Mais force est de constater que même les expériences de gouvernement socialistes et démocratiques les plus avancées n’ont pas pu aller au-delà d’un certain seuil, pourquoi alors cherche-t-on à viser si haut dans nos slogans ? Car on ne cherche pas à gouverner, on cherche à être à l’aise dans notre zone de confort. Si l’on veut vraiment gouverner, la question est simple : de quoi ont besoin les gens d’en bas ? Que peut-on obtenir de ceux d’en haut ? Peut-on offrir un projet qui soit compréhensible pour ceux d’en bas et impossible à assumer pour ceux d’en haut ? Ce sont les questions clés pour penser une démarche contre-hégémonique. Faute de se les poser, tout ce que l’on fait, à mon avis, c’est écrire une lettre au Père Noël.

LVSL – Vous avez longtemps argumenté en faveur de l’idée selon laquelle l’axe gauche-droite n’est plus le clivage le plus pertinent à mobiliser pour espérer l’emporter. Mais le 26 mai, lors de votre discours au soir des résultats électoraux dans la Communauté de Madrid, vous avez salué la naissance d’une « nouvelle gauche », en référence à votre parti, Más Madrid. L’étiquette « gauche » a-t-elle repris de la valeur ? Faut-il comprendre par-là que le moment populiste est dorénavant clos ?

I.E. – Ce n’était sans doute pas l’expression la plus judicieuse à employer. J’essaie d’avancer sur deux terrains à la fois, avec un pied sur le terrain de la réflexion intellectuelle et un autre dans le combat politique, en tant que porte-parole de Más Madrid. Lorsqu’on s’investit dans le travail théorique, intellectuel, on s’exprime d’un point de vue plus réflexif, et on s’exprime moins. Un porte-parole doit parler tous les jours. Et je cours le risque de voir chacun de mes propos interprétés dans un sens ou dans un autre. Parfois, c’est sous l’effet de la pression, ou lorsque s’ouvre une conjoncture nouvelle sur laquelle je n’ai pas eu le recul suffisant pour réfléchir. C’est pourquoi je pense qu’il est plus utile de suivre mes propos dans de longs entretiens réflexifs plutôt que dans ce type de déclaration.

« L’axe gauche-droite sert à conserver l’existant. »

Cela dit, il est clair que l’axe gauche-droite est de retour dans la politique espagnole. Pour moi, c’est une mauvaise nouvelle : l’axe gauche-droite est l’axe de l’establishment. Lorsque c’est l’axe gauche-droite qui ordonne le jeu politique, chaque force peut être placée comme un curseur sur une ligne : le PSOE d’un côté, Ciudadanos plus au milieu, ensuite le PP, puis Vox, etc. Dans cette configuration, on finit par se retrouver enfermé dans un petit coin, « à la gauche du PSOE », un petit coin qui ne permet jamais de gagner les élections. L’axe gauche-droite sert à conserver l’existant. Cependant, et c’est peut-être moins le cas en France, je crois que cet axe parle encore aux gens lorsqu’il s’agit de situer les forces politiques. On continue de leur demander de se positionner sur une échelle gauche-droite qui va de 0 à 10. Je pense que nos projets politiques ne doivent pas être déterminés par l’axe gauche-droite, mais il faut avoir en tête qu’il fait encore sens dans notre société. Je dois donc trouver un certain équilibre. D’autant plus que nous n’avons pas trouvé un meilleur mot pour exprimer ce que nous sommes. Nous avons le projet de récupérer et d’approfondir la démocratie en Espagne, de mettre en œuvre des mesures de justice sociale, d’égalité entre les hommes et les femmes, de réaliser la transition écologique, etc. Alors évidemment, c’est très long à dire ! Beaucoup de gens appellent encore tous ces éléments réunis « la gauche ». Ils sont de moins en moins nombreux à s’identifier en ces termes, désormais on voit émerger les termes « progressiste », « libéral », mais aussi « écologiste » et « féministe ». Beaucoup se disent du centre ou apolitiques. Ce sont des étiquettes émergentes, mais une majorité de la population – une majorité décroissante – continue de voir dans la gauche et la droite des références, davantage pour identifier l’autre que pour se qualifier soi-même. Beaucoup de gens parlent de gauche ou de droite pour désigner l’adversaire et s’identifient donc en termes relationnels : « si eux sont de gauche, je suis de droite », et vice-versa.

Je continue de penser que nous sommes avant tout engagés pour les valeurs de l’approfondissement démocratique, de la liberté républicaine, de la justice sociale, de l’égalité et du féminisme, et que l’identité politique qui se construit autour de ces thèmes ne peut être limitée à la gauche. De fait, ce n’est pas seulement la gauche. Par exemple, nous sommes arrivés en tête aux élections municipales dans la ville de Madrid avec Manuela Carmena. Cela signifie-il pour autant qu’il y a une majorité de gauche à Madrid ? Non. Quand la figure de Manuela Carmena est absente, aux élections générales notamment, ce sont les droites qui gagnent à Madrid. Je continue de penser qu’il faut dépasser l’identité politique de la gauche et avancer vers une identité nationale-populaire démocratique plus large.

Néanmoins, l’axe principal de la vie politique espagnole est de nouveau l’axe gauche-droite. Ce phénomène est directement lié au retour de la centralité du PSOE. Le PSOE a repris l’initiative, ce qui nous a ramené à la configuration parlementaire gauche-droite que le mouvement des Indignés avait été capable d’altérer et de dépasser. De mon point de vue, c’est une mauvaise nouvelle, mais je prends acte des conditions discursives dans lesquelles je suis contraint de travailler. Je crois qu’on a toujours besoin de dépasser l’identité de gauche. Toutes les initiatives vraiment intéressantes vont au-delà et désordonnent la frontière gauche-droite. Mais comme une bonne partie de ceux qui m’écoutent donnent encore du sens à la gauche et à la droite, j’y ai toujours recours et je précise que je viens moi-même de la gauche mais qu’il est crucial de s’adresser non pas seulement à la gauche mais aussi et surtout à l’ensemble de la population pour construire un peuple. Quoiqu’il en soit, il est vrai qu’une dichotomie entre bloc progressiste et bloc conservateur s’est imposée.

LVSL – Et ce n’est pas la même chose que gauche et droite ?

I.E. – Cela peut être inclus. Cet axe peut même représenter un retour en arrière dans la mesure où les questions qui divisent le bloc progressiste et le bloc conservateur sont uniquement des questions de droits civils [ndlr, en France, on parlerait de « sociétal »], qui sont par ailleurs tout aussi importantes que les questions de redistribution des richesses et de justice sociale. Mais il est vrai que ces dernières sont occultées par l’axe qui divise le bloc progressiste et le bloc conservateur car celui-ci se crée sur un type de thèmes précis. C’est-à-dire que ce qui divise ces deux blocs n’est pas le fait de mener des politiques énergétiques au service des grandes entreprises d’énergie, de conduire des politiques de flexibilisation du marché du travail ou de favoriser la précarisation et le transfert de richesses des travailleurs vers les dirigeants d’entreprises, car ces politiques sont aussi celles du PSOE. Ce qui différencie le bloc progressiste du bloc conservateur sont la relation et les positions à l’égard des personnes LGBTI, du féminisme et de la mémoire historique. Ces questions sont fondamentales, c’est certain, mais il manque une autre partie du projet qui est la justice sociale, la défense des services publics et la reconquête de la souveraineté populaire pour que l’Espagne mène une politique de réindustrialisation intelligente au sein de l’Union européenne. L’axe progressistes-conservateurs occulte ces questions. Je dirais que c’est un axe qui convient pour les périodes de recul où il faut adopter des positions défensives. Sur le plan historique c’était encore hier, mais il y a quelques années, le débat politique s’organisait à partir du clivage entre les gens d’en bas et le haut de la société, le peuple contre la caste selon la formule consacrée. Aujourd’hui, en partie à cause de la stratégie de Podemos qui s’est réinscrit dans l’espace de la gauche traditionnelle, le débat s’organise à partir de l’opposition entre progressisme et conservatisme. Cette caractéristique de l’agenda politique facilite les choses pour le PSOE qui s’y sent particulièrement à l’aise.

LVSL – C’est ce que nous voulions vous demander. Pendant votre campagne, vous avez particulièrement mis en avant une opposition horizontale entre « ceux qui veulent faire avancer le pays » et « ceux qui veulent le faire retourner dans le passé » de façon assez macronienne. Est-ce que vous avez renoncé à la division entre ceux d’en bas et ceux d’en haut ?

I.E. – Disons que les deux axes existent. Par exemple, pendant un meeting j’ai fait un discours à Leganés [ndlr, une des banlieues populaires de Madrid] qui a eu un certain succès sur les réseaux sociaux. Il a été repris en y ajoutant du rap et d’autres musiques. Il s’agissait clairement d’un discours justicialiste en faveur de la grande majorité de la population par opposition à la petite minorité expropriatrice. J’y opposais de façon vive les intérêts populaires à ceux des privilégiés. Je crois donc qu’il y a ces deux dimensions qui traversent la politique espagnole de façon conflictuelle. Il est évident qu’il y a un axe qui domine l’agenda, qui est pour l’instant celui entre progressistes et conservateurs. Mais moi je n’oublie jamais le second axe, car les libertés conquises ne peuvent pas être durables et soutenables sans institutions et droits sociaux qui te permettent de vivre sans avoir peur du lendemain. Vous ne devez pas oublier que nous avons une droite espagnole, ou plutôt des droites, qui n’ont aucun aspect populaire et social contrairement à une partie de la droite française. Chez nous, elles sont toutes strictement néolibérales sur le plan économique. Elles mènent un projet de néolibéralisme autoritaire qui s’attaque au féminisme et à l’émancipation des femmes, aux droits des LGBTI et aux personnes migrantes. Elles font leur beurre en mettant de l’huile sur le feu sur le conflit territorial lié à la question catalane, ce qui leur permet de construire l’Espagne contre la Catalogne, et non par un accord avec les Catalans. Sur ces questions-là, nous partageons les mêmes vues que le PSOE. Mais sur les enjeux de développement économique souverain intelligent, couplés à une transition écologique et une politique de justice sociale inclusive, nous ne partageons pas la même vision que les socialistes. En conséquence, quand le premier axe domine nous sommes dans le même camp que le PSOE, quand c’est le second, nous lui sommes opposés.

Je vais vous donner un exemple. Le samedi qui vient va avoir lieu une gay pride festive de grande ampleur à Madrid. Cela sera à la fois une mobilisation festive de masse et la première grande manifestation contre la nouvelle municipalité de droite au sein de laquelle Vox [ndlr, l’extrême droite néo-franquiste espagnole] a déclaré vouloir interdire la gaypride à l’intérieur de Madrid pour l’exporter dans un parc de la Casa de campo [ndlr, le principal parc de Madrid]. Ce jour-là, l’axe qui va dominer le débat politique sera le progressisme en termes d’avancée dans la conquête de droits civils contre un conservatisme chaque fois plus réactionnaire que conservateur. Sur cet axe, nous ferons bloc avec le PSOE. Mais quand le débat aura lieu sur la réforme du marché du travail, sur la protection des retraites, sur les conséquences d’une économie fortement oligarchique et dépendante des combustibles fossiles, prédatrice à l’égard du territoire, alors nous irons beaucoup plus loin que le PSOE, et nous suspectons celui-ci de faire des annonces fallacieuses sur ces sujets en clamant ses bonnes intentions mais en ne les mettant jamais en œuvre. C’est un parti qui est réformiste jusqu’à ce qu’il ait à toucher aux intérêts des oligarchies espagnoles, auxquels il ne touche jamais. Il est réformiste en demandant « s’il vous plaît ». Lorsqu’au cours d’un projet de réforme il se retrouve face à l’oligarchie, il s’excuse platement, demande pardon et s’efface. Donc même si on partage des positions avec le PSOE sur un axe, sur l’autre nous cherchons à mettre en œuvre des politiques de changement que celui-ci ne va jamais oser appliquer. Notre défi est de relier les deux axes existants, ce que nous essayons de faire en permanence, de telle sorte qu’aucun des deux ne domine l’autre.

Il y a une partie de la gauche traditionnelle et une partie de la droite communautarienne [ndlr, la droite antilibérale] en Espagne qui essaient d’opposer ces deux axes en disant que si on ne parle pas d’un axe c’est parce qu’on parle de l’autre. C’est une erreur, l’enjeu est d’articuler ces deux dimensions. Il n’y a pas de demandes sociales qui soient erronées et d’autres qui soient vraies. En Espagne, les demandes de liberté et d’égalité qui proviennent du mouvement féministe et du mouvement LGBTI sont extrêmement fortes. Elles sont donc réelles. Il ne s’agit pas de demandes « culturelles » opposées à des demandes « matérielles ». Il n’y a rien de plus matériel que le fait d’avoir le droit de décider de ce qu’on fait de son propre corps ! De la même façon, légiférer pour lutter contre les agressions physiques subies par les couples homosexuels lorsqu’ils se baladent dans la rue de telle sorte qu’ils vivent dans la peur ne peut pas être réduit à du « culturel ». N’est-ce pas dingue que le droit à ne pas se faire frapper soit considéré comme culturel ? Y-a-t-il quelque chose de plus matériel qu’un coup de poing ? Il faut lutter contre cette tentative économiciste d’opposer les luttes culturelles et économiques qui plaît à une partie de la gauche et à une partie de la droite. Doit-on considérer que le droit d’une femme battue à s’en aller de la maison de son agresseur et à avoir un hébergement alternatif soit une lutte culturelle ? Avoir un toit où personne ne nous frappe est quelque chose de purement matériel ! Notre devoir est de rompre cette logique afin de permettre une alliance entre les demandes d’extension des droits civils et de la liberté, et la lutte pour la redistribution des richesses et la justice sociale. Il faut les lier et les entremêler. C’est ce que nous essayons de faire à travers notre projet de patriotisme vert, de patriotisme qui prend soin de la terre comme de la vie. Nous devons prendre soin de notre communauté nationale et de l’environnement dans lequel nous vivons. Mais il est encore tôt pour savoir si ce projet peut marcher. Nous sommes encore à l’étape du work in progress.

LVSL – L’an dernier, dans Le Figaro, vous déclariez que « la plus grande réforme, c’est l’ordre », et vous revendiquiez le fait de répondre à une certaine nécessité conservatrice. En parallèle, vous qualifiez votre populisme de « progressiste ». En France, ce terme a été hégémonisé par Macron et renvoie à l’ouverture à la mondialisation, au processus d’atomisation et à la destruction de tous les liens de solidarité. Ne pensez-vous pas qu’il y a une contradiction profonde entre ce progressisme et le conservatisme que vous revendiquez ?

I.E. – Oui, vous avez parfaitement raison. Mais la contradiction est très simple, c’est la même que lorsque je prends un avion pour atterrir à Madrid. Je crois qu’on va faire de cet entretien un entretien de confession : je me sens parfois plus à l’aise avec les termes à partir desquels le débat politique se construit en France. Mais ensuite je dois rentrer en Espagne… Dans un journal conservateur comme Le Figaro, on comprend mieux ce que je veux dire lorsque je parle d’une certaine forme de conservatisme ; alors qu’en Espagne ou bien cela provoque des polémiques, ou bien le journaliste ne prend pas de notes car cela ne lui semble pas pertinent, même s’il travaille pour un média de droite. Curieusement, je me sens plus à l’aise lorsqu’il s’agit de discuter dans les termes dans lesquels le débat politique est installé dans le champ sémantique français. Mais je ne dédie pas ma vie au travail intellectuel, même si celui-ci me passionne et que j’y consacre mon temps libre. Je suis un porte-parole politique, je m’exprime à la télévision presque tous les jours en Espagne, je dois donc m’exprimer dans des termes qui seront compris dans le débat politique espagnol. Il est en tout cas surprenant de voir comment les débats politiques français et espagnol se sont mis à diverger.

J’utilise à dessein le terme progressiste dans le contexte espagnol et parce que ma formation intellectuelle et politique est très liée aux processus nationaux-populaires en Amérique latine, et en particulier à l’expérience et au travail théorique réalisés autour du kirchnérisme et du péronisme progressiste en Argentine. De fait, je suis actuellement en train de lire la biographie de Cristina [Fernández de Kirchner, ex-présidente d’Argentine]. Ils ont toujours utilisé le terme « progressisme » par opposition aux intérêts de la petite minorité oligarchique et à la préservation de ses intérêts. Je m’inscris dans la filiation de ce travail intellectuel. C’est pourquoi je m’inquiète que dans le débat public français Macron ait hégémonisé le terme progressisme et l’ait associé à une politique de reconnaissance des droits civils, mais de destruction des droits sociaux et d’application d’un paquet néolibéral agressif qui détruit les conditions minimales pour que les gens vivent librement. C’est un problème qu’il vous appartient de régler. Est-ce qu’en France il est plus important d’abandonner le terme « progressisme », car il serait définitivement hégémonisé par le néolibéralisme et par les forces qui gouvernent en faveur des plus riches, et de revendiquer d’autres termes ? Ou faut-il disputer un terme qui a été hégémonisé par un président qui s’apparente à un caudillo néolibéral, mais qui veut dire des choses très différentes dans d’autres parties du monde ? C’est-à-dire l’avancée des droits de ceux qui en ont le moins, des plus faibles ; des plus faibles parce qu’ils ont une identité sexuelle différente, parce qu’ils sont soumis à la possibilité de la violence, parce qu’ils ont été exclus du contrat social ou d’un État social chaque fois plus étroit. Je ne le sais pas. Tout ce que je peux dire c’est que nous élaborons notre pensée stratégique dans des contextes différents. Je viens d’un pays où le progressisme signifie la reconnaissance de droits, pas nécessairement par la confrontation avec les politiques néolibérales certes. Par ailleurs je le fais en sympathie avec une tradition politique, en l’occurrence le kirchnérisme, pour laquelle ce terme est associé à des politiques d’extension des droits pour les gens ordinaires, y compris lorsqu’il faut aller à la confrontation avec les oligarchies nationales.

Cela démontre la crise profonde que révèle une situation fluide et contradictoire dans laquelle des mots aussi simples signifient des choses aussi différentes lorsqu’on prend l’avion deux heures. Pas seulement crise des gauches, mais crise de la possibilité d’ancrer des signifiés solides et partagés par l’ensemble de la population. Cela a pour conséquence que tout le monde est à la recherche de signifiants qui puissent stabiliser les choses, car la situation se modifie rapidement et reste particulièrement fluide. D’une certaine façon, Ciudadanos en Espagne essaie de conférer au terme progressisme le même sens que celui qui lui est donné par Macron. Le seul problème de ce parti est qu’il s’allie partout avec Vox, l’extrême droite néo-franquiste, donc personne ne le prend au sérieux. C’est la raison pour laquelle nous avons tendu la main à Ciudadanos afin de mettre sur pied un gouvernement de régénération minimale dans la communauté de Madrid, ce qui aurait permis de rompre avec 25 années pendant lesquelles le Parti Populaire s’est accaparé les institutions madrilènes. Même si cette tentative n’a pas abouti, le fait de leur avoir tendu la main a élargi les clivages internes au sein d’un parti qui prétend avoir une âme libérale-progressiste à la Macron, mais qui a l’air incohérent puisqu’il s’allie à Vox, de telle sorte que Macron lui-même leur dit « l’alliance avec l’extrême droite ne me plaît pas ». Cela génère d’énormes tensions au sein de Ciudadanos. Face à cela il y a deux positions. D’une part, celle de la gauche traditionnelle, c’est-à-dire Podemos et Izquierda Unida, qui considèrent qu’il faut simplement dénoncer Ciudadanos comme étant un parti de droite. Et nous qui disons : « il ne s’agit pas de le décréter, mais de le prouver aux citoyens, et cela se fait en appuyant à l’extrême sur ses contradictions internes en leur offrant une voie alternative. »

LVSL – Il semblerait que même si nous mobilisons les mêmes outils théoriques, hérités des travaux d’Ernesto Laclau, nous sommes confrontés à des moments politiques fondamentalement différents. Alors qu’une unité de conjoncture semblait se dégager après la crise de 2008, les situations politiques des pays européens divergent. Alors qu’en Espagne, le moment populiste semble s’être refermé, la France a pris la trajectoire d’une polarisation politique et sociale accrue, comme le montre le mouvement des gilets jaunes. Partagez-vous cette analyse ?

I.E. – Nos rencontres successives et nos échanges contribuent à façonner une internationale des forces nationales-populaires et démocratiques, certes encore émergente, avec des fragilités et des difficultés. Quelle est la différence entre notre internationale et les internationales communistes traditionnelles ? Comme nous sommes des forces national-populaires, nous accordons une attention particulière au sens commun de nos sociétés respectives et à la culture nationale dans laquelle nous sommes immergés. Nous n’avons pas de recette qui s’appliquerait partout et de façon uniforme. Précisément parce que nous sommes des forces national-populaires, le national prime, mais pas dans le sens de l’absence de solidarité avec autrui, car nous sommes des peuples frères et nous sommes internationalistes.

Cependant, pour nous l’internationalisme est avant tout un désir profond de comprendre autrui, de tisser des liens, et d’imbriquer nos cultures nationales et notre histoire tout en respectant nos différences. C’est la raison pour laquelle nous sommes face à la difficulté de discuter dans des termes communs, comme l’illustre le cas du terme « progressiste ». J’imagine très bien les doutes que peut avoir un ami du Vent Se Lève lorsqu’il entend Más Madrid mobiliser ce signifiant de façon répétée alors que Macron s’est emparé de cet étendard en France.

Pour les partis post-communistes, les choses sont plus simples, car ils répètent tous les mêmes mantras issus des mêmes manuels. De notre côté, comme nous concevons le langage comme un terrain de lutte, comme nous savons que la politique ne se résume pas au simple dévoilement des rapports économiques, mais qu’elle participe à les construire et qu’il s’agit d’une activité culturelle, nous faisons très attention aux termes.

Nous avons les mêmes convictions. Nous voulons reconstruire nos pays et imposer une conception plébéienne de la nation qui intègre dans son identité la transition écologique, la transformation féministe, la justice sociale et la répartition des richesses. Nous voulons la même chose, réunir le peuple et la nation de façon démocratique et ouverte. Cette nation n’existe pas en vertu du passé et des noms de famille hérités, mais par la volonté de se projeter dans le futur ensemble de manière radicalement démocratique et solidaire. Mais même si nous avons les valeurs et les objectifs en commun, il n’y a pas pour autant un schéma unique issu de cette internationale qu’il faudrait appliquer partout. D’une certaine façon, je dirais que nous fredonnons la même mélodie, mais que nous l’adaptons aux styles musicaux locaux. En particulier avec les styles les plus populaires, les plus aptes à être compris dans chaque contexte.

Il est inconcevable que le discours politique mobilisé soit le même dans un pays, la France, qui vient de connaître le très puissant mouvement des gilets jaunes et dans un pays comme l’Espagne où le parti socialiste a repris la main sur l’agenda politique en polarisant à partir de la peur du retour de la droite. Nos scènes politiques respectives sont très différentes. Qu’est-ce qui les différencie ? Ici, j’aimerais introduire deux précisions. Premièrement, il nous faut particulièrement revendiquer notre identité de forces nationales-populaires car beaucoup de gens ont mal compris le populisme en l’associant uniquement à l’antagonisme et à la phase destituante, comme si une force populiste devait sans cesse clamer « qu’ils s’en aillent tous ! » et demeurer une force anti-institutionnelle. Est-ce que les gouvernements nationaux-populaires d’Amérique latine ont été des forces anti-institutionnelles ? Dans certains cas oui, et dans les cas où ils s’en sont contentés, cela s’est mal terminé. Là où ils s’en sont le mieux sorti, c’est lorsque ces forces ont été capables de sédimenter de nouveaux droits et de solidifier un nouveau modèle de société à travers des institutions robustes, qui perdurent, qui sont faites de règles et de normes. Si nous considérons que le populisme, l’institutionnalisme et les valeurs républicaines sont des éléments antagoniques alors nous faisons un beau cadeau aux forces néolibérales. Nous n’avons pas vocation à semer le désordre, mais à construire un peuple et à consolider les liens de solidarité. Ce peuple ne va pas toujours démontrer son existence dans des manifestations de rue massives, car celles-ci ne durent qu’un temps et finissent toujours par s’achever. Nous ne sommes pas ceux qui appellent à la mobilisation populaire et au tumulte, même si c’est parfois nécessaire quand les situations sont injustes. Mais ce sentiment d’injustice doit s’exprimer de façon à se traduire in fine par des institutions nouvelles et par un nouveau modèle de vie quotidienne. Jouer la carte du tumulte et de la contestation est une erreur. Une partie de la gauche, lorsque s’est installée la mode du populisme, s’est contentée de plaquer ses propres schémas traditionnels sur la mode du moment, en parlant de peuple là où elle parlait de classe ouvrière, sans pour autant changer son mode de pensée et le cœur de son discours. Ces secteurs issus de la gauche sont en réalité des forces contestataires et résistancialistes, qui croient que les gens peuvent passer leur temps à manifester et qu’ils ont pour objectif existentiel de devenir un sujet historique. Mais ce n’est pas l’aspiration des gens, qui se résolvent à se constituer en sujet historique lorsqu’ils n’ont pas d’autre voie, et lorsque les coûts ne sont pas trop élevés.

« Nous devons lutter contre l’idée que les forces populistes ne peuvent exister que dans les moments destituants. »

Nous n’avons pas vocation à incarner en permanence le moment destituant. L’objectif est de désarticuler le rapport de forces actuel pour le remplacer par un nouveau rapport de force institutionnalisé. De ce point de vue, je crois qu’il faut revendiquer haut et fort notre conviction institutionnaliste. Il faut certes construire un nouveau peuple, mais ce peuple devra se doter de normes et d’institutions qui sont précieuses, car il n’y a qu’un gauchiste pour croire que les peuples veulent passer leur temps à faire des révolutions. Ce n’est pas comme ça que ça se passe. Les gens font ce qu’ils peuvent pour concrétiser leurs aspirations dans des institutions qui doivent fonctionner de façon quotidienne. Historiquement, les principales mobilisations populaires ne se sont pas produites pour imaginer un nouveau monde, mais pour défendre des acquis préexistants. Par exemple, en Espagne, la santé publique, la sécurité sociale et le système de retraites sont des fragments de socialisme à l’intérieur d’un État capitaliste. Ce sont des morceaux de socialisme car ce sont des lieux de coopération dont les principes sont « à chacun selon ses besoins » et non « à chacun en fonction de ce qu’il possède ». Ces institutions fonctionnent, malgré les tentatives répétées de la droite pour les démolir. L’oligarchie n’entend pas les détruire uniquement pour faire du profit, ils souhaitent rayer de la carte mentale des gens l’idée qu’il puisse exister des biens collectifs. Dans le système de santé publique, personne ne vous demande combien vous gagnez. Vous êtes malades, on s’occupe de vous dès que possible. Ces parcelles de socialisme démontrent qu’il est possible d’avoir des espaces de planification et de coopération. Voilà ce qu’est une institution que nous devons défendre, protéger et améliorer. Nous devons lutter contre l’idée que les forces populistes ne peuvent exister que dans les moments destituants. Ces derniers nous permettent de nous mouvoir de façon plus simple, mais il faut être capables de s’adapter aux moments plus consensualistes, où le poids des institutions est supérieur. Il faut dire les choses clairement : nous ne sommes pas venus abolir un ordre ou le défier, nous sommes venus remplacer le désordre néolibéral par un ordre différent, plus solidaire, écologiquement soutenable, égalitaire entre les genres.

Nous portons aussi une idée d’ordre, et il faut le répéter, sous peine d’être condamnés à être utiles uniquement dans les phases destituantes. Mais paradoxalement, c’est dans ces phases que nous sommes les moins utiles, car les gens n’ont pas besoin de nous pour porter un gilet jaune et se mobiliser. Dans ces situations notre rôle est de faire des propositions, d’ouvrir de nouveaux horizons et de dynamiser la situation. Mais nous sommes encore plus nécessaires lorsque le magma social n’est pas effervescent, lorsque la colère est dispersée, fragmentée, et qu’elle ne s’exprime que dans l’intimité. C’est dans ces moments-là que nous devons faire la démonstration que nous avons un ordre alternatif à proposer.

LVSL – Au cours de votre campagne, la question écologique a pris une place centrale et s’est faite l’écho de la puissance du mouvement climat, de telle sorte qu’on vous a comparé aux Grünen en Allemagne. Cependant, les partis verts du Nord ont en général une sociologie électorale centriste, urbaine et privilégiée. Est-il possible de construire une écologie politique dotée d’un sens anti-oligarchique et qui touche les classes populaires qui se sentent moins concernées par cet enjeu pour le moment ? Comment articuler la transition écologique, le green new deal, avec la volonté de reconstruire une communauté qui protège, ce qui était l’axe central de la campagne de Más Madrid ?

I.E. – Juste avant la campagne électorale, nous avons entrepris un travail théorique qui a été très important pour moi, et qui a été décisif sur la façon dont nous avons mené notre campagne par la suite. En ce qui me concerne, j’ai commencé à militer très jeune parmi les anarchistes, les autonomes et le mouvement libertaire. Cette phase a duré de mes 14 à mes 19 ans, j’ai donc eu le temps de me faire de nombreux amis dans ce milieu. La plupart de ces amis ne m’ont pas suivi dans ma bifurcation nationale-populaire. Ils ont continué leur chemin libertaire et autonome, et beaucoup d’entre eux ont fini par s’acheminer vers l’écologie politique. De mon côté, j’ai eu une évolution idéologique et politique très différente. Parfois, nous nous réunissons à nouveau, nous nous retrouvons comme de vieux compagnons qui ne se sont pas vus depuis 15 ans, en partant du principe qu’on ne va pas forcément débattre puisque nous avons désormais des parcours divergents. Certains font encore campagne en faveur de l’abstention et incitent les gens à ne pas voter, alors que moi je suis député. Mais à partir de ces retrouvailles ordinaires et amicales s’est aussi créé un espace de débats au sein duquel nous avons commencé à échanger des idées et des regards sur le monde.

Paradoxalement, alors que nous avions pris des chemins théoriques différents, nous sommes arrivés à des conclusions similaires. Il y a en particulier deux amis, Héctor Tejero et Emilio Santiago, qui travaillaient depuis longtemps sur les questions d’écologie politique. Ils cherchaient à traduire en Espagne l’idée de green new deal avec l’objectif de fonder une écologie radicale. Cela faisait un moment que j’échangeais avec eux et ils m’ont demandé si j’étais d’accord pour écrire la préface de leur livre. J’ai accepté et intitulé cette préface Ocasio-Cortez feat. Gramsci. J’ai écrit le texte juste avant d’entrer en campagne, au mois d’avril. J’ai dû réaliser un effort politico-intellectuel important, qui nous a marqué par la suite jusque dans notre identité politique, notre discours et nos propositions. J’en ai tiré quatre certitudes. Premièrement, la crise écologique et climatique est désormais centrale dans l’agenda politique et elle le sera chaque jour un peu plus, il n’y a qu’à voir la chaleur horrible qu’il fait ici [ndlr, l’entretien a eu lieu pendant la canicule de la fin du mois de juin en France]. Deuxièmement, un programme de transition écologique ne peut pas être réalisé s’il n’est pas aussi anti-oligarchique, car il exige une déconcentration du pouvoir politique et économique, en particulier économique, qui n’est pas compatible avec le néolibéralisme.

Cela ne veut pas dire que sur un plan purement rhétorique, Macron ne puisse pas parler de crise climatique tout en continuant sa politique néolibérale. Cela signifie cependant que lorsqu’on en arrive aux mesures sérieuses, il faut affronter les lobbies des énergies carbonées et les grandes entreprises de l’énergie. Pensons seulement à une transformation minime : la possibilité que chacun ait accès à des générateurs d’énergie solaire chez lui tout en pouvant revendre ses surplus énergétiques. Cela aurait des conséquences clairement antioligopolistiques et le pouvoir des grandes entreprises de l’énergie diminuerait fortement. Pendant la campagne, j’ai fait une proposition qui me tient beaucoup à cœur et en laquelle je crois fortement. J’ai proposé que la Communauté de Madrid réoriente les critères des achats alimentaires de toutes les institutions publiques (écoles publiques, maisons de retraite, centres de travail publics, hôpitaux, etc.) de telle sorte que l’on privilégie les produits locaux et le 0 km [ndlr, entre le lieu de production et celui de consommation]. L’idée était d’avantager les producteurs locaux afin que les produits consommés ne voyagent pas 3000 kilomètres mais 30. Quelles seraient les conséquences de ce type de mesure ? Cela remettrait en cause le rôle du lobby des grandes entreprises agroalimentaires qui représente un énorme oligopole qui a le pouvoir de décider comment on organise le territoire et de soumettre les pouvoirs publics.

Le troisième élément, qui croise les deux premiers, est que l’écologie me semble entrer particulièrement en résonance avec les aspirations, les peurs et les préférences esthétiques de nos sociétés. C’est-à-dire qu’il conjugue l’exigence anti-oligarchique et le besoin d’être à la mode. Lorsqu’au cours de la conférence que je vous ai donnée j’ai évoqué les hipsters ce n’était pas une blague. Le hipster est l’expression néolibérale d’une pulsion qui existe dans la société, mais qui n’est réalisée que par ceux qui ont les moyens de payer du lait d’avoine ou des muffins hors de prix. Cependant, ce phénomène traduit un sentiment généralisé de défiance croissante à l’égard de ce que l’on mange et d’angoisse à l’égard de la tournure que prennent nos vies. Nous avons le sentiment d’avoir des relations sociales et une vie toujours moins originales. Nous nous consommons les uns les autres comme si nous étions des applications pour smartphone. Nous sommes toujours plus pressés et nous profitons de moins en moins des plaisirs lents de la vie. Le néolibéralisme a l’habileté de capter cette angoisse et cette pulsion. Seulement, il la satisfait de façon perverse, il nous dit : « Pas d’inquiétude, il y a ici une application pour faire du yoga si vous êtes stressé et que vous êtes riche ; si vous êtes fortuné, vous aurez accès à une agriculture bio et à du café issu du commerce équitable. »

L’art du néolibéralisme est de donner des traductions marchandes, impitoyablement réservées à une petite minorité, à des sentiments et des pulsions qui sont réelles. L’enjeu pour les forces nationales-populaires est d’entrer en résonance avec ces désirs et ces aspirations, pour leur donner une traduction différente. Nous ne pouvons pas être des forces politiques qui réprimandent leur peuple, qui se contentent de marteler que les choses devraient être différentes et le monde plus juste. Il faut au contraire se connecter aux désirs et aux affects existants. Personnellement, je crois que le désir d’une vie plus naturelle, locale, modeste, lente et communautaire est un désir qui existe, et qu’il faut que nous représentions une option sexy quand il s’agit de lui donner forme. C’est pourquoi il est fondamental de coller au sens commun de notre époque et non à un sens commun imaginaire. C’est à l’intersection des exigences précédentes que je crois que nous pouvons formuler une option culturellement attrayante et en même temps antioligarchique. L’écologie est une des rares thématiques où l’on peut ne pas passer pour des ringards qui faisons la leçon à tout le monde. Elle offre la possibilité de formuler des propositions adaptées aux codes esthétiques de notre monde tout en chargeant un contenu antioligarchique.

Le quatrième élément, c’est que l’écologie permet de repenser tous les liens communautaires et patriotiques. Car une communauté n’existe pas seulement à travers les chants collectifs dans les manifestations, elle doit aussi trouver une traduction dans la vie quotidienne. Précisément, dans la vie quotidienne, cela s’exprime dans le temps que l’on dédie à ses amis, pas seulement pour boire des verres, mais aussi pour des activités plus lentes, comme le fait de cuisiner ensemble par exemple. Cela passe par le fait de privilégier les voyages à courte distance plutôt qu’à l’autre bout du monde. C’est par ces gestes simples que l’on prend conscience que nos loisirs ont été conditionnés par le logiciel néolibéral, qu’ils sont tristement répétitifs et sans saveur.

Notre proposition de transition écologique doit donc instituer des nouvelles formes de désir et de vie communautaire. Elle doit même aller plus loin et permettre l’émergence d’un nouveau bloc historique. Pourquoi un nouveau bloc historique ? Car nous assistons à une lutte interne au capitalisme entre le vieux capitalisme carboné et le nouveau capitalisme vert. Par exemple, une partie des grandes entreprises de l’énergie qui veulent développer le renouvelable sont des alliés objectifs du processus historique que nous voulons mettre en œuvre ; ou une partie des entreprises qui fabriquent des voitures électriques peuvent être des alliés temporaires de ce projet, etc. Pour les gauchistes, suggérer cette alliance revient à être des capitalistes, des capitalistes verts.

« Être une communauté, c’est prendre soin des autres. Cet élan, il faut l’étendre à l’environnement, car c’est un pilier de notre vie collective. »

En réalité, démanteler un bloc historique comme le bloc historique néolibéral, ce n’est pas le contester, c’est activer les forces centrifuges en son sein afin de l’écarteler. On peut pour cela s’adresser à une partie des petits commerçants, des petits producteurs, qui ont certes une mentalité conservatrice en matière d’impôts, mais qui sont prêts à se mettre de notre côté lorsqu’il s’agit d’affronter Nestlé. Si on leur laisse le choix entre le fait d’avoir du lait français dans les collèges français, plutôt que du lait produit ou acheté par Nestlé à des milliers de kilomètres dans des conditions infâmes, j’ai peu de doutes sur leur réponse. Sur ce terrain, nous avons la possibilité de séparer des éléments alliés à l’establishment et de les arrimer à un bloc différent.

Il est certain que ce bloc sera interclassiste, car les blocs historiques sont toujours interclassistes, comme tous les processus nationaux-populaires. À ce sujet, qu’ont fait les gouvernements nationaux-populaires en Amérique latine ? Ils ont convaincu une partie de l’entreprenariat national qui a davantage intérêt à l’industrialisation du pays qu’à l’ouverture des frontières au libre-échange qui détruit la production nationale. D’un côté, ces gouvernements sont entrés en confrontation avec les pouvoirs financiers et les entreprises agro-exportatrices, mais de l’autre, ils ont fait un pacte avec la bourgeoisie industrielle, un pacte national-populaire, qui intégrait les travailleurs urbains, les ruraux, les exclus, qui avaient tous intérêt au développement national. Je crois que le green new deal peut être une opportunité de réaliser une opération de triangulation qui permette de détacher une partie des secteurs capitalistes qui ont intérêt à la transition écologique pour former une alliance avec les classes populaires et l’État, dont l’impulsion budgétaire est fondamentale pour mener une industrialisation verte. Ces secteurs du capitalisme vert n’ont évidemment pas la main sur le cœur, et cherchent avant tout à faire du profit, mais c’est toujours comme ça avec les capitalistes. Il n’est pas possible de les affronter tous à la fois. Il faut donc s’allier à une partie d’entre eux pour former un nouveau bloc historique, ce qui permet d’affronter de l’autre côté le lobby du carbone. Bien évidemment, il y aura des tensions au sein de ce nouveau bloc historique pour en assurer la direction. Personnellement, j’aspire à ce qu’on en prenne la tête en gouvernant des États plus solides qui retrouvent leur capacité à planifier.

Toutes ces réflexions m’ont bousculé, dans le bon sens, car j’entrevoyais la possibilité de formuler un projet qui soit victorieux sur le plan culturel, qui se traduise concrètement dans des politiques publiques au potentiel antioligarchique, qui nous permette de construire un nouveau bloc historique et qui s’inscrive en plus dans l’agenda politique du quotidien. C’est pourquoi nous avons commencé à travailler sur cette idée, que nous avons reliée pendant toute la campagne à la reconstruction d’un lien communautaire. Qu’est-ce qu’être une communauté ? Ce n’est pas une addition d’individus et de clients, mais une société qui prend soin d’elle. Être une communauté, c’est prendre soin des autres. Cet élan, il faut l’étendre à l’environnement, car c’est un pilier de notre vie collective.

LVSL – Il n’est pas évident de voir le « potentiel anti-oligarchique » dans votre discours écologiste, ni de voir une réelle confrontation antagoniste entre « ceux du bas » contre « ceux du haut ».

I.E. – C’est vrai, mais nous avons particulièrement insisté sur le fait de rendre compatible l’équilibre social et l’équilibre environnemental. Ceux qui ont le plus besoin d’une relation harmonieuse avec l’environnement sont les moins privilégiés. Nous n’avons pas le même schéma de vote que les verts en Allemagne. En prenant la carte de Madrid, de la communauté comme de la ville, on observe qu’on obtient d’autant plus de voix que les revenus sont faibles et vice-versa. Izquierda Unida et Podemos ont appelé à voter pour la petite liste Madrid en Pie qui se situait à la gauche de Manuela Carmena et rassemblait les trotskystes et les communistes. Ils ont justifié ce soutien en expliquant que les classes populaires ne voteraient pas pour une candidature comme la nôtre qui se préoccupait seulement des vélos, de l’environnement et de la régénération démocratique. Madrid en Pie n’a cependant pas réussi à obtenir de représentation au niveau de la Communauté, et n’a pas réussi à toucher les quartiers populaires. Au contraire, Manuela Carmena l’emporte avec des scores de plus de 40% dans de nombreux cas et dans les quartiers les plus favorisés elle perd ou gagne d’une courte tête. À Madrid, notre vote est fondamentalement populaire. Nous gagnons dans les quartiers qui ont le plus été touchés par la crise car nous avons toujours insisté sur le fait que le Green New Deal était une manière de créer de l’emploi et de redistribuer la richesse.

Cependant, il est vrai que nous explicitons moins l’antagonisme. Même s’il y avait un équilibre entre les deux, nous explicitions plus ce que le Green New Deal représentait de bon pour ceux d’en bas plutôt que la manière dont il entrait en confrontation avec les intérêts de ceux d’en haut. Nous l’avons tout de même souligné, par exemple avec certaines de nos propositions, comme l’achat public alimentaire ou notre proposition énergétique, que nous avons présentées en expliquant clairement que cela bénéficierait à certaines catégories de la population et pas à d’autres.

Mais il est vrai que, de façon imprévue, nous avons hybridé notre culture politique avec celle de Manuela Carmena alors que nous venions de traditions différentes. D’une certaine manière, notre discours s’est mélangé avec celui de Manuela qui a une trajectoire différente, une autre façon de communiquer et une autre manière de comprendre la politique. Elle met beaucoup moins l’accent sur l’antagonisme que nous, et cela s’est certainement ressenti pendant la campagne. Il reste la question contrefactuelle qui porte sur le fait de savoir si en adoptant un discours plus antagonique nous aurions obtenu de meilleurs ou de moins bons résultats. Je ne sais pas. Nous avons fait face à une force politique – Podemos et Izquierda Unida – qui a clairement essayé de s’auto-positionner à notre gauche, au niveau municipal comme au niveau de la communauté autonome. Au niveau municipal, ils n’ont pas réussi à avoir des élus, alors qu’au niveau de la Communauté nous avons obtenu trois fois plus de voix qu’eux. Je pense que nous vivons un moment dans lequel l’antagonisme a moins de poids en Espagne.

LVSL – Votre ancrage électoral populaire est étonnant. Votre discours semblait avant tout dirigé vers les jeunes bobos de Chueca, Malasaña, etc. Votre soirée électorale LGBT a été organisée dans l’une des discothèques les plus bourgeoises de Madrid. La campagne semblait moins populaire que les précédentes, de telle sorte que la question se posait de savoir si on pouvait la qualifier de populiste…

I.E. – À Madrid, les résultats sont clairs : dans les zones populaires nous gagnons, alors que dans les zones plus aisées ce n’est pas le cas. En réalité, nous avons créé une alliance. Les secteurs de la classe moyenne aisée progressiste du centre de la ville – ceux qui auraient pu voter pour une formation écologiste européenne – ont également voté pour nous. Je crois qu’à Malasaña, Manuela a obtenu 52% des voix, dans un quartier où les prix des loyers sont extrêmement élevés. C’est un quartier moderne et chic… 52%, c’est une absurdité dont je me réjouis. Cependant, l’un de nos principaux axes de campagne concernait le sud de Madrid, qui concentre les zones les plus touchées par la crise. Ces zones étaient autrefois maillées par des entreprises automobiles et des entreprises d’appareils électroménagers. Notre grand pari a été celui d’une réindustrialisation verte : convertir la « ceinture sud » – ce que l’on appelait la « ceinture industrielle » de Madrid, aujourd’hui démantelée – en une « ceinture industrielle verte ». Il s’agit de notre principale proposition économique et politique. Il faut faire en sorte que les personnes de Getafe ou de Móstoles n’aient pas à aller tous les jours travailler à Madrid.

« Il est possible que nous vivions un moment politique plus consensuel et moins conflictuel. »

Nous avons lancé la liste Más Madrid lors d’un meeting à Villaverde, une zone très populaire, dans une ancienne usine automobile que la mairie a récupérée pour en faire une sorte de centre d’expertise de startups pour jeunes dans un quartier populaire. Lors de ce lancement, Manuela a expliqué que la mairie avait lancé un programme pour que les enfants puissent étudier l’anglais, qu’ils soient de Chamberí ou de Vallecas. Vallecas est un quartier très populaire et Chamberí très aisé, tous les Madrilènes le savent. Quand Manuela a dit « je veux que les enfants de Vallecas aient les mêmes opportunités et qu’ils puissent parler anglais pour demain trouver du travail », en réalité, et sans utiliser de rhétorique de classe, elle parle clairement de la justice sociale et de la lutte pour la répartition des richesses et des opportunités dans la vie. Cependant, Manuela ne le dirait jamais en termes de confrontation contre un « eux ». Elle met l’accent sur l’amélioration de la vie des gens qui en ont le plus besoin. Le leadership de Manuela a été – et continue d’être – un leadership très maternel, qui n’agresse pas mais qui prend soin d’autrui et protège. Il faut à ce titre souligner que personne n’a réalisé de scores aussi élevés, ni eu un tel impact électoral et médiatique. De mon point de vue, cela s’explique aussi par le fait que dans un moment où l’antagonisme a moins de poids, elle représente un leadership politique capable de rassembler. Cela m’a beaucoup fait réfléchir car je sais pertinemment que pour mettre en œuvre de grandes transformations qui rétablissent une certaine justice, il faut se battre et entrer parfois en collision avec les intérêts oligarchiques. Mais nous savons également que pour que cela soit possible il faut avoir la capacité de rassembler les catégories les plus touchées par la crise au-delà des identifications traditionnelles. Manuela ne parle pas de peuple, ni de « construire un peuple », mais elle est tout de même capable de rassembler les premières victimes de la crise. Elle le fait bien mieux que moi. Dans les quartiers populaires où Manuela a gagné les élections, je n’ai pas gagné. J’ai obtenu des bons résultats, mais je n’ai pas gagné. Il y a des quartiers où Manuela a obtenu 34% des voix et moi 18%. Cela m’a fait réfléchir, il faut être humble. La trajectoire politique de Manuela est beaucoup plus longue que la mienne. C’est une figure qui réussit à rassembler beaucoup plus que je ne le fais, y compris en termes de catégories de genre et d’âge.

C’est moins le cas que lorsque nous étions à Podemos mais notre électorat reste plus masculin que féminin et plus jeune qu’âgé. Manuela permet de rompre ce schéma. Elle rassemble plus de votes féminins, car ce n’est pas une figure autoritaire qui provoque de la défiance, mais une figure qui accueille et qui intègre. Elle obtient plus de votes de personnes âgées, et plus de votes de femmes, ce qui était l’un de nos grands points faibles, et un vrai problème lorsque l’on parle aux personnes touchées par la crise car celles qui en ont souffert le plus sont d’abord les femmes et les personnes âgées. En Espagne, l’exemple typique d’une personne victime de la crise, c’est une femme célibataire ou une femme seule avec une retraite qui ne lui permet pas de vivre dignement. Ce sont les catégories les plus précarisées, et ce sont les catégories que nous avons traditionnellement du mal à toucher. Même si nous sommes encore en phase de réflexion, l’une des choses qui m’a le plus marqué, c’est qu’en réalité, sans adopter une rhétorique très populiste, ou même populiste tout court, Manuela a eu beaucoup plus de capacité à rassembler les plus précaires et les plus modestes.

LVSL – La période a donc changé…

I.E. – Exact. Il est possible que nous vivions un moment politique plus consensuel et moins conflictuel.

LVSL – Depuis le 26 mai dernier, votre divorce avec Podemos est acté. La formation morada (violette) a présenté une liste menée par Isabel Serra contre la vôtre aux élections de l’Assemblée de Madrid. Les principaux leaders du parti vous ont souhaité « bonne continuation » avec « votre nouveau parti », alors que dans le même temps, on peut lire dans la presse qu’un congrès devrait être organisé à l’automne prochain afin de transformer la plateforme électorale Mas Madrid en parti politique. Vous avez justifié cet éloignement avec Podemos car le parti « n’aurait jamais dû abandonner la transversalité » mais vous affirmiez en janvier dernier ne pas pouvoir réellement abandonner Podemos car, en tant que fondateur du parti, vous l’auriez toujours « tatoué dans la peau ». Dès lors, comment imaginez-vous être capable de représenter le visage d’un mouvement politique transversal censé incarner le renouveau ? Êtes-vous en train de refaire Podemos après son virage « gauchiste » ?

I.E. – Dans l’imaginaire politique, sur la scène politique espagnole, Podemos occupe déjà de manière claire un espace très défini et très délimité. Le parti occupe l’espace qu’occupait autrefois Izquierda Unida mais avec un candidat bien meilleur que tous les leaders qu’a connus IU ces dernières années, Pablo Iglesias. Son leadership bénéficie également toujours des héritages du 15-M. Ce qui explique pourquoi, bien que Podemos perde toujours plus de voix à chaque élection, le parti n’obtient pas encore des résultats électoraux aussi bas que ceux d’Izquierda Unida. Je pense néanmoins qu’en décidant d’occuper cet espace, Podemos finira par se rapprocher de ces résultats. Choisir ce chemin était une décision idéologique et stratégique légitime, car approuvée par la majorité des militants et de la direction du parti, mais pour nous c’était une erreur. Les cinq millions de voix que nous avons reçues en 2015 étaient des voix transversales et populaires, pas seulement des voix issues de la sphère culturelle et identitaire de la gauche traditionnelle. En choisissant de suivre le même chemin qu’Izquierda Unida, Podemos finira par connaître la même destinée.

Il est vrai que d’une certain façon tout le monde me connaît en Espagne. Les gens que je croise et qui s’informent peu politiquement continuent de dire : « regarde, il est de Podemos ». De fait, nous croyons qu’il aurait été possible d’obtenir un peu plus de voix aux élections de l’Assemblée de Madrid si je n’avais pas continué à être perçu comme le candidat de Podemos par une partie de l’électorat qui m’identifiait toujours à ce parti. Ce qui est assez logique puisque, depuis 2014, ils étaient habitués à me voir comme numéro deux du parti. Ce n’est pas facile de présenter un projet comme neuf et transversal quand les gens t’associent à une autre expérience qui existe déjà. Mais j’introduirais deux nuances. D’une part, même si Podemos continue de s’appeler Podemos, ce n’est pas le même parti que celui que nous avions fondé en 2014. Pour nous, cela a été émotionnellement douloureux de l’accepter et de l’assumer, mais ce n’est plus le Podemos initial. Le Podemos actuel a décidé d’être un parti de gauche, à la gauche du Parti socialiste, et c’est légitime, mais ce n’est pas ce que nous avions construit. D’autre part, ce n’est un secret pour personne que nous avons depuis longtemps des divergences avec Pablo Iglesias sur ce point. Les gens savent parfaitement quelles sont nos divergences et pourquoi elles nous ont poussé à penser que nous devions présenter un projet différent à Madrid. Ce point de vue n’est pas uniquement le nôtre, c’est aussi celui des électeurs qui nous ont permis d’obtenir 15% des voix quand Izquierda Unida et Podemos en récoltaient 5,6%. Les résultats ont donc effectivement validé l’hypothèse qu’il existe un espace pour qu’une force politique différente émerge.

Que devons-nous faire désormais ? Nous devons avoir l’audace et le courage de réfléchir à comment concrétiser, à Madrid, notre hypothèse national-populaire dans laquelle nous avons inclue de manière centrale l’écologie comme un élément concret de construction d’une communauté solidaire et patriotique. Comment cela se concrétise lorsqu’il faut structurer le soutien électoral dont nous avons bénéficié ? Nous sommes la première force politique de la ville avec un demi-million de votes et 15% des voix dans la région. Nous devons construire une force politique capable de donner forme à ces résultats. Podemos continuera à suivre le chemin que ses militants et sa direction ont choisi. J’ai le sentiment que cela se traduira par une union toujours plus étroite avec Izquierda Unida, avec le Parti communiste, jusqu’à se convertir en une seule et même formation politique – et plus seulement une coalition électorale. C’est une décision légitime, mais de notre côté, nous continuons à penser qu’il est toujours possible de construire une nouvelle majorité transversale. Nous travaillerons dans ce sens pour le faire à Madrid. Nous avons reçu un soutien important auquel nous devons apporter des réponses. Dans la région où s’est construit le modèle néolibéral espagnol, nous devons relever le défi qui consiste à construire un projet qui ne parle pas seulement à la gauche, mais qui aspire à créer une majorité différente pour mettre les institutions au service du peuple madrilène. C’est à cette condition que nous reconstruirons une communauté.

LVSL – Pour terminer, nous voulions vous demander quelles lectures est-ce que vous recommanderiez à une personne qui voudrait se former à l’analyse stratégique…

I.E. – C’est une question à la fois très importante et très difficile. Le fait que la réponse ne soit pas évidente est un symptôme qui révèle tout ce que nous avons à reconstruire. Je suis actuellement en train de terminer l’écriture d’un livre avec Álvaro García Linera, le vice-président de Bolivie. Ce livre est une conversation autour des apprentissages que nous avons réalisés au cours de la dernière décennie de gouvernements nationaux-populaires en Amérique latine et de surgissement de forces démocratiques contre le despotisme néolibéral en Europe. Le leitmotiv de cet échange est justement de pouvoir répondre à cette question que beaucoup de jeunes gens, et de moins jeunes, qui deviennent politiquement actifs pour la première fois, nous posent : « Quelle lecture est-ce que vous me recommandez pour commencer ? »

Notre livre tente modestement de définir les questions qu’il faut traiter pour proposer une orientation à celles et ceux qui cherchent la forme adéquate afin de mettre en œuvre notre vision néogramscienne de la politique. Il est clair qu’il nous manque des textes simples et fondateurs qui structurent notre espace international d’échanges intellectuels et de fraternité politique. Je le dis de façon provocatrice, mais c’est pour moi une internationale national-populaire qui ne peut être réelle que si elle met au centre de son identité la transition écologique et la révolution féministe.

Je vais tout de même essayer de vous livrer quelques lectures que je considère indispensables. Il y a tout d’abord La notion de politique de Carl Schmitt, Le savant et le politique de Max Weber et Les cahiers de prisons de Gramsci. En ce qui concerne ces derniers, il faut prendre une bonne édition qui met de l’ordre et qui explique que les différents textes ont été produits de façon fragmentaire, désordonnée, et qu’ils sont parfois cryptique en raison de la nécessité d’éviter la censure des geôliers. En Espagne, la meilleure édition reste pour l’instant celle de Manuel Sacristán, je ne sais pas ce qu’il en est en France. Gramsci doit rester un objet d’études, de discussions et de séminaires qu’il faut diffuser.

Ensuite, je sais que ce n’est pas un texte très accessible, mais pour moi La Raison populiste d’Ernesto Laclau a été une grande inspiration au moment de la fondation de Podemos et me semble rester une référence obligatoire. D’une façon un peu différente, les Réflexions sur la violence de George Sorel m’ont été très utiles pour penser l’importance des mythes dans la lutte politique pour le sens commun et les affects. Il faut en finir avec la division forcée et fausse, héritée des Lumières, entre la politique et les émotions. La politique est une activité de production de liens affectifs et de passions.

J’ai beaucoup de mal à clore cette liste, mais je crois sans aucun doute qu’Álvaro García Linera doit figurer dedans. C’est le meilleur intellectuel « amphibien », qui combine la réflexion théorique avec la pratique politique et l’art de gouverner. Ce qui est une position certes glissante, mais particulièrement fertile. C’est un intellectuel qui ne se laisse pas emporter par la spéculation théorique et un dirigeant qui ne se laisser pas balloter par la conjoncture politique. Je crois que ses 5 tensions créatives au sein du processus révolutionnaire sont très utiles.

La retranscription a été réalisée par Carlos Benguigui et Marie Miqueu, et la traduction par Lenny Benbara, Vincent Dain, Lou Freda et Laura Chazel.

Le populisme en 10 questions

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Le populisme n’a jamais fait couler autant d’encre. Il sature depuis plusieurs années le débat public, employé à tort et à travers, souvent comme synonyme de démagogie ou d’extrémisme, afin de stigmatiser toute voix discordante à l’égard du consensus néolibéral. S’il a longtemps été associé aux droites nationalistes, à gauche certains ambitionnent aujourd’hui de retourner le stigmate en s’appropriant plus ou moins explicitement les thèses populistes d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe. On en retrouve certains accents en 2017 dans la campagne du travailliste britannique Jeremy Corbyn et son « For the many, not the few », ou plus récemment dans l’ascension de la socialiste états-unienne Alexandria Ocasio-Cortez, dont la croisade contre l’establishment s’appuie sur des ressorts résolument populistes : « We’ve got people, they’ve got money ». Podemos en Espagne et La France insoumise sont les deux expériences partisanes qui se revendiquent le plus de ces théories encore largement méconnues. En France, la confusion règne : parfois associé abusivement à un souverainisme hermétique aux luttes des minorités, ou réduit à l’abandon de l’étiquette gauche, ses soubassements théoriques et l’amplitude de ses implications stratégiques demeurent souvent ignorés. Deux rédacteurs du Vent Se Lève, doctorants en science politique, abordent en dix questions les enjeux que soulève le populisme, dans l’espoir de dissiper certains malentendus et de contribuer aux débats qui agitent – ou fracturent – les gauches. Par Laura Chazel et Vincent Dain. 


1) Le populisme, c’est quoi ?

Laura Chazel : Le populisme pourrait être défini a minima comme un discours englobant une vision du monde opposant le « peuple » au « pouvoir » et une conception rousseauiste de la démocratie qui associe la politique à « l’expression de la volonté générale »[1]. Néanmoins, c’est un terme polysémique à utiliser avec précaution car il renvoie à de nombreuses réalités. Sa définition est l’objet de luttes de pouvoir dans les champs académique, politique et médiatique.

Dans le langage ordinaire, le terme de populisme est avant tout utilisé pour décrédibiliser tout mouvement politique s’opposant à l’establishment. C’est une arme discursive redoutable car dans l’imaginaire collectif le populisme est associé à la démagogie, à l’irrationalité des masses, aux colères « négatives », à un danger pour nos démocraties. On retrouve cette même vision péjorative dans le monde académique où le populisme se présente comme l’un des concepts les plus contestés et débattus.

Deux grandes écoles s’opposent aujourd’hui : l’approche idéationnelle (représentée par le politiste néerlandais Cas Mudde, largement hégémonique dans la science politique occidentale) et l’approche discursive (représentée par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe). Derrière chaque définition du populisme se trouve une vision du politique et une défense de ce que la démocratie devrait être. Le politiste Federico Tarragoni explique ainsi que la « populologie » se serait transformée en une « ingénierie démocratique » évaluant les « menaces/risques démocratiques » posés par le populisme.

Dans le langage ordinaire, le terme de « populisme » est avant tout utilisé pour décrédibiliser tout mouvement politique s’opposant à l’establishment (…) Dans l’imaginaire collectif, il est associé à la démagogie, à l’irrationalité des masses, aux colères « négatives », à un danger pour nos démocraties.

Dans l’approche muddienne, hégémonique en Europe, le populisme se présente avant tout comme une « menace » pour nos démocraties libérales. Il est par essence « l’autre » du libéralisme et de la démocratie. Au contraire, l’approche laclauienne défend la possibilité de l’existence d’un populisme progressiste. Laclau et Mouffe s’inscrivent dans une « vision dissociative » du politique : le champ politique est défini « comme l’espace du conflit et de l’antagonisme »[2]. En construisant un antagonisme entre le « peuple » et le « pouvoir », le populisme conflictualiserait le champ politique et permettrait ainsi – lorsqu’il adopte une forme progressiste et construit un peuple inclusif – de revitaliser la démocratie.

Les politistes dans la lignée de Cas Mudde s’inscrivent dans une approche libérale opposant les passions et la raison et voient dans le populisme l’expression de pulsions négatives. Au contraire, Laclau et Mouffe considèrent que la politique est avant tout une lutte pour l’attribution de sens, et qu’à ce titre les affects peuvent jouer un rôle positif dans la construction des identités collectives.

Il faut préciser qu’en Europe, la confusion autour du terme de populisme est liée au fait que, depuis les années 1980, le populisme était avant tout associé aux partis d’extrême droite[3], ce qui explique en partie la connotation péjorative donnée à ce concept. Récemment, l’apparition de mouvements populistes de gauche en Europe – Podemos ; LFI – qui se réclament en partie des théories de Laclau et Mouffe, participe à la re-signification de ce terme.

2) Comment définir le populisme selon Ernesto Laclau et Chantal Mouffe ?

Vincent Dain : Il faut d’abord préciser que pour Laclau et Mouffe, le populisme n’est pas une idéologie. C’est une méthode de construction des identités politiques à laquelle peuvent se greffer des contenus idéologiques extrêmement divers. Pour donner une définition synthétique, le populisme est un discours qui établit une dichotomie de la société en traçant une frontière antagonique qui oppose « ceux d’en bas » à « ceux d’en haut ».

C’est la construction d’un sujet politique, le « peuple », par l’articulation d’une série de demandes hétérogènes qui ont en commun – qui ont d’équivalent – leur opposition au pouvoir institué. Le populisme consiste donc à créer une chaîne d’équivalence entre une pluralité de demandes, potentiellement en tension, qui se cristallisent et trouvent leur unité autour d’un « signifiant vide » (un leader, un slogan, un symbole, une idée, etc.) : la « justice sociale » dans le cas du péronisme argentin, la « démocratie réelle » des Indignés espagnols, le gilet jaune en France.

3) Le populisme, est-ce la contestation de l’ordre établi ?

Laura Chazel : Si l’on s’en tient à une lecture « brute » de la théorie d’Ernesto Laclau, oui. Cependant, nombre de ses disciples s’éloignent de cette vision romantique du populisme comme simple opération plébéienne contre le pouvoir. Dans La raison populiste, Laclau distingue deux méthodes de construction du politique : le populisme (« l’activité politique par excellence ») et l’institutionnalisme (« la mort du politique »). En construisant une chaîne d’équivalence contre le pouvoir, le populisme obéit à la « logique de l’équivalence ». À l’inverse, l’institutionnalisme obéit à la « logique de la différence ». L’ordre institutionnel prétend pouvoir absorber chaque demande émanant de la société civile de manière individuelle (différentielle). Le populisme consisterait à transformer la logique de la différence en logique de l’équivalence.

Le populisme ne se réduit donc pas à une logique de contestation, il passe aussi par un récit politique à même de laisser entrevoir la possibilité d’un ordre alternatif.

Dans la théorie de Laclau (2005), ces deux logiques, bien qu’elles aient « besoin l’une de l’autre », sont antagoniques. Au niveau analytique, cette opposition entre « populisme » (rupture avec l’ordre) et « institutionnalisme » (reproduction de l’ordre) présente des limites reconnues par Laclau (2009) lui-même lorsqu’il explique qu’un « populisme pur » ne peut exister et deviendrait « synonyme de chaos social » [4], et lorsqu’il reconnaît (2005) que « limiter » le populisme à une opération de rupture ne permet pas de penser les phénomènes populistes « dans l’horizon de l’Europe occidentale ». Le populisme devient alors une affaire de degrés.

Pour des auteurs comme Gerardo Aboy ou Julián Melo, le populisme doit être compris comme une double opération : (1) de rupture avec l’ordre institué, (2) de proposition d’un nouvel ordre alternatif. Ces lectures plus hétérodoxes de Laclau insistent avant tout sur le « double visage du populisme ». C’est par exemple le cas d’Íñigo Errejón qui insiste sur la nécessité de construire un mouvement politique capable de « remettre de l’ordre » tout en présentant les partis de l’establishment comme producteurs de désordre. Le populisme ne se réduit donc pas à une logique de contestation, il passe aussi par un récit politique à même de laisser entrevoir la possibilité d’un ordre alternatif.

4) Le populisme, est-ce une rupture avec le marxisme ?

Vincent Dain : Ernesto Laclau et Chantal Mouffe reprochent au marxisme orthodoxe son « essentialisme de classe », autrement dit l’idée selon laquelle l’identité politique d’un acteur découlerait mécaniquement de la place qu’il occupe dans les rapports de production. Ils dressent une critique constructiviste du déterminisme marxiste qui postule l’existence d’une subjectivité propre à un groupe social en fonction de sa position objective. Pour Laclau et Mouffe, l’identité politique est contingente, elle n’est pas le reflet de cette position objective mais le résultat précaire du sens qui lui est attribué à un moment donné.

Ils ne sont pas davantage convaincus par la distinction classe en soi/classe pour soi et l’idée selon laquelle les ouvriers seraient objectivement liés par des intérêts communs sans en avoir nécessairement conscience. D’une manière générale, les populistes voient dans cette approche une impasse stratégique. Schématiquement, elle conduirait les gauches à se poser en avant-garde éclairée et condescendante chargée de dévoiler la vérité révolutionnaire aux masses prolétaires aliénées. Dans une vidéo populaire, Pablo Iglesias raille ainsi ses étudiants marxistes déstabilisés par la présence de « gens normaux » au sein du mouvement des Indignés et incapables de s’adresser à eux en des termes intelligibles au-delà de l’entre-soi militant.

Cette critique pourrait aussi s’appliquer aux militants de gauche fustigeant les électeurs populaires qui voteraient « contre leurs intérêts » en accordant leurs suffrages au Rassemblement national, comme s’il y avait un bug dans la matrice. Dans le populisme de gauche, il y a l’idée de se détacher d’une vision idéalisée du prolétariat et de ne pas plaquer sur les catégories sociales des subjectivités fantasmées. Il faut au contraire s’appuyer sur le sens commun de l’époque, prendre en compte les subjectivités telles qu’elles existent pour les orienter dans un sens progressiste.

Dans le populisme de gauche, il y a l’idée de se détacher d’une vision idéalisée du prolétariat et de ne pas plaquer sur les catégories sociales des subjectivités fantasmées. 

Laura Chazel : Dans le cas d’Ernesto Laclau, c’est d’abord l’étude des mouvements nationaux-populaires latino-américains du XXe siècle qui l’amène à se distancer du marxisme orthodoxe. Dès le milieu des années 1970, Laclau réfléchit à la tension existante entre le déterminisme/la nécessité d’un côté – dominants dans l’idéologie marxiste – et l’idée de contingence de l’autre. En observant les classes populaires massivement soutenir Perón en Argentine, Laclau s’éloigne progressivement du matérialisme marxiste et de l’idée selon laquelle il existerait des intérêts de classe « objectifs » qui mécaniquement mèneraient la classe ouvrière vers la révolution prolétarienne.

En effet, comme le montrent Murmis et Portantiero (1971), la lutte des classes « prend une autre forme » en Argentine où le prolétariat ne se présente pas comme le principal sujet politique du changement. Le péronisme est d’abord caractérisé par son poly-classisme, mais l’alliance entre la bourgeoisie et les classes populaires contre l’oligarchie doit être comprise dans le contexte d’une « économie dépendante » dans laquelle cette alliance permet de s’opposer au « schéma Nord/Sud ». Le cheminement intellectuel de Laclau trouve son aboutissement en 1985 dans son ouvrage Hégémonie et stratégie socialiste, co-écrit avec Chantal Mouffe. Cet ouvrage est considéré comme un texte fondateur du post-marxisme. Les deux auteurs y constatent la « crise du marxisme » et l’imperméabilité des gauches marxistes aux demandes post-matérialistes issues des mouvements féministes, antiracistes ou écologistes.

 

5) Le populisme suppose-t-il de reléguer au second plan les luttes féministes, LGBTQI, antiracistes ?

Vincent Dain : Non, c’est une confusion, d’autant plus ironique lorsqu’on a en tête l’ambition originelle de Laclau et Mouffe qui entendaient précisément renouveler le projet socialiste en incorporant les demandes issues de ces luttes. Cette confusion est sans doute entretenue en France par le fait que certains parmi ceux qui ont brandi le populisme en étendard sont davantage portés sur les questions de souveraineté et moins sensibles aux enjeux du féminisme, aux luttes LGBTQI. Lorsque Andrea Kotarac quitte la France insoumise pour soutenir le Rassemblement national, il le fait au nom de la stratégie populiste selon lui abandonnée au profit de concessions à des revendications communautaristes. Cette démarche nocive n’aide probablement pas à y voir plus clair.

Plus fondamentalement, on retrouve l’idée que la priorité pour la gauche doit être de reconquérir les classes populaires tombées dans l’escarcelle du Rassemblement national. Une priorité qui supposerait selon certains de hiérarchiser les combats au profit des questions sociales et au détriment des questions dites « sociétales ». Une fraction des gauches reproche notamment aux socialistes d’avoir théorisé et mis en pratique l’abandon des milieux populaires. Le rapport produit par le think tank Terra Nova en 2011 actait en effet le basculement à droite de la classe ouvrière et privilégiait la formation d’un nouveau bloc électoral composé principalement des jeunes, des minorités, des classes moyennes, auxquels il s’agissait de s’adresser par le biais d’un discours axé sur les « valeurs ».

Il n’y a pas d’incompatibilité a priori entre la défense de la souveraineté populaire et les luttes des groupes minorisés pour leur émancipation. Bien au contraire, elles doivent être conjuguées, et si l’on suit Mouffe et Laclau, l’hypothèse populiste peut être un instrument d’articulation de ces différentes demandes démocratiques.

Dans un débat avec François Ruffin aux Amfis d’été de la France insoumise en 2017, Chantal Mouffe mettait en garde contre la tentation de « faire l’inverse de Terra Nova » en s’adressant exclusivement aux « perdants de la mondialisation » sans prendre en considération la diversité des luttes pour la reconnaissance et l’émancipation. François Ruffin, dont la stratégie s’oriente probablement davantage vers les milieux populaires dans la pratique, ne dit toutefois pas autre chose lorsqu’il plaide pour une alliance des « deux cœurs de la gauche : les classes populaires et la classe intermédiaire ».

De fait, si la France insoumise espère reconduire ou amplifier son score de 2017, la clé réside sans doute davantage dans un alliage entre l’électorat standard de la gauche radicale, les anciens électeurs socialistes désenchantés (ces fameux électeurs qui ont hésité entre Macron et Mélenchon en 2017) et une fraction des milieux populaires réfugiés dans l’abstention ou le vote RN. Ce qui suppose de prendre en charge une pluralité de demandes et d’aspirations, sans nécessairement chercher à s’adresser à un groupe social en particulier.

En somme, il n’y a pas d’incompatibilité a priori entre la défense de la souveraineté populaire et les luttes des groupes minoritaires pour leur émancipation. Bien au contraire, elles doivent être conjuguées, et si l’on suit Mouffe et Laclau, l’hypothèse populiste peut être un instrument d’articulation de ces différentes demandes démocratiques. La campagne de 2017 de Jean-Luc Mélenchon allait d’ailleurs plutôt dans ce sens.

En Espagne, la figure la plus proche des thèses de Laclau et Mouffe, Íñigo Errejón, associe récit patriotique et prise en charge d’un discours résolument féministe et LGBTQI. Dans un autre registre, on pourrait citer le discours aux accents populistes d’Alexandria Ocasio-Cortez qui a pris à contrepied l’establishment démocrate à New-York avant de conquérir le devant de la scène politique états-unienne. Ocasio-Cortez, qui a déployé une spectaculaire campagne de mobilisation sur le terrain et s’évertue à construire un leadership fondé sur l’authenticité et la proximité (« primus inter pares » selon la formule employée par Laclau), incarne très clairement les aspirations des minorités à l’égalité.

 

6) Comment Podemos et La France insoumise se sont-ils emparés du populisme ?

Laura Chazel : Il faut d’abord préciser que la mobilisation de la théorie du populisme d’Ernesto Laclau peut tout autant relever d’une appropriation idéologique que d’un simple usage stratégique. Il est vrai que leur théorie du populisme a permis à la gauche radicale, orpheline d’une idéologie, de repenser la réintroduction du conflit à partir de l’antagonisme opposant « le peuple » à « l’oligarchie » tout en restant dans le cadre de la démocratie libérale.

Mais la mobilisation de cette « référence théorique » peut également être analysée comme une stratégie partisane classique de légitimation par la mobilisation d’une autorité intellectuelle. Stratégie explicitée par Jean-Luc Mélenchon lui-même lorsqu’il explique, par exemple, que « la référence à Laclau satisfaisait le snobisme médiatique et permettait de valider l’existence d’un populisme de gauche sans avoir besoin de l’assumer nous-même ».

À Podemos, on observe une théorisation beaucoup plus poussée de la théorie populiste qu’au sein de LFI. Du côté d’Íñigo Errejón, c’est une réelle appropriation idéologique car le populisme est utilisé comme un outil qui permet de repenser la construction de nouvelles identités politiques. À partir de 2016, Pablo Iglesias, qui vient d’un marxisme beaucoup plus traditionnel qu’Errejón , se détache de « l’hypothèse populiste » en partie car la dimension constructiviste de la théorie laclauienne entre en contradiction directe avec son approche matérialiste. C’est ainsi que l’on comprend pourquoi le populisme est devenu l’un des principaux facteurs expliquant la multiplication de factions au sein du parti.

Jean-Luc Mélenchon est bien entendu influencé par les expériences nationales-populaires latinoaméricaines, et il dialogue régulièrement avec Chantal Mouffe. Cela dit, sa doctrine demeure très imprégnée du matérialisme historique, une tradition dont il est originaire.

Vincent Dain : L’adhésion au populisme et surtout à la vision du politique qui lui est associée est en effet plus flagrante à Podemos – a fortiori chez les proches d’Errejón – qu’à la France insoumise. Sans doute car les initiateurs de Podemos sont enseignants en science politique et se sont davantage confrontés à la foisonnante littérature laclauienne. Par ailleurs, le mouvement des Indignés et ses prolongements ont contribué à forger dans une partie de la société espagnole et des sphères militantes de nouveaux cadres de perception du type « ceux d’en bas contre ceux d’en haut ».

A la France insoumise, l’appropriation est plus circonstanciée. Jean-Luc Mélenchon est bien entendu influencé par les expériences nationales-populaires latino américaines et il dialogue régulièrement avec Chantal Mouffe. Cela dit, sa doctrine demeure très imprégnée du matérialisme historique, une tradition dont il est originaire. Si la référence au peuple était présente en 2012, la campagne de 2017 marque tout de même un tournant. Quand Jean-Luc Mélenchon présente sa candidature à la présidentielle, il oppose « le peuple » à une « caste de privilégiés ». C’est du Pablo Iglesias dans le texte. L’inspiration de Podemos est très nette. Sophia Chikirou, conseillère en communication de LFI, a d’ailleurs observé les campagnes de Podemos et de Bernie Sanders avant de diriger la communication de Mélenchon en 2017.

La stratégie populiste est alors un outil pour se démarquer des primaires du PS et solder l’échec du Front de gauche avec les communistes. On parle alors de « fédérer le peuple » plutôt que d’unir les gauches. Deux ans plus tard, à l’issue des élections européennes, le populisme de gauche est ouvertement contesté au sein de la FI. Il a cependant déjà perdu de sa centralité après la campagne de 2017, cédant le pas à des oscillations stratégiques peu lisibles.

 

7) Un discours populiste est-il forcément patriote ?

Laura Chazel : D’un point de vue analytique, il est important de garder une définition minimale du populisme. De la même manière qu’il existe des mouvements populistes sans leaders – les gilets jaunes – il peut exister des discours populistes ne mobilisant pas de rhétorique national-populaire. C’est par exemple le cas du mouvement du 15-M (« ceux du bas » contre « ceux du haut ») ou du mouvement Occupy Wall Street (les « 99% » contre les « 1% »). Mais il est vrai que lorsque le discours populiste s’institutionnalise dans un parti politique, il est le plus souvent adossé à un discours national-populaire qui construit la notion de « peuple » en lien avec la notion de « patrie ».

Les exemples des populismes progressistes latino-américains des années 1990-2000 sont les plus parlants. Il faut cependant préciser que leur discours patriote est construit dans l’opposition à l’impérialisme américain. Il est donc difficile d’imaginer une importation « pure » de ce modèle. À ses débuts, Podemos a d’abord mobilisé une rhétorique anti-impérialiste opposant les peuples d’Europe du Sud à l’Allemagne et à la Troïka mais ce récit, calqué sur le discours national-populaire latino-américain, a trouvé ses limites en Espagne où l’euroscepticisme reste faible.

Cela pose la question plus générale de l’importation directe et pure de la théorie populiste d’Ernesto Laclau qui est d’abord pensée dans un contexte latino-américain, et qui peine parfois à trouver un écho dans des sociétés européennes beaucoup plus institutionnalisées.

Lorsque le discours populiste s’institutionnalise dans un parti politique, il est le plus souvent adossé à un discours national-populaire qui construit la notion de « peuple » en lien avec la notion de « patrie ».

Vincent Dain : La réappropriation de la patrie est un trait caractéristique des populismes de gauche réellement existants. En Europe, Podemos et LFI ont mis en valeur une conception civico-politique de la patrie qui les distingue en ce sens des nationalismes ethnoculturels. On pourrait qualifier le patriotisme de Podemos d’inclusif ou de « constructif » : il est adossé à la défense des services publics, des droits sociaux, prend la forme d’une « communauté qui se protège » de l’offensive oligarchique.

La patrie constitue alors un élément clé de l’opposition « nous » / « eux ». Le « nous », ce sont « les gens », ni plus ni moins, tandis que le « eux » est constitué de la « caste » qui brade le pays, des « Españoles de pulsera » qui portent au poignet un bracelet aux couleurs de l’Espagne mais cachent leur argent sur un compte en Suisse. On retrouve une partie de ces éléments dans le discours patriotique de Jean-Luc Mélenchon, bien que celui-ci s’inscrive dans une tradition plus ancienne, identifiant la patrie à la République, à l’héritage de la Révolution française.

Mais effectivement, il n’y a pas un lien de nécessité. Ce qui prime, c’est avant tout l’idée de construire une volonté collective, une communauté, un « nous ». Il est vrai que dans un contexte d’offensive néolibérale où l’État-nation est souvent identifié comme le périmètre de protection par excellence vis à vis des dérives de la mondialisation, la référence à la patrie est la plupart du temps privilégiée. Mais il n’est pas impossible a priori d’imaginer que des acteurs politiques s’emparent d’un discours populiste à d’autres échelles d’action, municipale, européenne.

 

8) Le populisme suppose-t-il l’abandon du clivage gauche-droite ?

Laura Chazel : Le rapport au qualificatif « de gauche » fait débat parmi les théoriciens du populisme. Certains, comme Íñigo Errejón, considèrent qu’il ne fait pas sens d’un point de vue analytique et qu’il contrevient à l’ambition fondamentalement transversale du populisme. Chantal Mouffe, lorsqu’elle écrit Pour un populisme de gauche, et se positionne dès lors dans le champ politique, invite quant à elle à resignifier le terme « gauche » afin de mettre l’accent sur les valeurs qu’il charrie – égalité, justice sociale – et se démarquer nettement du populisme « de droite ».

Vincent Dain : C’est aussi une affaire de contextes. De même que les identités politiques ne sont pas figées, les coordonnées du jeu politique ne sont pas fixées une fois pour toutes. Il est important de comprendre qu’avant même d’être une stratégie discursive, le populisme est un « moment ».

Les théoriciens et praticiens du populisme considèrent que la crise de 2008 a ouvert la voie à un « moment populiste » où l’hégémonie néolibérale vacille et l’adhésion au consensus se fait de plus en plus chancelante à mesure que s’accumulent des demandes insatisfaites dans la société. Dans cette conjoncture, les mécontentements, les résistances et les contestations ne trouvent plus à s’exprimer par le biais des canaux institués de la représentation (partis politiques, syndicats) qui sont bien souvent décrédibilisés au même titre que le pouvoir en place. Alors que les loyautés partisanes s’affaissent, le terrain devient propice à la construction de nouvelles logiques d’identification politique en dehors des lignes de clivage traditionnelles. De nouveaux « sujets politiques » peuvent ainsi voir le jour à travers l’articulation des demandes insatisfaites, dans un sens réactionnaire – le Rassemblement national à l’ère Philippot – progressiste – La France insoumise et Podemos – ou par un attelage plus difficilement qualifiable – le Mouvement cinq étoiles italien.

Plutôt que de s’adresser au traditionnel « peuple de gauche », les populistes considèrent qu’il est possible d’agréger des fragments d’électorat en dehors des identifications habituelles à travers un discours plus transversal et le tracé d’une nouvelle frontière peuple/oligarchie.

Les acteurs du populisme « de gauche » s’efforcent de prendre leurs distances avec le clivage gauche-droite car ils estiment que celui-ci n’est plus opérant aux yeux d’une majorité de citoyens déboussolés. Ils font donc un pari sur le niveau de décomposition des allégeances traditionnelles : plutôt que de s’adresser au traditionnel « peuple de gauche », ils considèrent qu’il est possible d’agréger des fragments d’électorat en dehors des identifications habituelles à travers un discours plus transversal, désencombré des marqueurs identitaires de la gauche radicale (le drapeau rouge, l’Internationale, etc.), et par le tracé d’une nouvelle frontière peuple/oligarchie.

Cela reste un pari dont l’issue dépend du degré de résilience de ces allégeances traditionnelles, comme l’explique fort justement Arthur Borriello dans Mediapart. Difficile de balayer totalement un clivage gauche-droite qui a structuré la vie politique des décennies durant en Europe occidentale. En Espagne, Podemos se trouve pris au jeu d’un système parlementaire qui oblige à nouer des alliances, et l’allié privilégié se situe à la gauche de l’échiquier politique, le PSOE. Par ailleurs, Pablo Iglesias est aujourd’hui embarrassé par une forte relatéralisation gauche-droite du système partisan, accélérée par l’émergence d’une force d’extrême-droite.

En France, l’hypothèse populiste a incontestablement contribué au succès de la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon en 2017, par la capacité à conjuguer contestation plébéienne de l’oligarchie et projection d’un horizon alternatif autour de l’humanisme et de l’écologie, par le souci de s’adresser transversalement à la société. Elle a sans doute joué dans la percée de la candidature Mélenchon parmi les plus jeunes électeurs et les chômeurs, et permis de très bons reports aux législatives au cours des seconds tours. Dans le même temps, ce sont les électeurs « de gauche » qui ont fourni les gros bataillons de l’électorat du candidat insoumis, avant de se disperser entre l’abstention et une pluralité d’options à gauche en 2019.

 

9) Peut-on parler d’un moment populiste aujourd’hui en France ?

Vincent Dain : La séquence ouverte par la mobilisation des gilets jaunes réunit certaines caractéristiques majeures du « moment populiste ». Elle correspond à une agrégation des colères d’une « France d’en bas » – les catégories populaires y sont surreprésentées – cristallisées autour d’un signifiant vide, le gilet jaune, qui peut symboliser le fait que les invisibilisés entrent dans la lumière pour faire valoir leurs droits. L’ensemble des demandes pour le moins hétérogènes portées par les gilets jaunes sont condensées en une revendication particulière, le RIC, qui prend une dimension universelle.

Par ailleurs, il s’agit d’un mouvement qui émerge à distance des organisations syndicales et des partis politiques, qui font parfois l’objet d’un vif rejet. Les premiers résultats des enquêtes sociologiques en cours démontrent qu’une majorité d’entre eux ne s’identifient pas sur l’axe gauche-droite. A l’heure actuelle, les canaux institués de la contestation se sont montrés incapables de récupérer le mouvement, tandis que le pouvoir en place peine à intégrer les demandes qui en sont issues. Emmanuel Macron, qui entendait construire l’image d’un Président moderne à l’écoute de la société civile, incarne désormais l’oligarchie personnifiée.

Ceci dit, les gilets jaunes demeurent un mouvement sans leader, qui répugne à intégrer l’arène politico-électorale en dépit de certaines initiatives résiduelles. À court terme, comme en attestent les résultats des élections européennes, le mouvement n’a pas bouleversé le système politique, même s’il a contribué à accentuer l’identification de LREM à un « parti de l’ordre » et accéléré à ce titre le siphonnage d’une bonne partie de l’électorat des Républicains. Mais les équilibres politiques ne sont pas stabilisés, le recomposition amorcée en 2017 est toujours en cours et des chamboulements majeurs ne sont pas à exclure dans les années à venir.

Le mouvement des gilets jaunes correspond à une agrégation des colères d’une « France d’en bas » cristallisées autour d’un signifiant vide, le gilet jaune, qui peut symboliser le fait que les invisibilisés entrent dans la lumière pour faire valoir leurs droits.

Laura Chazel : Laclau distingue trois situations : (1) un ordre institutionnel stabilisé dans lequel la construction d’une « chaîne d’équivalence » est limitée ; (2) un ordre institutionnel « moins bien structuré » dans lequel le discours populiste doit porter deux masques: « insider » et « outsider » du système institutionnel ; (3) une crise organique qui permet au populisme de « reconstruire la nation autour d’un nouveau noyau populaire ».

Si l’on suit cette typologie, le contexte politique français semble aujourd’hui correspondre à la seconde situation. Le mouvement des gilets jaunes, l’effondrement des partis politiques traditionnels (PS, LR), l’effacement partiel du clivage gauche-droite sont autant d’éléments qui valident cette hypothèse.

Nous sommes donc bien dans un « moment populiste » car nous pouvons observer une colère populaire autour de demandes insatisfaites que le système institutionnel n’est pas capable d’absorber. Le phénomène Macron montre dans le même temps que l’ordre institutionnel est capable de s’auto-structurer et de s’auto-régénérer en adoptant des traits « populistes » – ici, la transversalité et le bouleversement des coordonnées politiques traditionnelles. Dans un tel contexte, les mouvements populistes devraient donc, si l’on suit la théorie de Laclau, se présenter dans le même temps comme des « éléments intégrés » et des « éléments extérieurs » au système.

 

10) Peut-on dire que Macron est populiste ?

Laura Chazel : La stratégie de Macron peut davantage être qualifiée de « transversale ». Elle est difficilement qualifiable de « populiste » car l’opposition entre progressistes et conservateurs qu’il dessine ne s’oppose pas au pouvoir en tant que tel. Dans la théorie de Laclau (1977), des leaders, comme Perón, Mao, Hitler, peuvent être populistes dès lors qu’ils interpellent le peuple « sous la forme de l’antagonisme » et « pas seulement de la différence ». Dans le cas de LREM, Macron dessine un nouvel horizon avec l’idée d’une France « modernisée » et participe ainsi à la construction de nouvelles identités politiques, mais il répond de manière institutionnelle, différentielle, aux demandes émanant de la société civile. La « logique de l’équivalence » est cependant présente contre une série de menaces – les populistes, les antieuropéens, les gilets jaunes violents -, auxquelles il oppose un « art d’être Français » et « une Europe qui protège ».

La stratégie de Macron peut davantage être qualifiée de « transversale ». Elle est difficilement qualifiable de « populiste » car l’opposition entre progressistes et conservateurs qu’il dessine ne s’oppose pas au pouvoir en tant que tel.

Vincent Dain : Certains auteurs, comme Jorge Moruno, parlent de populisme néolibéral ou de populisme technocratique. Dans la campagne de 2017, Macron a pu intégrer certains aspects du discours populiste en opposant la société civile, avec son dynamisme et son désir de modernisation, au « vieux monde » des partis sclérosés au pouvoir. Mais le macronisme est avant tout une entreprise politique méticuleusement conçue dans l’objectif d’impulser une recomposition au centre de l’échiquier politique, en ralliant les franges libérales du PS et de LR, invitées ou contraintes de renoncer à leurs querelles artificielles pour rejoindre un projet fondamentalement néolibéral.

Lorsque Macron s’émancipe du clivage gauche-droite, ce n’est pas tant pour dénoncer la collusion idéologique des partis de gauche et de droite que pour souligner qu’il y a du bon des deux côtés, à gauche et à droite, que les digues qui séparent droite libérale et sociaux-libéraux ne font plus sens et qu’il est préférable de réunir les « bonnes volontés » pour faire « avancer » le pays. Il n’est pas dit qu’Emmanuel Macron parvienne à conserver in fine cette centralité, au regard des politiques menées – réforme du marché du travail, suppression de l’ISF, privatisations, loi asile et immigration, etc. –  et du déplacement de son socle électoral vers la droite.

Une approche gramscienne serait peut-être plus intéressante pour interpréter la manière dont une fraction des classes dominantes a décidé de faire sécession vis à vis des appareils traditionnels, par l’élaboration d’un nouveau récit politique mobilisateur censé remédier à la crise de l’hégémonie néolibérale.

 

[1] Voir : Laclau, E. (2005). On Populist Reason. London: Verso ; C. Mudde (2004). The Populist Zeitgeist. Government and Opposition. 39(4), 541–563.

[2]Mouffe, C. (2018). Pour un populisme de gauche. Paris : Albin Michel. p. 123.

[3]Voir Moffitt, B. (2018). The Populism/Anti-Populism Divide in Western Europe. Democratic Theory, 5(2), 1–16.

[4]Laclau (2005) aborde brièvement cette question lorsqu’il explique que le populisme « subverti[t] l’état des choses existant » tout en proposant un « point de départ d’une reconstruction d’un ordre nouveau ».

L’Espagne s’ancre à gauche : début d’un nouveau cycle politique

©European Parliament

Un espoir émerge en Europe. Les gauches échouent de peu à l’emporter à Madrid, mais s’imposent dans la plupart des régions ainsi qu’au Parlement européen. D’adversaires irréductibles en 2015, Podemos et le PSOE sont peu à peu devenus des partenaires incontournables pour gouverner, suivant l’exemple portugais. Cela fragilise le récit macronien sur l’opposition entre libéraux et nationalistes en augurant une possible renaissance des gauches européennes. Les défis sont cependant nombreux pour le socialiste Pedro Sánchez, qui devra mettre un terme à la crise territoriale en Catalogne et enrayer la progression du parti xénophobe Vox. David Bianchini et Pablo Fons analysent la triple élection (municipale, régionale et européenne) qui a eu lieu en Espagne le 26 mai. 


LA NOUVELLE HÉGÉMONIE SOCIALISTE  

Le socialisme espagnol semblait moribond depuis l’irruption de Podemos à sa gauche et de Ciudadanos à sa droite à la suite des élections générales de 2015. C’était sans compter sur la persévérance de Pedro Sánchez, qui a expulsé Mariano Rajoy de la Moncloa en juin 2018 avec le soutien de Podemos et des régionalistes, devenant ainsi le premier président du gouvernement à être investi suite au vote d’une motion de censure depuis l’adoption de la Constitution en 1978.

La radicalisation des droites espagnoles et des indépendantistes catalans a créé un vide au centre de l’échiquier politique, que Pedro Sánchez s’est empressé de remplir en revendiquant le vote modéré et en agitant la peur d’une coalition de gouvernement entre le Parti populaire, Ciudadanos et Vox. De l’autre côté, les socialistes ont empiété sur l’électorat de Podemos avec plusieurs mesures phares telles que l’augmentation du SMIC de 22%, un gouvernement au deux-tiers féminin, l’exhumation de Franco du monument fasciste Valle de los caídos ou encore la fermeture des centrales nucléaires.

La stratégie s’est révélée payante aux élections générales du 28 avril : le PSOE a obtenu une majorité faible mais incontestable au Congrès avec presque deux fois plus de députés que le PP, principal groupe d’opposition, et a obtenu une majorité absolue au Sénat pour la première fois depuis 1993. Aux élections municipales, régionales et européennes du 26 mai, le bloc des gauches a transformé l’essai avec environ 43% des voix contre 38% pour le bloc des droites.

La radicalisation des droites espagnoles et des indépendantistes catalans a créé un vide au centre de l’échiquier politique, que le PSOE s’est empressé de remplir en revendiquant le vote modéré.

Le PSOE doit cependant compter sur des alliances avec Podemos. Pour ces derniers, le rêve du sorpasso semble désormais bien éloigné et Pablo Iglesias se pose désormais comme le partenaire indispensable des socialistes pour assurer une gouvernance stable et résolument orientée à gauche. La mauvaise performance électorale de Podemos le 26 mai entame cependant sérieusement sa position dans les négociations pour entrer dans un gouvernement de coalition. Pour l’instant, Sánchez compte négocier l’abstention de Ciudadanos pour obtenir l’investiture, tout en ménageant Podemos, par le biais d’un contrat de législature, sans participation au gouvernement.

Au niveau local, le PSOE s’impose en parallèle du PP : les deux premiers partis comptent respectivement 22 329 et 20 325 conseillers municipaux, loin devant les 3 788 de Ciudadanos. Les socialistes émergent comme la première force dans toutes les régions en jeu, à l’exception de la Cantabrie et de la Navarre. Le scrutin le plus représentatif de la victoire socialiste est l’Estrémadure, région pauvre et périphérique où le PSOE reconquiert seul son ancienne majorité absolue au parlement autonome. Le PP peut encore, par le jeu des alliances, se maintenir dans quelques régions, mais perd sa majorité absolue dans son bastion historique de Castille-et-Léon.

Pour ce qui concerne le scrutin européen, la victoire claire du PSOE, avec près d’un tiers des suffrages, permet à Pedro Sánchez de se poser en homme fort de la social-démocratie à l’échelle du continent. À la tête de la quatrième économie de la zone euro, il est l’un des cinq derniers dirigeants socialistes de l’Union européenne. Le PSOE est désormais l’acteur-clef du Parti socialiste européen, devenant, avec 20 eurodéputés, la première force au sein du groupe S&D. M. Sánchez a commencé une tournée des capitales européennes, à commencer par Paris, afin de concrétiser une alliance progressiste entre socialistes et libéraux qui ravirait la présidence de la Commission aux conservateurs pour la première fois depuis quinze ans.

L’AMÈRE DÉFAITE DES GAUCHES MADRILÈNES

Madrid faisait figure d’élection-test. La ville, ainsi que la région, sont, depuis un quart de siècle un fief du PP. Ces deux élections ont été le terrain d’une bataille enragée entre six formations politiques. Même si le score final est très serré, c’est finalement la triple droite qui a réussi à conserver la région et à prendre le contrôle de la ville. Malgré des efforts de mobilisation remarquables notamment de la part de la liste Más Madrid, dirigée par Íñigo Errejón, cette défaite a provoqué un échange d’accusations entre forces progressistes.

En premier lieu, Podemos dresse la responsabilité du résultat sur la scission qu’ont effectué Errejón et Manuela Carmena à quelques mois de l’élection. A contrario, Más Madrid s’en prend au changement de position opéré par Iglesias à trois jours du scrutin. Au départ, Podemos avait confirmé son appui à Manuela Carmena en renonçant à présenter une candidature propre. Entre temps, Sanchez Mato, ancien conseiller de la maire de Madrid, a présenté une candidature avec les anticapitalistes de Podemos et Izquierda Unida, sous le nom Madrid en Pie. Le vendredi 24, Iglesias a appelé à voter pour Sanchez Mato à la mairie, aggravant la division entre les progressistes. Selon lui, appuyer les deux candidatures simultanément était nécessaire pour garantir le changement dans la capitale.

Le résultat de cette élection est paradoxal. Alors que Manuela Carmena a remporté l’élection, son alliance avec le PSOE manque la majorité de 29 sièges d’un seul député. Ce seront donc le PP, Ciudadanos et Vox qui contrôleront la ville. À l’échelle régionale, c’est le PSOE qui remporte l’élection mais, encore une fois, les progressistes restent aux portes de la majorité : il ne leur manque que 3 députés. Alors que Manuela Carmena avait annoncé sa démission face à la supériorité de la triple droite, elle a finalement décidé de briguer l’investiture. En effet, la première annonce a provoqué un tsunami de messages de soutien en faveur de la juriste. Par conséquent, elle s’attache à chercher le soutien d’au moins deux conseillers de Ciudadanos, ce qui lui permettrait de gagner la majorité. Quand à Errejón, il paraît convaincu de la nécessité de poursuivre avec la méthode Más Madrid pour revitaliser la gauche radicale.

LES CONSERVATEURS AFFAIBLIS MAIS PAS VAINCUS

Le grand vainqueur de l’élection madrilène est Pablo Casado, jeune leader du PP. Après avoir obtenu les pires résultats de l’histoire de son parti à l’occasion des législatives, les élections du 26 mai furent un vrai ultimatum pour le jeune conservateur. Garder la région et récupérer la ville, sans être dépassé par Ciudadanos, lui donne une forte dose d’oxygène. La célébration improvisée des résultats montre que cette double victoire, contre la coalition de gauche et au sein de la droite, a étonné la direction du parti. En effet, la campagne clivante de sa candidate régionale, Isabel Diaz Ayuso, donnait à penser que sa formation tomberait dans l’opposition. En valeur absolue, le parti perd toutefois 18 sièges dans une assemblée qui en compte 129.

Cette élection est le marqueur d’une transition pour le PP. D’un côté, il n’a pas eu le temps de rectifier le dérapage idéologique qui a provoqué les résultats du 28 avril. De l’autre, il a adopté un positionnement plus centriste qui lui a permis de sauver les meubles dans certaines régions. Dans un espace politique aussi saturé, obtenir des succès implique souvent de bousculer un adversaire voisin. Le re-centrement du PP remet en question le rôle de Ciudadanos.

Après les élections législatives, Albert Rivera, leader de Ciudadanos, a manifesté son refus total d’une éventuelle coalition de gouvernement avec Sánchez. Profitant du virage à droite du PP et de la débâcle électorale que celui-ci a provoqué, le parti libéral ambitionnait de s’ériger en chef de l’opposition et leader du centre-droit. Capitalisant efficacement sur la crispation provoquée par la question catalane, le parti de M. Rivera se dirigeait vers un sorpasso du PP. Celui-ci ne s’est produit dans aucune région.

Cette élection est le marqueur d’une transition pour le PP. D’un côté, il n’a pas eu le temps de rectifier le dérapage idéologique qui a provoqué les résultats du 28 avril. De l’autre côté, il a eu un positionnement plus centriste qui lui a permis de sauver les meubles dans certaines régions.

Certes, Ciudadanos a gagné du terrain avec une moyenne de 4% des voix exprimées en plus à l’occasion des régionales. Aux européennes, son résultat a presque quadruplé par rapport à 2014. Néanmoins, il reste toujours derrière le PP. Comme ce fut le cas de Podemos avec le PSOE en 2016, on peut prévoir une certaine dilution de son identité face à des conservateurs qui tiennent le coup.

Si le PP joue mal ses cartes, Ciudadanos aura certainement une chance pour s’imposer à la tête de la droite. Les indépendantistes catalans se sont recomposés tout en conservant leur influence en valeur absolue. Des nouveaux défis sont à venir et la triple droite ne fait qu’entamer une longue guerre de positions. Il sera de plus en plus compliqué pour Ciudadanos de constituer des alliances avec Vox. Pour certaines régions comme la Castille-et-León, la formation libérale ouvre désormais la porte à des alliances avec les socialistes. On peut l’interpréter comme un abandon partiel de la logique d’opposition ferme adoptée contre Sánchez.

Emmanuel Macron, modèle de Rivera, s’est réuni lundi soir avec Pedro Sánchez, ennemi juré de celui-ci. L’objectif de cette rencontre était de discuter des nouvelles stratégies européennes contre la droite réactionnaire. Alors que le RN est l’ennemi principal de Macron, Rivera trouve en Vox un partenaire. Un parti qui se veut libéral, tolérant et ouvert, aura des problèmes à justifier une telle alliance lorsque la question catalane ne servira plus à la légitimer.

LA MONTAGNE VOX ACCOUCHE D’UNE SOURIS ÉLECTORALE

Le parti de Santiago Abascal a déçu l’extrême-droite européenne. Alors qu’il visait une position de force dans la droite radicale continentale, il s’avère être le moins influent de la famille nationaliste. Par rapport aux élections générales du 28 avril, Vox a perdu 1,3 millions de ses électeurs. Le parti n’aura que trois députés au Parlement européen alors que les indépendantistes catalans, qui constituent la raison de son essor, en auront cinq.

Le scrutin du 26 mai signale que « l’effet Vox » est en phase descendente, ceci même alors que, dans les derniers jour, le parti a réalisé plusieurs coup d’éclat. Lors la première séance du Cortes, ses députés ont occupé les sièges situés derrière le gouvernement de Sánchez, attribués aux députés socialistes. Lorsque les indépendantistes élus prenaient place, les députés de Vox ont tapé des pieds sur la banquette de leur siège. Leur candidat à la mairie de Madrid a affirmé vouloir mettre un terme à la Pride ayant lieu à la Casa de Campo, l’équivalent madrilène du Bois de Boulogne.

Vox cherche à affirmer son pouvoir en se servant de son rôle ClÉ dans la formation de MAJORItés de droite dans les villes et les regions.

La dernière provocation médiatique de Vox est un tweet célébrant les résultats à Madrid avec la phrase: « Nous sommes passés », allusion ironique au « No pasarán » (ils ne passeront pas) iconique de la résistance républicaine dans la capitale lors de la guerre civile. Ce répertoire n’est plus aussi efficace qu’avant son entrée au Parlement. D’une certaine façon, la dynamique anti-système du parti perd en puissance lorsqu’il rejoint les institutions du système.

Vox continuera à alimenter le spectacle médiatique tout au long des mois à venir. Néanmoins, son ralentissement récent semble être la preuve de ce que les citoyens peuvent se fatiguer de ces shows médiatiques. Aussi, Vox cherche à affirmer son pouvoir en se servant de son rôle clé dans la formation de majorités de droite dans les villes et les régions. Dans la ville et la région de Madrid, dans la région de Murcie, en Aragon, à Saragosse, à Grenade, à Cordoue, à Santander et beaucoup d’autres villes ou villages, ils auront un rôle décisif dans la formation de coalitions de droite.

Le parti est d’ors et déjà en train de profiter de cet avantage en exigeant l’inclusion de ses élus dans les nouveaux gouvernements. Une telle rigidité peut être efficace si Vox parvient à désigner Ciudadanos et le PP comme des traîtres, en cas d’exclusion des coalitions. La force de Vox est qu’elle fixe dès le début des objectifs très ambitieux. Ce qui ailleurs passerait pour des rodomontades donne plus de force à son discours. Bien que fortement destructrice, cette stratégie fonctionne en ce qui concerne l’extrême-droite. Néanmoins, si les partis de centre-droit parviennent à faire peser sur Vox le stigmate de sa rigidité et si la gauche maintient la conscience du danger que représente une telle formation, cette dernière pourrait n’être qu’un épisode passager.

LA CRISE CATALANE S’ENKYSTE

Le mouvement indépendantiste en Catalogne, qui a culminé avec le référendum non consenti par l’État espagnol de 2017, a fait voler en éclats le consensus centriste qui prévalait en Espagne depuis la transition de 1978. L’échiquier politique s’est polarisé entre constitutionnalistes partisans de l’application de l’article 155 de la constitution et indépendantistes, partisans du droit à l’autodétermination.

Pour la première fois, l’ERC est en tête à Barcelone, une ville pourtant majoritairement unioniste.

Les municipales du 26 mai voient l’ERC, gauche indépendantiste modérée, confirmer son ascendant sur Junts pel Si, la coalition de centre-droit dirigée par l’ex-président Carles Puigdemont. C’est une petite révolution électorale, car Junts pel Si est l’héritier du parti démocrate-chrétien CDC qui avait dominé la vie politique catalane depuis la transition. L’image de prisonnier politique d’Oriol Junqueras, leader indépendantiste jugé à Madrid, a été utilisée avec succès par l’ERC pour se hisser, pour la première fois depuis la guerre civile, au rang de premier parti de Catalogne.

Pour la première fois, l’ERC est légèrement en tête à Barcelone, une ville pourtant majoritairement unioniste. La mairesse indignée, soutenue par Podemos, Ada Colau échoue donc de peu à se maintenir à la tête de la ville. Elle est cependant appelée à conserver un rôle politique central dans la constitution d’une majorité à cheval entre la gauche et les indépendantistes. On notera aussi l’échec cuisant de Manuel Valls : sa liste soutenue par Ciudadanos n’atteint que la quatrième place. L’ex-Premier ministre, humilié, promet d’honorer son mandat de conseiller municipal d’opposition. En même temps, il a promis de démissionner si Ciudadanos s’allie avec Vox. Il est important de souligner que Ciudadanos s’était déjà allié aux extrémistes en Andalousie en novembre 2018. Ainsi, on pourrait lire ce comportement contradictoire comme une manifestation de mégalomanie. M. Valls souhaiterait renoncer à un poste qu’il considère dégradant par une pirouette antifasciste.

De plus, M. Junqueras est élu en tant que tête de la liste Ahora Repúblicas, une coalition des gauches indépendantistes menée par les catalans d’ERC et les basques d’EH Bildu en vue des élections européennes. Plus important, il est le Spitzenkandidat des régionalistes pour la présidence de la Commission européenne. Son élection au Parlement européen représente donc une européanisation certaine de l’enjeu indépendantiste, ce qui donne des ailes à ses alliés écossais, corses et flamands… On notera également que M. Puigdemont est élu sur le fil, et qu’une coalition centriste de partis autonomistes obtient un siège.

RETOUR À LA NORMALE OU INSTABILITÉ DURABLE ?

Ainsi se finit l’exténuant marathon entamé en 2015 avec la fin du bipartisme PSOE-PP. Il n’y aura a priori pas de nouvelles élections nationales avant quatre ans, ce qui laisse le temps à M. Sánchez pour dérouler son programme de réforme sociale et politique. Le PSOE et le PP restent les premières forces politiques, mais doivent s’accommoder d’une culture de coalition qui leur faisait défaut jusque-là. Ciudadanos supplante Podemos comme troisième force. Enfin, Vox fait une entrée dans les territoires par la petite porte. Tout dépend désormais de la capacité du prochain gouvernement à offrir des solutions concrètes aux problèmes du pays.

Espagne : veillée d’armes sous le spectre de la droite nationaliste

Ce dimanche 28 avril se tiendront en Espagne des élections générales à l’issue incertaine. Dans une campagne marquée par l’indécision d’une grande fraction de l’électorat, le conflit catalan et la question des futures alliances de gouvernement occupent une place centrale. Si le PSOE est en bonne position dans les sondages, le score difficilement prévisible du parti nationaliste ultraconservateur Vox devrait être la clé de la formation du prochain gouvernement, qui pourrait rester aux mains des socialistes accompagnés par Podemos, ou basculer très à droite.


Les Espagnols sont appelés aux urnes pour renouveler leur Parlement ce dimanche 28 avril. Ces élections anticipées ont été convoquées en février dernier par le chef du gouvernement socialiste Pedro Sánchez, acculé suite au rejet de son projet de loi de finances par le Congrès des députés. Sánchez, qui a pris la tête du gouvernement en juin 2018 suite au succès d’une motion de censure contre Mariano Rajoy, devait composer en l’absence d’une majorité stable dans un Parlement plus que jamais fragmenté, reflet des bouleversements qui ont transformé ces dernières années l’Espagne politique.

Aux élections générales de décembre 2015, le bipartisme qui rythmait la vie politique espagnole depuis la transition à la démocratie volait en éclat sous l’impulsion de deux partis outsiders : Podemos, formation populiste de gauche puisant dans l’imaginaire des Indignés, et Ciudadanos, parti de centre-droit d’obédience libérale et européiste. Le système partisan jusqu’alors caractérisé par l’alternance au gouvernement des socialistes (PSOE) et des conservateurs (Parti populaire) évoluait vers un quadripartisme aux contours encore instables, inaugurant une ère de majorités parlementaires introuvables et de pactes de gouvernement.

Trois ans et demi plus tard, le panorama a quelque peu évolué : La crise catalane de l’automne 2017 a durablement polarisé la société et électrisé le débat public. La corruption a fini par avoir raison de l’indéboulonnable Mariano Rajoy, désormais remplacé à la tête du Parti populaire par le très conservateur Pablo Casado. L’arrivée aux affaires de Pedro Sánchez, dernier acte d’une longue bataille qui a précédemment vu l’économiste madrilène triompher des baronnies locales du PSOE pour reprendre la tête du parti, a donné aux socialistes une nouvelle impulsion inespérée. Pablo Iglesias (Podemos) et Albert Rivera (Ciudadanos), font désormais partie du paysage tandis qu’un acteur inattendu joue des coudes pour s’y frayer une place à grand bruit : Santiago Abascal, leader de Vox, parti de droite nationaliste et ultraconservateur, qui s’apprête à entrer avec fracas au Congrès des députés après avoir réalisé une percée aux élections régionales de décembre 2018 en Andalousie.

Une campagne rythmée par le conflit territorial et la question des alliances

« Les élections les plus ouvertes de la démocratie », titre le journal en ligne El Diario à la veille de la journée de réflexion qui précède l’ouverture des urnes. Les sondages laissent entrevoir un Congrès mosaïque, éclaté entre les cinq principales forces politiques en lice, sans qu’aucune d’entre elle ne puisse prétendre à une majorité absolue, qui nécessite de réunir 176 sièges.

Selon l’enquête pré-électorale du Centre d’enquête sociologique (CIS), le PSOE arriverait en tête avec 30% des voix et 123 à 138 sièges de députés, suivi du Parti populaire crédité de 17% (66 à 76 sièges), le score le plus faible de son histoire qui devrait entraîner la perte de la moitié des sièges obtenus en 2016. Viendraient ensuite Ciudadanos avec 14% des suffrages (42 à 51 sièges) et Unidas Podemos, la coalition formée par Podemos, Izquierda Unida et le parti écologiste Equo, qui recueillerait 13% des voix, nettement en deçà du résultat de 2016. La formation emmenée par Pablo Iglesias devrait se contenter de 33 à 41 députés, contre 71 aujourd’hui. Vox, actuellement dépourvu de représentation parlementaire, s’arrogerait près de 12% des suffrages et pourrait compter sur un groupe de 29 à 37 députés.

L’incertitude est renforcée par l’importante part d’électeurs indécis à l’approche du scrutin : début avril, 42% d’entre eux n’avaient pas encore déterminé leur vote, et leur proportion avoisine les 30% dans certains des derniers sondages effectués. L’éparpillement des suffrages conjugué à l’indécision des électeurs conduisent les partis à s’affronter pour grappiller les sièges hautement disputés des provinces les moins peuplées du pays, dans cette Espagne vide qui s’est invitée dans la campagne. Depuis plusieurs semaines, associations, habitants et élus locaux de ces territoires délaissés se mobilisent pour réclamer des solutions d’urgence au dépeuplement et à la désertion des services publics. La révolte de l’Espagne vide vient ajouter un volet aux débats sur l’organisation territoriale, qui rythment une campagne accélérée et brouillonne, largement saturée par la prégnance du conflit catalan.

En témoigne la teneur des deux débats organisés à 24h d’intervalle par RTVE et le groupe privé Atresmedia, qui réunissaient les candidats des principaux partis à l’exception de Vox, placé hors-jeu du fait de son absence de représentation au Congrès. Souvent cacophoniques, frôlant parfois l’inaudible, les échanges sont régulièrement pollués par l’immixtion de la question catalane, instrumentalisée par les leaders du PP et de Ciudadanos. Pedro Sánchez, campé sur la défense de son action gouvernementale, essuie sans jamais vraiment vaciller les tirs nourris et outranciers de Pablo Casado et d’Albert Rivera, qui rivalisent d’ingéniosité pour accuser le socialiste d’avoir « brisé » l’Espagne ou de « blanchir le séparatisme et le terrorisme pour une poignée de sièges », selon les termes du premier. Par contraste, Pablo Iglesias est apparu plus serein et constructif. Le secrétaire général de Podemos adopte un ton professoral, cite la Constitution et n’hésite pas à rappeler à l’ordre ses contradicteurs un peu trop remuants.

Parallèlement à la thématique catalane, c’est la question des alliances post-électorales qui nourrit les discussions et fait l’objet de tous les pronostics. Il est désormais acté qu’aucun parti ne pourra espérer gouverner en solitaire dans les prochaines années, compte tenu de la difficulté à réunir seul une majorité dans un Congrès aussi morcelé. Devant ce constat, les derniers jours de la campagne ont accentué une bipolarisation du paysage politique en gestation depuis plusieurs mois, matérialisée par une convergence des « trois droites » (Ciudadanos, le PP et Vox) et par le rapprochement entre le PSOE et Unidas Podemos. Si les élections générales de 2015 et de 2016 étaient celles des oustiders, la campagne d’avril 2019 est incontestablement celle des blocs. Elle signe par là même la réaffirmation d’un clivage gauche-droite longtemps relégué au second plan par les nouveaux entrants dans le jeu politique.

L’offensive des trois droites : Vers le « trifachito » ?

À droite, trois partis sont en compétition pour attirer les suffrages des électeurs conservateurs. Le Parti populaire, qui peine à retrouver ses repères après la chute de Mariano Rajoy, affaibli par les scandales de corruption à répétition, entend se poser en adversaire frontal du président socialiste sortant. À la tête du parti depuis juillet 2018, Pablo Casado a hérité d’une organisation en convalescence, bientôt prise en tenaille entre le message libéral de Ciudadanos et le discours ultraconservateur de Vox. Lui-même élu sur une ligne résolument conservatrice, fer de lance de l’Espagne des balcons [ndlr, de nombreux Espagnols avaient spontanément attaché le drapeau national à leur balcon durant les événements de 2017 en Catalogne] touchée dans son orgueil par la crise catalane, il intensifie dans les mois suivants son virage droitier afin de limiter la fuite potentielle d’électeurs désenchantés vers le parti de Santiago Abascal. Sa défense acharnée de la famille traditionnelle et sa volonté affichée de lutter contre l’ « hiver démographique » l’amènent à tenir des propos controversés dans les mois précédant la campagne. En février, sa proposition d’abroger la loi de 2010 sur l’avortement pour revenir aux conditions restrictives de 1985 provoque un tollé. Il récidive en mars lorsqu’il suggère que les femmes immigrées en situation irrégulière qui décident de donner leur enfant à l’adoption ne soient pas expulsées, pour le temps de la procédure.

Nettement distancé dans les sondages, Pablo Casado balaie ces derniers d’un revers de main et prophétise une remontada difficilement crédible. Le chef de file des conservateurs ne cesse d’alerter sur les risques d’une dispersion des voix à droite et tente d’incarner une alternative rigoureuse et rassurante dans une Espagne en proie à l’instabilité : une « valeur sûre », comme le proclame son slogan. Au cours des débats, Pablo Casado défend le bilan de Mariano Rajoy, loue sa fermeté face aux indépendantistes et met au crédit de l’ancien chef du gouvernement l’amélioration de la situation économique du pays – bien que l’Espagne conserve aujourd’hui un taux de chômage deux fois supérieur à la moyenne de l’Union européenne.

Le Parti populaire doit faire face à la concurrence du centre-droit de Ciudadanos. En tête des sondages au plus fort de la crise catalane à l’automne 2017, la dynamique du parti d’Albert Rivera s’est depuis essoufflée. S’il a un temps caressé l’ambition de faire de Ciudadanos le pôle d’une recomposition au centre, à même de drainer les forces vives du PP et du PSOE, le retour en grâce des socialistes a conduit le leader d’origine catalane à s’arrimer chaque semaine davantage au bloc des droites. Bien qu’il continue de véhiculer un message décrit comme libéral-progressiste et de renvoyer vieille gauche et vieille droite ou rouges et bleus dos à dos dans une geste très macronienne, Albert Rivera a en réalité rompu l’équidistance. Il a exprimé son rejet d’une éventuelle alliance centriste avec les socialistes et cible désormais Pedro Sánchez, pour mieux chasser sur les terres du PP. Épaulé par Ines Arrimadas, cheffe de l’opposition au Parlement de Catalogne et désormais en lice pour entrer au Congrès des députés, il entend faire valoir l’ascendant conquis par Ciudadanos sur le bloc unioniste contre les indépendantistes, lorsque Mariano Rajoy s’embourbait dans le conflit territorial.

Santiago Abascal, leader de Vox, en octobre 2018.

Ce trio offensif des droites est complété par Vox, dont le score demeure l’une des principales inconnues du scrutin. À défaut d’une représentation dans les débats télévisés, le parti nationaliste multiplie les démonstrations de force dans les meetings à mesure qu’approche la clôture de la campagne. Au cours de cette dernière semaine, les sympathisants de Vox ont massivement investi le palais des congrès de Séville et débordé par leur affluence la cité des arts et des sciences à Valence. Auparavant, Santiago Abascal sillonnait les villes moyennes et les zones rurales pour se dresser en porte-parole de l’ « Espagne vivante », soucieuse de préserver ses valeurs traditionnelles et ses coutumes profondément enracinées, telles que la chasse et la tauromachie. Inlassablement, l’ancien cadre du PP aux accents machistes et xénophobes martèle son projet, plaide pour la suppression des communautés autonomes et la recentralisation autoritaire du pouvoir politique, fustige la « supériorité morale » des « progressistes » (péjorativement appelés « progres ») et les inclinations supposément « totalitaires » de « l’idéologie du genre », en réaction à l’essor des mobilisations féministes.

Ces trois formations en concurrence ne manquent pas de s’adresser mutuellement de vives critiques, à l’instar de Vox qui ne cesse de moquer la « lâcheté » du Parti populaire ou l’inconsistance de la « girouette orange » (« veleta naranja », pour désigner Ciudadanos). Dans la dernière ligne droite de la campagne, elles ne se sont rien épargné. Ciudadanos s’est même offert le luxe de recruter sur sa liste aux élections européennes l’ancien président de la Communauté de Madrid, Ángel Garrido, débauché au Parti populaire. Mais en dépit des tensions et de désaccords de fond, ces forces sont condamnées à s’entendre si elles souhaitent évincer Pedro Sánchez, dans le cas où elles obtiendraient à elles trois une majorité des sièges au Congrès.

Ce scénario de convergence est d’autant plus plausible qu’en janvier dernier, à la suite des élections régionales en Andalousie, un accord a été trouvé entre les trois droites pour désigner à la tête de la communauté autonome un président conservateur issu des rangs du PP. Le précédend andalou, bientôt rebaptisé « trifachito » (« trio facho ») par les gauches, est désormais dans tous les esprits, y compris dans ceux des principaux protagonistes, confiants dans la possibilité de rééditer ce type de pacte. Depuis plusieurs semaines, Albert Rivera tend à la main à Pablo Casado en vue de la formation d’un « gouvernement constitutionnaliste » pour écarter du pouvoir ceux qui ont « liquidé le pays ». Le président du Parti populaire va quant à lui plus loin en laissant entrevoir, à deux jours du scrutin, une possible entrée de Vox dans un gouvernement de coalition.

À gauche, la bataille pour le vote utile

À l’opposé du spectre politique, le PSOE et Unidas Podemos sonnent l’alarme pour éviter une victoire des droites et épargner au pays une régression historique en matière de droits sociaux. Confortés par des sondages favorables, les socialistes inscrivent leur campagne dans la continuité de l’action gouvernementale et se posent en rempart à l’essor de l’extrême-droite. Pedro Sánchez endosse pleinement le costume présidentiel et s’efforce d’apparaître comme le candidat le plus modéré, au détriment de Ciudadanos, qu’il assimile à la droite la plus rance qui gouverne en Andalousie. Il place au centre de son discours la lutte contre les inégalités, la justice sociale, le rétablissement de la concorde et du vivre-ensemble face au défi territorial, sans trop s’aventurer dans l’écheveau catalan, terrain de prédilection des droites. Sánchez a d’ailleurs durci le ton à l’égard des indépendantistes pendant la campagne, dissipant les doutes alimentés par ses adversaires autour d’un possible accord post-électoral entre les socialistes et les séparatistes.

Surtout, le socialiste entend attirer à lui les suffrages des électeurs « progressistes » inquiets à l’idée d’une réplique du scénario andalou. Dans les derniers jours de la campagne, il enclenche la dynamique du vote utile en insistant sur la menace que représente Vox : « Personne ne donnait Trump président des États-Unis, et il y est parvenu. Personne ne pensait que Bolsonaro pourrait être élu président du Brésil. Personne ne pensait qu’en Andalousie la droite allait gouverner avec l’ultra-droite, et elle l’a fait », assène-t-il dans un entretien à El País.

Le vote utile en faveur du PSOE pourrait porter préjudice à Unidas Podemos. Les prédictions électorales placent la formation de Pablo Iglesias bien loin des ambitions nourries par le parti à sa naissance en 2014. Ceux qui entendaient « prendre le ciel d’assaut » accusent une perte de vitesse depuis 2017, exacerbée par la crise catalane. Le référendum d’indépendance d’octobre 2017 a déplacé le curseur du débat public des enjeux économiques et sociaux – jamais éclipsés pour autant – vers la question territoriale, favorisant les prises de position tranchées, au détriment des propositions plus mesurées de Podemos en faveur du dialogue et d’une Espagne plurinationale. Alors que la politique du pays vibre au rythme des soubresauts catalans, il devient de plus en plus difficile aux stratèges madrilènes d’imposer leurs thèmes privilégiés à l’agenda.

Par ailleurs, les fractures internes et les difficultés à maintenir une organisation unifiée sur l’ensemble du territoire ont considérablement fragilisé le parti. Les divisions ont atteint leur point culminant en janvier dernier, lorsqu’Íñigo Errejón, principal rival d’Iglesias, annonçait sa candidature à la Communauté de Madrid sous l’étiquette Más Madrid, la plateforme impulsée par l’actuelle maire de la capitale Manuela Carmena, se situant de fait en dehors de Podemos. En mai 2018, c’est l’acquisition par Pablo Iglesias et Irene Montero d’une coûteuse villa au nord de Madrid qui déclenchait une vive polémique et entachait la crédibilité d’un leadership construit sur l’humilité et la proximité avec les gens d’en bas en opposition à la caste.

Pablo Iglesias, secrétaire général de Podemos, en 2015. ©Secretaría de Cultura de la Nación

Unidas Podemos aborde donc le scrutin du 28 avril dans le doute. La campagne, énergique, est d’abord marquée par la mise en scène du retour de Pablo Iglesias, absent des écrans trois mois pour congé paternité. Le 23 mars, le secrétaire général donne un meeting à Madrid où il renoue avec la pugnacité d’antan, pointant du doigt les 20 familles qui détiennent les véritables leviers du pouvoir dans une démocratie espagnole « limitée ». Il alerte sur les pressions des puissants et dénonce les manœuvres politiques à l’encontre de Podemos en s’appuyant sur des révélations judiciaires. Au moment où démarre la campagne, la justice espagnole enquête sur les agissements d’une unité de la Police nationale qui, sous commandement du ministère de l’Intérieur, a fabriqué de fausses preuves destinées à semer le doute au sujet d’un financement supposé de Podemos par l’Iran et le Venezuela. Ces documents factices, massivement relayés par la presse conservatrice et le Parti populaire, ont incontestablement dégradé l’image du parti dans ses deux premières années d’existence.

Dans les débats, Pablo Iglesias adopte un visage plus tempéré et égrène les propositions d’Unidas Podemos en faveur d’une banque publique de l’énergie ou d’une batterie de mesures pour venir en aide aux femmes victimes de violences machistes. Il rend hommage à la mobilisation des retraités, aux luttes féministes ainsi qu’aux manifestations des jeunes pour le climat. Iglesias doit toutefois jouer un numéro d’équilibriste : mettre en évidence le rôle joué par Podemos dans les avancées sociales de la dernière législature, sans pour autant apparaître comme le supplétif du PSOE. Le candidat de Podemos s’évertue à se démarquer des socialistes par des propositions sociales plus ambitieuses. Et il l’assure : contrairement au PSOE, Podemos n’aura pas la main qui tremble face aux banques et aux multinationales.

Amalgamés en un même bloc par leurs adversaires de droite, le PSOE et Unidas Podemos ont démontré une entente cordiale au cours des débats. Pedro Sánchez sait qu’il devra compter a minima sur le soutien des parlementaires de Podemos pour être reconduit à la tête du gouvernement. Pablo Iglesias est quant à lui conscient que Podemos ne sera pas en mesure de gouverner en solitaire ni même de réaliser le sorpasso. Il cherche avant tout à obtenir un score suffisamment élevé pour peser dans les négociations post-électorales et ancrer le PSOE à gauche.

Un accord entre les deux formations à l’issue du scrutin est rendu plausible par plusieurs précédents, à commencer par leur coopération sous le gouvernement de Pedro Sánchez, qui a permis de faire passer au Congrès la hausse du salaire minimum ou encore l’extension du congé paternité à 16 semaines, prévue pour 2021. En juillet 2017, les deux partis scellaient en outre un accord de coalition en Castille-La Manche entérinant pour la première fois l’entrée de Podemos dans un gouvernement régional. Cette formule castillanomanchega pourrait bien être reproduite après le 28 avril. 48h avant la fin de la campagne, Pedro Sánchez a ouvert la porte à une possible intégration de Podemos dans un futur gouvernement des gauches. Pablo Iglesias a lui aussi l’intention de dépasser le stade du soutien parlementaire sans participation et appelle de ses vœux la constitution d’un « gouvernement de coalition progressiste ».

Subsistent néanmoins deux inconnues. Tout d’abord, il est peu probable que la somme des sièges obtenus par le PSOE et Unidas Podemos suffise à réunir une majorité absolue. Le candidat socialiste devrait dès lors rechercher le soutien des partis régionaux basques et catalans pour espérer être réinvesti à la tête du gouvernement. Ensuite, un revirement d’alliance n’est pas totalement à exclure. Bien qu’Albert Rivera ait écarté cette possibilité, le PSOE pourrait être tenté par un rapprochement avec Ciudadanos si les négociations avec les partis régionaux s’avéraient trop ardues ou trop coûteuses politiquement. Cette option, à contre-courant de la physionomie de la campagne et des orientations de Pedro Sánchez ces derniers mois, inquiète les cadres de Podemos, qui en font une arme politique. À plusieurs reprises, Pablo Iglesias a sommé le candidat socialiste d’éclaircir sa position au sujet d’une alliance potentielle avec Albert Rivera. Pedro Sánchez s’est alors montré évasif.

Au vu de l’incertitude qui pèse sur l’issue du vote et des rebondissements qui émaillent la vie politique espagnole depuis maintenant cinq années, tous les scénarios sont envisagés. L’arithmétique parlementaire sera plus que jamais scrutée, et les regards se tourneront sans tarder vers cette portion vert pomme qui colore l’extrémité droite des graphiques en hémicycle, symbolisant l’irruption redoutée des troupes de Santiago Abascal au Congrès.

« La crise catalane a déclenché l’émergence de Vox » – Entretien avec Guillermo Fernandez

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©Contando Estrelas

Le volcan espagnol s’est réveillé. À la suite des élections andalouses, la situation est plus fluide que jamais. Podemos reflue, l’extrême droite de Vox émerge, Ciudadanos se renforce. Les élections du mois du mai, régionales, municipales et européennes, vont être décisives et bouleverser les rapports de force dans le pays. Nous avons voulu interroger Guillermo Fernandez, doctorant en science politique, spécialiste de Podemos et des extrêmes droites européennes. Traduction réalisée par Maria Laguna Jerez.


LVSL – L’Espagne est en train de vivre un moment politique inattendu. Les élections andalouses ont consacré l’émergence du parti d’extrême droite Vox qui a fait un score de 11% et obtenu 12 sièges. Jamais depuis la transition démocratique l’extrême droite ne s’était constituée en force autonome. Quelles sont les causes de ce vote ?

Guillermo Fernandez – Les causes sont sûrement multiples et il n’est pas facile de tout résumer : démobilisation de la gauche, fatigue politique après presque quarante ans de gouvernement ininterrompu du PSOE en Andalousie, sensation de blocage, et crise territoriale en Catalogne.

Cependant, je suis persuadé que l’élément critique qui permis la montée en puissance de Vox dans la scène politique espagnole a été la crise en Catalogne pendant l’automne 2017. Il y a un lien direct. La crise catalane a déclenché l’émergence de Vox. La gauche espagnole n’a pas su comprendre la signification qu’avaient à l’époque tous ces drapeaux espagnols décorant les balcons de la moitié des foyers espagnols de façon spontanée, sans qu’aucun parti ne demande à le faire.

Vox a donné forme à cette « Espagne des balcons » avec succès ; c’est-à-dire, à cette Espagne qui se sentait humiliée et méprisée par le nationalisme catalan. En ce sens, ces derniers mois, l’extrême droite espagnole a su construire par le bas un discours politique dans des termes nationalistes qui prétend restituer la fierté de se sentir espagnol. Et dans le même temps, Vox promet des changements et des réformes. C’est la version espagnole du « Make America Great Again » de Donald Trump.

Pour cette raison, on ne devrait pas s’étonner que, dans le langage utilisé par Vox, il y ait des références aux « exploits » historiques de la nation espagnole. Le but est de transmettre le message suivant : nous sommes une grande nation – malgré ce que les indépendantistes peuvent dire -, nous l’avons démontré par le passé, et nous le serons à nouveau.

LVSL  – Qui sont les dirigeants de Vox ? Quel est le parcours de Santiago Abascal ?

GF – Vox n’est pas un parti tout à fait nouveau et ses dirigeants ne sont pas des débutants en politique. Il est essentiel de le préciser. Vox est apparu fin 2013 comme une scission de la droite du Parti Populaire (PP) pour protester contre la souplesse que, selon eux, montrait le gouvernement de Mariano Rajoy sur deux questions clés : 1) les négociations pour mettre fin au terrorisme dans le Pays Basque et 2) l’abrogation de la loi sur l’IVG et de la loi sur le mariage pour tous que le gouvernement socialiste de José Luis Rodríguez Zapatero avait promulguées respectivement en 2010 et en 2005.

Cependant, de 2013 à 2018, Vox n’avait qu’une existence politique marginale, et était plus un groupe de pression du Parti Populaire sur trois thèmes clés (IVG, mariage homosexuel et euthanasie) qu’un parti politique mûr.

Beaucoup de gens en Espagne comparent maintenant l’émergence de Vox avec celle de Podemos en 2014. Toutefois, il y a une différence : Vox est née à l’intérieur du PP. C’est pourquoi son leader, Santiago Abascal, est un ami personnel du leader du Parti Populaire, Pablo Casado. Ils s’entendent bien. Ils ont presque le même âge. Ils ont milité dans le même parti depuis qu’ils sont jeunes. C’est pour cela qu’ils parviennent à nouer des accords. Ils pensent pratiquement de la même façon. Et ils ont les mêmes amitiés et détestations dans le Parti Populaire. Ils détestent Soraya Sáenz de Santamaria et sympathisent avec José María Aznar (ancien Premier ministre du gouvernement entre 1996 et 2004).

Santiago Abascal a été le président de Las Juventudes (l’organisation de Jeunes Militants) du Parti Populaire dans le Pays Basque de 2000 à 2005. Ensuite, de 2010 à 2012, comme il était un ami intime de Esperanza Aguirre, il a travaillé dans une agence créée ad hoc par l’ancienne présidente de la communauté de Madrid et a reçu d’importantes sommes d’argent pour la réalisation d’un type de travail qui n’était pas très clair. Enfin, il est devenu le président de l’association pour la Défense de l’Unité Espagnole. Mais, c’est quelqu’un qui a toujours vécu de la politique, pour ainsi dire. C’est pour cela qu’il s’y connaît et qu’il a de bons contacts dans le monde politique et le monde des affaires. Cela explique aussi l’amélioration notable de ses discours et de ses entretiens publics. Il est très bien conseillé.

LVSL – Peut-on comparer Vox aux autres partis d’extrême droite européens : Lega, Front national, AfD, Fidesz hongrois ?

GF – Bien sûr qu’on peut les comparer. De plus, Santiago Abascal a dit à plusieurs reprises que son modèle politique est celui de la Hongrie de Viktor Orban. Il entretient aussi de bonnes relations avec le parti polonais « Droit et Justice » (PiS en polonais). Je crois que cela est important pour une raison : une partie de l’extrême droite européenne (celle qui est la plus soft d’un point de vue eurosceptique) essaie d’influencer et d’attirer à elle des pans entiers du Parti Populaire Européen (PPE).

La stratégie menée par cette partie de l’extrême droite, qui séduit de plus en plus de partis comme le FPÖ, voire la Lega, est d’harmoniser tout le spectre de la droite. Pour ce faire, ils doivent rester fermes sur le nationalisme identitaire et le conservatisme moral, tout en limitant les critiques à l’UE. C’est-à-dire qu’ils doivent se contenter de restituer à l’État-nation certaines compétences, particulièrement en matière d’immigration et de frontières.

Si on compare à d’autres partis comme la Lega ou le Vlaams Belang, Vox a un point de vue très différent de la situation en Catalogne. L’extrême droite espagnole ne supporte pas que les autres partis européens qui sont dans le même axe qu’elle sympathisent avec le nationalisme catalan. Pour cette raison, les relations entre Santiago Abascal et Matteo Salvini ont été très mauvaises jusqu’à présent. En Italie, Vox a toujours préféré Fratelli d’Italia.

Enfin, la relation avec le Rassemblement National est historique et bonne, notamment avec l’entourage de Marion Maréchal. En fait, Vox considère la petite fille de Jean-Marie Le Pen comme une référence politique et idéologique.

Guillermo Fernandez, doctorant en Sciences politiques.

LVSL – Pablo Iglesias a déclaré dans nos colonnes que Vox n’était qu’une branche du Parti Populaire et qu’il n’avait rien à voir avec les autres populismes de droite. Est-ce qu’on peut néanmoins anticiper une mutation de l’identité de Vox ?

GF – Selon moi, la gauche espagnole a tendance à penser l’extrême droite européenne à partir du modèle du Front National des années 2011-2017 ; c’est-à-dire, celui sous l’influence du souverainisme social de Florian Philippot. C’est pour cette raison qu’ils mettent l’accent sur les différences entre un Vox ultralibéral et un FN social et étatiste. Cependant, la réalité est que la plupart des partis d’extrême droite européens sont alignés avec les thèses de Vox, en partant de l’extrême droite néerlandaise jusqu’à l’allemande, puis en passant clairement par le FPÖ et les soutiens de Marion Maréchal en France, voire même le parti de Dupont-Aignan. Steve Bannon est lui-même sur cette ligne : il est conservateur sur les questions d’ordre moral, identitaire en ce qui concerne la nation et libéral dans le plan économique. Idéologiquement, je ne vois pas beaucoup de différences entre l’extrême droite européenne et celle qui existe en Espagne.

La principale différence est, comme le signale Pablo Iglesias, dans la généalogie de Vox. C’est-à-dire, dans le fait que presque tous ses membres soient issus du Parti Populaire. C’est là qu’on peut voir les différences avec d’autres partis d’extrême droite européens, par exemple en France. La relation entre le monde de Jean-Marie Le Pen et le monde de la droite classique française a toujours été plus tumultueuse que la relation entre l’extrême droite de Vox et la droite du PP.

LVSL – La droite espagnole semble en pleine recomposition. Ciudadanos (C’s) a le vent en poupe et mord à la fois sur le PSOE et le Parti Populaire. Vox taille des croupières au Parti Populaire. Ce dernier est-il devenu obsolète et, dès lors, voué à disparaître ?

GF – Je pense sincèrement que c’est le Parti Populaire qui va être le plus endommagé par toutes ces recompositions. Cela peut paraître un peu illogique, surtout étant donné que le PP va propablement remporter des positions lors des prochaines élections municipales et régionales qui auront lieu en mai grâce aux accords avec Ciudadanos et Vox. Mais, d’après moi, le PP va subir une crise identitaire très forte à moyen terme. C’est en quelque sorte ce qui est arrivé au parti Les Républicains en France.  Dans un an ou un an et demi, le PP va rentrer dans un processus de débat interne qui sera très dur. Je pense qu’il pourrait même y avoir des membres importants du le PP qui décident de rejoindre Ciudadanos, et d’autres Vox.

Il y a quelques semaines, le secrétaire général du groupe des Jeunes Militants du PP à Tarragona m’a dit qu’il avait peur que les militants de sa ville partent en masse pour s’affilier à Vox. Apparemment, le PP ne pouvait pas leur assurer un poste dans le futur et, de plus, il leur interdisait de faire certaines choses. En revanche, Vox leur avait promis des postes et confirmé qu’ils pouvaient dire tout ce qu’ils voulaient. Autrement dit, ils pouvaient franchir toutes les limites de ce qui est politiquement correct. Cela arrive dans beaucoup de fédérations locales et régionales du PP.

LVSL – Le PSOE a subi une cinglante défaite en Andalousie malgré des sondages qui laissaient prévoir le maintien de scores élevés. Pourquoi le parti s’est-il effondré à 28% (-14 sièges) à ces élections ? Quelles seront les conséquences au niveau national ? Peut-on dire que l’on assiste à la seconde vague de l’affaiblissement de la social-démocratie espagnole ?

GF – Je ne le pense pas. Je crois que la défaite du PSOE en Andalousie a été provoquée dans une large partie par ses particularités andalouses, et par plus de 30 ans de gouvernement sans interruption, ainsi que par la division dans le PSOE andalou. En outre, tout le monde croyait que le PSOE obtiendrait la majorité, donc il y avait peu d’incitations à aller voter.

Cependant, au niveau national, je pense que le PSOE peut récupérer ses forces petit à petit. Pas seulement parce qu’il est au gouvernement et qu’il peut se targuer d’avoir fait passer des mesures sociales qui paraissaient jusqu’à présent impossibles (par exemple, l’augmentation du SMIC à 900€) ; mais aussi parce que la panique morale qui affecte le secteur progressiste, en raison de l’émergence de l’extrême droite, peut finir par lui être bénéfique. J’ai l’impression que beaucoup de gens de gauche comptent voter pour le PSOE car ce serait le moyen le plus efficace de contrer l’extrême droite. C’est pour cela que l’« alerte antifasciste » de Podemos est aussi peu efficace. D’un côté, elle bénéficie a Vox en faisant de lui le cœur du débat politique et d’un autre côté, même si cette alerte fonctionnait, elle bénéficierait au plus grand parti de la gauche, le PSOE.

LVSL – Dans ce paysage politique inquiétant et délabré, Podemos n’arrive plus à mobiliser et recule. Après avoir surgi avec force dans la politique espagnole, sa stratégie semble être en panne. Comment en est-on arrivé là ?

GF – C’est une question très difficile, mais tout à fait pertinente. Podemos et ses dirigeants actuels sont complètement perdus quand il faut comprendre le climat que vit l’Espagne. Podemos arrive toujours en retard, c’est sa spécialité. J’ai observé aussi un manque d’idées qui me paraît surprenant, surtout dans un moment où elles seraient les bienvenues.

D’autre part, le parti s’effondre au niveau territorial. Il y a quelques jours, on a appris que le groupe de Podemos au parlement de la région de Cantabrie allait disparaître. Il y a des fronts ouverts dans toutes les régions. Podemos court le risque d’être un projet en échec ou dépassé par d’autres initiatives qui vont surgir. Si les choses continuent dans ce cas, il est probable que cela arrive.

LVSL – Comment le parti pourrait-il se relancer ? Doit-il mettre fin à son pacte avec le PSOE ?

GF – Il n’y a pas de solution magique. Je pense qu’à court terme, l’image de Podemos et de ses dirigeants est tellement endommagée qu’il n’y a plus rien à faire. Beaucoup de gens ignorent ce qu’ils disent. Plus personne ne les écoute.

Je crois que dans le processus de reconstruction de Podemos, il est nécessaire de s’ouvrir de nouveau à la société civile et de fournir un projet inclusif sur le plan social, territorial et même, intergénérationnel. Il doit oser parler de questions qui ne sont pas dans l’agenda des médias, mais que les Espagnols subissent tous les jours. Par exemple, les inégalités croissantes entre les grandes métropoles et l’Espagne rurale.

Mais il faut aussi politiser les situations dramatiques que subissent 80% des Espagnols, comme le fait d’avoir un membre de la famille en situation de dépendance. Et pour cela, il n’est pas suffisant de parler de « Ley para la dependencia » (Loi pour la promotion de l’autonomie personnelle et l’assistance aux personnes en situation de dépendance) du gouvernement de Zapatero. Il faut parler des cas spécifiques, et du quotidien que les Espagnols vivent tous les jours. Il est nécessaire de politiser la souffrance psychologique et économique que subit une famille qui a à sa charge une personne âgée avec une maladie comme, par exemple, l’Alzheimer.

Le langage utilisé par Podemos n’a plus cette capacité de se connecter avec ces situations quotidiennes. Il s’est transformé en routine. Il n’est pas possible que Pablo Iglesias fasse les mêmes discours que ceux qu’il faisait en 2014 ou 2015. Ils ont perdu toute force, même si leur contenu est juste et précis.

N’importe qui extérieur au parti peut le constater. Ce que je ne comprends pas, c’est qu’ils ne le voient pas à l’intérieur.

LVSL  – Pablo Iglesias et Íñigo Errejon semblent désormais avoir atteint un point de rupture après l’initiative d’Errejon de faire campagne sous la marque de Manuela Carmena, la maire de Madrid. Quelles sont les causes de cette situation et les conséquences pour Podemos?

GF – C’est un processus complexe dont les causes sont multiples. L’une d’elle a à voir, d’un côté, avec la mission de remporter la communauté de Madrid donnée à Errejón par la direction de Podemos, et de l’autre, la sensation qu’il manque un électrochoc qui puisse mobiliser les citoyens progressistes qui ont vécu les derniers mois avec beaucoup de peur et de désenchantement. De ce point de vue, l’alliance d’Errejón et de Carmena me semble être capable de s’adresser à des secteurs de la population que la direction de Podemos n’arrive pas à toucher, en particulier les électeurs plus volatils et désidéologisés.

Les élections andalouses ont démontré qu’il y a des unions qui affaiblissent et des divisions qui renforcent, en particulier lorsqu’on parle de systèmes électoraux proportionnels, comme dans le cas de la communauté de Madrid. Il est possible que la candidature de Podemos soit capable de mobiliser un certain type de personnes et que la candidature d’Errejón-Carmena en mobilise d’autres. Cela était le plan initial de Podemos avec Izquierda Unida. S’ils sont intelligents et qu’ils ne la jouent pas salement, cela fonctionnera.

LVSL – De nombreuses élections auront lieu au mois de mai : régionales, municipales, européennes, et peut-être même nationales. Que pourrait-il se passer à l’occasion de ces élections ?

GF – Il est de moins en moins possible qu’il y ait des élections générales en mai. Cependant, les élections municipales, régionales et européennes vont avoir lieu en même temps. La situation est très difficile. Il est possible que le modèle andalou (accord entre PP, C’s et Vox) se répète dans beaucoup de mairies et régions. Il sera essentiel que les forces progressistes remportent encore des victoires dans les mairies les plus emblématiques, comme celle de Madrid ou Barcelone. Cela ne sera pas facile. Néanmoins, si les forces du changement arrivent à se maintenir dans certaines des mairies les plus grandes, cela pourra déjà être considéré comme une grande victoire.

Je pense aussi que C’s va finir par se sentir mal à l’aise dans cette situation. Principalement parce qu’un des plaisirs de Vox est de critiquer C’s. Et ils vont continuer à le faire. Il y a même un certain mépris politique réciproque entre eux. Abascal méprise Rivera et Rivera méprise Abascal. En outre, sur les plans politique et stratégique, il est dans l’intérêt de Vox de maintenir C’s sous le feu des critiques pour que ce dernier s’oriente de plus en plus à droite.

C’est pour cela qu’à moyen terme, je ne crois pas que cette coalition des droites puisse se maintenir. Actuellement, le PSOE n’est pas à l’aise dans sa coalition avec Podemos et les nationalistes catalans et, en même temps, C’s se sent mal à l’aise dans sa coalition avec le PP et Vox. Ainsi, il est possible qu’à moyen terme, il y ait une recomposition politique au centre avec une alliance entre le PSOE et C’s.

 

Entretien traduit par Maria Laguna Jerez pour LVSL.

Pablo Iglesias : “Salvini est le fils de Merkel”

L’Espagne vit un moment clé de son histoire. Les élections andalouses de dimanche dernier ont consacré la percée du parti d’extrême droite Vox, et l’effondrement inattendu du PSOE, de telle sorte que la région pourrait être gouvernée pour la première fois par la droite depuis la transition démocratique. Dans ce contexte, Podemos semble s’essoufler et perdre la force qui lui avait permis de surgir de façon tonitruante aux élections européennes de 2014 et aux élections générales qui ont suivi. Que s’est-il passé depuis ? Quelle sera la stratégie du parti pour les prochaines élections européennes ? Comment expliquer l’émergence d’une force d’extrême droite dans un pays qui en était dépourvu ? Nous avons pu poser ces questions à Pablo Iglesias. Entretien réalisé par Lilith Verstrynge et Lenny Benbara.

LVSL – Dimanche dernier, les élections andalouses ont laissé entrevoir un paysage politique à mille lieux de tout ce qu’on pouvait imaginer avec l’obtention de 12 sièges par l’extrême-droite et la perte annoncée du contrôle de la région par le PSOE. Comment analysez-vous cette situation et, tout particulièrement, l’essor de Vox ?

Pablo Iglesias – De notre côté, nous devons faire preuve d’autocritique : notre résultat n’a pas été à la hauteur de nos attentes. Je pense que nous avons devant nous tout un travail à faire pour revendiquer, à l’encontre d’un patriotisme qui se contente d’agiter le drapeau, un patriotisme des choses du quotidien, des droits des travailleurs, un patriotisme des droits des femmes, des retraités, un patriotisme du salaire minimum.

Selon moi, ce qui s’est produit avec l’émergence de Vox, c’est la normalisation de discours d’extrême-droite que l’on trouvait déjà au sein du Parti Populaire et de Ciudadanos. Vox n’est rien d’autre qu’un courant du Parti Populaire, un courant qui a toujours existé, mais qui n’osait pas exprimer ce qu’il pensait, tandis qu’aujourd’hui, il l’exprime sans complexe. Désormais, ils affirment sans honte le fait que le franquisme n’était pas une dictature, qu’ils sont opposés au mariage gay, qu’ils sont contre la possibilité pour les couples homosexuels d’avoir des enfants et d’adopter, qu’ils sont contre le fait qu’il y ait des politiques publiques en faveur des femmes, qu’ils sont ouvertement opposés au féminisme, etc.

Ce discours a été normalisé tant par la droite politique, qui s’est située sur des positions d’extrême-droite, que par la droite médiatique. Dans les médias, les discours d’extrême-droite se sont normalisés depuis quelques temps, ce qui s’est traduit par une sorte de “bolsonarisation” de l’Espagne : l’acceptation du mensonge comme manière de faire de la politique, et le fait que des énormités qui vont à l’encontre des valeurs démocratiques puissent être proférées en totale tranquillité. Je pense que ce phénomène est à mettre en relation avec l’émergence de Vox, qui est avant tout un courant du Parti populaire, qui va gouverner avec le Parti Populaire, et avec Ciudadanos.

LVSL – Suite à l’annonce des résultats en Andalousie, vous avez tenu une conférence de presse aux côtés d’Alberto Garzón (Izquierda Unida), au cours de laquelle vous en avez appelé à la constitution d’un nouveau front antifasciste. En 2012, Jean-Luc Mélenchon qualifiait Marine Le Pen de fasciste et défendait l’idée d’une campagne “Front contre Front” : Front de gauche contre Front national. On pourrait considérer que cette stratégie s’est avérée peu concluante, puisque le Front national est aujourd’hui la seconde force politique en France. À l’inverse, une stratégie différente a été appliquée en 2017 avec un certain succès. Pensez-vous que cette stratégie de création d’un front antifasciste puisse fonctionner en Espagne ?

Pablo Iglesias – Je pense que cela serait une erreur. Ce que nous devons réenvisager, c’est la nécessiter de revendiquer les valeurs de l’antifascisme. Les valeurs de l’antifascisme qui sont liées à la défense de l’État-Providence, à la défense des droits des femmes, de la justice sociale et des libertés. Mais je pense que nous n’avons pas en Espagne une force politique équivalente au Front National. Nous assistons à un processus de droitisation vers des positions “ultras” de la part de formations qui pouvaient traditionnellement occuper un espace de centre-droit comme Ciudadanos, ou comme le Parti Populaire. Vox est un courant du Parti Populaire, ils n’ont même pas de traits souverainistes comme pourraient l’avoir le Front national ou la Ligue de Salvini en Italie. Parler d’antifascisme suppose de parler des valeurs qui sont identifiées en Europe comme démocratiques. Quand nous affirmons qu’on ne peut être démocrate sans être antifasciste, cela dérange énormément des partis comme Ciudadanos ou le Parti Populaire, alors que d’autres partis de la droite européenne se sentiraient logiquement plus à l’aise avec l’antifascisme. Pour ma part, je ne le poserais en aucun cas comme une question de front. Il s’agit de comprendre que l’antifascisme, c’est une défense des valeurs démocratiques.

LVSL – À propos la montée de l’extrême-droite en Europe, quelle est la ligne de stragégique de Podemos en vue des prochaines élections européennes ?

Pablo Iglesias – L’Europe ne peut se sauver qu’à condition d’opter pour la justice sociale. Depuis Podemos, nous affirmons que Salvini est le fils de Merkel ; que le néolibéralisme en Europe, que les politiques de gouvernance néolibérale qui ont détruit les bases des États sociaux européens, ont eu pour conséquence l’irruption de forces politiques d’extrême-droite. Nous pensons qu’il peut y avoir un modèle ibérique, un modèle espagnol, un modèle portugais, qui montre que l’Europe pourra exister, de façon viable, uniquement s’il y a de la justice sociale, et la construction et la défense de l’État-Providence.

Pablo Iglesias par ©Dani Gago

LVSL – Ces élections européennes marqueront un anniversaire pour Podemos, qui a émergé lors du scrutin de 2014. Beaucoup de choses ont changé, Podemos s’est institutionnalisé et apparait aujourd’hui comme une force politique davantage normalisée. Quel regard portez-vous sur l’évolution de Podemos au cours de ces années ?

Pablo Iglesias – Très bonne question. Podemos a été la traduction électorale d’un état d’esprit en opposition aux élites, consécutif à la crise économique. Et je suis très fier de ce que nous avons représenté à ce moment-là. Je crois qu’aujourd’hui nous représentons quelque chose de plus. Nous avons démontré que nous pouvons gouverner, et que nous pouvons gouverner mieux que les vieilles formations politiques. Nous en faisons la preuve à la tête des principales mairies d’Espagne, et je pense que nous nous présentons encore aujourd’hui comme une force politique qui continue d’incarner le désir de justice sociale qui s’exprimait il y a cinq ans. Mais, en même temps, nous ne sommes pas seulement l’expression de ce désir de justice sociale dirigé contre les politiques qui ont condamné beaucoup de citoyens à une dégradation de leurs conditions de vie. Nous sommes, en plus de cela, une alternative de gouvernement. Je suis très fier et très heureux de la manière dont nous avons grandi. L’esprit du 15-M [ndlr : mouvement des Indignés] fait partie intégrante de notre âme politique, mais nous pouvons désormais dire que nous sommes une force politique préparée pour gouverner et changer les choses.

LVSL – À ce propos, lorsqu’on observe le mouvement des Gilets jaunes en France, ou l’émergence de Vox en Espagne, on peut considérer que le moment populiste, et ses différents avatars, reste pregnant en Europe. L’axe qui oppose les anciennes forces et les nouvelles reste le plus structurant. Ne craignez-vous pas que Podemos apparaisse désormais comme une force « ancienne », ou tout du moins institutionnelle ?

Pablo Iglesias – L’expression de « moment populiste » est bien plus pertinente que l’idée selon laquelle le populisme est une idéologie, car elle identifie le populisme aux moments politiques d’exceptionnalité. Bien évidemment, ce moment populiste est toujours ouvert en Europe, et il a le plus souvent des traductions politiques d’extrême-droite. L’Espagne a été l’exception, la traduction politique de la crise économique a été l’émergence de Podemos et des expériences municipalistes. Il est tentant pour beaucoup de voir en Vox l’équivalent du populisme de droite qui a émergé dans d’autres pays européens. Cependant, Vox n’est pas une force souverainiste, encore une fois, c’est une force néolibérale. C’est une force qui n’opère pas à partir des contradictions que génère le développement de la crise européenne. C’est une force réactionnaire, ce qui n’est pas la même chose qu’être populiste de droite. Bien que ce moment soit toujours d’actualité en Europe, je pense donc que ceux qui essaient d’identifier le processus de construction d’un bloc réactionnaire en Espagne aux expressions du populisme de droite européen, tels que Salvini en Italie ou le FN en France depuis 2008 et son virage « souverainiste », font fausse route. Je crois qu’en Espagne, pour le moment tout du moins, il n’existe pas d’extrême-droite populiste. Nous sommes face à une extrême-droite réactionnaire, monarchiste, néolibérale, machiste, mais qui toutefois n’évolue pas dans le cadre des contradictions de la crise de l’UE.

LVSL – Il semble que les clivages que Podemos était parvenu à placer au centre du débat politique ont eux aussi évolué. Peut-on dire que Podemos s’est laissé entraîner vers une réaffirmation du clivage gauche/droite ?

Pablo Iglesias – Je dirais que les géographies idéologiques ne sont pas statiques. Il existe une géographie du type ceux d’en haut contre ceux d’en bas, bien sûr, et elle continue d’opérer. Mais il existe aussi une géographie gauche/droite qui n’a jamais cessé d’opérer. Disons que la capacité à se situer dans ces géographies qui se recouvrent dépend aussi du contexte et des moments. Je ne définirais donc pas la réalité politique de façon dichotomique : ou ceux d’en haut contre ceux d’en bas ; ou la gauche contre la droite. Ce sont des géographies qui, bien souvent, se superposent, et je dois évidemment reconnaître que les réalités évoluent, que les dynamiques de gouvernement modifient les contextes. De notre côté, on continue pragmatiquement de définir la même chose, mais il est très rare qu’une force politique puisse fixer les termes du débat de manière unilatérale. Ces termes sont déterminés par une multitude d’acteurs. Faire de la politique, c’est se situer en relation à ces termes du débat, et c’est toujours multilatéral.

LVSL – Les résultats en Andalousie ont conforté le gouvernement socialiste dans l’idée qu’un panorama plus négatif encore pourrait se dessiner s’il tarde à convoquer de nouvelles élections. Il est donc possible que Pedro Sánchez convoque des élections générales autour de mars-avril. Comment envisagez-vous ce scénario ? Pensez-vous que des élections anticipées pourraient bénéficier à Podemos ?

Pablo Iglesias – Je pense qu’à l’heure actuelle, au vu des récentes déclarations du président du gouvernement, qui a annoncé vouloir présenter son Budget au mois de janvier, trois scénarios sont envisageables. Dans le premier cas, qui n’est pas le plus probable selon moi, le budget est adopté. Pour notre part, nous travaillerons en ce sens, mais je suis conscient que la tâche est difficile. Deuxième scénario : le gouvernement organise un « superdimanche » électoral [ndlr : tenue des élections générales, municipales, autonomiques et européennes le 26 mai 2019]. Je pense que cette option pourrait déplaire à certains barons socialistes, et beaucoup d’entre eux se rebelleront face à cet éventuel désir du gouvernement de jouer toutes les cartes en un seul mouvement. Troisième possibilité, si l’on accélère les procédures du débat budgétaire au Congrès, on pourrait avoir des élections en mars ou en avril, bien qu’il soit difficile de le savoir pour le moment car il y a des débats réglementaires à ce sujet. Quoi qu’il en soit, nous devons nous préparer à tous ces scénarios et nous donner les moyens de gagner, indépendamment des conjonctures particulières. Je crois que nous avons fait preuve de maturité en convoquant nos primaires internes rapidement, au mois de janvier, afin que toute la machine électorale soit prête pour gagner sur tous les fronts.

La retranscription a gracieusement été effectuée par Aluna Serrano et Guillaume Etchenique. La traduction a quant à elle été réalisée par Vincent Dain. Nous les remercions pour ce travail précieux.

Vox : la démonstration de force de l’extrême-droite espagnole

Aux élections andalouses du 2 décembre, Vox, parti d’extrême-droite jusqu’alors marginal, a réalisé une percée inattendue. Cette formation nationaliste et ultra-conservatrice entend réaffirmer les valeurs traditionnelles devant l’essor du mouvement féministe et raviver la fierté nationale prétendument mise à mal par la crise catalane et l’immigration. Décryptage. 


 

Le 2 décembre, aux alentours de 22h15, c’est la stupeur en Andalousie. Les résultats officiels des élections autonomiques sont annoncés, et contre toute attente, le bloc des droites vient de décrocher la majorité absolue des sièges au Parlement régional. Le PSOE de Susana Díaz, bien qu’arrivé en tête avec 33 sièges, devrait perdre la direction de la communauté autonome et, par là même, un bastion historique : les socialistes gouvernent l’Andalousie depuis la création de la « Junta de Andalucía » à la sortie du franquisme, il y a 36 ans. Le Parti Populaire, bien qu’affaibli, arrive en seconde position, suivi par les libéraux de Ciudadanos, alliés de La République en Marche. Adelante Andalucía, la coalition regroupant Podemos et Izquierda Unida (IU), pourtant bien placée dans les sondages, doit se contenter de la 4ème place.

La déception est de taille pour Teresa Rodríguez (Podemos) et Antonio Maillo (IU), qui comptaient s’appuyer sur un score confortable pour faire pression sur les socialistes dans le cadre d’un Parlement dominé par les gauches. Mais « los números no dan » : le compte n’y est pas. Ce soir-là, tous les regards sont tournés vers l’autre extrémité du panorama politique : Vox, parti d’extrême-droite jusqu’alors électoralement résiduel (0,45% aux élections andalouses de 2015) réalise une percée spectaculaire et parvient à arracher 12 sièges au Parlement régional, avec plus de 11% des voix. Certains sondages leur accordaient entre 1 et 4 sièges, mais la formation nationaliste et ultra-conservatrice dirigée par Santiago Abascal a déjoué tous les pronostics.

Au quartier général de Vox, les sympathisants accueillent la surprise aux cris retentissants de « Yo soy español, español, español ! », tandis que les cadres n’ont qu’un mot à la bouche : la « Reconquista ». « La Reconquête commence en terres andalouses et s’étendra au reste de l’Espagne », peut-on lire sur le compte twitter du parti. Vox, fondé en décembre 2013 à l’issue d’une scission avec le Parti populaire, poursuit sa démonstration de force. Elle avait commencé le 7 octobre dernier, à l’occasion d’un grand meeting au cours duquel 9 000 militants et sympathisants ont fait trembler l’enceinte du palais omnisports de Vistalegre, dans la banlieue de Madrid. Désormais sous le feu des projecteurs médiatiques, Vox et son leader Santiago Abascal entendent s’imposer comme un acteur incontournable du jeu politique en Espagne.

Automne 2018 : le début d’une « Reconquista » pour l’extrême-droite ?

En octobre dernier, c’est sur les terres de Podemos que Vox a entamé sa « Reconquête », en choisissant d’investir Vistalegre pour un meeting à hautes retombées médiatiques. A l’automne 2014, Podemos avait fait de Vistalegre un symbole, le point de départ d’un marathon électoral qui devait permettre aux Indignés de « prendre le ciel d’assaut ».  Quatre ans plus tard, les leaders de Vox l’ont bien compris, la dynamique Podemos a du plomb dans l’aile et les proches de Pablo Iglesias n’ont plus le monopole de la contestation du système politique hérité de la Constitution de 1978. « Nous ne prenons pas le ciel d’assaut, nous le conquérons », assénait Abascal ce 7 octobre 2018, dans le registre belliqueux constamment mobilisé par les leaders de Vox.

Santiago Abascal, 42 ans, est l’homme fort du parti d’extrême-droite, qu’il préside depuis septembre 2014. Cet ancien député régional du Pays-Basque (2004-2009), adepte des propos outranciers à connotation xénophobe, machiste et homophobe, a longtemps fait ses armes au sein du Parti Populaire, qu’il a intégré à l’âge de 18 ans. Il a notamment été sous l’influence de son père, explique-t-il, une ancienne figure de l’Alliance populaire, menacé de mort par l’ETA. « Je suis toujours armé d’un Smith & Wesson, d’abord pour protéger mon père de l’ETA, aujourd’hui pour protéger mes enfants », confiait Abascal à El Español en mai 2017.

Longtemps critique vis-à-vis de la ligne portée par Mariano Rajoy à la tête du PP, il décide d’en claquer la porte en novembre 2013. Il accuse alors le chef du gouvernement conservateur d’avoir « trahi les valeurs et les idées » du parti. En cause, son inaction vis-à-vis de la corruption qui gangrène le PP, et une politique jugée trop laxiste à l’égard des prisonniers de l’ETA. Dans la foulée, Abascal lance son propre parti, Vox, avec l’objectif d’attirer les électeurs de droite « désenchantés » par les politiques du PP. A ses côtés, José Antonio Ortega Lara, ancien fonctionnaire de l’administration pénitentiaire, séquestré 532 jours par l’ETA entre 1996 et 1997, véritable symbole de la lutte anti-terroriste.

Santiago Abascal, leader de Vox.

A Vistalegre, Abascal et Ortega Lara sont épaulés par Javier Ortega Smith, avocat et secrétaire général du parti, lui aussi familier des phrases choc et des polémiques en tout genre. En juin 2018, alors que l’Espagne s’apprête à accueillir l’Aquarius, Ortega Smith poste sur Twitter une photo de lui aux abords de la Méditerranée, à côté d’un canon pointé vers la mer. « Nos frontières se respectent », légende-t-il. Devant la foule de sympathisants enthousiastes de Vistalegre, Ortega Smith reprend fièrement à son compte le fameux slogan de Donald Trump « Make America Great Again » : « Juntos haremos a España grande otra vez ».

La restauration de la grandeur nationale et la fermeture des frontières comptent parmi les leitmotivs du parti. Interrogé par Intereconomía peu avant le meeting du 7 octobre, Santiago Abascal use d’une métaphore qui n’est pas sans rappeler la formule de Marine Le Pen à propos des « clés de la maison France » : « Nous croyons en la propriété privée. Nous croyons que l’Espagne, en tant que nation, est la propriété privée des Espagnols. L’Espagne, notre foyer, notre maison, a ses murs et ses portes d’entrée. Les Espagnols décident à qui ils ouvrent la porte ». Une formulation travaillée qui n’empêche pas les leaders de Vox de s’exprimer plus crûment à propos de l’immigration en évoquant une « invasion programmée » ou en agitant le spectre d’une « islamisation » de l’Espagne.

Parmi les « 100 mesures urgentes pour l’Espagne », présentées en guise de programme politique à l’occasion du grand meeting de Vistalegre, la lutte contre l’immigration tient une place prépondérante : « déportation » des migrants clandestins dans leurs pays d’origine, durcissement des conditions d’attribution de la nationalité, restriction de l’accès gratuit aux soins pour les sans-papiers, érection d’un « mur infranchissable » à Ceuta et Melilla (les deux enclaves espagnoles en Afrique du Nord), suspension de l’espace Schengen, etc.

Autre obsession affichée par Vox : la réforme de l’organisation territoriale et la recentralisation autoritaire du pouvoir politique. Le parti entend s’attaquer frontalement à l’État des autonomies, compromis forgé au cours de la Transition pour satisfaire les doléances des « nationalismes périphériques », qui fait de l’Espagne un État largement décentralisé. Pour Vox, les compétences en matière d’éducation, de santé, de sécurité et de justice doivent réintégrer le giron exclusif de l’État central. Un élément revient sans cesse dans les discours de Santiago Abascal et de ses acolytes : la suspension définitive de l’autonomie de la Catalogne et l’illégalisation des partis « séparatistes ». « Un seul gouvernement et un seul Parlement pour tous les Espagnols », « Une Espagne, pas 17 », scande le leader de Vox à Vistalegre, recevant pour réponse une pluie de « Puigdemont, en prison ! », en référence à l’ancien Président de la Généralité de Catalogne, cible favorite des militants du parti.

Vox affiche par ailleurs une orientation ultra-conservatrice à travers une ligne de défense des valeurs traditionnelles. Le parti souhaite abroger le mariage homosexuel ainsi que la loi sur l’avortement. Ses dirigeants s’en prennent régulièrement aux mouvements féministes accusés d’« opprimer » les hommes, et fustigent « les lois totalitaires de l’idéologie du genre », selon les termes de Santiago Abascal. Le parti entend revenir sur la loi contre la violence de genre afin de la remplacer par une loi sur les « violences intrafamiliales », et fait de la lutte contre les soi-disant « fausses plaintes » pour agressions sexuelles un cheval de bataille. Dans cet arsenal de préconisations conservatrices, on retrouve également la protection de la tauromachie, présentée comme un élément indissociable du patrimoine culturel espagnol, ou encore la valorisation de la chasse, « activité nécessaire et traditionnelle du monde rural ». De manière générale, Vox met un point d’honneur à s’adresser à une population rurale délaissée, à travers un discours axé sur la modernisation des infrastructures et la résorption des déséquilibres territoriaux. Un discours exacerbé lors de la dernière campagne électorale, qui a sans nul doute trouvé un écho en Andalousie, première région agraire d’Espagne.

L’affirmation d’une nouvelle droite réactionnaire et populiste à la faveur de la crise catalane

Pour tout observateur de la vie politique espagnole, il est une particularité qui saute aux yeux au regard du contexte européen actuel : contrairement à la plupart de ses proches voisins, l’Espagne semble avoir été épargnée par l’installation d’un parti d’extrême-droite d’orientation nationale-populiste, à l’instar du Front National ou de la Ligue italienne, en mesure de capter à son profit le mécontentement de franges significatives de la population. Les explications sont plurielles. Sevrés par quatre décennies de dictature nationale-catholique, les Espagnols auraient durablement rejeté aux marges du système politique les formations identifiées à l’extrême droite. Les nostalgiques du franquisme, bien que structurés en réseaux d’influence au poids non négligeable (la Fondation Francisco Franco en est une illustration), peineraient à se doter d’une véritable expression politique. D’autant plus que l’espace disponible semblait jusqu’alors étriqué, du fait de l’existence d’un grand parti conservateur solidement enraciné, capable d’embrasser l’ensemble du spectre idéologique des droites, des libéraux modérés aux nationalistes les plus chevronnés : le Parti Populaire, héritier de l’Alliance Populaire fondée par d’anciens cadres franquistes lors de la Transition à la démocratie.

La vague de bouleversement des systèmes partisans qui traverse la plupart des pays européens n’a pas épargné l’Espagne, loin de là. Seulement, jusqu’alors, elle ne s’était pas traduite par l’affirmation d’une force populiste réactionnaire. Dans le sillage du mouvement des Indignés, qui s’est érigé en 2011 contre la corruption et la « séquestration » de la démocratie par les pouvoirs financiers, c’est le parti populiste de gauche Podemos qui est parvenu à catalyser les colères, conférant à l’indignation manifestée sur les places un débouché politico-électoral démocratique et progressiste. Mais depuis plusieurs mois, la formation de Pablo Iglesias n’a plus le vent dans le dos, et la crise catalane a profondément rebattu les cartes.

Meeting de Vox à Vistalegre, le 7 octobre 2018

Car la percée manifeste de Vox est à mettre en relation avec les événements qui ont émaillé l’automne 2017 en Catalogne et qui ont sensiblement bousculé les coordonnées du jeu politique espagnol. C’est ce qu’affirme Guillermo Fernández, chercheur à l’Université Complutense de Madrid, spécialiste des droites radicales en Europe : « depuis la fin de l’ « aznarisme », une partie de la droite espagnole la plus radicale a entamé un projet de reconstitution du régime de 1978 dans un sens autoritaire et centraliste. Ce projet, que l’extrême-droite espagnole a toujours porté puis actualisé au milieu des années 2000, entre aujourd’hui en connexion avec un sentiment de lassitude d’une partie de la société espagnole, qui s’est sentie humiliée par les revendications indépendantistes catalanes. ». L’accélération du « processus » indépendantiste en Catalogne a contribué à polariser la société autour de la question territoriale, et exacerbé parmi les « unionistes » le sentiment d’appartenance à la nation espagnole, sur lequel Vox s’appuie prioritairement.

Par ailleurs, la gestion chaotique de la crise catalane par le Parti Populaire, accusé par Vox – mais aussi par les libéraux de Ciudadanos – d’avoir fait preuve d’un manque de fermeté, a contribué à libérer un espace pour une demande de reprise en main autoritaire de la situation. Pour Guillermo Fernández, l’ « automne catalan » a mis en lumière l’un des aspects de la crise de régime que traverse l’Espagne, à laquelle Vox apporte une réponse par la droite : « De même que beaucoup d’Espagnols de gauche ont fait une lecture critique du régime de 1978 suite à la crise de 2008 (ce qui a donné lieu à l’esprit de rébellion qui a alimenté le mouvement des Indignés et a fait naître Podemos), beaucoup d’Espagnols de droite ont vu dans la crise catalane l’échec du régime des autonomies, et aspirent désormais à une réforme en profondeur de l’État vers plus de centralisme ».

En fustigeant l’impuissance du PP et les tergiversations de Ciudadanos, Vox trace une frontière nette vis-à-vis des partis de l’ordre constitutionnel. Cette démarcation se manifeste rhétoriquement par les attaques répétées à l’encontre de la « droite lâche » du PP (« derechita cobarde ») et de la « girouette orange », Ciudadanos. Vox se distancie d’une droite qui refuserait de s’assumer comme telle et qui aurait cessé de défendre les valeurs intrinsèquement liées à la communauté nationale. C’est ce que souligne Iago Moreno, rédacteur au journal La Trivial : « Vox pointe du doigt les partis de droite comme les éléments d’un establishment politique incapable de répondre aux problèmes de l’Espagne. Ils ont mis en place à partir de cela un discours qui oppose l’ « Espagne vivante » à un bloc regroupant le PP, Ciudadanos et le PSOE (…) Ils construisent une bombe politique capable de mobiliser des éléments aussi différents que le ressentiment machiste face à l’essor du féminisme, les demandes de fermeté à l’égard de l’indépendantisme qui émanent d’une grande partie de la droite, le contrôle des frontières, ou les demandes de mettre un terme au financement des partis et des syndicats par l’argent public. »

La défense de l’« Espagne vivante » est l’axe privilégié du discours populiste de Vox : elle oppose l’Espagne des traditions, des ancêtres et des territoires, à une élite politique déconnectée des réalités matérielles et accusée de trahir les fondements de l’identité nationale. À Vistalegre, Santiago Abascal dénonçait vigoureusement la « supériorité morale qu’a imposée la dictature du politiquement correct, dominée par les « progres » (progressistes) ». Le président du parti s’attaque tout aussi bien à la « gauche morale » représentée par Podemos, le PSOE ou encore les mouvements féministes en plein essor, qu’au Parti Populaire accusé d’avoir lâché du lest sur les questions de société. Le discours de Vox entend ainsi déclencher un sursaut d’orgueil chez cette Espagne authentique, idéalisée et mythifiée, appelée à envoyer valser la condescendance des élites qui méprisent les coutumes populaires. Il prend la forme d’une injonction à agir sans peur et sans honte, à assumer les valeurs reçues et transmises de génération en génération, réaffirmant la famille comme le socle primordial de la nation.

Ce récit politique soigneusement étoffé est alimenté et renforcé par l’usage d’un registre épique, d’une mystique guerrière et conquérante. Pendant la campagne andalouse, Santiago Abascal n’hésite pas à se mettre en scène à dos de cheval sur un fond musical du Seigneur des anneaux, chevauchant triomphalement vers la « Reconquête » promise. Guillermo Fernández résume : « Vox a donné corps à l’ « Espagne des balcons », par le biais d’une épique nationale de la reconquête, qui injecte un shoot de vitamines à la fierté nationale blessée depuis la crise catalane. C’est ce récit épique qui a permis de s’adresser transversalement aux Andalous ».

Une chose est sûre : l’irruption de Vox sur la scène politique espagnole est actée, et le phénomène n’est pas près de se tarir dans les mois qui viennent. Les thèses défendues par le parti d’extrême-droite rencontrent d’autant plus d’écho qu’elles sont parallèlement banalisées par l’adoption d’une ligne dure au sein du Parti populaire, depuis le changement de direction consécutif à la chute de Mariano Rajoy. Pablo Casado, nouveau secrétaire général du PP, entreprend en effet depuis plusieurs mois de mettre à l’agenda la thématique de l’immigration, sur laquelle Vox dispose incontestablement d’un avantage compétitif. Ce virage à droite des conservateurs conjugué à l’essor du parti d’Abascal risque fort d’accentuer une forme de droitisation du débat public en Espagne, au détriment de Podemos mais aussi du fragile gouvernement socialiste de Pedro Sánchez, affaibli de plus belle par les résultats des élections andalouses.

Désormais, Vox met le cap sur les élections européennes de mai 2019, et entend bien pour cela constituer des alliances fructueuses auprès d’autres forces d’extrême-droite. Des liens ont d’ores et déjà été noués au printemps dernier avec Steve Bannon, ancien proche conseiller de Donald Trump, comme l’indique Guillermo Fernández : « Vox a annoncé publiquement au mois de mars avoir trouvé un accord avec Stephen Bannon pour que des collaborateurs du stratège nord-américain travaillent avec le parti, particulièrement pour mener une campagne internationale en faveur de l’unité de l’Espagne dans le conflit catalan ».

Parmi les droites radicales d’Europe, Vox pourra difficilement espérer nouer une franche amitié avec la Ligue italienne (ancienne Ligue du Nord), compte tenu des relations houleuses entretenues par Santiago Abascal avec Matteo Salvini, fervent soutien des nationalismes catalan et basque. En revanche, l’idylle semble plus probable avec le Rassemblement national français. Marine Le Pen saluait d’ailleurs sur Twitter la percée de Vox en Andalousie au soir des résultats : « Mes vives et chaleureuses félicitations à nos amis de @vox_es qui, ce soir en Espagne, font un score très significatif pour un jeune et dynamique mouvement ».

Toutefois, précise Fernández, Vox se rapproche davantage du courant « libéral-conservateur » du Rassemblement national : « L’idéologie de Vox ressemble plus à celle de Marion Maréchal qu’à celle de Marine Le Pen ou du secteur social-souverainiste (du moins ce qu’il en reste). Vox est favorable à des baisses d’impôts drastiques, se montre très critique envers le mariage homosexuel, l’avortement ou l’euthanasie, et plaide pour une régulation de l’excessive bureaucratie de l’État-Providence ».

A gauche, la question s’impose : que faire ? Au lendemain des résultats en Andalousie, des centaines de manifestants se sont réunis dans les rues de Séville pour contester l’entrée du « fascisme » au Parlement régional, aux cris de « Vive la lutte de la classe ouvrière ». Même son de cloche du côté des dirigeants de Unidos Podemos. Dans la foulée de l’annonce des résultats, Irene Montero réagissait sur Twitter : « Alerte pour les femmes, les retraités, les travailleur.euse.s. Ou nous les arrêtons, ou ils diviseront nos quartiers, ils feront en sorte que nous nous détestions entre voisins et que les puissants restent intouchables. Stoppons le machisme, la haine, le fascisme. Nous devons nous bouger pour les freiner en Espagne ».

Pour Fernández, les forces de gauches doivent prendre garde à ne pas s’enfermer dans une posture morale : « Il est fondamental que dans les milieux progressistes, on ne se contente pas d’une critique exclusivement morale de ce qu’implique Vox, et que l’on recherche les causes qui expliquent cette irruption surprenante et à bien des égards exorbitante. Car ce n’est pas que les Andalous soient devenus d’extrême-droite du jour au lendemain : Vox a su toucher un mécontentement latent qui demeurera présent dans la société espagnole dans les prochains mois et les prochaines années. »