« Sur » : une devise latino-américaine pour défier le dollar ?

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« Chaque nuit, je me pose la question suivante : pourquoi tous les pays du monde sont-ils obligés de commercer en dollars ? Pourquoi n’utilisent-ils pas leur propre monnaie ? ». En multipliant de telles déclarations, le président Lula souhaite contribuer au mouvement de dédollarisation qui gagne les BRICS. Aussi le Brésil a-t-il relancé la Nouvelle banque de développement (NBD), institution multilatérale censée faire contrepoids au Fonds monétaire international (FMI), dont l’ex-présidente Dilma Rousseff a pris la tête. Autre initiative portée par Lula : la création d’une devise commune avec l’Argentine, le sur, qui offrirait une alternative au dollar pour le commerce latino-américain. L’économiste Andrés Arauz, que nous rencontrons et qui travaille sur le projet, est confiant quant à ses chances d’aboutissement. Il rencontrerait cependant d’importantes oppositions structurelles et sectorielles…

Le projet de se passer du dollar pour régler les échanges internationaux n’est pas nouveau en Amérique latine. En 2008, les principaux pays de l’ALBA[1] lancent le SUCRE (Système Unique de Compensation Régionale) avec l’espoir, affiché par les chefs d’État Hugo Chávez et Rafael Correa, de contrecarrer la domination du dollar. Quinze ans plus tard, force est de constater que le SUCRE n’a déplacé que très marginalement la devise nord-américaine, tant et si bien qu’un nouveau projet envisage de le faire.

Aux ambitions apparemment plus modestes, la monnaie sur n’est censée circuler qu’entre le Brésil et l’Argentine, les mêmes pays qui avaient refusé le SUCRE en 2008, alors qu’ils étaient pourtant gouvernés par Lula et Cristina Fernandez de Kirchner, deux fervents soutiens aux projets d’intégration latinoaméricaine. Le projet sur prétend avoir retenu les erreurs du passé. Aussi, sa mise en place promet d’être plus graduelle que celle du SUCRE, et les transformations qu’elle entraînerait, plus structurelles.

Comprendre de quoi il retourne implique de rompre avec deux illusions. D’une part, celle de la neutralité de la monnaie : les conditions de son émission, de sa circulation et de sa destruction provoquent bel et bien des effets dans l’économie réelle. Cela porte souvent à croire que tout se résume à la monnaie – second écueil, négatif du premier. Ainsi, les enjeux de la monnaie sur – qui serait en réalité une devise – ne sont intelligibles qu’à l’aune des structures productives des pays latinoaméricains.

Le dollar et l’échange inégal

Si certains pays concentrent l’ensemble de la production industrielle tandis que d’autres n’exportent que des matières premières, cela n’est certainement pas dû au hasard. La théorie ricardienne stipule que chaque pays doit se spécialiser dans la production pour laquelle il dispose d’un avantage comparatif. Le Brésil et l’Argentine, caractérisés par de vastes étendues de terre et de riches sous-sols, paraissent les candidats idéaux pour exporter des matières premières et des biens primaires, à faible valeur ajoutée. L’Allemagne, à l’inverse, pays fortement doté en « capital », doit se spécialiser en biens capitalistiques, à savoir la production industrielle.

Bien sûr, le « capital » n’étant pas un facteur de production naturellement rare ou abondant, on comprend que cette répartition entretient un lien étroit avec les fenêtres d’opportunités ouvertes lors de la colonisation des pays du sud – dont la guerre de la « Triple alliance » contre le Paraguay constitue un exemple particulièrement criant [2].

Pour les pays latinoaméricains – ou plus généralement « périphériques » – la spécialisation subie dans l’exportation de matières premières induit une dépendance à celles-ci, et provoque divers effets pernicieux.

D’une part, avec l’enrichissement mondial, le prix des biens industriels, dont l’élasticité-revenu est importante, augmente plus vite que celui des matières premières. En effet, si l’on venait à tripler le SMIC d’un Français, celui-ci ne consommerait pas trois fois plus de pommes ou de riz, mais il chercherait à acquérir un nouveau smartphone.

Dans l’impossibilité de tendre vers l’équilibre commercial, les pays périphériques se trouvent face au choix cornélien de subir une forte inflation ou de tenter de renflouer leur stock de devises afin de maintenir le taux de change.

Ce mécanisme provoque à long-moyen terme une dégradation des termes de l’échange entre pays. En effet, les nations périphériques voient le prix relatif de leurs exportations subir une baisse tendancielle. Autrement dit, ils doivent exporter des volumes toujours plus importants de biens primaires pour acquérir les mêmes volumes de biens industriels.

Cependant, la demande mondiale de biens primaires n’est pas infinie et inexorablement, la baisse du pouvoir d’achat de ces derniers ne peut être compensée par une quantité exportée en constante augmentation. Cela provoque une tension permanente sur la balance de paiements, qui se traduit par un déficit structurel, et entraîne avec lui des déséquilibres sur le marché des changes provoquant ainsi un cercle vicieux de dépréciation-inflation-dépréciation.

En effet, lorsqu’un pays périphérique importe un bien ou un service, le paiement ne se fait pas en monnaie nationale, mais en devises (généralement des dollars). L’importateur argentin, par exemple, doit céder des pesos pour se procurer des dollars sur le marché des changes afin de payer son importation. Cela constitue une demande de dollars qui fait monter le prix de ces derniers si ce flux n’est pas contrebalancé par une demande de pesos équivalentes.

Or, lorsqu’une balance des paiements est structurellement déficitaire, la demande de dollars est tendanciellement supérieure à celle de monnaie nationale, ce qui provoque une dépréciation de celle-ci.

Ce premier mouvement a tendance à accélérer l’inflation. En effet, lorsque les importateurs, par exemple, doivent se procurer des dollars plus chers, ils sont contraints pour maintenir leur taux de profit de répercuter cette évolution sur les prix en monnaie nationale des biens importés. Les autres agents économiques, en prévision de la hausse générale du niveau des prix, augmentent les leurs pour s’en prémunir et participent de fait à accomplir cette prophétie en partie auto-réalisatrice.

Dernier aspect qui vient refermer le cercle vicieux dépréciation-inflation-dépréciation : face à la hausse des prix, les agents cherchent à protéger leur pouvoir d’achat en dirigeant leur épargne vers des valeurs-refuges, telles… le dollar. Ce qui génère encore une pression haussière sur le prix de la devise nord-américaine.

De l’enfer des soubresauts monétaires aux chaînes de la dette

Toutefois, les pays périphériques connaissent également des périodes d’excédents commerciaux importants, notamment lorsque les cours des matières premières augmente rapidement. Si cela peut paraître contre-intuitif, il ne s’agit pas nécessairement d’une bonne nouvelle. Lorsque les cours des matières premières sont en hausse, les pays qui les exportent sont soumis à un effet pernicieux que la littérature scientifique identifie sous l’expression de « syndrome hollandais », qui peut exister sous plusieurs formes.

Sa forme classique impacte directement la production nationale. En effet, si les excédents commerciaux se maintiennent dans le temps, alors la monnaie nationale du pays qui en bénéficie tend à s’apprécier. Cela renchérit sa production au regard de celle du reste du monde, entrave fortement l’industrialisation des pays périphériques. In fine, la tendance de long terme aux déficits commerciaux (qui reparaissent dès lors que le prix des matières premières s’écroule) est renforcée.

La version « générique » de ce phénomène n’est pas censée provoquer d’inflation, et semble même contrecarrer celle-ci. Or, dans les pays latinoaméricains, les probabilités pour que le syndrome hollandais ait des implications inflationnistes sont plus élevées, du fait de la faible part de l’industrie dans leur production. Il suffit pour s’en convaincre de considérer ses effets au Venezuela. Le flux entrant de devises correspondant à la hausse du prix du pétrole des années 2000 vient certes apprécier le bolivar, rompre le cycle dépréciation-inflation-dépréciation et potentiellement ralentir l’inflation, mais cette dynamique est submergée par une contre-tendance. Ce même flux entrant de revenus génère une forte demande qui rencontre une production domestique très restreinte, et provoque mécaniquement une hausse générale du niveau des prix, installant une forme particulière de cercle vicieux inflation-dépréciation-inflation.

Dans l’impossibilité de tendre vers l’équilibre commercial et de rompre définitivement cette spirale, les pays périphériques se trouvent face au choix cornélien de subir d’un côté une forte inflation – qui se mue parfois en hyperinflation comme au Venezuela ou en Argentine selon les périodes – ou bien de tenter de renflouer leur stock de devises afin de maintenir le taux de change. Si celles-ci ne proviennent pas des exportations, elles sont issues ou bien de la dette, ou bien des investissements directs à l’étranger (IDE), parfois productifs, très souvent spéculatifs – lorsqu’il ne s’agit pas purement et simplement de brader les biens publics, comme c’était le cas pour l’Argentine des années 1990.

L’option de l’endettement, très court-termiste, cesse d’être viable lorsque le pays doit rembourser le principal et les intérêts en dollars, tout en ne « générant » pas assez de devises à travers ses exportations. Cela explique en grande partie les très nombreuses « crises de la dette » des pays latinoaméricains. De là également l’ascendant acquis par les marchés financiers américains et les institutions financières internationales, et leur capacité à leur imposer de douloureuses politiques néolibérales au sous-continent.

Tout porte à croire que la solution pourrait venir des IDE « productifs ». Cependant les investisseurs cherchent une rentabilité en dollars, qui viennent nécessairement vider le stock national à moins que les exportations croissent au même rythme… Ce qui est difficilement concevable à long terme.

L’omniprésence du dollar – ou de n’importe quelle devise hégémonique – interroge également la souveraineté monétaire et commerciale des pays dominés. En effet, lorsque deux agents économiques, l’un au Brésil et l’autre en Argentine, décident d’échanger, ils sont contraints de passer par le billet vert. L’emprunt du circuit du dollar implique que les transactions entre agents latino-américains passent pas des banques nord-américaines, et mobilisent le système SWIFT.

Outre le fait qu’une transaction qui pourrait prendre quelques secondes finit par durer plusieurs jours, un tel fonctionnement fait tomber les agents économiques – et leur pays d’origine – sous le domaine du droit nord-américain, et les expose à des sanctions prises par les juges de Washington, sur fond de guerre commerciale. De là l’efficacité des sanctions financières prises contre Cuba et le Venezuela…

Bien sûr, de ces contraintes structurelles, les États-Unis sont émancipés. Émetteurs de la monnaie de réserve internationale, ils n’ont à subir le contrecoup ni de leur déficit commercial, ni de leur déficit budgétaire…

Sur, les nouveaux marchés et la matrice productive

Les projets visant à remplacer une devise hégémonique – émise par un pays selon des conditions qui lui conviennent – par un ordre monétaire plus équilibré ne datent pas d’hier. Keynes proposait déjà de remplacer le dollar par le bancor, une devise qui aurait fonctionné comme unité de compensation entre soldes commerciaux, émise par un organisme multilatéral selon des principes de coopération. Si un tel schéma occulte les relations de domination entre pays et groupes sociaux en leur sein, l’exercice de pensée vaut d’être mené.

Il a d’ailleurs dépassé le cadre de la théorie à plusieurs reprises. Outre le SUCRE déjà mentionné qui ne circule qu’entre certains pays de l’ALBA, l’Amérique latine compte également avec le Système interaméricain de paiements, le peso andin, et a connu entre 1865 et 1927 l’UML – ou Union monétaire latinoaméricaine.

L’un des avantages les plus immédiats que pourrait comporter la mise en place d’une devise latinoaméricaine de type bancor serait de lever les restrictions d’accès aux devises. Avec un tel système, les déséquilibres commerciaux ne causeraient pas d’effets monétaires pernicieux à court terme, et les pays usagers – si le sur venait à s’imposer – pourraient ralentir le cercle vicieux dépréciation-inflation-dépréciation, tout en réfrénant le besoin de devoir s’endetter en dollars.

De plus, le commerce intra-régional se veut plus intensif en biens à forte valeur ajoutée, la participation des PME est plus importante, et le poids relatif du secteur industriel est supérieur à celui du commerce extra régional. Une unité de compte commune favoriserait cette tendance.

De plus, selon Andrés Arauz, ex-président de la Banque centrale d’Équateur et figure de proue du projet sur, cette devise commune serait accompagné d’un programme de réduction d’asymétries d’infrastructures, telles que la construction de voies ferroviaires et routières, l’amélioration du réseau électrique, l’institution d’organisations financières qui permettraient d’articuler cet ensemble. On comprend ici qu’il s’agit de mobiliser un outil fiscal supranational pour accompagner la mise en place du sur.

Obstacles structurels à la dédollarisation

L’une des principales limites à la mise en place d’une devise régionale qui permettrait de s’émanciper du dollar a trait à la question des coûts de renoncement, ou coûts d’opportunité – qui désignent les coûts induits par le fait de prendre une décision plutôt qu’une autre.

Suivant cette logique, on comprend pourquoi l’Argentine et le Brésil refusent de commercer en SUCRE vers la fin des années 2000. Le coût d’opportunité de renoncement au dollar était alors trop élevé. En effet, exporter du soja et accepter des SUCREs comme moyen de paiement implique de renoncer à une quantité donnée de dollars. Dès lors, il faut que ce que l’Argentine puisse importer avec des SUCREs couvre les besoins qu’auraient couvert les importations payées en dollars. Cependant, du fait du manque de diversité productive des pays latinoaméricains, avec des SUCREs, l’Argentine ne pourrait qu’importer à peu de choses près les mêmes biens primaires qu’elle exporte, et en aucun cas les biens hautement capitalistiques qu’elle peut acheter avec des dollars. Autrement dit, l’opération qui consiste à exporter du soja pour ne pouvoir importer que du soja et se priver de biens industriels paraît peu satisfaisante.

Le secteur agro-exportateur serait lésé par une monnaie sur. Historiquement très conservateur, ce dernier emploierait alors tous les moyens à disposition pour défendre ses intérêts.

La monnaie sur se veut une solution à ce problème structurel en favorisant le développement industriel, mais cet atout est aussi la principale barrière à sa mise en place. En effet, nous déclare Andrés Arauz, poser la question en termes de matrices productives et de structures commerciales déjà existantes, héritées de l’époque coloniale, en revient à faire une erreur d’appréciation. Selon lui, la monnaie sur comporte un caractère performatif, d’après la règle selon laquelle « la monnaie construit du commerce », à l’image d’un bon de réduction utilisable chez un restaurateur. Une fois en notre possession, ce bon nous pousse à l’utiliser et par là-même à nous tourner vers un établissement que nous n’aurions pas fréquenté autrement. Selon Arauz, ce mécanisme bouleverserait la situation existante dans la mesure où l’existence d’une unité de compte commune permet de ne plus parler de commerce entre petites unités avec une devise étrangère, mais d’un grand marché commun.

Dès lors, si la monnaie sur est endogène, c’est-à-dire que son émission se fait en fonction de la demande des agents économiques, cela aboutirait théoriquement à la création de nouveaux marchés. Il ne s’agit donc pas de remplacer le commerce en dollars par du commerce en sures – les deux pourraient même coexister – mais plutôt de créer de nouvelles dynamiques commerciales et productives.

Si la perspective de créer de nouveaux marchés peut paraître quelque peu spéculative, elle se fonde néanmoins sur une pratique déjà existante pour les monnaies locales. Ce qui sous-tend ces dernières est précisément le présupposé que les dépenses des uns constituent les revenus des autres. Ainsi, si lorsqu’un consommateur français achète un café dans un Starbucks, ce flux monétaire ne revient jamais dans l’économie locale, lorsqu’un premier agent dépense de la monnaie locale auprès d’un second, ce dernier ne peut la dépenser à son tour en-dehors d’un certain périmètre. Le flux qui était une dépense du premier et un revenu du second se mue alors en dépense du second et revenu du premier, et ainsi de suite – processus qui n’aurait pas existé en l’absence de monnaie locale. Il suffit de changer d’échelle pour imaginer les possibilités que la monnaie sur pourrait avoir au niveau régional.

Agents économiques et intérêts de classe

Dans le cas de figure où cette barrière parviendrait à être levée, la question de l’adhésion des agents économiques à ce projet reste entière. En effet, si le sur permettait une industrialisation relative de la région, cela ferait inévitablement ressurgir la tension historique entre le secteur agro-exportateur et le secteur industriel, et plus précisément entre les fractions de classe qui les contrôlent. En effet, le fait de produire des biens industrialisés sur place, même s’il s’agit initialement de nouveaux marchés, viendrait nécessairement remettre en question la répartition des parts de marché aujourd’hui acquises aux puissances occidentales. Si leurs exportations vers les pays du sud venaient à diminuer, le flux de devises qu’ils perçoivent en retour se réduirait d’autant, ce qui ferait également chuter la demande des pays du nord à l’égard de la production du sud. Comme celle-ci est principalement agricole dans le cas argentin, ce serait le secteur agro-exportateur qui en ressortirait lésé. Ce dernier, historiquement très conservateur, emploierait alors tous les moyens à disposition pour défendre ses intérêts.

La réussite du sur dépendrait donc du degré de confrontation que les gouvernements brésilien et argentin seraient en mesure d’envisager avec le secteur exportateur. On peut douter de son intensité. Il faut en effet garder à l’esprit que dans les années 2000, Lula et Nestor Kirchner (président d’Argentine de 2003 à 2007 – issu du même parti que le dirigeant actuel), avaient choisi la voie de la conciliation, alors que les conditions pour engager un bras de fer étaient autrement plus favorables…

Du strict point de vue financier, les détenteurs de capitaux ont de solides raison de préférer le dollar au sur, notamment du fait que la devise nord-américaine leur permet d’acquérir les titres financiers les plus liquides et diversifiés du monde, et avec les gammes de rapport risque/rentabilité de leur choix.

Cependant, pour Arauz, il s’agit de considérer ce problème sous un nouvel angle. Selon lui, il est nécessaire de garantir aux entrepreneurs tous secteurs confondus la stabilité du cours du sur, en l’adossant à un panier de devises, en ayant une ligne swap avec le real brésilien ou la Banque centrale brésilienne, qui dispose à son tour d’une ligne swap avec la Réserve Fédérale nord-américaine. Le sur pourrait également disposer d’une ligne swap avec la Banque populaire de Chine, avec la BCE, la Banque centrale d’Angleterre, etc. Un tel réseau de lignes swap avec les principales devises mondiales garantirait la stabilité du cours du sur.

En plus de cette garantie, l’argument censé obtenir l’adhésion des entrepreneurs réside dans la vitesse des transactions. En effet, le sur permettrait de s’affranchir du circuit du dollar, et les transactions entre résidants latino-américains prendraient quelques secondes plutôt que plusieurs jours. Une fois atteint un seuil critique d’utilisateurs, le mécanisme créateur de nouveaux marchés décrit en amont pourrait se mettre en place. S’il n’est pas dans l’intérêt individuel et immédiat d’un agent de passer par le marché sur plutôt que par le dollar, au niveau collectif l’intérêt serait certain, dans la mesure où les dépenses des uns constituent les revenus des autres, et les flux de valeur cesseraient d’être captés trop rapidement par le circuit du dollar, dont le pays émetteur jouit d’un « privilège exorbitant ». En effet, si les États-Unis veulent obtenir 100 dollars de marchandises, il leur suffit d’émettre un crédit en dollars, tandis que si l’Argentine veut importer 100 dollars de marchandises, elle doit d’abord produire ce qu’elle va exporter afin de se procurer les dollars qui lui serviront à payer ladite importation.

Pour Arauz, il faut tabler sur un changement dans la manière dont se perçoivent les exportateurs. Plutôt que de simples rentiers, ils pourraient aspirer à se convertir en entrepreneurs, faisant partie d’un tissu productif, et désireux d’y étendre leurs opérations.

Des barrières plus lourdes que prévues ?

Les conditions d’institution de la monnaie sur ont trait à la création de nouveaux marchés. Ils permettraient d’abolir le dilemme consistant à devoir choisir entre exporter des biens primaires contre des dollars et importer des biens industriels, ou bien exporter des biens primaires contre une devise régionale et ne pouvoir importer en retour que des biens primaires.

Cependant, la création de nouveaux marchés, du seul fait de l’introduction d’une nouvelle devise qui circulerait dans un circuit en construction suppose de produire des biens industriels qui ne se produisaient pas jusqu’alors sur place. Cela implique nécessairement d’importer des machines-outils et de la technologie, produites uniquement par les pays industrialisés, et qui n’accepteraient pas le sur comme moyen de payement, mais des dollars ou des euros. Par conséquent, l’option de créer de nouveaux marchés ne fait que déplacer la contrainte monétaire à un autre niveau, et la question de devoir choisir entre exporter en sures ou en dollars se pose toujours.

Pour mieux comprendre ce processus, le parallèle avec les monnaies locales est éclairant. Supposons qu’il existe une demande de pain en monnaie locale, mais que pour le produire il faille acheter un four. Ce four ne peut être payé qu’en euros.

Pour obtenir ces euros, le boulanger a deux options. Soit il vend son pain en euros, ce qui remet en question l’usage de la monnaie locale, soit il s’endette en euros et accepte de vendre son pain en monnaie locale. Cependant, la seconde option le met face à l’obligation de rembourser en euros. Dès lors, il est contraint d’obtenir des euros et par conséquent de refuser de vendre une partie non négligeable de son pain en monnaie locale. On pourrait rétorquer qu’il pourrait diviser ses ventes le temps d’accumuler le capital suffisant en euros soit pour acheter son four ou pour le rembourser, mais cela contraindrait un entrepreneur à ne pas maximiser son taux de profit – condition nécessaire à sa survie sur le marché. Cette barrière pourrait être levée si les marchandises qu’il peut acquérir en monnaie locale sont d’une valeur équivalente ou supérieure que celles qu’il peut acquérir en euros, ce qui suppose une intégration et une diversité du marché local très avancée, inatteignable d’emblée et sans coordination imposée, ce qui repousse la première vague d’entrants.

Sur ce point, le Brésil mène une politique à première vue paradoxale. D’un côté le pays relance la Nouvelle banque de développement (NBD), organisme financier multilatéral censé favoriser le secteur industriel et concurrencer le FMI. De l’autre, il affiche sa volonté de signer des traités de libre échange avec la Chine et l’Union européenne. L’idée même de créer de nouveaux marchés latino-américains à travers le sur est mise en péril par ces traités : les produits chinois ou européens viendraient tôt ou tard se tailler la part du lion du marché intérieur brésilien…

Du reste, attendre du secteur agro-exportateur une adhésion à un tel projet semble relever du voeu pieux. Si la viabilité du projet repose sur la volonté d’attirer par de simples mécanismes de marché les propriétaires des moyens de production, il y a fort à parier que leurs intérêts entrent en contradiction, à un certain stade du développement du projet, avec ceux des autres secteurs de la population…

Enfin, du strict point de vue financier, les détenteurs de capitaux ont de solides raison de préférer le dollar au sur, notamment du fait que la devise nord-américaine leur permet d’acquérir les titres financiers les plus liquides et diversifiés du monde, et avec les gammes de rapport risque/rentabilité de leur choix.

Ainsi, si l’émancipation des pays du périphériques vis-à-vis du dollar demeure une étape à franchir pour changer leurs structures productives, l’existence d’une devise régionale telle que le sur ne créerait pas de nouveaux marchés par simple effet performatif. Il n’est pas inutile de garder à l’esprit comment les devises du nord se sont imposées au sud : de manière unilatérale et par la force des canonnières. Sans doute est-ce de la même manière qu’ils s’en libéreront.

Notes :

1 L’Alliance bolivarienne pour les Amériques, « ALBA » (qui signifie « aube » en espagnol), est une organisation régionale dont la paternité revient à Hugo Chávez et Fidel Castro. Elle a pour but affiché de combattre l’hégémonie nord-américaine dans le sous-continent et de faire progresser celui-ci vers un horizon socialiste – un agenda autrement plus radical que celui de l’UNASUR.

2 La Guerre de la triple alliance (1865-1870) a opposé le Paraguay, nation en voie d’industrialisation à trois armées régionales répondant aux intérêts du Royaume-Uni : celle de l’Argentine – alors principalement contrôlée par la richissime province de Buenos Aires -, celle de l’Empire du Brésil et pour finir, celle de l’Uruguay, pourtant récurremment en guerre contre le Brésil au cours du XIXe siècle. Après cinq ans de combats acharnés, le Paraguay est détruit. La guerre et les massacres ont pour résultat l’élimination de tous les hommes de plus de 16 ans. Le retard industriel qu’elle engendre ne sera jamais rattrapé par une jeune nation dont l’industrie concurrençait celle du Royaume-Uni en 1865.