En 2022, l’élection d’un Président de gauche, Gustavo Petro, pour la première fois dans l’histoire de la Colombie, avait nourri de nombreux espoirs. Mais après des débuts prometteurs, son gouvernement se heurte désormais à une opposition féroce des élites économiques du pays. Bien que dépourvu d’une majorité au Parlement, Petro peut toutefois espérer des victoires politiques, à condition de s’appuyer sur de fortes mobilisations populaires. Par Pablo Castaño, traduit par Jean-Yves Cotté et édité par William Bouchardon [1].
« Si le peuple se mobilise, ce gouvernement ne sera pas renversé. Les réformes seront menées à bien. La stratégie est dans la mobilisation, nous voulons que le peuple s’organise. » Tel était le vœu explicite formulé par Gustavo Petro à la foule rassemblée sur la Plaza Bolivar, à Bogotá, le 27 septembre dernier.
La promesse, faite par le premier gouvernement de gauche de l’histoire de la Colombie, paraissait réaliste. Mais les résultats des élections régionales et municipales du 29 octobre, qui ont vu les partis traditionnels remporter les plus grandes villes et la plupart des régions, ont affaibli le gouvernement déjà sous le feu des critiques et paralysé sa capacité à mettre en œuvre des réformes progressistes.
Pourparlers de paix avec l’Armée de libération nationale (ELN), réforme fiscale ambitieuse, politique environnementale de grande ampleur : des réalisations notables sont à porter au crédit de l’exécutif, dirigé par Petro et la vice-présidente Francia Márquez, au cours de sa première année d’exercice. De récents sondages montrent néanmoins une baisse du soutien populaire dont jouit le Président, et ses principales réformes sont bloquées par un Parlement hostile.
Ces premières difficultés n’ont rien de vraiment surprenant : Petro a été élu avec une faible marge face au populiste de droite Rodolfo Hernández en juin 2022, et, même s’il dispose du premier groupe parlementaire, sa coalition du Pacte historique ne lui assure pas la majorité au Parlement. Pourtant, suite à sa victoire sans précédent, la plupart des partis centristes et conservateurs ont apporté leur soutien au nouveau gouvernement. Un appui qui a facilité l’adoption d’un Plan national de développement et d’une réforme fiscale, deux éléments essentiels au financement de l’agenda social du Pacte historique.
Mais la lune de miel postélectorale n’a guère duré. Après des mois de tensions croissantes, la relation de Petro avec ses alliés libéraux a vacillé quand il s’est agi de réformer le système de santé. Cette opposition a conduit Petro à se séparer de plusieurs ministres centristes, ce qui a été perçu comme un virage à gauche et provoqué l’hostilité des députés centristes. Une série de scandales dans l’entourage du président (son fils a été inculpé pour avoir financé illégalement la campagne de son père et l’ancienne directrice de cabinet du Président a été accusée d’avoir ordonné de mettre sur écoute une de ses employées de maison) a entraîné une chute de sa popularité.
Les résultats des élections régionales et municipales du 29 octobre n’ont rien arrangé. La gauche a remporté seulement neuf des trente-deux gouvernements régionaux et pas la moindre ville d’importance. À Bogotá, l’ancien sénateur du Pacte historique Gustavo Bolivár, qui a mené les manifestations anti-libérales de 2019 et 2021 et qui est très populaire chez les jeunes, est arrivé en troisième position, et c’est le candidat de centre-droit Carlos Fernando Galán qui a été élu maire avec 49 % des voix, un record. À Medellín, la deuxième ville du pays, l’ancien candidat de droite à l’élection présidentielle Federico Gutiérrez « Fico » a remporté une victoire encore plus écrasante avec 73 % des suffrages.
La question reste ouverte de savoir si l’arrivée de politiciens traditionnels à la tête des exécutifs régionaux et municipaux sapera ou non la capacité de Petro à mettre en œuvre son programme.
En Colombie, les élections municipales et régionales ont tendance à refléter les dynamiques locales et non nationales. Cependant, d’après Sandra Borda, politologue à l’Universidad de los Andes, les résultats seront interprétés comme une défaite cinglante pour le gouvernement au pouvoir. De fait, tant les partis d’opposition que les grands médias n’ont pas attendu pour affirmer que la défaite électorale de la gauche marquait un tournant dans la présidence de Petro, et ils ont fait pression sur le gouvernement pour qu’il abandonne ses réformes. La question reste ouverte de savoir si l’arrivée de politiciens traditionnels à la tête des exécutifs régionaux et municipaux sapera ou non la capacité de Petro à mettre en œuvre son programme.
Face à ses difficultés, Petro a fait appel à la mobilisation populaire, celle-là même qui a permis à la gauche d’accéder au pouvoir, tout en négociant simultanément au Parlement. Selon Alejandro Mantilla, politologue à l’Universidad Nacional de Colombia (UNAL), « la force de l’estallido social (explosion sociale) de 2019 et 2021 » fut l’une des raisons majeures de la victoire de Petro.
Selon Mantilla, les relations entre le gouvernement et les principaux mouvements sociaux du pays sont toujours solides. Plus de cinquante organisations sociales ont répondu à l’appel du gouvernement pour un « Carnaval pour la vie » le 27 septembre dernier. L’opposition et les grands médias n’ont pas manqué de dénigrer les marches qui ont envahi les rues des principales villes de Colombie, certains affirmant même que l’État avait en partie financé la mobilisation.
À Bogotá, des milliers d’indigènes venus de tout le pays se sont joints à la marche, y compris de nombreux membres non armés de la Garde indigène, chargée de protéger les territoires ancestraux de la violence de groupes armés illégaux, notamment dans la région Pacifique. Le sénateur Alberto Benavides, du Pôle démocratique alternatif (membre de la coalition du Pacte Historique dirigée par Petro, ndlr), a déclaré espérer que les marches « aideront le Congrès à approuver les réformes sociales proposées par le gouvernement. »
Borda doute cependant que les marches soient vraiment utiles, d’autant plus que les partis traditionnels n’ont aucun intérêt à être à l’écoute des manifestants. Même si, comme le fait remarquer Mantilla, « il existe un solide noyau de mouvements indigènes et paysans qui soutiennent le gouvernement », le mouvement étudiant s’est fait extrêmement discret lors de la mobilisation sur la Plaza Bolivar. Une absence d’autant plus troublante si l’on considère que les étudiants étaient le fer de lance des manifestations anti-libérales de 2019 et 2021 et l’un des principaux viviers électoraux du Pacte historique.
Les deux défis les plus importants à relever pour le gouvernement sont la résolution du conflit armé interne et la redistribution des terres.
Les deux défis les plus importants à relever pour le gouvernement, qui détermineront sans doute largement la confiance que lui accorderont les électeurs, sont la résolution du conflit armé interne et la redistribution des terres. Ils sont étroitement liés : l’accord de paix historique avec les FARC en 2016 prévoyait un désarmement du groupe armé en contrepartie d’une distribution plus équitable des terres. Un processus saboté par la droite au pouvoir les années suivantes, qui doit maintenant reprendre. La Colombie est le deuxième pays le plus inégalitaire d’Amérique latine, et celui où le taux d’occupation des terres est le plus élevé. Le pays connaît également le plus long conflit armé de la région, une violence étroitement liée à la question des inégalités qui ne date pas d’hier. Après plus de deux cents ans de gouvernements de centre et de droite, Petro et Márquez tentent de prouver que la Colombie est capable de changer de cap.
Leur principale opposition vient des élites économiques habituées à bénéficier des faveurs de dirigeants politiques tels Alvaro Uribe (2002-2010) et son héritier, Iván Duque (2018-2022). Les représentants politiques de cette oligarchie ont gagné du terrain lors des dernières élections, et les médias se sont emparés des récents scandales pour salir la réputation de Petro.
La mobilisation populaire et les tractations parlementaires suffiront-elles à permettre de réaliser en partie l’ambitieux programme électoral de Petro ? Si oui, cela montrera que la Colombie n’est pas condamnée à répéter les politiques conservatrices et néolibérales qui ont gangrené le pays la plus grande partie de son passé récent.
Notes :
[1] Article originellement paru chez notre partenaire Jacobin sous le titre « Gustavo Petro’s Left-Wing Government Is Facing Staunch Resistance in Colombia »