Allemagne : un plan de relance pour tout changer sans que rien ne change

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Angela Merkel et Emmanuel Macron en 2019 © Kremlin

Depuis 2011, l’Union européenne a imposé de sévères politiques de réduction des déficits publics aux pays d’Europe du Sud sous l’impulsion de l’Allemagne d’Angela Merkel. Ce virage vers des politiques d’austérité traduit l’ascendant pris par l’Allemagne sur la France dans l’Union européenne et s’appuie sur une école de pensée allemande, l’ordolibéralisme. Elle promeut un État interventionniste pour protéger les mécanismes du marché mais interdit de les perturber. Depuis plusieurs années, des voix cherchent à se faire entendre en Allemagne pour adopter une politique moins rigide. La pandémie de coronavirus pourrait amener à un modèle allemand plus pragmatique mais pas moins hégémonique en Europe.

L’apparition puis l’extension du coronavirus sur toute la planète ont constitué un choc sans précédent pour l’Europe dans laquelle le virus s’est répandu de façon rapide et mortelle. Cette crise radicale et inattendue a conduit la plupart des gouvernements européens à imposer des confinements qui ont brutalement mis à l’arrêt l’économie. Face à cela, Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, a annoncé la levée de l’interdiction des aides d’État et des règles en matière de déficit public le 20 mars. Le respect de ces règles avait pourtant justifié d’importantes tensions dans l’Union européenne lors du virage vers l’austérité de 2011 puis failli provoquer la sortie de la Grèce de la zone euro en 2015.

En effet, Angela Merkel et son ministre des finances Wolfgang Schaüble (2009-2017) ont remis au goût du jour une politique ordolibérale dure. Celle-ci trouve son origine dans le traité de Maastricht de 1992 qui impose à tous les pays de l’UE l’objectif d’une dette publique inférieure à 60% du PIB et d’un déficit inférieur à 3% du PIB. Les pays adoptant l’euro sont aussi soumis à une politique monétaire exclusivement tournée vers la lutte contre l’inflation et calquée sur le modèle de la Bundesbank. Ces règles avaient cependant été peu suivies jusqu’à la crise financière de 2008. L’année suivante, l’Allemagne adopte le schwarze Null ou zéro noir qui interdit au gouvernement de présenter un déficit supérieur à 0,35% du PIB. En 2012 arrive le Pacte budgétaire européen qui renforce les politiques d’austérité au sein de l’Union européenne alors qu’elle affronte la pire crise économique de son histoire. Ces politiques d’austérité couplées à un droit de la concurrence européen strict ayant pour but la protection des consommateurs et l’intégrité du marché commun ont conduit à des privatisations et des faillites en masse dans les pays en difficulté pour le plus grand profit des groupes allemands et des intérêts chinois.

Malgré cela, dès le 23 mars 2020, le gouvernement allemand demandait la levée de la règle d’or que le Bundestag votera le 25 mars. Olaf Scholz, ministre des finances issu du SPD et qui a succédé à Wolfgang Schaüble, s’était pourtant positionné comme un farouche défenseur de l’équilibre budgétaire. Une position qui lui avait d’ailleurs coûté l’élection à la tête du SPD à l’automne 2019. La victoire de l’aile gauche du parti avait alors marqué le début d’une contestation au sein même de la Grande Coalition. Contestation finalement tue face aux pressions de l’aile droite du SPD.

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Olaf Scholz (SPD), Angela Merkel (CDU) et Horst Seehofer (CSU) lors de la signature du contrat de coalition le 12 mars 2018 © Sandro Halank

Des réponses similaires des deux côtés du Rhin

Depuis le début de la pandémie, Angela Merkel et Olaf Scholz ont lancé une politique de soutien massif aux entreprises affectées par le confinement et la crise économique. Le 3 juin, ils annonçaient un plan de relance de 130 milliards qui doit se déployer sur la période 2020-2021. Ils ont depuis exprimé clairement que la règle d’or resterait en suspens au moins jusqu’en 2022. Un calendrier qui évitera à la grande coalition de devoir prendre de trop grandes mesures d’austérité à l’approche des élections fédérales d’octobre 2021.

Ce soudain expansionnisme budgétaire allemand a suscité la crainte que cela ne signe le décrochage définitif de l’économie française par rapport à l’économie allemande. Cette peur s’explique par la moindre diffusion du coronavirus en Allemagne et un confinement plus souple au printemps. L’Allemagne avait bénéficié de conditions favorables, comme cela a été détaillé dans un précédent article. Depuis, celles-ci se sont estompées et la deuxième vague touche durement le pays. La Commission européenne anticipe cependant un recul plus fort du PIB en France (-9,4%) qu’en Allemagne (-5,6%) en 2020 pour le moment. Néanmoins, cet écart serait compensé par une reprise plus forte en France et les deux pays devraient retrouver leur niveau de PIB de 2019 d’ici à 2023.

la France et l’Allemagne devraient retrouver leur niveau de PIB de 2019 d’ici à 2023

Les prévisions macroéconomiques n’anticipent donc pas de divergence majeure de part et d’autre du Rhin pour le moment. Il faut dire que la France et l’Allemagne ont mis des sommes assez similaires sur la table depuis l’arrivée de la pandémie. Selon le think-tank Bruegel, l’Allemagne a engagé 24 % de son PIB (830 milliards) sous forme de garanties publiques et de liquidités contre 14 % pour la France (340 milliards). La différence pourrait sembler importante mais elle est largement illusoire. En effet, il s’agit de garanties publiques pour des prêts et donc de montants qui devront être remboursés par les entreprises, parfois dès la fin de l’année. De plus, ces montants sont en réalité des plafonds et, selon une autre note de Bruegel, la consommation de ces crédits est bien en-deçà des montants annoncés. Sur le plan des reports de taxes et de cotisations sociales, l’Allemagne et la France jouent dans les mêmes ordres de grandeur puisque ces reports représentent respectivement 7,3% (210 milliards) et 8,7% (250 milliards) du PIB de chaque pays.

Qu’en est-il de l’argent réellement dépensé pour acheter du matériel de santé, faire face au confinement et relancer l’économie ? Toujours selon Bruegel, en 2020, la France aurait dépensé l’équivalent de 5% de son PIB (124 milliards) pour faire face à la crise contre 8% (284 milliards) pour l’Allemagne. Cet écart est en bonne partie dû au Fonds pour la stabilisation économique (WSF en allemand) auquel ont été fournis 100 milliards d’euros pour racheter des parts d’entreprises en difficulté mais dont les effets sur la relance allemande devraient être limités. Si l’on enlève ce fond, l’écart entre les dépenses effectuées n’est plus que de 60 milliards soit un effort budgétaire de 5% dans les deux pays.

Plan de relance : de quoi parle-t-on ?

Si les montants dépensés sont similaires, ils ne doivent pas cacher des différences d’approche entre la France et l’Allemagne. L’Allemagne a présenté en juin un plan de relance de 130 milliards, un montant inférieur en proportion du PIB au plan français de 100 milliards annoncé en septembre. Néanmoins, le plan allemand étale ses dépenses sur 2020 et 2021 là où le plan français s’étend au-delà de 2022 en incluant aussi bien des dépenses de crise que des investissements structurels, le montant de 100 milliards est donc artificiellement gonflé. Selon Le Monde, seuls 4,5 milliards ont été dépensés en 2020 et entre 52 et 62 milliards le seront entre 2021 et 2022, le reste devant être dépensé plus tard et quelques milliards correspondent même à des dépenses qui étaient déjà prévues.

La mesure phare du plan de relance est la baisse de 10 milliards des impôts de production comptabilisée sur deux ans pour être présentée comme une baisse de 20 milliards. Une mesure qui montre que le gouvernement utilise le plan de relance comme une rampe d’accélération de mesures en discussion avant la crise (l’Institut Montaigne avait fait une note sur le sujet en octobre 2019) et que la crise n’a pas changé l’objectif du gouvernement : renforcer la compétitivité prix française.

De son côté, l’Allemagne a présenté un plan plus équilibré entre investissements et relance de la consommation. Sur les 130 milliards du plan de relance allemand, 103 milliards devraient être dépensés d’ici la fin de l’année 2020 et le reste le sera essentiellement sur l’année 2021. Cela tient en bonne partie aux deux mesures phares de ce plan de relance : une aide exceptionnelle de 300€ par enfant et une baisse de la TVA de trois points pour le taux principal (de 19 à 16%) et de deux points pour le taux réduit (de 7 à 5%) jusqu’à la fin de l’année 2020. La baisse de la TVA devrait coûter 20 milliards et l’aide exceptionnelle aux familles 4,3 milliards soit près de 25 milliards de mesures de soutien à la consommation. Le reste du plan est constitué essentiellement d’aides aux entreprises avec un ciblage clair sur les PME et, à l’image du plan français, d’investissements dans des secteurs dits d’avenir comme l’hydrogène ou les véhicules électriques. La grande surprise de ce plan étant d’ailleurs l’absence de mesure de soutien spécifique pour les voitures thermiques, une défaite pour le lobby automobile qui témoigne de l’influence grandissante du mouvement écologiste sur la scène politique allemande.

Conclure que la crise du coronavirus va permettre à l’Allemagne de creuser l’écart avec la France serait donc précipité. D’autant qu’une fois les investissements annoncés, il faudra encore réussir à les mettre en œuvre de façon efficace. Or, le gouvernement français a présenté l’efficacité de la dépense comme un point central de sa stratégie et peut s’appuyer sur une longue tradition d’investissements publics, même affaiblie par les politiques d’austérité engagées depuis 2011. De son côté, l’Allemagne connaît un manque d’investissement criant depuis plus de quinze ans qui a laissé le pays avec des infrastructures en mauvais état et un réseau internet de mauvaise qualité. De plus, une bonne partie de l’investissement revient aux Länder et aux communes ce qui risque de complexifier la mise en œuvre et le contrôle des investissements. Symbole de l’indigence allemande en termes d’investissements publics, l’ouverture de l’aéroport de Berlin-Brandebourg le 1e novembre, en plein marasme du secteur aérien. Une ouverture déjà repoussée six fois pour un aéroport quasiment déjà dépassé après huit ans de retard, un budget deux fois supérieur aux prévisions et l’appel à un architecte formé en France.

Conclure aujourd’hui que la crise du coronavirus va permettre à l’Allemagne de creuser l’écart avec la France serait donc précipité.

L’Allemagne et ses cinquante nuances de libéralisme

Cette montée en puissance de l’investissement public marque une victoire pour les partisans d’une nouvelle ligne économique en Allemagne. On l’a mentionné plus tôt, l’Allemagne a suivi avec plus ou moins de rigueur depuis plus de 70 ans les préceptes de l’ordolibéralisme. Ainsi, elle a été le premier pays européen à établir un droit de la concurrence qui est devenu un modèle du genre et le pays est bien connu pour sa rigidité sur les questions budgétaires. Le modèle allemand se compose donc d’un suivi plus ou moins important des principes ordolibéraux selon les époques et du Mittelstand, un tissu d’entreprises de taille moyenne spécialisées dans des secteurs de niche et qui doivent leur rentabilité à des exportations massives qui font la fierté de l’Allemagne.

La crise du coronavirus a servi de catalyseur aux différents courants parmi les élites allemandes qui contestent cette domination ordolibérale depuis plusieurs années. Une contestation qui se centre sur deux points : en finir avec le dogmatisme budgétaire et assouplir les règles de la concurrence en Allemagne et dans l’Union européenne. Dans un article bien documenté, Le Monde expose l’évolution des personnels et des mentalités au sein du ministère des Finances qui a facilité l’ouverture des vannes budgétaires à partir de mars. On peut notamment y noter la figure de Jörg Kukies, secrétaire d’état de Olaf Scholz, membre du SPD, diplômé de la Harvard Kennedy School of Government et passé par Goldman Sachs. Un profil de classe supérieure libérale à l’américaine et très macronien.

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Peter Altmaier, ministre de l’économie et ancien directeur de la chancellerie fédérale © Olaf Kosinsky

Concernant le droit de la concurrence, le lent réveil géopolitique de l’Allemagne associé à la construction européenne et à la période d’effritement de l’hégémonie américaine au profit de la Chine a conduit à l’émergence d’une nouvelle ligne économique. Portée par le ministre de l’économie et ancien chef de cabinet d’Angela Merkel, Peter Altmaier, elle était résumée dans une note publiée en février 2019 intitulée « Stratégie industrielle nationale 2030 ». Cette note contenait trois orientations particulièrement novatrices: un contrôle fort de l’État concernant les ventes d’entreprises de pointe allant jusqu’à la prise de contrôle publique de ces entreprises, une plus grande souplesse du droit de la concurrence européen ainsi que de l’interprétation des règles européennes et internationales en matière d’aides d’État. Bien qu’elle ne la vise pas nommément, c’est bien la Chine, plus que des États-Unis, qui est attaquée lorsque la note parle d’entreprises subventionnées et détenues par des États. Cela fait notamment suite au rachat du fabricant de robots industriels Kuka par une entreprise chinoise, un évènement qui a provoqué un sursaut du gouvernement pour protéger le savoir-faire et les industries allemandes.

Cette note avait suscité une levée de boucliers parmi le Mittelstand et les partisans de l’ordolibéralisme encore nombreux. Ils s’inquiétaient de ce qu’une forme de capitalisme d’État se développe, qui facilite les fusions d’entreprises et modifie le rapport de force en faveur des grandes entreprises. On trouve aussi de nombreux partisans de l’ordolibéralisme parmi les retraités dont les pensions dépendent beaucoup de systèmes par capitalisation et pour qui l’austérité budgétaire apparaît comme garante de bonnes performances de leurs fonds de pension (ce à quoi on peut ajouter le mythe du laxisme budgétaire et de l’hyperinflation qui aurait amené à la montée du nazisme). L’effet de sidération produit par le coronavirus a néanmoins permis au gouvernement allemand d’imposer ses vues sans coup férir.

En effet, le gouvernement allemand ne prévoit pas de retour à l’équilibre budgétaire avant au moins 2022 et a annoncé un remboursement de la dette due au coronavirus à 20 ans. C’est moins que le remboursement à 50 ans que propose Die Linke mais davantage que n’importe quel observateur aurait pu imaginer avant la crise. Concernant les aides d’État, c’est ici que le Fonds de stabilisation de l’économie et ses 100 milliards d’euros viennent jouer un rôle central puisqu’ils incarnent un engagement nouveau de l’État allemand dans les entreprises. Exemple très médiatique, le renflouement de Lufthansa, la compagnie aérienne allemande, pour neuf milliards d’euros qui verra l’État allemand entrer au capital de l’entreprise à hauteur de 20 % (ce que le gouvernement français n’a pas fait vis-à-vis d’Air France). Cette entrée s’accompagne de strictes conditions économiques (mais pas écologiques) qui permettront à l’État de monter à 25 % du capital de l’entreprise si elles ne sont pas remplies.

Un élément important ne doit pas être perdu de vue: l’ordolibéralisme comme l’interventionnisme ne sont que des outils au service d’une finalité, asseoir l’hégémonie économique allemande en Europe. Le plan de relance européen va ainsi permettre de maintenir à flot les exportations si cruciales pour le succès de l’économie allemande. De même pour les appels à modifier le droit de la concurrence, s’ils se font au nom de l’émergence de « champions européens », il y a fort à parier qu’à l’image de la fusion Alstom-Siemens, ils soient à dominante allemande.

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Friedrich Merz, vieux rival de Merkel et ancien lobbyiste pour Blackrock, il pourrait prendre la tête de la CDU en 2021 © Olaf Kosinsky

Alors quel bilan pour l’économie allemande ? Un avenir bien incertain. Angela Merkel incarnait jusqu’ici une Allemagne réticente au changement mais à un peu plus d’un an de la fin de son mandat, elle pourrait commencer une bifurcation de la stratégie économique allemande dont l’ampleur est difficille à prédire. D’un côté, ce nouvel interventionnisme est défendu par une partie du secteur financier et des grandes entreprises allemandes pour protéger la zone euro, vitale pour les exportations allemandes, et renforcer la domination des entreprises allemandes bridée par le droit de la concurrence européen comme l’avait illustré l’échec la fusion de Siemens avec Alstom. D’un autre côté, passé l’effet de sidération, les forces conservatrices en Allemagne, notamment dans le Mittelstand et parmi les retraités, pourraient reprendre la main et mettre fin aux innovations économiques récentes. D’autant que la succession d’Angela Merkel est bien incertaine et qu’une victoire de Friedrich Merz, son vieux rival et jusqu’à récemment lobbyiste pour Blackrock, sur une ligne très à droite et fermement opposée au moindre changement dans l’Union européenne. L’avenir des capitalismes allemands et européens est donc incertain sur plusieurs aspects. Deux choses sont néanmoins certaines : l’Allemagne continuera à placer ses intérêts économiques nationaux avant d’hypothétiques intérêts européens et, en ce qui concerne les souverainetés démocratiques et les droits sociaux, le business as usual prédominera. En effet, la « Stratégie industrielle 2030 » n’oublie pas les recommandations néolibérales traditionnelles : baisses d’impôts pour les entreprises, réduction des droits des travailleurs et accroissement du libre-échange restent l’horizon indépassable de l’Europe néolibérale.