Il y a vingt ans, sortait L’illusion économique, d’Emmanuel Todd. L’occasion de revenir sur le parcours d’un intellectuel et son apport dans le débat public, à l’heure où certaines de ses prévisions semblent se vérifier.
On a quasiment tous un Emmanuel Todd dans notre famille. Vous voyez sûrement cet oncle ou ce grand-père qui au fil des années à élevé le pourrissage d’ambiance au rang de discipline olympique et qui pourtant est réinvité à chaque repas de famille. Le rapport entre Todd et nos médias nationaux est à peu près le même. Il y a deux ans, alors que le jesuischarlisme avait été consacré comme le nouvel esprit de notre époque torturée, Emmanuel Todd faisait le tour des rédactions pour vendre son livre Qui est Charlie ? portant sur les manifestations du 11 Janvier 2015 qu’il assimilait, avec beaucoup de finesse, à un « acte d’hystérie collective ». Inutile de préciser qu’avant même la sortie du livre, nos chers éditorialistes avaient sorti le bazooka républicain contre cet islamo-gauchiste qui avait osé souiller la belle unité de la nation. Une tribune fut même rédigée par (le stagiaire de) Manuel Valls dans Le Monde qui entendait bien rétablir la vérité sur le mouvement post-Charlie Hebdo. Et pourtant, les rédactions ne peuvent s’empêcher de réinviter Emmanuel Todd, devenu au fil du temps un incontournable de l’analyse socio-anthropo-géo-politique.
En 1976, le jeune Emmanuel a d’abord la bonne idée de publier un livre qui prédit la fin de l’Union Soviétique (La Chute finale) qui le propulse au rang de prophète des sciences sociales après que sa prédiction se soit vérifiée. Rebelote en 2007 lorsqu’il rédige avec Youssef Courbage Le rendez-vous des civilisations dont les analyses seront corroborées par les Printemps arabes à peine quelques années plus tard. Les Allemands avaient Paul le poulpe, nous avons Emmanuel le démographe. Todd dispose dès lors d’un droit d’entrée dans la presse française qui lui permet de s’entraîner régulièrement à son activité favorite : le lancer de pavé dans la mare. Car au sein d’un entre-soi médiatique habituée à chanter les louanges de la mondialisation et de l’Union Européenne, ce qu’il raconte fait tâche.
Inégalités culturelles et économiques
Il faut remonter à 1997 pour comprendre les positions de Todd sur ces deux questions. Les années 90 sont alors un El Dorado pour les partisans du monde libre : on annonce le règne de la démocratie libérale pour les siècles à venir, les Européens trépignent d’impatience à l’idée de tout payer en euros, Lionel Jospin et les Spices Girls enjaillent la jeunesse française, tout va pour le mieux donc. Alors que Alain Minc (un autre prophète, moins talentueux) vient d’écrire La mondialisation heureuse, Emmanuel Todd publie un essai d’environ 400 pages intitulé L’illusion économique. Sa thèse est très simple : l’Euro et le libre-échange, c’est de la merde. Dans des termes plus courtois, il nous explique au fil des pages que la stagnation des économies développées est un effet de la mondialisation et recommande donc de mettre fin à la monnaie unique ainsi qu’à la libre circulation des marchandises.
Selon Todd, la seconde moitié du XXème siècle se caractérise tout d’abord par une montée des inégalités, non pas socio-économiques mais culturelles. La thèse ici défendue est assez originale : c’est l’évolution de la stratification éducative au sein des différentes nations qui a permis de justifier le développement des inégalités économiques. Alors qu’en 1945, la part des individus ayant fait des études supérieures demeure infime dans les pays développés, celle-ci se met à augmenter pour atteindre 20 % dans la plupart de ces pays en 1975. L’apparition d’une nouvelle classe d’éduqués supérieurs aurait alors rendu les sociétés plus tolérantes à l’inégalité. Cette tendance peut être illustrée par le développement de deux figures sociologiques dans l’imaginaire français : le beauf et le bobo. Pour faire simple, les 33 % du milieu regardent avec dédain les 66 % du bas pendant que les 1 % du haut sortent le champagne.
Les casseroles de la mondialisation et de l’Euro
Quelles sont donc les conséquences pratiques de cette nouvelle donne ? Dans un premier temps, Todd signe l’acte de décès des grandes croyances idéologiques qui pouvaient, dans une certaine mesure, unifier le corps social (par exemple le communisme qui en France associait ouvriers et intellectuels sortis de l’ENS). On se retrouve alors avec des classes moyennes acceptant passivement des politiques dont les premières victimes sont les classes populaires, à savoir l’ouverture au libre-échange et le choix de la monnaie unique. Todd prône donc un retour au protectionnisme commercial qui seul permet des politiques de redistribution efficaces alors que la libre circulation des marchandises entraîne une compression de la demande globale. Quand on peut vendre des sandales à n’importe qui dans le monde, le salaire cesse d’être perçu comme un revenu pour devenir un coût à réduire au maximum. De la même façon, pourquoi se priver quand on peut faire produire ces mêmes sandales par des Bangladeshis sans protection sociale ? Les premiers à trinquer sont bien sûr les salariés occidentaux peu qualifiés.
La mondialisation que l’on nous présente sous ses aspects les plus sympathiques ne profite donc pas aux sociétés dans leur ensemble, au contraire elle contribue exclusivement à l’enrichissement d’une minorité. Il faut rajouter à ça l’adoption de la monnaie unique par les États européens suite au traité de Maastricht signé en 1992. Emmanuel Todd livre ici une analyse extrêmement critique des principes qui sous-tendent la création de l’Euro, en outre la conception allemande de la monnaie. Inutile de s’étendre sur les très nombreux défauts de notre belle monnaie européenne, la situation actuelle des pays du Sud de l’Europe est suffisamment éloquente.
Une seule solution : la nation ?
Ces deux politiques combinées trahissent finalement selon Todd les nouveaux clivages qui traversent la société française. Face à une classe dirigeante qui ne jure que par la mondialisation et l’Europe, une classe moyenne d’éduqués supérieurs se maintient tranquillement alors que les classes populaires voient leurs conditions de vie se dégrader à vitesse grand V. Il faut reconnaître la lucidité de Todd qui identifie très tôt le vote FN comme un symptôme de cette « fracture sociale » (expression consacrée par la campagne du camarade Chirac en 1995) et préfigure la victoire du non au référendum sur l’adoption du TCE en 2005. Mais l’auteur ne s’arrête pas là et nous propose même une solution à sa sauce : une réhabilitation du concept de nation, pas en des termes xénophobes et va-t-en-guerre mais dans le sens ou seul le cadre national permet à l’État de reprendre la main sur l’économie. 20 ans après la parution du livre, la vision de Todd semble se concrétiser peu à peu : la lutte des classes passe désormais par une rupture avec la mondialisation et l’Union Européenne. Une question demeure cependant : qui s’occupera de cette rupture ?
Crédits photos :
http://www.librairie-terranova.fr/15712-article_recherche-l-illusion-economique-essai-sur-la-stagnation-des-societes-dev.html
http://culturebox.francetvinfo.fr/livres/essais-documents/emmanuel-todd-souleve-une-vive-polemique-avec-qui-est-charlie-218385
Pour aller plus loin :
La démondialisation de Jacques Sapir
Leur grande trouille. Journal de mes pulsions protectionnistes de François Ruffin
La Malfaçon. Monnaie européenne et souveraineté démocratique de Frédéric Lordon
Crédit photo :
© Oestani