Aux États-Unis, la Cour suprême tente-t-elle d’entraver le vote des minorités ?

En 1965, les États-Unis tournaient le dos à des décennies de discrimination raciale sur l’accès au vote. La loi sur les droits civiques, le Voting Rights Act, venait remettre en cause les tentatives dans les États du Sud en particulier d’empêcher les minorités et notamment les Afro-Américains de voter. Plus de cinquante ans après, la Cour suprême est venue remettre en cause des dispositions de la loi dans la décision Brnovich v. DNC. Pourtant, cette remise en cause ne semble pas se traduire dans la réalité.

Huit ans après la terrible décision Shelby County v. Holder, qui avait invalidé la Section 5 du Voting Rights Act qui prévoyait l’accord préalable du gouvernement fédéral (preclearance) dans les anciens États ségrégationnistes avant toute modification de leurs lois électorales et trois ans après Abbott v. Perezla Cour suprême vient de rendre son opinion au sujet deux lois électorales votées en Arizona. Renversant le jugement de la Cour d’Appel du 9e Circuit, la Cour suprême affirme qu’elles ne sont pas de nature à nuire à l’exercice du droit de vote des minorités et que par conséquent, elles n’enfreignent pas la Section 2 du Voting Rights Acts.

Out-of-Precinct policy” et “ballot harvesting

En vigueur depuis 2016, les articles A.R.S. §§ 16-122,-135,-584 d’Arizona prévoient l’annulation des bulletins déposés dans le mauvais district de vote (out-of-precinct policy). En parallèle, l’article A.R.S. § 16-1005(H)-(I) (issu de la House Bill 2023) prévoit l’interdiction et la pénalisation de ce qui est péjorativement désigné comme de la « moisson de bulletin » (ballot harvesting), une pratique consistant à confier son bulletin de vote anticipé à autrui, hors exceptions prévues par la loi. 

La Cour d’Appel, dans son jugement rendu le 27 janvier 2020, avait abouti à la conclusion que cette loi porte atteinte au droit de vote des minorités. La Cour, s’appuyant sur le jugement de première instance (DNC v. Reagan (2018)) avait à la fois mis en avant le manque de transports en commun, la faible proportion de personnes disposant d’un véhicule personnel et la forte proportion de la population concernée à occuper un emploi aux horaires inflexibles. « Les Hispaniques, Amérindiens et Africains-Américains sont nettement moins susceptibles que les autres de posséder un véhicule, plus susceptibles de dépendre des transports publics et plus susceptibles d’avoir des horaires de travail rigides ».

Pire encore, le Département de la Justice de l’administration Biden s’est rangé du côté de l’État d’Arizona à travers un brief en amicus curiæ

Des arguments qui manquent cruellement d’éléments statistiques selon le très conservateur juge Alito qui a renversé le jugement de la Cour d’Appel par le truchement d’un test qui, selon toute vraisemblance, validera les nombreuses lois électorales qui fleurissent dans les États républicains. Des lois qui sont, à l’instar de la House Bill 2023, censées lutter contre la fraude électorale.

Une bataille entre Alito et Kagan

S’étalant sur 84 pages, les opinions du juge Alito (joint par les juges Roberts, Thomas, Kavanaugh, Gorsuch et Barrett) et de la juge Kagan (jointe par les juges Breyer et Sotomayor) s’apparentent à une véritable passe d’armes, le premier reprochant à la seconde d’avoir perdu son « zèle pour la signification statistique », la seconde accusant le premier de « passer sous silence les mots forts que le Congrès a rédigé pour atteindre un objectif tout aussi fort : faire en sorte que les citoyens issus des minorités puissent accéder au système électoral aussi facilement que les Blancs. » Bien que l’argumentation du juge Samuel Alito renferme quelques éléments sujets à interrogation, force est de constater que le camp progressiste n’a pas su démontrer le caractère discriminatoire des deux textes en question. Pire encore, le Département de la Justice de l’administration Biden s’est rangé du côté de l’État d’Arizona à travers un brief en amicus curiæ (amie de la Cour).

Pour les démocrates, le refus de l’État de compter les bulletins de vote déposés dans la mauvaise circonscription et la restriction de la collecte des bulletins de vote « affectent de manière négative et disparate les citoyens amérindiens, hispaniques et afro-américains de l’Arizona », en violation de la Section 2 de la loi sur les droits civiques (Voting Rights Act). Le Comité national démocrate (DNC) avance ainsi que les bulletins rejetés car déposés dans le mauvais district (out-of-precinct) le sont davantage pour les populations issues des minorités et pointe du doigt le nombre considérable de bulletins rejetés en Arizona entre 2008 et 2016, un argument rapidement balayé par le juge Alito qui note que le nombre de bulletins rejetés décroît depuis 2012 et que cette décrue s’est poursuivie en 2016 (année d’entrée en vigueur des textes). 

Précisant qu’il renonçait à annoncer un test qui régirait toutes les affaires impliquant la Section 2 du Voting Rights Act, le juge Alito a présenté alors les cinq facteurs d’évaluation permettant de juger la conformité des lois visées ici :

1 – L’importance de la charge imposée par une loi : « Voter demande du temps et, pour presque qui que ce soit, un déplacement, ne serait-ce que jusqu’à la boîte aux lettres la plus proche. Le fait de voter […] exige le respect de certaines règles », a-t-il précisé.

2 – La mesure dans laquelle une loi visée s’écarte de ce qui était la pratique courante lorsque le paragraphe 2 de la Section 2 a été amendé en 1982.

3 – L’importance de toute disparité dans l’impact d’une loi sur les membres de différents groupes raciaux ou ethniques est également un facteur important à prendre en considération, soulignant qu’« il ne faut pas amplifier artificiellement des différences qui sont au fond très minimes. »

4 – L’existence de possibilités offertes par l’ensemble du système de vote d’un État au moment d’évaluer le fardeau imposé par une disposition contestée. Ce qui fait dire au juge Alito que « lorsqu’un État propose plusieurs moyens de voter, toute charge imposée aux électeurs qui choisissent l’une des options disponibles ne peut être évaluée sans tenir compte également des autres moyens disponibles. »

5 – L’importance des intérêts de l’État.

Parmi ces cinq facteurs, le 2e et le 5e sont ceux qui font le moins l’unanimité. « Si telle ou telle chose n’existait pas en 1981 ou 1982, il est normal que les États l’éliminent. C’est un raisonnement circulaire qui n’a aucune base légale et qui est très opportuniste » tonne Leah Litman, professeure de droit à l’Université du Michigan et co-animatrice du podcast Strict Scrutiny. Néanmoins, ce facteur n’est pas vu par le juge comme étant un critère contraignant. Ce dernier a en effet nuancé en précisant que la Cour ne décidait pas si l’adhésion ou le retour au cadre qui était celui de 1982 était licite en vertu de la Section 2. Ainsi, pour le juge Alito, la longévité d’une loi comme l’étendue de son adoption sont seulement des paramètres dont il faut tenir compte.

Le 5e facteur est tout aussi disputé puisque le juge adoube la crainte somme toute très républicaine de la fraude électorale, bien que cette dernière apparaisse comme tout à fait marginale. Anticipant ce contre-argument, le juge a pris à témoin la commission Carter-Baker de 2004, laquelle avance que le vote par correspondance peut conduire à des pressions et à des manœuvres d’intimidation. Elle conclut ainsi que « les États devraient donc réduire les risques de fraude et d’abus dans le vote par correspondance en interdisant aux tierces parties — organisations, candidats et militants de partis politiques de manipuler les bulletins de vote par correspondance. » En outre, le juriste prétend rappeler une évidence en précisant qu’un État a le droit d’agir pour prévenir la fraude sans attendre que celle-ci ne se manifeste.

Enfin, lorsqu’il s’agit d’analyser le caractère discriminatoire des deux lois, la juge Kagan note la plus forte probabilité pour les minorités de voir leurs bulletins rejetés. Reprenant les éléments mis en avant par la Cour d’Appel, elle rappelle que les bulletins des populations hispanique, africaine-américaine et amérindienne ont une probabilité deux fois plus élevée d’être rejetés. Un trompe-l’œil pour le juge de la majorité qui retourne les statistiques à son avantage.

« Manipulation statistique »

Sans remettre en cause les chiffres énoncés par la juge Elena Kagan, le juge Alito précise qu’une politique qui fonctionne pour plus de 98 % de l’électorat, minorités comprises, a peu de chances de rendre un système « inégalement ouvert ».

Dénonçant une utilisation « très trompeuse », le juge s’attarde sur la méthodologie utilisée par la Cour d’Appel pour le 9eCircuit. « La Cour de District a constaté que, parmi les comtés qui ont déclaré des votes hors circonscription lors de l’élection générale de 2016, environ 99 % des électeurs hispaniques, 99 % des électeurs africains-américains et 99 % des électeurs amérindiens qui ont voté le jour de l’élection ont déposé leur bulletin dans la bonne circonscription, tandis qu’environ 99,5 % des électeurs non issus des minorités l’ont fait. Sur la base de ces statistiques, le 9e circuit a conclu que “les électeurs issus des minorités en Arizona ont voté hors circonscription deux fois plus souvent que les électeurs blancs”. Il s’agit précisément du type de manipulation statistique que le juge Easterbrook a critiqué à juste titre, à savoir 1,0 ÷ 0,5 = 2. Bien comprises, les statistiques ne montrent qu’une petite disparité qui ne permet guère de conclure que les processus politiques de l’Arizona ne sont pas ouverts de manière égale. »

Une démonstration à laquelle semble souscrire la juge Kagan elle-même, qui reconnaît dans une note de bas de page être « d’accord avec la majorité pour dire que les “très petites différences” entre les groupes raciaux n’ont pas d’importance. Certaines disparités raciales sont trop faibles pour étayer une conclusion d’inégalité d’accès parce qu’elles ne sont pas statistiquement significatives – c’est-à-dire qu’elles pourraient être le fruit du seul hasard. […] En outre, il peut exister un certain seuil de ce que l’on appelle parfois la “signification pratique” – un niveau d’inégalité qui, même s’il est statistiquement moyen, est tout simplement trop insignifiant pour que le système juridique s’en préoccupe. »

Cependant, si la juge progressiste semble souscrire aux propos de la majorité, elle persiste à voir dans la loi interdisant la collecte de bulletins de vote (House Bill 2023) une disposition discriminatoire.

Querelle postale

« Les faits critiques pour l’évaluation de la loi sur collecte des bulletins de vote ont trait au service postal » nous dit la juge Kagan. Ainsi, elle affirme que la population amérindienne se repose essentiellement sur ces services de collecte compte tenu du manque criant d’accès aux services postaux. Elle souligne l’absence de service public postal de proximité dans les zones rurales d’Arizona, conduisant la population amérindienne à faire jusqu’à deux heures de route pour trouver une boîte aux lettres. Des preuves considérées comme « circonstancielles et anecdotiques » selon le brief de l’administration Biden. Aux remarques de la majorité, qui reprochent l’absence de données statistiques ou de témoignages, la juge Kagan rétorque que l’Arizona n’a jamais compilé de données sur la collecte des bulletins de vote par des tiers.

Des preuves considérées comme « circonstancielles et anecdotiques » selon le brief de l’administration Biden

En réponse, la majorité s’appuie sur les dispositions légales en vigueur concernant le service public postal, notamment l’article 39 U.S.C. §101(b) qui dispose que le service postal doit fournir un maximum de services postaux efficaces et réguliers aux zones rurales, aux communautés et aux petites villes où les bureaux de poste ne sont pas autonomes et qu’aucun petit bureau de poste ne doit être fermé pour la seule raison qu’il est déficitaire. Par conséquent, le juge Alito conclut qu’ « un prétendu manquement du service postal à ses obligations légales dans un endroit particulier ne constitue pas en soi un motif pour annuler une règle de vote qui s’applique à l’ensemble d’un État. »

À l’heure actuelle, il est donc difficile de soutenir l’argument selon lequel la fin du ballot collection nuit considérablement à l’exercice du droit de vote des populations amérindiennes, à fortiori quand, en 2020, le taux de participation de ladite population a augmenté de 12 et 13 % dans les deux réserves les plus importantes. En outre, la House Bill 2023 prévoit des exceptions permettant à un membre de la famille, du foyer ou à un personnel soignant d’apporter un bulletin : une disposition qui demeure plus permissive qu’en AlabamaNevada, ou Pennsylvanie.

Une décision en demi-teinte

L’opinion du juge Alito a laissé un goût amer aux progressistes et pour cause : son cheminement a abouti à mettre davantage la charge de la preuve sur les minorités que sur les États, lesquels n’ont plus vraiment à justifier la modification de leur droit électoral puisqu’invoquer la lutte contre la fraude suffit à opérer des changements qui ont un impact, même marginal, sur l’exercice du droit de vote des minorités. En cela, le juge Alito ne déroge pas à ce qu’il avait écrit dans Abbott v. Perez : « Chaque fois qu’un plaignant prétend qu’une loi étatique a été promulguée avec une intention discriminatoire, la charge de la preuve incombe au plaignant et non à l’État. » Comme l’a souligné la juge Elena Kagan : « Bien sûr, prévenir l’intimidation des électeurs est un intérêt public important. Bien sûr que la prévention de la fraude électorale l’est aussi. Mais ces intérêts sont également faciles à faire valoir sans fondement ou en guise de prétexte dans les cas de discrimination électorale. »

Pour autant, Brnovich v. DNC ne doit pas être vue comme sonnant le glas du Voting Rights Act : si ni l’intention ni la conséquence discriminante n’ont été reconnues en ce qui concerne l’Arizona, la Section 2 du VRA demeure. Peut-on s’attendre à d’autres lois du même acabit ? Oui, assurément. Il est néanmoins encore trop tôt pour tirer des conclusions sur leurs effets.