Le 15 novembre 2022, une délégation du département d’État étasunien posait les pieds à La Havane. Était-ce l’amorce d’une accalmie entre les gouvernements des deux pays ? Selon Salim Lamrani, Maître de conférences à l’Université de La Réunion et auteur de plusieurs ouvrages sur l’embargo contre Cuba, aucun signe de réchauffement ne transparaît dans cet événement. À travers un retour historique sur les relations entre Cuba et les États-Unis, il offre une perspective sur l’agenda de déstabilisation à l’encontre de l’île, auquel une simple visite diplomatique ne mettra pas fin. Entretien réalisé par Maïlys Khider, journaliste et autrice de Médecins cubains : les armées de la paix (LGM éditions, 2021).
LVSL – Depuis quand et de quelles manières les États-Unis tentent-ils d’imposer leur domination sur Cuba, et de s’approprier l’île ?
Salim Lamrani – Le président des États-Unis Thomas Jefferson a souligné en 1805 l’importance stratégique de Cuba et a insisté sur le fait que tôt ou tard, cette île devrait intégrer l’Union américaine. La conquête serait facile, disait-il. Quelques années plus tard, en 1823, le secrétaire d’Etat John Quincy Adams a élaboré la théorie du « fruit mûr », selon laquelle il existait des lois de gravitation physique et politique et qu’avec le temps, tôt ou tard, Cuba finirait par tomber dans l’escarcelle étasunienne. Mais à l’époque, les conditions n’étaient pas réunies, et il fallait attendre le moment venu pour s’emparer de cette île à l’importance géostratégique.
Durant le XIXè siècle, les États-Unis ont essayé à pas moins de six reprises d’acheter Cuba à l’Espagne. La dernière offre était celle du président Pierce – à 130 millions de dollars – qui avait été rejetée par l’Espagne. Par la suite, la guerre d’indépendance cubaine débute en 1868 sous l’égide du « père de la patrie » Carlos Manuel de Céspedes. Elle dure dix ans et se solde par un échec dû notamment aux divisions au sein des différentes factions en faveur de l’émancipation. Quelle a été la position des États-Unis durant cette guerre ? Un soutien résolu, politique et militaire, à l’Espagne.
Washington était opposé à l’avènement d’une République cubaine, par crainte de voir l’émergence d’un nouvel Haïti, après la révolution menée sous l’égide de Toussaint Louverture. En 1878, la guerre d’indépendance échoue et débouche sur la signature du pacte de Zanjón, qui ne donne pas son indépendance à Cuba.
LVSL – En 1898, Cuba arrache son indépendance à l’Espagne après une guerre de plus de trois ans. Quelle a été la réaction des États-Unis ?
SL – José Martí, qui avait analysé en détails les raisons de l’échec de la première guerre d’indépendance, avait compris que la priorité pour pouvoir obtenir l’émancipation était de fédérer toutes les forces indépendantistes au sein d’une même structure. C’est la raison pour laquelle il a créé en 1891 le Parti révolutionnaire cubain, dont l’actuel parti communiste est le descendant.
Le premier président de la Cuba dite « indépendante » (de l’Espagne) a vécu trente ans aux États-Unis, possédait la citoyenneté étasunienne et a déclaré que le futur politique et moral de Cuba dépendait de ses liens avec ce pays
En 1895, José Marti qui a réussi à réunir les différents groupes, lance la guerre. Elle dure trois ans et les Cubains remportent la victoire. Au moment où les indépendantistes étaient sur le point de cueillir les fruits d’années de lutte, les États-Unis décident d’intervenir militairement et occupe l’île en 1898, ruinant efforts et sacrifices qui avaient été réalisés. Leur souhait est d’intégrer Cuba à leur union.
Ils organisent alors un simulacre d’élections. Une assemblée constituante est nommée. Lorsqu’elle rédige le texte constitutif de la nation, les États-Unis imposent par la force l’amendement Platt qui stipule entre autres qu’ils peuvent intervenir à tout moment dans les affaires internes de Cuba. Ils occupent une partie du territoire, la célèbre base de Guantánamo, toujours sous leur joug aujourd’hui. L’un des articles du texte établit que la République cubaine ne peut signer aucun accord de quelque type que ce soit sans l’autorisation des États-Unis, y compris un simple traité d’amitié.
Il y a eu un débat virulent au sein de l’Assemblée constituante car l’amendement Platt allait réduire en miettes toute aspiration à la souveraineté. Mais finalement, les Cubains ont décidé à une courte majorité – 16 voix contre 11 – d’adopter l’amendement en avançant qu’une République imparfaite, néocoloniale était préférable à son absence. Leonard Wood, le gouverneur des États-Unis à Cuba, avait écrit dans une missive à ses supérieurs « il est évident qu’il n’y a aucune indépendance laissée à Cuba avec l’amendement Platt ». Telle était la réalité de Cuba tel que le pays existait en 1901.
LVSL – Comment s’est concrètement manifestée la mainmise des États-Unis sur Cuba après la guerre ?
SL – Le premier président de la Cuba dite « indépendante » (de l’Espagne), Tómas Estrada Palma (1902-1906), a vécu trente ans aux États-Unis, possédait la citoyenneté étasunienne et a déclaré que le futur politique et moral de Cuba dépendait de ses liens avec ce pays ! C’était un annexionniste convaincu. Il ne représentait pas la volonté majoritaire des Cubains, qui visait à obtenir la souveraineté pleine et entière. Très rapidement, dès le début du XXè siècle, les États-Unis ont fait usage de l’amendement Platt en intervenant militairement dès lors que leurs intérêts étaient menacés, ou qu’ils constataient des troubles politiques. Ils sont intervenus en 1906, en 1912, 1917, et une nouvelle fois en 1924, faisant de la Cuba de l’époque une République sous influence, tributaire de la volonté du puissant voisin.
Parfaite illustration des relations entre les deux pays : en 1920, le président Woodrow Wilson envoie à Cuba un émissaire spécial appelé Enoch Crowder, sans en informer le président de l’époque Mario García Menocal. Lorsque celui-ci apprend la présence de l’envoyé spécial, il transmet un courrier diplomatique à Wilson pour lui signifier son étonnement. Quelle a été la réponse de ce dernier ? Je la cite : « Le président des États-Unis n’a pas besoin d’autorisation du président de Cuba pour envoyer un représentant spécial dans l’île ». Sous la Cuba néocoloniale, le premier magistrat de la nation était insulté par écrit par son homologue étasunien.
En 1933, lorsque la population cubaine se révolte contre la dictature de Gerardo Machado, les États-Unis empêchent l’accès à l’indépendance véritable par le biais de leur ambassadeur de l’époque, Sumner Welles. Il conspire avec une figure émergente de l’histoire de Cuba, un sergent qui devient en l’espace de quelques jours colonel et occupera par la suite la scène politique pendant près de 30 ans : Fulgencio Batista.
LVSL – Quel contexte a permis à Fulgencio Batista de se hisser au sommet du pouvoir ?
SL – Fulgencio Batista s’est d’abord présenté au peuple comme le défenseur des aspirations des Cubains à la souveraineté et à davantage de justice sociale. Puis il a trahi son engagement en mettant un terme à cette révolution de 1933. Dans ce but, il s’est fait complice des États-Unis pour renverser le gouvernement de Ramón Grau San Martín. Au même moment, les États-Unis changent de doctrine. Ils se rendent compte que l’amendement Platt est obsolète et coûteux politiquement, car il suscite l’hostilité des Cubains et de toute l’Amérique latine. La doctrine est alors modifiée et s’appuie non plus sur un texte, mais sur un homme qui défendrait les intérêts des États-Unis dans l’île. Fulgencio Batista gouverne en coulisses jusqu’en 1940. Plusieurs présidents se succèdent, jusqu’à l’élection de Batista. Il gouverne durant quatre ans.
En 1944 se succèdent deux gouvernements gangrénés par la corruption. La violence politique est omniprésente. La figure qui représente à cette époque les aspirations populaires, Eduardo Chibás, n’a pas vécu pas assez longtemps pour pouvoir mener à bien le projet du Parti orthodoxe qu’il dirige, et compte parmi ses membres un certain Fidel Castro. En 1952, à quelques mois de l’élection présidentielle qui allait porter au pouvoir ce parti, Batista orchestre un coup d’État militaire et met en place une dictature. Qu’ont fait les États-Unis ? Ils ont reconnu au bout de quelques semaines son gouvernement et l’ont soutenu politiquement et militairement jusqu’aux ultimes instants de décembre 1958, à la veille de la Révolution.
LVSL – L’opposition des États-Unis à Fidel Castro et ses compagnons prend racine avant la Révolution. Cela discrédite-t-il les arguments employés par les États-Unis pour s’opposer au gouvernement cubain ?
SL – La fameuse attaque à la caserne Moncada le 26 juillet 1953 par Fidel Castro et ses compagnons est un échec opérationnel, mais une grande victoire politique. Fidel Castro est par la suite emprisonné. Après avoir purgé sa peine, il lance une guerre de guérilla depuis le Mexique. Celle-ci dure 25 mois, de décembre 1956 à décembre 1958. Durant toute la guerre insurrectionnelle, les États-Unis apportent leur soutien résolu à la dictature de Fulgencio Batista.
Lorsque l’administration Eisenhower impose les premières sanctions économiques en juin 1960, elle les présente comme réaction aux expropriations opérées par le gouvernement révolutionnaire. Or, il s’agit là d’une mesure reconnue par le droit international public.
L’opposition au mouvement du 26 juillet a débuté bien avant l’avènement de la révolution cubaine. C’est la raison pour laquelle le cadre de la guerre froide, qui a servi d’argument aux États-Unis pour vilipender Cuba, ne permet pas à lui seul de justifier ou d’expliquer le conflit entre Washington et La Havane. Le 23 décembre 1958 – une semaine avant la victoire de la révolution cubaine -, lors d’une réunion du conseil de sécurité nationale des États-Unis, Allen Dulles, directeur de la CIA, déclare qu’il faut empêcher la victoire de Castro. A l’époque, il n’y avait aucun lien entre le mouvement 26 juillet et l’Union soviétique.
Dès les premiers instants qui suivent la prise de pouvoir du gouvernement révolutionnaire en 1959, les États-Unis expriment leur désaccord. Ils ouvrent leurs portes aux héritiers de l’Ancien régime – fussent-ils d’ex-tortionnaires ou assassins. Ils refusent d’extrader les responsables de crimes de sang. Cela donne une base juridique aux Cubains pour demander la dévolution de la base navale de Guantánamo. Dans le texte qui régit son occupation, il est spécifié que les États-Unis doivent accéder à toutes les requêtes d’extradition formulées par La Havane.
Au lieu de cela, les États-Unis lancent une campagne politique et médiatique contre la justice révolutionnaire. En 1959, Fidel Castro dès son premier discours à Santiago de Cuba avait affirmé que les responsables de crimes de sang seraient punis par les tribunaux révolutionnaires pour éviter les règlements de compte. Pour ne pas en passer par ce que nous avons connu en France à la libération – 10 000 exécutions en 1945, dont 9000 extra judiciaires. Le gouvernement étasunien dans ces documents secrets reconnaît que dans n’importe quel autre pays, les personnes passées par les tribunaux révolutionnaires auraient subi le même sort avec des accusations similaires.
LVSL – Comment les États-Unis ont-ils justifié leur politique d’oppression et les sanctions économiques mises en place à partir de 1960 contre Cuba ?
La rhétorique diplomatique justifiant l’hostilité vis-à-vis de La Havane fluctue au fil des ans. Lorsque l’administration Eisenhower impose les premières sanctions économiques en juin 1960, elle les présente comme réaction au processus de nationalisation et d’expropriation opéré par le gouvernement révolutionnaire. Or, il s’agit là d’une mesure bien reconnue de droit international public. Non pas de confiscations, comme cela s’est déroulé en URSS en 1917.
Les nationalisations cubaines impliquaient une indemnisation. Elle devait être basée sur les déclarations fiscales des multinationales étasuniennes, entre autres. Or, celles-ci, pour évader l’impôt et piller la richesse du pays, déclaraient une valeur qui couvrait à peine 20% de leurs revenus. Les États-Unis exigent un paiement immédiat, effectif et juste. Cuba ne peut pas payer car l’Ancien régime avait vidé les réserves de la banque centrale avant de s’exiler aux États-Unis, soit 424 millions de dollars.
Ceux-ci exigeaient un paiement en dollars – Cuba n’en avait pas – et au prix qu’ils avaient demandé. Or, le droit international stipule que c’est à l’État nationalisateur de décider des conditions. En réalité, les pertes étasuniennes à Cuba représentaient à peu près 800 millions de dollars. Ce qui est une somme importante mais modeste par rapport à l’économie d’un pays comme les États-Unis.
Cuba a signé des mémorandums d’accord avec tous les autres pays occidentaux affectés par ces mesures : la France, l’Italie, l’Espagne, le Royaume-Uni, etc. Seuls les États-Unis ont refusé. Quelle était la menace représentée par Cuba ? Pas tant les nationalisations car un pays comme les États-Unis pouvait se permettre une perte de 800 millions de dollars. Le danger – si l’on écoute les hauts fonctionnaires et stratèges étasuniens – c’était la menace de l’exemple donné par Cuba.
C’était un possible effet de contagion sur les autres États du continent. Rendez-vous compte de ce que symbolisait une petite île de six millions d’habitants située à une centaine de kilomètres des côtes étasuniennes, colonisée par l’Espagne jusqu’en 1898, mono-productrice et mono-exportatrice, qui lance un processus de réforme agraire… d’où les sanctions immédiates dès juillet 1960, quand Washington a supprimé la quote-part sucrière, principale source de revenus du pays.
LVSL – Entre 1970 et 1990, le discours étasunien a évolué, et de nouveaux motifs sont venus justifier les sanctions…
SL – Kennedy arrive au pouvoir deux années plus tard et fait peser des sanctions économiques totales, avançant que l’alliance avec l’Union soviétique est inacceptable. Or, les États-Unis ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour amener Cuba à s’allier avec Moscou. Cuba dès le départ a souhaité maintenir les relations avec les États-Unis, basées sur la symétrie, la réciprocité, la non ingérence. Lorsque les États-Unis découvrent que Cuba essaie d’acquérir des armes auprès des alliés latinoaméricains, ils font pression pour que la seule alternative pour La Havane soit l’Union soviétique et ainsi pouvoir justifier leur politique.
Dans les années 70 et 80, les États-Unis ont brandi un nouvel argument pour s’opposer à la normalisation des relations avec Cuba : le soutien apporté par La Havane aux mouvements révolutionnaires et indépendantistes. Puis, lorsqu’en 1989 le mur de Berlin s’est effondré et l’Union soviétique désintégrée, Cuba s’est retrouvée dans la pire crise économique de son histoire, avec une perte de 85% de son commerce extérieur, un produit intérieur brut (PIB) qui a chuté de 30 points, un taux de consommation calorique par habitant divisé par deux, une économie paralysée. Les États-Unis en profitent pour voter la loi Torricelli, qui stipule que toute entreprise étrangère qui importe de la marchandise à Cuba se verra interdire pendant six mois l’entrée dans les ports étasuniens… Cuba avait besoin de nouveaux partenaires, Torricelli aurait pu être le coup de grâce.
Obama a fait bien plus que n’importe lequel de ses prédécesseurs. Mais il a fait bien moins que ce qu’il aurait pu en tant que détenteur du pouvoir exécutif. Il pouvait parfaitement démanteler 90% des sanctions économiques
Quatre années plus tard, sous l’administration du libéral Bill Clinton, une nouvelle loi est promulguée : Helms Burton. C’est une aberration juridique en raison de son caractère extraterritorial. Ses mesures s’appliquent au monde entier. Elle sanctionne les entreprises étrangères qui investissent dans des propriétés nationalisées dans les années 60 ayant appartenu à des citoyens étasuniens.
LVSL – George W.Bush est élu président des États-Unis en 2000. Malgré une respiration due à l’arrivée au pouvoir d’un allié de Cuba, Hugo Chavez, au Venezuela, Bush a tout fait pour continuer d’étouffer l’île…
SL – En 2004, l’administration Bush crée une commission d’assistance à une Cuba libre, qui adopte de nouvelles sanctions. La principale est celle qui a affecté les familles. De 2004 à 2009, les Cubains des États-Unis ne pouvaient se rendre que deux semaines tous les trois ans dans leur pays d’origine, à condition d’avoir un membre direct de leur famille sur place, selon un définition spécifique de la famille qui ne s’applique qu’à eux (elle concerne les enfants, les parents, le mari, l’épouse, etc). Les Cubains qui avaient une tante à Cuba par exemple ne pouvaient plus s’y rendre.
De la même manière, le président Bush, par le biais de cette commission, a limité à 100 dollars par mois l’aide qu’il était possible d’apporter à un membre de la famille, à condition qu’il ne soit ni fonctionnaire du ministère de l’Intérieur, ni fonctionnaire des forces armées, ni membre du Parti Communiste cubain. Limiter le montant des remesas (envois d’argent), asséchait l’une des premières sources de revenus du pays. La première, ce sont les services médicaux que Cuba exporte, la deuxième les remesas, puis le tourisme.
LVSL – Barack Obama est dépeint comme un allié de Cuba. A-t-il (temporairement) levé la chape de plomb qui pèse sur le pays ?
SL – Barack Obama a flexibilisé quelque peu les mesures prises par Bush. Il a notamment annulé les restrictions liées aux visites familiales. Je diviserais la présidence d’Obama en deux parties : la première va de 2009 à 2014. L’administration qui a octroyé les sanctions financières les plus lourdes en raison de liens avec Cuba, a été celle du premier mandat d’Obama. BNP Paribas a été sanctionnée à hauteur de 7,9 milliards de dollars, alors qu’elle n’a pas violé le droit français, européen ou la législation internationale. Quel a été son crime ? D’avoir réalisé des transactions en dollars avec Cuba. Le Crédit agricole a, lui, été sanctionné à hauteur de 686 millions de dollars.
Obama réalise alors qu’il est isolé sur le plan diplomatique. Sur le continent américain en 2014, le seul pays à ne pas avoir de relations diplomatiques et commerciales avec Cuba, ce sont les États-Unis. Face aux critiques venues de toutes parts, ils opèrent un changement tactique. L’objectif d’Obama a été le même que celui de Bush, que celui de Clinton, de Reagan, de Carter, etc, c’est-à-dire ramener Cuba dans le giron étasunien. Seules les modalités étaient différentes. Obama s’est rendu compte que la politique d’agression, de contrainte et de menace ne fonctionnait pas.
Son calcul a été, par son influence, de convaincre les Cubains que le modèle de société étasunien était le meilleur. Et je crois qu’Obama a commis une erreur d’analyse qui est propre aux anglos axons qui méconnaissent la réalité latinoaméricaine. À Cuba, tous les Cubains savent que le niveau de vie matériel aux États-Unis est supérieur à celui de leur île. Donc lorsqu’un Cubain émigre aux États-Unis, il n’est pas surpris par ce qu’il découvre ; il sait également que là-bas, le système de santé et d’éducation est différent. En revanche, lorsque les Étasuniens vont à Cuba, l’immense majorité sont extrêmement surpris par ce qu’ils découvrent. Ils s’attendent à arriver dans l’antichambre de l’enfer (c’est comme ça que l’île est présentée depuis six décennies).
Ils découvrent une population éduquée, avec une sécurité, un accès universel à la santé, à l’enseignement, où les enfants sont protégés. Donc, la bataille idéologique qu’espérait gagner Obama partait d’un postulat qui était faux, c’est-à-dire croire que les Cubains aspiraient à adopter leur modèle économique, alors qu’ils souhaitent conserver leurs acquis et à améliorer leur niveau de vie, sans renoncer à la souveraineté nationale.
Obama a adopté deux mesures constructives. Il a fait bien plus que n’importe lequel de ses prédécesseurs. Mais il a fait bien moins que ce qu’il aurait pu en tant que détenteur du pouvoir exécutif. Il pouvait parfaitement démanteler 90% des sanctions économiques. Il ne pouvait pas permettre à Cuba d’acheter des produits étasuniens dans des filiales étasuniennes installées à l’étranger, par exemple acheter des voitures Ford au Panama. Mais il pouvait autoriser Cuba à acheter des voitures Ford à Miami. De la même manière, il ne pouvait pas permettre à Cuba d’acheter des matières premières alimentaires à crédit. mais pouvait autoriser l’achat de produits non alimentaires à crédit.
Le président ne peut pas permettre aux entreprises étrangères d’investir sur des terres ayant été nationalisées et ayant appartenu à des citoyens étasuniens. Mais il peut permettre aux investisseurs étasuniens d’investir partout ailleurs. Il n’y a donc pas eu de cohérence entre la rhétorique d’Obama qui a appelé le Congrès à lever les sanctions, et son attitude au vu des prérogatives dont il n’a pas fait usage.
LVSL – Quelle position a adoptée Donald Trump et quelles perspectives ouvre la présidence de Joe Biden ?
SL – Donald Trump a opéré un revirement vis-à-vis de la politique d’Obama. Il a introduit pas moins de 242 mesures coercitives contre les Cubains. Il est revenu à la politique anachronique, cruelle et illégale d’agression et de coercition économique. En pleine pandémie de Covid, Trump a imposé des sanctions qui ont empêché les Cubains d’acheter des appareils vitaux pour la santé de leur population. Quelle a été la réalité du gouvernement Trump ? Il s’en est pris aux missions médicales cubaines, menaçant et amenant certains pays à rompre les contrats ou projets de contrats. Il s’en est pris aux remesas en les limitant à 100 dollars par mois. Il s’en est pris au secteur touristique.
Un dernier mot sur Joe Biden, qui lors de sa campagne s’était engagé à revenir à la politique d’Obama. Nous sommes à mi-mandat et la seule chose qu’il ait faite est de débuter un dialogue migratoire afin de rouvrir les représentations diplomatiques consulaires à La Havane, qui avaient été fermées par Trump. Un Cubain qui souhaitait effectuer une visite familiale aux États-Unis devait se rendre dans un autre pays pour faire une demande de visa, sans avoir la garantie de l’obtenir. C’est comme si on demandait à un Français qui souhaite se rendre aux États-Unis d’aller en Turquie ou en Chine pour le demander.
Le conflit dans lequel Washington place La Havane est asymétrique et unilatéral. Les États-Unis sont incapables d’accepter la réalité d’une Cuba souveraine, avec un modèle politique spécifique et un système socio-économique différent du leur. Toute la rhétorique que l’on entend de la part de l’administration étasunienne relayée par la presse ne résiste pas à l’analyse factuelle. L’indépendance et la répartition équitable des richesses, c’est cela que n’acceptent pas les États-Unis.