Texas : quel avenir pour la loi restreignant l’avortement ?

La Cour suprême des États-Unis
La Cour suprême des États-Unis au moment de la décision Whole Woman’s Health v. Hellerstedt, juin 2016 Photo : Adam Fagen

La très impopulaire Senate Bill 8 texane, qui prohibe l’avortement au-delà de 6 semaines, reste pour l’instant en vigueur. Les juges de la Cour suprême des États-Unis ont rendu une décision qui ne se concentre que sur la procédure judiciaire et non sur le fond de l’affaire. Dans le même temps, le gouverneur de la Californie annonce vouloir s’inspirer de cette loi pour empêcher la vente de fusils d’assaut dans son État. Pourtant, aucune de ces deux lois ne semble promise à une longue vie.

Rendue le 10 décembre par la Cour suprême, la décision tant attendue dans l’affaire Whole Woman’s Health v. Jackson a suscité autant d’interrogations que d’incompréhensions. Pour bien saisir l’opinion de la Cour comme les opinions concurrentes et dissidentes des juges, il convient de revenir sur les origines de l’affaire.

Une législation texane inconstitutionnelle

Au cœur du problème : la Senate Bill 8 texane (SB8), entrée en vigueur le 1er septembre. Conçue comme un moyen habile d’esquiver les fourches caudines des tribunaux (elle délègue au grand public le soin de faire appliquer ses dispositions par des recours au civil), cette législation qui interdit le recours à l’IVG au-delà de six semaines fait fi de la jurisprudence Roe v. Wade de 1973, déclarant l’IVG comme un droit constitutionnel.

Retour sur le déroulé des événements. Peu avant l’entrée en vigueur de la SB8, la clinique Whole Woman’s Health a déposé une plainte visant à bloquer l’exécution de cette dernière au moyen d’une injonction. En réponse, la défense a déposé une requête en irrecevabilité, laquelle a été rejetée en cour de district. Elle s’est donc pourvue en appel, appel au terme duquel la Cour d’Appel pour le 5e circuit, réputée pour son inclination conservatrice, a suspendu toutes les procédures entamées par la cour de district. Whole Woman’s Health, qui avait demandé à la Cour suprême d’intervenir d’urgence, a finalement obtenu de celle-ci un « certiorari avant jugement », ce qui a permis ainsi à la plus haute juridiction fédérale de s’emparer de l’affaire sans attendre un jugement en appel.

Cependant, la Cour suprême était appelée à statuer sur une question procédurale et non sur la constitutionnalité de la loi : son rôle se bornait à déterminer si les pétitionnaires (Whole Woman’s Health et autres) peuvent poursuivre une contestation préalable à l’application de la SB8.

Qu’est-ce que « Ex Parte Young » ?

Dans cette affaire, Whole Woman’s Health cherchait à obtenir une injonction contre les juges et les clercs. L’objectif étant d’une part que les juges ne puissent statuer contre les cliniques et d’autre part que les clercs, qui remplissent une mission administrative, ne puissent inscrire au registre (docket, en anglais) les affaires relatives à la SB8. 

Pourquoi cette particularité ? Parce que l’application de la SB8 n’est pas du ressort de l’État, elle est déléguée au grand public, lequel est autorisé à engager des poursuites au civil. Habituellement, quand ce sont les pouvoirs publics qui font appliquer une loi, les plaignants cherchent à obtenir une injonction visant lesdits pouvoirs publics (par exemple le procureur général, Attorney General). Par conséquent, Whole Woman’s Health vise les juges et clercs du Texas puisque ces deux fonctions interviennent dans l’application de la loi. « Les tribunaux fédéraux ont le pouvoir d’enjoindre les personnes chargées de faire appliquer les lois et non les lois elles-mêmes », avait ainsi souligné la Cour en septembre.

Pour bien comprendre l’opinion de la Cour, il faut revenir sur certains éléments cruciaux. L’un de ces éléments est Ex Parte Young, une décision datant de 1908. Dans cette affaire, la Cour suprême avait considéré qu’en dépit de l’immunité souveraine dont disposent les États, la justice fédérale pouvait agir pour empêcher l’exécutif d’un État de faire appliquer une loi en violation du droit constitutionnel fédéral. En effet, selon le principe de l’immunité souveraine, un gouvernement ne peut être poursuivi par une personne privée s’il n’y consent pas. Néanmoins, l’exception d’Ex Parte Young ne s’applique pas ici : si une personne privée peut poursuivre, par exemple, un procureur général, elle ne peut poursuivre les juges et clercs de l’État. Pour la majorité de la Cour, citant ce précédent, « une injonction contre un tribunal d’État ou ses mécanismes serait une violation de l’ensemble du système de notre gouvernement ». Par conséquent, Whole Woman’s Health ne peut poursuivre les juges et clercs de l’État texan afin d’obtenir une injonction à leur égard. Premier revers.

Second écueil pour les juges de la majorité : l’absence de différend entre les plaignants et le personnel de la magistrature. Un point qui découle d’une disposition constitutionnelle (Art. III, Section 2, Clause 1) qui ne permet pas aux cours fédérales d’émettre d’« opinion consultative ». L’existence d’un préjudice, concret ou imminent, est par conséquent indispensable.

Pour le juge Neil Gorsuch, auteur de l’opinion, il n’existe pas de différend « entre un juge qui statue sur des demandes en vertu d’une loi et un plaignant qui attaque la constitutionnalité de la loi ». En réponse à la diatribe de la juge Sotomayor, seule magistrate en désaccord sur ce point, la majorité note : « Dans cette affaire [Shelley v. Kraemer, invoquée par la juge Sotomayor, nldr], les requérants cherchaient simplement à invoquer la Constitution comme moyen de défense contre d’autres parties privées cherchant à faire appliquer une convention restrictive [l’objectif de ces conventions était d’interdire la vente de biens immobiliers à des personnes africaines-américaines, ndlr], tout comme les requérants ici seraient en mesure d’invoquer la Constitution comme moyen de défense dans toute action d’application de la SB8 intentée par d’autres contre eux. »

Enfin, en ce qui concerne la possibilité d’enjoindre le procureur fédéral du Texas, là encore la majorité balaie cette hypothèse d’un revers de main, considérant que ce dernier n’a aucun rôle dans l’application de la SB8. En conclusion, en s’appuyant sur Ex Parte Young, la Cour autorise Whole Woman’s Health à poursuivre seulement les personnes pouvant retirer aux cliniques leur autorisation d’exercer (en l’occurrence, la direction des Texas Medical Board, Texas Board of Nursery, Pharmacy et Human Services). En cela, elle renverse en partie la décision de la cour de district.

La SB8 n’a pas encore gagné

Est-ce une victoire pour la loi texane ? Rien n’est moins sûr. Pour l’instant, la situation reste plus que préoccupante pour toute personne ayant besoin d’une IVG au Texas, puisque la loi reste en vigueur et produit un effet dissuasif certain. Si ce point a été souligné par la juge Sotomayor dans son opinion dissidente, la majorité de la Cour balaie une fois de plus son argument : « Comme l’explique notre jurisprudence, l'”effet dissuasif” associé au fait qu’une loi potentiellement inconstitutionnelle est “en vigueur” ne suffit pas à “justifier l’intervention fédérale” dans une action en justice préalable à la mise en œuvre. Au contraire, cette Cour a toujours exigé la preuve d’un préjudice plus concret […] ».

Si la Cour reconnaît la possibilité pour quiconque de contester la constitutionnalité de la loi, ce point est pour le moins paradoxal, puisque le mécanisme même de SB8 est de se soustraire au contrôle juridictionnel… Un mécanisme pour l’instant plutôt efficace, puisque la Cour affirme que ni le procureur général du Texas ni les juges et clercs de l’État ne peuvent faire l’objet d’une injonction. Bien qu’elle autorise Whole Woman’s Health à poursuivre son recours, elle semble également donner un blanc-seing aux États, lesquels ne manquent pas de s’inspirer de ce type de législation. Dernier exemple en date : la Californie.

La Californie et le contrôle des armes en embuscade

Résumons : Whole Woman’s Health peut poursuivre la direction de certaines entités publiques puisqu’elles peuvent légalement retirer le droit d’exercer aux cliniques qui viendraient à être reconnues coupables d’avoir enfreint la SB8. En d’autres termes, une rédaction plus subtile de la loi aurait pu contourner cette possibilité, renvoyant la seule possibilité d’un contrôle de constitutionnalité à une affaire entre une personne ayant prêté concours à une IVG et un « chasseur de primes ».

Dans le même temps, le gouverneur démocrate de Californie, Gavin Newsom, vient d’annoncer vouloir s’inspirer de la SB8 pour interdire toute vente de fusils d’assaut dans son État, remarquable pied-de-nez dirigé à l’endroit des juges de la Cour suprême. Toutefois, outre les questions de constitutionnalité relatives respectivement au droit de posséder des armes et au droit à l’IVG, le mécanisme de la SB8, aussi ingénieux soit-il, pourrait irrémédiablement se heurter à la question de l’intérêt à agir, dont le point primordial est celui de l’existence d’un préjudice (injury in fact).

De quel préjudice pourraient se prévaloir les plaignants ? Lors des plaidoiries, le représentant du Texas, Judd Stone, avait évoqué l’« indignation » (outrage injury), ce qui n’avait pas manqué de laisser le juge Thomas, pourtant très conservateur, particulièrement dubitatif… Pour l’instant, la question demeure et n’échappe pas à la Cour suprême : « Nous ne déterminons pas non plus si un plaignant particulier […] possède un intérêt à agir en vertu des doctrines de justiciabilité des États » note ainsi le juge Gorsuch dans une note de bas de page. Comme un air de plaisanterie macabre qui s’éternise…