En Argentine, des « gilets jaunes » défilent contre les réformes néolibérales de Macri

Photo publiée sur le compte Instagram “Chalecos Amarillos Arg”

Depuis l’acte I des Gilets Jaunes, plusieurs pays ont vu émerger des mouvements populaires apparemment similaires sur leurs territoires respectifs. Ainsi tantôt yellow jackets, tantôt chalecos amarillos, des manifestations de gilets jaunes se produisent régulièrement en Hongrie, en Bulgarie, en Pologne, en Allemagne, au Portugal, en Belgique, au Royaume-Uni, aux Pays Bas, en Israël et tout dernièrement en Argentine. Les gilets jaunes argentins défilent contre les réformes néolibérales du gouvernement de Mauricio Macri, qui ont plongé les secteurs populaires dans une crise sociale majeure.


Chaque mouvement est si particulier que l’on ne devrait pas parler d’un mouvement mais plutôt de mouvements : les gilets jaunes israéliens qui réclament le départ de Netanyahou, non pas en raison de l’injustice fiscale ou des mauvaises conditions de vie mais en raison de la corruption gouvernementale, n’ont pas grand-chose à voir avec les gilets jaunes français par exemple, si ce n’est le fait qu’ils arborent un de ces gilets à présent devenus le symbole d’un mécontentement.

De l’autre côté de l’Atlantique, en Argentine, un groupe de plus en plus massif de gilets jaunes se réunit en face du parlement argentin tous les samedis à partir de 18h, depuis plus d’un mois. Si pour le moment il ne s’agit que de quelques centaines de personnes qui manifestent le gilet sur le dos, leur page Facebook, Chalecos Amarillos de Argentina, compte déjà plus de 9000 abonnés. L’exemple français y est mis en avant, une photo de gilets jaunes face à l’Arc de Triomphe a été mise en guise de couverture. L’idée de lancer cette initiative est apparue au cours de manifestations populaires contre les tarifazos, terme qui désigne la hausse vertigineuse des prix des services publics en Argentine. Depuis l’accession au pouvoir du très libéral Mauricio Macri en 2015, le prix du gaz a augmenté de 930%, celui de l’eau courante de 638% et celui de l’électricité de 920% (source : BBC). Tout cela se produit dans un contexte de crise économique auquel s’ajoute une inflation de l’ordre de presque 50% pour la seule année 2018. Ces manifestations rappellent celles de l’année 2001, lorsque le pays a fait face à la pire crise bancaire de son histoire, qui s’est soldée par une profonde récession et le départ du président Fernando De la Rua en hélicoptère. A cette époque comme aujourd’hui des milliers d’Argentins défilaient dans la rue, généralement en dehors de toute structure syndicale ou politique -même si elles n’ont cessé d’accompagner le mouvement- pour réclamer le départ de leurs dirigeants. Le caractère désorganisé de ces manifestations a constitué un terrain favorable pour qu’un mouvement tel que celui des gilets jaunes français puisse être importé dans ce pays. Cependant les processus historiques sont uniques, irreproductibles et ne peuvent pas être copiés tels quels à n’importe quel endroit ni à n’importe quel moment. C’est la raison pour laquelle derrière les similitudes apparentes entre les mouvements français et argentins se cachent des différences majeures qui sont le reflet des différences structurelles entre ces deux sociétés. C’est à ce stade que l’intérêt de la comparaison prend tout son sens [1]. Alors qu’en France, le mouvement des gilets jaunes peut se lire comme le produit de la faillite des organisations politiques et syndicales traditionnelles, en Argentine, il semblerait plutôt que les Gilets Jaunes tentent de se superposer à ces organisations plutôt qu’à les supplanter. Un rapide passage en revue du rapport des gilets jaunes français et argentins aux partis et organisations traditionnelles permet de rendre compte de la spécificité du mouvement argentin.

Les gilets jaunes, produits de la faillite des partis et des syndicats traditionnels : la situation en France

En France, les mouvements des gilets jaunes surgissent suite à quatre décennies d’avancée du néolibéralisme qui a eu tendance à produire deux effets, dont les réponses peuvent se lire dans les principales revendications des manifestants.

D’un côté, les processus de marchandisation des sociétés – dont Karl Polanyi rend magnifiquement compte dans La Grande Transformation (1944) – provoquent généralement un réencastrement de la sphère marchande en voie d’autonomisation dans la sphère sociale. Si ce processus a pris des formes souvent destructrices par le passé, notamment avec l’accession au pouvoir de Hitler et de Mussolini, il a aussi pu revêtir des formes constructives. La France par exemple a su stopper la marchandisation de sa société à la sortie de la deuxième Guerre Mondiale avec l’instauration de la Sécurité Sociale, dont les logiques d’allocation des richesses diffèrent des logiques marchandes. Les revendications des gilets jaunes, qui concernent une meilleure répartition de l’impôt, le rétablissement de l’ISF et plus largement une meilleure répartition des richesses, peuvent se lire comme une volonté de remettre en question la prépondérance des institutions de marché sur le reste des institutions sociales et politiques en mettant en cause la logique de maximisation des profits individuels.

D’un autre côté, l’accaparement du pouvoir politique par la sphère marchande résumé par le « There is no alternative » de Thatcher a tendance à contribuer au rapprochement programmatique des principaux partis cartellisés en vue de pérenniser un partage du pouvoir. Cela produit une crise de la représentation qui se traduit par exemple par des taux d’abstention de l’ordre de 25% au second tour de l’élection présidentielle de 2017 et de 51% aux législatives qui ont suivi. Les mouvements des gilets jaunes français prospèrent précisément sur le terrain abandonné par les institutions traditionnelles de représentation. En ce sens le Référendum d’initiative citoyenne (RIC), l’autre principale revendication des gilets jaunes –dont l’héritage idéologique, les inconvénients et la portée sont analysés dans l’article de Vincent Ortiz- fait état d’un besoin de réappropriation populaire du pouvoir politique et témoigne également de l’espace de représentation délaissé par les partis politiques.

En Argentine, une tentative de se superposer aux organisations traditionnelles plutôt que de les dépasser

De l’autre côté de l’Atlantique, le contexte est tout autre. Cette sorte d’espace vide qu’occupent les gilets jaunes français n’est pas disponible pour leurs homologues argentins. En effet, le maillage associatif, militant, syndical et politique est d’autant plus puissant que le clivage de la société argentine et les enjeux de celui-ci sont importants. Ce dernier sépare principalement principalement deux camps. D’un côté se trouve celui des péronistes [2] et des kirchnéristes [3], industrialisateur, plutôt progressiste, soutenu par le mouvement ouvrier organisé, par une partie du secteur industriel –notamment celle qui bénéficie du développement du marché intérieur- ainsi que par la plupart des organisations populaires telles que les mouvements de travailleurs de l’économie informelle et les organisations de travailleurs autogérés. D’un autre côté, le camp des anti-péronistes et anti-kirchnéristes rassemble une large coalition marquée par certaines alliances objectives entre un secteur du PS, les secteurs de droite conservateurs, les néolibéraux, un secteur du Parti Radical[4] et les grands propriétaires terriens qui monopolisent le secteur agro-exportateur. Le camp péroniste, souvent autoproclamé « camp populaire », qui parie sur le développement du marché intérieur, et le camp anti-péroniste, qui a tendance à privilégier l’ouverture de l’économie et le libre échange, semblent irréconciliables sur la politique économique à mener, ce qui se comprend parfaitement au regard des intérêts objectifs de leurs soutiens. Autrement dit, les enjeux des élections sont d’une telle magnitude que cela pousse certainement à la politisation de la société argentine. Si le taux d’abstention n’est pas un bon indicateur pour rendre compte de cela -le vote est obligatoire-, d’autres signaux montrent que la politique prend une place très importante dans la vie quotidienne des Argentins, et que l’espace disponible pour l’émergence de nouvelles manifestations politiques est très réduit. En effet, un électeur sur quatre est adhérent d’un parti en Argentine. En France au contraire, si l’on additionne les adhérents déclarés LREM, LFI, LR, le PS et le RN on trouve le chiffre de 1 384 000 membres. Cela représente à peine 3% des inscrits sur les listes électorales en 2017.

Du côté de la représentation des travailleurs, l’espace semble également mieux occupé en Argentine, où le taux de syndicalisation frôle les 40%, alors qu’il n’atteint que 11% en France, ce qui rend compte de leur impuissance face aux effets délétères de la mondialisation, tels que les délocalisations, la compression du « coût du travail » ou le chômage de masse.

Finalement, si les syndicats traditionnels délaissent les secteurs informels dont les travailleurs ne s’inscrivent pas dans des logiques salariales classiques, ces derniers s’organisent tout de même en créant leurs propres structures de représentation mêlant représentation politique et ouvrière, telles que la Confederacion de trabajadores de la economia popular, ou les structures de représentation d’entreprises récupérées par leurs travailleurs qui produisent en autogestion.

Dans ces conditions, les gilets jaunes argentins –forcément moins nombreux que les français[5]- ne sont pas en mesure de s’approprier un espace au sein du champ politique et syndical qui aurait été délaissé par d’autres institutions de représentation. Ils semblent au contraire opérer plutôt une superposition vis-à-vis de structures pré existantes. En effet, si à première vue les lignes directrices sont similaires aux françaises, le caractère apartisan et asyndical du mouvement et la volonté de voir le président démissionner sont clairement proclamés, les discours que tiennent les gilets jaunes argentins ainsi que leur composition semblent confirmer cette hypothèse.

Né au cœur de la crise actuelle et suite à plusieurs manifestations contre les hausses des prix des services publics, le mouvement de gilets jaunes argentin est en grande partie composé de votants kirchnéristes, de militants de diverses causes de gauche, de syndicalistes, de quelques anarchistes, d’une minorité de nationalistes de droite[6] mais aussi de « voisins et de retraités appauvris par les politiques néolibérales mises en place par le gouvernement de Mauricio Macri »[7]. Les porteurs de cette initiative, pour le moment pacifique, revendiquent ce qu’ils perçoivent comme un exemple d’insurrection en France et ce n’est pas un hasard si les deux mouvements apparaissent suite à l’avancée de politiques d’austérité d’inspiration libérale.

Toutefois les différences structurelles des deux pays, dont les constitutions des mouvements respectifs sont tributaires, transparaissent dans le cas argentin à travers deux indices. En effet, si en France la critique du néolibéralisme et de l’austérité au sein des Gilets Jaunes sont plutôt l’apanage des secteurs les plus à gauche, les Gilets Jaunes argentins en font un point de ralliement indiscuté et reproduisent à ce sujet le discours des différents composants du « camp populaire », qui se construit en opposition à ce qui est identifié comme « l’oligarchie ». A cela s’ajoute l’absence du RIC dans leurs revendications, ce qui témoigne d’une certaine confiance dans une issue politique qui passera par les rouages de la démocratie représentative. Ces deux éléments semblent également confirmer l’hypothèse selon laquelle les gilets jaunes argentins sont plutôt issus d’organisations préexistantes auxquelles ils se superposent et semblent par là adresser une injonction de combativité aux dirigeants traditionnels. Cette mobilisation peu structurée qui n’emprunte pas les canaux habituels de représentation inquiète un délégué syndical péroniste : « j’ai peur que ce soient des trolls de droite qui soient là pour nous piquer des voix en 2019 »[8]. L’exemple de la liste Jaune aux européennes lui donnerait-il raison ?

Crédits :

© page Instagram des Gilets Jaunes argentins @chalecosarg

 

Notes :

[1] Comme l’expliquait Lévi-Strauss à propos du structuralisme à son interlocuteur lors d’un entretien, les choses ne peuvent se définir qu’en fonction d’autres choses car elles sont nécessairement situées. En effet, il est très difficile de décrire sans comparer. Comment expliquer ce qu’est être riche sans comparer avec une personne pauvre, ou avec la distribution des revenus dans une économie, sans prendre en compte finalement les positions relatives des individus ou en d’autres termes, leur place dans une structure sociale ? Ce type de comparaison est un moyen par exemple de faire apparaître la structure économique d’une société donnée. Lévi Strauss donne l’exemple d’un visage. Comment le décrire sans faire appel à la comparaison avec d’autres visages? On se voit immédiatement obligé de formuler des phrases telles que “le nez est plutôt rond” ou “les yeux sont plutôt clairs”, ce qui sous entend nécessairement une comparaison puisque la rondeur d’un nez ne peut être que relative et est mise en contraposition avec un nez plutôt pointu par exemple. Suite à un léger déplacement l’anthropologue passe à la comparaison entre sociétés. Si chacune prise séparément apparaît comme étant extrêmement compliquée c’est en les comparant que peuvent apparaître leurs spécificités, leurs différences structurelles. Il aurait été impossible pour Karl Marx par exemple de caractériser les sociétés britanniques et allemandes comme hautement industrialisées sans sous entendre qu’elles l’étaient par rapport à d’autres sociétés. La comparaison internationale fait non seulement apparaître les structures nationales, mais pousse l’observateur à les caractériser et à les situer. Par exemple, le fait de rendre compte des inégalités dans deux sociétés différentes fait déjà apparaître les structures de revenus au sein de chacune, mais si l’on compare les deux structures on peut être en mesure de caractériser un pays comme étant “très inégalitaire” ou “peu inégalitaire”.

[2] Juan Domingo Perón a été le premier président élu au suffrage universel direct de l’Argentine de 1946 à 1955, date à laquelle il subit un coup d’Etat conservateur. Suite à son exil en Espagne, il remporte de nouvelles élections et gouverne le pays entre 1973 et 1974, année de son décès.

[3] Nestor Kirchner et Cristina Fernandez de Kirchner, se réclamant héritiers du péronisme ont remporté à tour de rôle les élections présidentielles de 2003 (Nestor), de 2007 (Cristina) et 2011 (Cristina). La victoire électorale de Mauricio Macri en 2015 met fin à l’étape Kirchnériste en Argentine.

[4] Parti de centre droit.

[5] Si aucun chiffre officiel n’existe en France ou en Argentine, les gilets jaunes argentins sont assurément moins nombreux, les témoignages faisant état de « quelques centaines » réunis pour le moment uniquement à Buenos Aires.

[6] En l’absence de statistiques officielles je me base sur des entretiens que j’ai réalisé à distance auprès de plusieurs gilets jaunes argentins.

[7] Entretien réalisé auprès de Pablo Doublier, membre de la commission communication du mouvement et délégué syndical.

[8] Propos recueillis auprès d’un délégué syndical de télécommunications qui a préféré garder l’anonymat.