À l’occasion de la parution de son dernier livre, nous avons retrouvé Alexis Corbière dans son bureau à l’Assemblée nationale. Historien de formation, il a été élu député La France Insoumise en 2017 et publie cet automne chez Perrin un ouvrage intitulé Jacobins ! dans lequel il présente neuf figures de la Révolution française. Au fil des pages, les inconnus se joignent aux personnages célèbres et viennent compléter le portrait collectif de ceux qui ont fondé la République. Robespierre, Danton, Saint-Just, bien sûr, mais également Billaud-Varenne, Couthon, Barrère, ou encore Pauline Léon, John Oswald et Jean-Baptiste Belley. De la Convention à Saint-Domingue, en passant par le Paris des faubourgs et par la Vendée, on y lit les histoires de figures hors-normes dont les destins ont contribué à façonner l’idée républicaine en France et dont la connaissance constitue un enjeu de taille dans la bataille culturelle en cours. Entretien réalisé par Antoine Cargoet, Lenny Benbara et Vincent Ortiz.
Le Vent Se Lève – En introduction, vous évoquez la prégnance de l’imaginaire de la Révolution française dans le mouvement des gilets jaunes. En quoi celui-ci vous semble-t-il procéder de l’histoire longue de la passion française pour l’égalité ?
Alexis Corbière – Dès l’école élémentaire, on apprend à chaque enfant de notre pays, et c’est formidable, que c’est à l’occasion d’une grande révolution populaire que des droits politiques et sociaux nouveaux et universels ont été proclamés et tant bien que mal mis en application. On enseigne, qu’une prison qui incarnait la tyrannie a été détruite par le peuple et que cet événement est devenu dans l’esprit de tous la Fête nationale, que le Roi a été exécuté pour avoir trahi et comploté contre la Révolution et que la monarchie a cédé la place à un régime républicain dirigé par une assemblée élue au suffrage universel (certes exclusivement masculin).
Le fait que ces actes fondateurs aient été réalisés par un peuple mobilisé, revendiquant pour lui la souveraineté est profondément inscrit dans notre Histoire commune. Cela constitue même une hégémonie culturelle largement partagée dans la société française. Cela fait partie d’une identité nationale partagée singulière. J’ai observé que les gilets jaunes, dès qu’ils se sont rassemblés, ont montré qu’ils connaissaient cette Histoire. Ils ont mis des bonnets phrygiens, brandi le drapeau tricolore, entonné la Marseillaise, – hymne national dont la dimension révolutionnaire, et notamment le refrain « Aux armes citoyens », n’échappe à personne. Cet imaginaire reste vivant et n’a pas perdu sens. Il faut saluer au passage le travail du collectif Plein le dos qui a rassemblé des photos et des slogans écrits sur les gilets jaunes s’inspirant de la Révolution française. Ces milliers de slogans ont défilé à nouveau dans les villes de France, faisant référence à 1789 et à la prise de la Bastille, déclinant le triptyque républicain « Liberté, Egalité, Fraternité » né de la Révolution, et bien d’autres exemples. Que ce passé reste vivant est une chance pour notre pays !
« La République n’a de sens que si elle est l’organisation de la souveraineté populaire et qu’elle est sociale. »
Autre clin d’œil pas totalement anecdotique, j’ai souligné, à la suite de Gérard Noiriel, que l’un des chants les plus connus de la Révolution française, La Carmagnole – « Vive le son du canon » – est aussi un gilet. Un gilet rouge porté notamment par les Jacobins. Le voilà devenu jaune. L’Histoire est tissée de ces fils invisibles, volontaires ou fruits du hasard, qui relient le présent au passé. Le retour des symboles révolutionnaires exprime une vieille passion française pour l’Égalité. La République n’a de sens que si elle est l’organisation de la souveraineté populaire et qu’elle est sociale. Il est conforme à notre Histoire nationale que de lutter pour une démocratie de haute intensité, pour plus de justice et plus d’égalité.
Les gens qui se mobilisent aujourd’hui se réinscrivent, même inconsciemment, dans une longue histoire nationale. Ils cherchent à accomplir concrètement la grande promesse inachevée de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 et de 1793.
Mais le peuple en action de 2019 ne vit pas dans la nostalgie du passé. Voyez le gilet jaune, symbole de lutte totalement nouveau qu’il a inventé, cet équipement obligatoire de l’automobiliste, et pour beaucoup aussi vêtement de travail. Il signifie la volonté farouche du peuple de sortir de l’invisibilité qu’organisent nos sociétés, dans lesquelles règne la recherche permanente de profit, et où le consommateur est substitué au citoyen. Quand on est dans le noir et en danger, on met un gilet fluorescent. Le peuple en colère ne dit pas autre chose. Les milieux populaires, ouvriers, employés, précaires, chômeurs, etc. sont depuis des décennies dans une obscurité politique, sociale et démocratique, les voilà en pleine lumière !
LVSL – En tant que professeur d’Histoire et militant politique, vous aviez déjà consacré un livre à la figure de Robespierre en 2012. Vous publiez cette année un nouvel ouvrage consacré à neuf figures jacobines. Comment l’étude de l’Histoire nourrit-elle l’action politique, la vôtre en particulier ? Pourquoi écrire un tel livre maintenant ?
Alexis Corbière – J’ai toujours pensé que les batailles culturelles sont déterminantes en politique et que les victoires culturelles précèdent les victoires électorales. Quel est l’enjeu de la bataille à laquelle je participe avec ce livre ? C’est simple. On ne peut pas faire aimer la République – je parle des idéaux républicains et non de l’enveloppe autoritaire de la Ve République – si on fait détester ceux qui l’ont inventée et ont formé l’aile la plus avancée de la Révolution pour que la République réponde aux exigences sociales.
L’enjeu a partie liée avec l’offensive idéologique qui veut faire de la Révolution française un moment sombre et confus dont il ne faudrait retenir que la Terreur. Il s’agit d’envoyer le signal que les révolutions commencent peut-être avec des idéaux sympathiques mais qu’elles finissent toujours mal. C’est ce que nous répètent aujourd’hui de nombreuses entreprises culturelles. Je pense bien sûr d’abord à l’émission Secrets d’Histoire de Stéphane Bern, sur le service public, c’est-à-dire financée par nos impôts, qui atteint parfois plus de 2,5 millions de téléspectateurs. Mais aussi à celles qu’a longtemps animées Franck Ferrand, ou encore à l’incroyable crédit médiatique de gens comme Lorànt Deutsch qui se nourrissent de sources bidonnées et contre-révolutionnaires. Il existe donc un discours historique, plus médiatique qu’universitaire, porté par des personnalités ouvertement royalistes, et c’est bien leur droit, qui dominent dans les médias de masse. Quel étrange paradoxe. Dans un pays très républicain et passionné d’Histoire, ceux qui transmettent l’Histoire sont des monarchistes ! Comprenne qui pourra. Leurs émissions sont bien réalisées, mais elles vantent inlassablement l’Ancien Régime. Après 12 ans d’existence, ce type d’émissions a un impact idéologique. J’ai fait le calcul : depuis 2007 et 134 émissions animées par Stéphane Bern, seulement quatre ont été consacrées à des personnages républicains – et je compte même là-dedans Charlotte Corday ! Le reste ce sont des rois, des reines, des favorites ou courtisans, bref une Histoire des puissants qui efface l’Histoire populaire. Qui racontera un jour au grand public l’Histoire du peuple et non celle de ses seuls maîtres ? Nous sommes donc face à un problème de restitution de notre Histoire commune. On voit bien l’enjeu idéologique. Cette controverse se niche parfois dans des produits culturels inattendus comme les jeux vidéo. Avec Jean-Luc Mélenchon nous avions engagé un débat sur Assassin’s Creed Unity – un jeu magnifique à l’univers très développé – qui resservait pourtant nombre de clichés anti-jacobins. Robespierre, par exemple, y participait à un commerce de peaux humaines ! Notre contre-offensive doit donc être menée sur tous les fronts : au cinéma, à la télévision ou à la radio, avec des ouvrages d’histoire, des jeux vidéo, et tous les produits culturels. À mes yeux, un tel matraquage qui fait de la Révolution un événement par nature brutal et de ces figures des personnages hideux et violents.
Alors pourquoi ai-je écrit ce livre ? D’abord, je veux faire observer que son titre est Jacobins ! – au pluriel – pour montrer qu’il s’est réuni au sein de ce club au nom illustre, mais si mal connu, de nombreux personnages, aux parcours souvent exceptionnels. Ils n’étaient pas toujours d’accord entre eux, mais ils ont su mettre leur intelligence en commun pour faire avancer une révolution confrontée à d’immenses difficultés. Ensuite, ce qui m’intéresse, c’est de faire mieux connaître quelques personnalités de ce lieu de débat pour tenter d’en restituer l’atmosphère de bouillonnement intellectuel.
J’en reviens au point de départ, la bataille culturelle. L’enjeu qui sous-tend mon ouvrage est de réhabiliter des personnages pour montrer l’actualité des idées pour lesquelles ils ont donné leurs vies. Ce livre veut placer l’Histoire à hauteur humaine, à l’échelle des individus, certains connus, d’autres moins. Mon ambition enfin, on l’aura compris, est d’arracher le masque caricatural dont certains sont affublés, pour réactiver la flamme d’un foyer intellectuel qui pourrait être utile dans l’avenir.
LVSL – Vous situez votre ouvrage dans une tradition historiographique spécifique et vous ne manquez pas de rappeler combien les controverses sur les événements et les hommes du passé peuvent influencer les perceptions et les comportements politiques du présent. Sans remonter le fil des deux siècles écoulés, pouvez-vous revenir sur le rôle politique spécifique d’une historiographie hostile aux jacobins telle qu’elle a pu se cristalliser à la fin du siècle dernier autour de figures comme celle de François Furet ?
Alexis Corbière – Il faut d’abord considérer le moment du premier centenaire de la Révolution française, en 1889. La Troisième République se cherche des modèles révolutionnaires à célébrer, mais qui ne doivent pas aller trop loin sur les questions sociales. La figure de Danton est alors mise en avant, bien qu’il ait une autre épaisseur que ce qu’en fait la Troisième République. 1889, c’est donc le moment où on met en avant l’opposition entre Danton et Robespierre.
Si on avance un peu dans le temps, on arrive à l’époque où le Parti Communiste exerce une certaine influence en France. Avec le Front populaire, le Parti opère un tournant national et mêle, selon la formule de Maurice Thorez, les plis du drapeau rouge et ceux du drapeau tricolore. Au moment du 150e anniversaire en 1939 et déjà dans les années qui précèdent, les communistes multiplient les références à la Révolution. Mais ils plaquent le modèle de la Révolution russe sur la Révolution française. Les jacobins peuvent ainsi être présentés comme des précurseurs des bolcheviks et Robespierre est mis en analogie avec Lénine.
La gauche va prolonger cet héritage jusqu’aux années 1980. Mais au moment du bicentenaire de 1989, on a avec François Furet une offensive idéologique qui découpe la Révolution en deux temps : les années 1789-1792, libérales, qui mettent un terme à la gangue de l’Ancien Régime. Ensuite, de fin 1792 à l’été 1794, c’est-à-dire de l’avènement de la République à la chute de Robespierre, tout dérape. La seconde moitié de la Révolution est assimilée à un pré-totalitarisme. Ces thèses vont avoir un impact assez fort. Robespierre est exclu des célébrations du bicentenaire. On met en avant des personnages comme Olympe de Gouges, une figure intéressante, dont il faut quand même rappeler que sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, imprimée en quelques exemplaires, n’a que très peu d’influence sur les événements. La lecture libérale de François Furet domine longtemps et insinue qu’on aurait pu se passer de cette révolution. C’était aussi le moment de la chute du Mur, de la fin des grandes idéologies, et beaucoup de parallèles ont été alors établis entre le système communiste et les montagnards. Nous devons aujourd’hui combattre cette idéologie, non pour défendre des vitrines de musée, mais parce que ces questions revêtent un caractère d’actualité. Le mot de République est revenu en force dans le débat public – le parti de la droite conservatrice s’appelle Les Républicains – il y a aujourd’hui une injonction à être « républicain », et je le suis bien sûr, mais il faut définir ce dont nous parlons au juste.
LVSL – Votre livre permet de se plonger dans la vie des clubs, des sans-culottes, du Paris populaire volontiers décrit comme un gigantesque chaudron révolutionnaire. Quel rôle la pression populaire a-t-elle joué dans le déferlement et la radicalisation du mouvement révolutionnaire ?
Alexis Corbière – Mes Jacobins n’auraient eu aucune force propulsive s’il n’y avait pas eu un mouvement populaire citadin, les sans-culottes qu’Albert Soboul a magnifiquement présentés dans sa thèse écrite dans les années 1960. Le moteur de la Révolution, c’est ce mouvement populaire qui exerce une pression permanente sur les débats. Sous la pression populaire, les jacobins scissionnent : sur la droite, le club des Feuillants s’en détache, des antennes des Jacobins naissent dans toute la France, on lit des discours, on envoie des courriers, des idées circulent… La grande différence, c’est qu’aujourd’hui Paris concentre les vainqueurs de la mondialisation ; à l’époque c’est précisément l’inverse. La capitale est habitée par une masse d’artisans et d’ouvriers, de petits commerçants, de gens qui vendent leur force de travail au jour le jour – ce sont les débuts du salariat. Ces masses populaires exercent une pression permanente sur les événements en considérant que la Déclaration des Droits de l’Homme doit avoir une application concrète.
« Ce qui constitue le noyau de la République montagnarde, c’est de penser que la puissance publique doit intervenir contre la liberté totale du marché et les inégalités qu’il génère et perpétue. »
Nous sommes dans un contexte où le prix du pain n’a jamais été aussi cher, où la famine menace du fait des événements en province. Le gouvernement doit trouver des réponses sous la pression d’un peuple parisien qui s’implique dans les débats des différentes assemblées, qui manifeste et pétitionne, qui envahit la Convention, qui occupe les tribunes, qui crie, qui hurle, qui fait respecter ses droits avec rudesse. La violence populaire est extrêmement forte. Quiconque est suspecté de cacher du pain risque de voir défoncer sa porte par des gens venus régler son compte à celui qui spécule et qui affame. La pression populaire est à la source de tous les grands événements : la journée du 10 août, les massacres de septembre 1792, la chute des Girondins… Les montagnards cherchent à canaliser cette violence et à lui répondre politiquement. Je rappelle la formule de Danton : « Soyons terribles pour éviter au peuple de l’être ». Des lois d’exception sont proclamées parce que, sans elles, les gens règlent leurs comptes eux-mêmes. J’ai choisi de parler des Jacobins parce que dans le débat public actuel, « jacobin » est devenu un mot repoussoir, un mot confus, surtout quand Emmanuel Macron réunit le congrès pour lui dire qu’il propose au pays un « pacte girondin ». Je suis cependant bien conscient que ces Jacobins seraient restés impuissants et désarmés s’il n’y avait pas eu, en premier lieu, un mouvement populaire puissant qui participe aux débats politiques. N’ayons pas une vision froide et bureaucratique de la Révolution. La pression populaire explique souvent la violence des règlements de comptes.
LVSL – Vous définissez le robespierrisme comme « la Déclaration des droits de l’Homme en actes ». Peut-on définir une idéologie spécifique à Robespierre ou aux Jacobins ? Qu’est-ce qui les distingue de groupes plus modérés comme les Girondins ?
Alexis Corbière – Ce sont des gens qui évoluent au fil des événements. Dès le départ, Robespierre est au fait des débats de l’économie politique : il connaît Rousseau, il connaît Mably. C’est quelqu’un qui prend la Déclaration des Droits de l’Homme au sérieux. Il voit bien le fait que la loi du « laissez-faire, laissez passer » et le libéralisme qui se met en place, ne permettent pas de répondre aux attentes populaires. Le goût du peuple, son écoute des souffrances du peuple font de lui un homme qui évolue et qui cherche des réponses dans la régulation de l’économie. Les Jacobins sont issus de la bourgeoisie petite et moyenne, mais on ne peut pas les limiter au qualificatif de « bourgeois ». Ce qui les caractérise entre 1792 et Thermidor an II, c’est qu’ils veulent apporter des réponses concrètes aux difficultés populaires. Comme les autres, Robespierre évolue de 1789 à sa mort, fin juillet 1794. Mais ce qui constitue le noyau de la République montagnarde, c’est de penser que la puissance publique doit intervenir contre la liberté totale du marché et les inégalités qu’il génère et perpétue. Le penseur des « girondins » c’est Brissot. Les brissotins pensent pour leur part que l’égalité des droits juridiques suffit à réaliser les promesses révolutionnaires et que la puissance publique doit éviter d’intervenir dans l’économie ; là où les montagnards estiment que l’urgence exprimée par le mouvement populaire exige des mesures. Toujours est-il qu’il faut se garder de faire peser sur ces personnages nos grilles de lecture contemporaines en supposant qu’ils appartiendraient à des partis politiques et qu’ils auraient des programmes bien définis. Tous, avant tout, veulent sauver l’œuvre révolutionnaire. L’une des lignes de fracture, c’est de savoir s’il faut arrêter ou poursuivre la dynamique révolutionnaire, considérer que la Révolution est accomplie ou au contraire aller plus loin. Face aux désordres organisés par la faction « enragée », les montagnards choisissent par exemple de détruire les éléments les plus radicaux, ce qui posera problème aux robespierristes en Thermidor.
« Les Jacobins ne pensent pas la République comme un régime neutre. »
On a affaire à des gens qui veulent une République capable de mener le combat contre ses ennemis, qui prenne soin des citoyens les plus pauvres, qui organise la redistribution des richesses. Les Jacobins pensent, selon le mot de Robespierre, que l’on n’a pas abattu une aristocratie pour la remplacer par une autre « la plus insupportable de toutes, celle des riches ». Les Jacobins ne pensent pas la République comme un régime neutre, seulement un État de droit, un système de règles juridiques formelles. Pour réaliser leur projet, qui est largement soutenu par le peuple, ce qui explique les victoires de la Révolution sur ses ennemis début 1794, ils sont favorables à ce qu’une équipe forte prenne des décisions. C’est la mission du grand Comité de Salut Public de l’an II.
LVSL – On fait souvent le procès au « jacobinisme » de défendre l’idée selon laquelle le peuple serait une entité homogène, monolithique, qui ne serait fracturée par aucune forme de conflictualité. Pourtant, on ne peut qu’être frappé par la dimension conflictuelle du jacobinisme, qui ne cesse de tracer de nouvelles lignes de clivage, de désigner de nouveaux ennemis du peuple. Quel était le rapport des Jacobins à la conflictualité ?
Alexis Corbière – Ne perdons pas de vue que nous avons affaire à des gens qui dirigent un pays en état de guerre. Mes Jacobins cherchent à sauver une révolution attaquée par l’Autriche, par les Piémontais, par l’Europe entière. Le débat politique est organisé dans ce cadre contraint. À l’été 1793, ils déclarent eux-mêmes que « le gouvernement sera révolutionnaire jusqu’à la paix ». La tension permanente et cette manière de frapper ceux qui pourraient affaiblir la Révolution viennent de là. Jaurès écrit qu’« ils demandent à la mort de faire autour d’eux l’unanimité immédiate dont ils ont besoin ». Je ne voudrais pas qu’on plaque un schéma de fonctionnement politique actuel sur des hommes et femmes du XVIIIe siècle plongés dans un moment d’excitation, d’épuisement, où ils font la guerre et risquent leurs vies.
S’agissant de la conflictualité révolutionnaire, il y a effectivement un moment où, pour trancher des débats et les rendre intelligibles, il faut trouver dans le vocabulaire politique le moyen de désigner des adversaires et de mobiliser ses partisans. Mais il ne faut pas nourrir une vision unilatérale dans laquelle Robespierre et ses amis seraient les seuls à user de la conflictualité. Prenons l’exemple de la déchristianisation. Robespierre y est très opposé. Il ne veut pas qu’on embête les paysans sur des questions qui lui semblent secondaires. Une fois la puissance de l’Église endiguée, il considère que les actions de vandalisme – le mot est alors inventé par l’abbé Grégoire – contre les lieux de culte rajoutent une conflictualité inutile dans un contexte où il vaut mieux se concentrer sur l’essentiel. Pour ce qui est du supposé monolithisme jacobin, on peut prendre l’exemple linguistique. Contrairement à une légende noire, c’est la Troisième République qui a imposé le français. Les jacobins sont loin de ça. Tout ce qui leur importe c’est que la Révolution soit comprise du pays dont seule une faible proportion de la population parle vraiment le français. Les Jacobins ne sont pas opposés à ce qu’on parle plusieurs langues, mais veulent que le français soit appris et connu de tous les citoyens ? Sinon, comment faire République ?
Le vocabulaire politique révolutionnaire et jacobin est assurément conflictuel. Mais ne perdons pas de vue qu’il s’agit d’un pays qui n’a pas de tradition démocratique, que la guerre est là et que tout discours politique emploie un vocabulaire de mobilisation. Je ne sais pas s’il faut aller plus loin dans la théorisation d’un vocabulaire jacobin qu’on retrouverait sans doute dans d’autres périodes où le pays est en proie aux périls.
LVSL – Vous consacrez aussi un chapitre à la figure de Jean-Baptiste Belley, premier député noir, et aux luttes pour ce que l’on nommait à l’époque « l’égalité de l’épiderme »…
Alexis Corbière – Quelle vie extraordinaire a eu ce Belley ! Et ce n’est pas fini… À son sujet, une lettre signée par la totalité des 17 députés insoumis a été adressée à Richard Ferrand, Président de l’Assemblée nationale, il y a deux semaines. Elle lui demande d’accueillir à l’Assemblée le tableau du peintre Anne-Louis Girodet (connu pour son célèbre tableau de Chateaubriand méditant sur les ruines de Rome), actuellement à Versailles, qui représente Jean-Baptiste Belley premier député noir de l’Histoire de France, en tenue de conventionnel, ceint d’une écharpe tricolore. J’aime ce personnage né au Sénégal et amené comme esclave à Saint-Domingue. Il est finalement émancipé, participe à la naissance des États-Unis en combattant à Savannah, en Géorgie, contre les Anglais, puis prend part aux événements de la Révolution française. En 1789, les Droits de l’Homme et du Citoyen sont proclamés, mais l’esclavage n’est pas aboli. Après trois ans de débats intenses à ce sujet, en 1792, la Législative accepte l’égalité des droits entre les Blancs et les « libres de couleur » – on appelait comme ça les métis. Quand les deux représentants de l’Assemblée nationale arrivent à Saint-Domingue pour mettre en place cette décision, les colons ne veulent pas en entendre parler. Les esclaves noirs se soulèvent, prennent finalement le parti des représentants de l’Assemblée nationale et permettent de remporter la victoire contre les colons. On assiste alors à une révolution dans la révolution, et les anciens esclaves imposent l’abolition de l’esclavage à Saint-Domingue le 29 août 1793. Six députés sont élus – deux Blancs, deux métis et deux Noirs, dont Jean-Baptiste Belley, pour représenter l’île, annoncer cette décision à Paris et la faire valider par la Convention. Le voyage de Belley est extraordinaire, il passe par New-York, les colons cherchent à l’assassiner, il arrive finalement à Paris et entre à la Convention le 4 février 1794 où il est accueilli et acclamé. Officiellement, la première abolition de l’esclavage remonte à cette date, mais ne perdons pas de vue que ce sont les esclaves de Saint-Domingue qui l’ont imposée.
« Le livre a pour objet de restituer cette histoire dans sa complexité et dans toute sa beauté. »
Je trouve donc que la vie de ce premier député noir est un symbole puissant de la force politique et de la dimension universaliste de la Révolution française. Jean-Baptiste Belley est un personnage majeur de notre histoire républicaine et nationale, qui mérite au moins que l’on transmette son nom avec la même attention que celui de Victor Schoelcher qui jouera un rôle central lors de la seconde abolition de l’esclavage en 1848, après son rétablissement par Napoléon Ier. Je regrette que Belley soit aujourd’hui quasiment inconnu. Puisse mon livre corriger cette injustice de l’Histoire ?
LVSL – Vous revenez sur la traditionnelle opposition entre les figures de Robespierre et Danton, et vous écrivez : « le temps est révolu où pour apprécier l’un il fallait détester l’autre ». Vous êtes-vous réconcilié avec Danton ?
Alexis Corbière – À un moment, août-septembre 1792, où les périls accablent le pays, Danton est ministre et s’oppose au départ de la capitale du gouvernement et de l’Assemblée lors de son célèbre discours : « de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace, et la France est sauvée ». Ce patriote qui sauve la nation doit rester dans notre Panthéon. Il a l’énergie d’un dirigeant politique mais c’est aussi un homme d’action qui a joué un rôle déterminant. Je trouve dommage que l’opposition largement factice construite sous la Troisième République entre Robespierre et lui nous force à choisir. C’était un personnage sans doute corrompu, mais nombreux étaient les corrompus à cette époque. Ses amis l’étaient certainement, il se trouve aussi emporté dans le scandale Dumouriez, général énergique, vainqueur de Valmy, que Danton a soutenu avant qu’il ne trahisse… Finalement, en mars 1794, dans un moment où les complots et les doutes sont partout, le Comité de Salut Public craint qu’un nouveau soulèvement populaire déstabilise définitivement la Révolution. Alors que deux factions opposées conspirent, le Comité décide de frapper les hébertistes d’abord, et peu de temps après les « indulgents », proches de Danton. Ce « drame de Germinal », comme disait Soboul, est une erreur politique totale. Danton se trouve emporté avec sa bande – Camille Desmoulins, Fabre d’Églantine, etc. Robespierre n’est pas un homme de rue, il ne participe pas aux grandes journées révolutionnaires, ce n’est pas un « leader de masse » pour le dire avec des mots d’aujourd’hui ; contrairement à Danton. Le souvenir de sa vie mérite de ne pas disparaître, elle en vaut la peine. Mais au fond, quel était leur désaccord majeur ?
Il faut considérer le rôle de la peur et de la fatigue. Robespierre se retire six semaines au début de l’été 1794, épuisé et déjà fâché avec beaucoup de monde. Quand il revient au Comité de Salut Public il se brouille avec la majorité des autres membres. On crie – des témoins les entendent depuis la rue et il faut déménager la salle de réunion – et Robespierre part en claquant la porte. À la veille du 9 thermidor, Robespierre fait un discours qui ne menace qu’un petit nombre nominalement mais fait peur à tout le monde. Saint-Just, qui ne suit plus complètement Robespierre, tente une conciliation, annonce qu’il va travailler à un discours et promet à Barère et Billaud-Varenne de leur faire relire avant de le prononcer. Finalement il y travaille toute la nuit et va directement à la Convention. On est dans une ambiance de paranoïa générale. L’historien Jean-Clément Martin nous apprend quelque-chose d’intéressant. Deux jours plus tard, une grande parade militaire était prévue. Les adversaires de Robespierre s’inquiètent d’un coup de force militaire parce que les élèves-soldats sont dirigés par des proches de Robespierre. Le 9 thermidor / 27 juillet 1794, Saint-Just lit son discours qui commence par la phrase « Je ne suis d’aucune faction, je les combattrai toutes ». En réalité le discours est assez conciliant, mais la présence de Saint-Just à la tribune sans l’aval du reste du Comité de Salut Public suffit à déchaîner les passions des députés. Saint-Just reste silencieux dans la cohue, il ne sait plus quoi dire. À partir de là les événements s’enchaînent, Robespierre, Saint-Just, Couthon sont arrêtés. Robespierre est libéré, hésite, la résistance n’est pas organisée, les événements auraient pu être différents…
Le livre a pour objet de restituer cette histoire dans sa complexité et dans toute sa beauté. On ne peut pas accepter la manière dont notre grand récit national est amputé de cette histoire. Je vois dans cette amputation la volonté de dissuader les contemporains de refaire une révolution demain.
Alexis Corbière, Jacobins ! Les inventeurs de la République,
Paris, Perrin, 2019, 304 pages, 19 €
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