Quand la « guerre culturelle » profite aux médias conservateurs

À gauche comme à droite, c’est un « journalisme de guerres culturelles » qui prédomine aux États-Unis depuis l’ère Trump. Sans surprise, les thèmes qui ont conduit ce dernier au pouvoir (la défense d’une Amérique pluriséculaire contre une élite féministe, écologiste et antiraciste) sont prégnants dans les médias pro-républicains. Les médias pro-démocrates répliquent par une surenchère identitaire qui s’adresse à la bourgeoisie diplômée et progressiste du New York Times, ainsi qu’aux diverses « communautés » qu’ils cherchent à représenter. Ils sont cependant en perte de vitesse. Des audiences record de Breitbart News et de Fox News au changement à la tête de CNN (rachetée par un milliardaire proche des Républicains), c’est une droitisation du paysage médiatique américain qui est en cours.

La polarisation des médias américains autour des questions culturelles et « sociétales » découle d’une mutation dans leur structure de financement. Longtemps, la nécessité d’attirer les publicitaires garantissait une ligne éditoriale consensuelle, adressée à un large public, affichant des objectifs de neutralité et d’objectivité. Ce « consensus sédatif », analysent Serge Halimi et Pierre Rimbert, a évolué vers un « dissensus lucratif ».

En effet, ce sont aujourd’hui les réseaux sociaux qui captent l’essentiel de la publicité au détriment des médias. Pour s’adapter à cet état de fait, ceux-ci se tournent vers une audience bien plus ciblée, cherchant à la fidéliser par un contenu spécifiquement produit pour elle – afin de percevoir des abonnements ou s’assurer un audimat élevé. Un changement qui favorise les lignes éditoriales radicales sur les questions culturelles. Ainsi, notent Halimi et Rimbert, les médias « s’emploient à séduire des “communautés qui reçoivent sur les réseaux sociaux les liens d’articles isolés, détachés du reste de l’édition du jour, mais correspondant étroitement à leurs attentes. Sur chacun des sujets qui les mobilisent, ces petits groupes accueilleront tout faux pas par une tempête de tweets indignés ».

C’est ainsi que les fractures culturelles révélées par l’élection de Donald Trump ont été accrues par les médias américains. Lectorat démocrate et spectateurs républicains ont eu accès une information de plus en plus compartimentée et sectorisée. Jusqu’à cohabiter avec deux visions du monde parallèles : les uns persuadés que Donald Trump était un agent de Moscou, les autres qu’il constituait un rempart via la submersion migratoire et la dérive progressiste (woke, dit-on aujourd’hui) qui menacerait les États-Unis.

À cette « guerre culturelle » dans laquelle les médias démocrates se sont engouffrés avec joie – trop heureux de ne pas à avoir à évoquer les questions économiques et sociales -, c’est la droite qui semble ressortir grande gagnante.

Brutalisation de la vie partisane

L’existence d’un consensus bipartisan sur les questions les plus structurantes – économie, finance, géopolitique – n’empêche pas une brutalité croissante de la vie politique américaine. Bien au contraire.

Le 28 octobre 2022, Paul Pelosi a été sauvagement attaqué par un inconnu à coups de marteau dans sa résidence de San Francisco en Californie. Le mari de Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des représentants des États-Unis, fut attaqué au marteau par un militant d’extrême-droite canadien, David DePape. « Où est Nancy ? » fut le cri de l’agresseur. Arrêté par la police californienne, il était l’auteur d’un blog où il postait plusieurs dizaines de fois par mois des caricatures antisémites, complotistes, reprenant le tristement célèbre « 9/11 was an inside job ».

Âgée de près de 82 ans, Nancy Pelosi est devenue présidente de la chambre des représentants pour la première fois en 2006. En d’autres temps, l’agression du mari de cette élue de premier plan aurait provoqué une vague transpartisane de soutiens. En 2017, plusieurs élus Républicains avaient été visés par un militant démocrate qui leur avait tiré dessus. Steve Scalise, coordinateur du groupe républicain à la Chambre des représentants, avait été gravement touché. Les élus démocrates avaient réagi en dénonçant l’attaque et en affirmant leur soutien aux victimes.

Cinq ans plus tard, la réaction des Républicains est tout autre. Les condamnations de certains élus ont été inaudibles. Donald Trump Jr a tweeté une photo de marteau accompagné d’un caleçon, référence à la tenue de Paul Pelosi lors de l’attaque, et la mention « J’ai mon costume d’Halloween de Paul Pelosi ! ». Ted Cruz, ancien candidat aux primaires des Républicains, a condamné l’attentat puis déclaré que « personne ne sait vraiment ce qu’il s’est passé », surfant sur la théorie du complot selon laquelle les Pelosi connaitraient l’agresseur. Interrogé sur le sujet lors d’une émission de radio, l’ex-président Trump déclarait qu’il y avait « vraiment des choses bizarres dans cette famille. […] Toute cette affaire est étrange. » avant de conclure sur le fait que, selon lui, « la vitre était brisée de l’intérieur et que les policiers étaient là pratiquement depuis le début ».

Ce changement de réaction face à un drame politique est l’effet de plusieurs années de diabolisation des élites démocrates. Hillary Clinton, Nancy Pelosi mais également Joe Biden ont été l’objet d’attaques verbales de plus en plus violentes depuis le début du « moment Trump ». Attaques relayées et permises par un écosystème médiatique américain en pleine droitisation…

Breitbart : une poussée fulgurante, des marges médiatiques au mainstream

Tout commence dans les années 2000. Steve Bannon, fort de ses contacts dans le monde de la finance après son passage à Goldman Sachs, produit une vingtaine de films avant de faire la rencontre d’Andrew Breitbart, journaliste, lors du tournage d’un documentaire pro-Reagan. Breitbart veut alors créer un média alternatif. Robert Mercer, milliardaire qui a fait fortune dans l’intelligence artificielle est devenu rapidement le soutien financier de Steve Bannon. Grâce à son aide, le média passe d’un agrégateur d’articles à un site internet professionnel, le propulsant, en termes d’audience, sur la scène médiatique.

L’attaque du Capitole et le rôle de Trump ont provoqué de vives dissensions, y compris au sein de l’écosystème Fox News. Sans pour autant renier sa ligne idéologique, cette chaîne se tourne également vers de nouveaux poulains…

La mort d’Andrew Breitbart en 2012 profite à Steve Bannon. Celui-ci devient directeur du média. Il l’oriente vers une autre ligne éditoriale, délaissant la volonté d’indépendance pour en faire un outil d’influence politique. Depuis 2012, Breitbart porte l’étendard de l’alt-right (le terme arrivera toutefois dans le débat public plus tard), la droite populiste et nativiste américaine.

À l’origine, il s’agissait d’un média d’opinion parmi d’autres, conçu dans une optique de bataille culturelle. La stratégie commerciale agressive de Breitbart lui a permis de conquérir un public grandissant. Titres racoleurs, republication de contenus viraux provenant de médias similaires mais moins structurés, exclusivités d’un candidat soutenu par la direction du média : tout était bon pour accroître l’audience et fidéliser une communauté. Breitbart a tout d’abord soutenu Ted Cruz début de 2015 avant de pivoter vers un certain Donald Trump…

Breitbart a été, pendant la dernière partie de la campagne présidentielle américaine de 2016, le média le plus influent du camp ultra-conservateur, ayant calqué sa ligne éditoriale sur la campagne de Trump. Quelques mois après sa victoire, les audiences du site ne sont plus aussi bonnes. Breitbart s’était positionné solidement en tant que n° 2 derrière Fox News pendant assez longtemps, mais le média a désormais perdu beaucoup de son influence au profit de cette dernière. En effet, les interventions de Trump sur la chaine câblée ont attiré les électeurs républicains. Ainsi, sa marginalisation est le fruit de son succès : ses thèses extrémistes n’étaient plus cantonnées à quelques médias d’extrême-droite, mais devenaient mainstream

Trump : chef de file de cette nouvelle galaxie ?

La fondation de Fox News remonte quant à elle à 1996. On y trouve le magnat des médias Robert Murdoch et Roger Ailes, ancien consultant du Parti Républicain. Ayant travaillé pour Reagan, Nixon et George H.W. Bush, Ailes donna à la chaîne sa ligne politique directrice : la défense du Parti Républicain et du conservatisme. C’est en 2016 qu’Ailes laissa sa place à Bill Shine. Celui-ci reprit la ligne populiste de droite de Breitbart, et donna une audience croissante à Donald Trump.

Son positionnement politique fut cohérent avec la suite de sa carrière, puisqu’il quitta la chaîne en 2018 pour rejoindre la Maison Blanche en tant que directeur de la communication. Il ne s’agi pas d’un cas isolé : de nombreux liens ont existé entre la Maison-Blanche et les médias de droite sous l’ère Trump. Comme le note Sébastien Mort, universitaire et spécialiste des médias conservateurs américains, on assiste à « un processus de légitimation mutuelle ». Les médias conservateurs reprennent habituellement les éléments donnés par les politiques. Avec Trump, le processus s’inverse également. Les médias conservateurs s’approprient les éléments de langage du chef d’État. Fox News a recruté de nombreux anciens membres de l’administration Trump, tout comme celle-ci a fourni des troupes à l’ancien Président lors de la constitution de ses équipes…

Le milliardaire John Malone, qui possède CNN, est également propriétaire terrien – maître de pas moins de 6000 km2 de terres à travers les États-Unis. Ce « cowboy du câble » a démenti vouloir influencer la ligne éditoriale de sa chaîne…

Sean Hannity, présentateur vedette de Fox News, ainsi que d’autres journalistes de la chaîne, ont servi de cabinet non-officiel de conseil auprès du président Trump. Hannity et Trump ont partagé la scène de plusieurs meetings. Politico rapporte un échange de SMS en décembre 2020. Le sujet ? L’organisation du 6 janvier qui débouchera sur l’invasion du Capitole. Le présentateur a tenté sans succès de dissuader le candidat d’organiser un meeting ce jour-là à Washington, par peur de débordements – ce qui ne manqua pas d’arriver…

Cet épisode a provoqué de vives dissensions, y compris au sein de Fox News. Sans pour autant renier sa ligne idéologique, cette chaîne s’est tournée vers de nouveaux poulains, à l’instar du gouverneur de Floride Ron DeSantis, prétendant à la nomination du Parti Républicain pour les prochaines présidentielles. Récemment, l’un de ses coups d’éclat médiatiques, abondamment commenté et relayé par Fox News et sa galaxie, a constitué à envoyer une cinquantaine de migrants sur l’île de Martha’s Vineyard. Située au bord du Massachusetts, elle est un symbole de l’establishment démocrate : y envoyer cinquante migrants était ainsi censé souligner l’hypocrisie des progressistes face à leurs hésitations quant à l’attitude à adopter…

C’est ainsi que fin 2020, Fox News était la chaîne câblée la plus regardée aux États-Unis, de toute l’histoire de la télévision. Devant CNN, ce qui n’est pas sans conséquence pour cette dernière…

De nombreuses études établissent que le positionnement politique du canal de diffusion influe sur la perception de l’information : un article sur la politique migratoire de Trump diffusée par Fox News sera perçu comme conservateur, tandis que la même information diffusée par CNN sera perçue comme progressiste. Mais CNN tient-elle toujours le rôle de chaîne de centre-gauche qu’elle a historiquement joué ?

CNN, nouvel organe des Républicains ?

C’est lors des manifestations de Black Lives Matter qui ont éclaté après la mort de George Floyd en 2020 que la ligne éditoriale de CNN a sensiblement changé. Sa couverture des manifestations s’est en effet révélée plus critique qu’on ne l’aurait attendu d’un canal de centre-gauche : divers reportages et articles se sont concentrés sur le caractère violent des mobilisations. À l’inverse, le positionnement adopté par MSNBC correspondait à l’opinion des 92 % de Démocrates déclarant soutenir le mouvement Black Lives Matter. Le début de droitisation de CNN était engagé…

Ce processus récent découle d’un changement à la tête de la chaîne. À la suite d’un scandale politico-sexuel, Jeff Zucker, patron iconique de la chaîne, a laissé sa place à Chris Licht, producteur connu pour le show With Stephen Colbert. Licht représente la nouvelle ligne éditoriale souhaitée par David Zaslav, l’un des dirigeants de Warner Bros Discovery : CNN doit être plus « neutre ». L’une des raisons avancées : les revenus publicitaires de la chaîne diminuent. À l’inverse d’autres médias de centre-gauche ayant fait le choix de flatter leur audience en insufflant une charge polémique croissante à leur contenu, CNN a fait le choix d’une neutralisation de sa ligne éditoriale, afin de rassurer les investisseurs publicitaires.

L’une des premières mesures du nouveau patron a été de licencier de nombreux journalistes dont John Harwood, correspondant à la Maison-Blanche pour CNN. Les départs successifs de la chaîne ont conduit le journal américain Washington Post à s’interroger sur une éventuelle « purge » – terme rapporté d’un salarié de la chaîne, qui a provoqué une forte polémique… Le quotidien indique également que la plupart des journalistes licenciés, dont le contrat n’était pas arrivé à échéance, faisait partie de ceux qui étaient les plus critiques envers la présidence Trump…

Un mémo de la nouvelle direction a été envoyé aux différents salariés de la chaîne, détaillant le changement de positionnement. Chris Licht a pour ambition de faire de CNN un média centriste, l’éloignant du positionnement acquis sous l’ère Trump. Une stratégie justifiée par l’impératif de lutte contre les fake news et la nécessité d’une objectivité maximale… qui cache sans doute la volonté de retenir désespérément les publicitaires.

La droitisation de CNN proviendrait-elle seulement du changement de direction ? Plusieurs analystes font état de l’influence de John Malone, plus gros actionnaire de Discovery, le groupe qui possède CNN. Milliardaire, présent au conseil d’administration de Warner Bros Discover, Malone a fait fortune dans le monde des médias. Il est également propriétaire terrien – maître de pas moins de 6000 km2 de terres à travers les États-Unis. Ce « cowboy du câble » a démenti vouloir influencer la ligne éditoriale de sa chaîne… tout en affirmant vouloir tendre « vers la neutralité, dans une Amérique de plus en plus divisée ».

C’est que John Malone n’a rien d’une personnalité politiquement neutre. Il est membre du laboratoire d’idées Cato Institute – anciennement Charles Koch Institute, institut fondé par les frères Koch, les plus importants donateurs républicains aux États-Unis. Ce think-tank multiplie les prises de position libertariennes et climato-sceptiques. Parmi les nombreuses donations de John Malone, on compte notamment 250.000 dollars pour la cérémonie d’inauguration de Donald Trump…

Ainsi, dans un écosystème médiatique de « guerre culturelle », alors que Fox News et les médias conservateurs radicalisent leurs thèses ethnicistes et ultra-conservatrices, CNN semble demeurer nostalgique d’un journalisme d’avant l’ère Trump. Celui où le consensus permettait d’attirer un large public – et une masse de publicitaires.

Ainsi, face à l’offensive médiatique conservatrice, la stratégie des démocrates aura oscillé entre radicalisation identitaire et volonté de préserver une ligne idéologique neutre et consensuelle. Quant à la stratégie des démocrates proches de Bernie Sanders, visant à mettre en avant les questions économiques et sociales, elle n’aura bien sûr rencontré aucun écho dans un monde médiatique dominé par les puissances de l’argent…