La Cour suprême des États-Unis : une institution partisane ?

The Roberts Court, April 23, 2021 Seated from left to right: Justices Samuel A. Alito, Jr. and Clarence Thomas, Chief Justice John G. Roberts, Jr., and Justices Stephen G. Breyer and Sonia Sotomayor Standing from left to right: Justices Brett M. Kavanaugh, Elena Kagan, Neil M. Gorsuch, and Amy Coney Barrett. Photograph by Fred Schilling, Collection of the Supreme Court of the United States

La Cour suprême des États-Unis ne serait-elle qu’un organe politique parmi d’autres ? Une législature « en robes » ? Trois des neuf juges de la plus haute cour du pays s’activent publiquement pour défendre la légitimité d’une institution au cœur de vives polémiques après un suite de décisions controversées et à l’aube de décisions cruciales sur les armes et l’avortement.

C’est au doyen de la Cour qu’est revenu le privilège d’entrer dans l’arène. Stephen Breyer a entamé son 83e printemps en remontant sur la scène littéraire avec la publication de The Authority of the Court and the Perils of Politics, un opuscule d’à peine cent pages. Il n’en faut guère plus pour l’octogénaire, soucieux de rappeler que l’hétérogénéité de la Cour suprême des États-Unis s’exprime davantage par une opposition d’ordre philosophique plutôt que politique. Un point que le magistrat itinérant a martelé à de nombreuses reprises lors de sa tournée et qui lui a valu quelques animosités : pour le juge, la récente décision relative à la loi texane sur l’avortement est certes « très mauvaise », mais elle est selon lui dénuée de toute motivation politique. Une opération de réhabilitation de la Cour menée tambour battant et sans réelle délicatesse.

Les juges Clarence Thomas et Amy Coney Barrett lui ont depuis emboîté le pas, montant sur l’estrade pour défendre la légitimité de la Cour, attaquée de toutes parts à la suite de plusieurs décisions particulièrement décriées.

Faire preuve d’une « hyper vigilance »

La cadette de la Cour, Amy Coney Barrett, a eu beau dire que les juges doivent être « hyper vigilants pour s’assurer qu’ils ne laissent pas leurs préjugés personnels s’immiscer dans leurs décisions », son apparition aux côtés du leader de la minorité républicaine au Sénat Mitch McConnell a été perçue comme une auto-contradiction majeure. S’exprimant au micro du McConnell Center de l’Université de Louisville, elle a été introduite par le briscard du GOP en personne, un moment qui ne fut pas sans rappeler les événements survenus presque un an jour pour jour : celui qui était alors le leader la majorité républicaine au Sénat avait alors entrepris de remplacer au plus vite feu la juge Ginsburg. Quatre ans plus tôt, le même sénateur McConnell avait refusé d’auditionner le juge Merrick Garland (actuel Attorney General des États-Unis) à la suite du décès inattendu du juge Scalia au motif que 2016 était une année d’élection. Il devient dès lors très délicat de parvenir à être audible et à défendre l’idée selon laquelle la Cour suprême serait impartiale tout en s’affichant aux côtés de celui à qui l’on doit sa confirmation…

La juge a pourtant tenu à insister sur le fait que « dire que le raisonnement de la Cour est imparfait est différent de dire que la Cour agit de façon partisane ». Pour l’ex-professeure de droit à l’Université Notre Dame comme pour le juge Stephen Breyer, il convient de distinguer philosophies judiciaires et partis politiques. Un argument également repris par le juge Clarence Thomas à l’endroit même où a étudié et enseigné la juge Barrett.

L’image écornée de la Cour

Pour ce juge habituellement connu sa taciturnité et son tempérament conservateur, l’image partisane de la Cour est directement imputable aux médias, qui selon lui tombent trop facilement dans un schéma binaire qui oppose Parti républicain et Parti démocrate : « Je pense que les médias donnent l’impression que vous vous orientez toujours en fonction de vos préférences personnelles. Si vous êtes personnellement opposé à l’avortement, ils pensent que c’est toujours ce qui en ressortira ». 

L’exemple est pour le moins frappant puisque le juge Thomas est sans nul doute l’opposant le plus acharné à la jurisprudence Roe v. Wade de 1973 qui consacre un droit constitutionnel à l’interruption volontaire de grossesse. Rappelons que cette décision historique de 1973 s’appuie sur une décision prononcée huit ans plus tôt. Dans Griswold v. Connecticut, la Cour suprême avait invalidé une loi interdisant le recours à la contraception, considérant que plusieurs amendements de la Constitution créent un droit à la vie privée dans les relations conjugales. Une hérésie pour le juge Thomas, qui interprète la Constitution selon le sens qu’elle avait au moment de sa ratification (originalisme). « L’idée selon laquelle les auteurs du quatorzième amendement ont sous-entendu que la clause de procédure régulière protégeait le droit à l’avortement est grotesque » affirmait-il ainsi l’an dernier dans une opinion dissidente : une animadversion difficilement séparable de sa foi catholique affirmée.

Si cette apparition soudaine des juges de la plus haute juridiction des États-Unis peut surprendre, elle ne semble en rien être un hasard du calendrier : les neuf sages vont reprendre leurs dossiers et les prochaines affaires sont particulièrement brûlantes. Entre 2e amendement (NYSRPA v. Bruen) et avortement (Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization), la légitimité de l’institution pourrait à nouveau être mise à mal. Dans un contexte de forte polarisation politique, les juges semblent prendre conscience, bien que tardivement, que l’image de la Cour s’étiole au fil des polémiques. Un étiolement progressif qui inspire au juge Thomas une métaphore, évoquant une « voiture à trois roues ».

Un tournant à droite ? 

En dépit d’une large majorité dite « conservatrice » (6 – 3), les décisions de la Cour continuent à être prises à l’unanimité pour 43 % d’entre-elles. Statistiquement, seules 36 % des décisions s’illustrent par une division entre juges du camp « conservateur » et du camp « progressiste » ou à 5-4, avec un « juge-pivot » rejoignant les juges Breyer, Sotomayor et Kagan. Pourtant, les dernières décisions en date (et en particulier celles du shadow docket) ont attisé les ressentiments vis-à-vis de la Cour : bien que votée à l’unanimité, l’opinion de la Cour dans Fulton v. Philadelphia a été perçue publiquement comme consacrant un droit religieux à discriminer les personnes LGBTQI+. De même, la décision attendue dans Brnovich v. DNC a été interprétée comme une estafilade portée au Voting Rights Act de 1965. Quant à Terry v. United States, la décision de la Cour a suscité l’émotion après un refus à l’unanimité d’un aménagement de peine, une décision pourtant conforme en tous points aux dispositions du texte visé dans l’affaire. Enfin, les deux dernières décisions d’urgence — au sujet du moratoire et de la Senate Bill 8 texane relative à l’avortement — ont achevé la réputation de la Cour et redonné de l’écho à une opposition politique qui réclame un « court-packing » (augmenter le nombre de juges) ou, à minima, l’instauration d’un mandat d’une durée fixe. Rappelons qu’à l’heure actuelle, les juges qui siègent au niveau fédéral siègent « à vie », et ce conformément à l’interprétation retenue de l’Article III, Section 1 de la Constitution, qui dispose que les juges siégeront “during good behavior“. L’avenir proche de la Cour pourrait donc exercer une influence considérable sur la respectabilité accordée à l’institution. À l’heure où nombre d’esprits sont préparés à un renversement du précédent Roe et où l’on craint une extension de la jurisprudence Heller relative au port d’armes, le statu quo apparaît comme la solution la plus raisonnable pour préserver à la fois la légitimité de la Cour comme la stabilité du droit. Pour l’instant, parmi les juges nommés par le Parti républicain, seul le Chief Justice John Roberts consent à appliquer la règle du précédent (stare decisis) à cette fin, bien qu’il soit opposé au raisonnement qui sous-tend la célèbre décision de 1973.

Une Cour partisane ?

Les juges pourront bien jurer la main sur le cœur faire preuve d’impartialité, la réalité dévoile un tout autre visage. Pour autant, il serait tout aussi incorrect d’y voir une Cour entièrement partiale ou pire, une troisième chambre législative, surplombant les deux autres. On accordera à la juge Amy Coney Barrett qu’il convient de faire la distinction entre théorie interprétative et positionnement politique, car cela constitue une grille d’analyse autrement plus fine. Néanmoins, le second subordonne allègrement la première : une juge politiquement conservatrice comme la juge Barrett a naturellement une appétence pour l’approche interprétative dite « originaliste » (qui interprète la Constitution à l’aune du sens qu’elle avait lorsqu’elle a été ratifiée). A contrario, un juge tel que le juge Breyer, proche de l’approche dite « organiste » (ou living constitutionalism), pour qui la Constitution est un texte dont le sens évolue avec la société, sera politiquement plus « progressiste ».

Pour conclure, rappelons que dans un ouvrage paru en 1993 (The Supreme Court and the Attitudinal Model), les professeurs Harold J. Spaeth et Jeffrey A. Segal avaient analysé le facteur d’influence que représentent les préférences idéologiques des juges dans l’élaboration de leurs décisions. Pour autant, si les juges ne sauraient être des parangons d’impartialité, il convient de noter que le droit lui-même est intrinsèquement politique : il n’est en effet rien d’autre que la matérialisation des préférences idéologiques du pouvoir législatif. Le juge William Douglas disait d’ailleurs que « le droit peut être considéré comme une couverture permettant de mettre en œuvre les préférences de ceux qui sont au pouvoir ». L’impartialité de la Cour repose par conséquent d’abord et avant tout sur les compétences du corps législatif, à qui il revient d’écrire le droit de manière claire pour ne laisser que peu de place à l’interprétation des juges.