Le libéralisme contre le « droit à la ville » : Lisbonne et la production de l’espace-capital

© Mariana Abreu

Au cours des dix dernières années, les villes du Sud de l’Europe ont vu leurs centres historiques « cannibalisés » par les locations touristiques de court-terme, et Lisbonne n’a pas fait exception. Dans la capitale portugaise, les locations de court-terme représentent aujourd’hui près d’un tiers des propriétés du centre-ville, et on y compte neuf touristes pour un habitant.1 Abandonnée à la seule loi du marché, la garantie constitutionnelle du logement a été pulvérisée après la crise de 2008 par les politiques néolibérales imposées au Portugal. L’arrivée en masse des touristes, accompagnée de l’envolée vertigineuse des prix immobiliers, menacent la capacité de nombreux ménages à se loger, et ces derniers se voient ainsi éjectés des centre-villes. Suite à trois mois de confinement qui ont vidé la capitale portugaise de ses flux touristiques massifs, et après une chute de 11,8% du PIB au deuxième trimestre 2020, Lisbonne, « comme de nombreuses villes, réévalue ses priorités post-pandémie ».2 Une rupture qu’il convient de relativiser.

À partir des années 2010, le Portugal a commencé à faire la Une des journaux pour deux raisons bien distinctes : d’une part, pour l’humiliation que constituait la mise sous tutelle du pays par la Troïka, d’autre part, pour une lignée record de victoires aux « Oscars du Tourisme ». Difficile alors de prédire que le couple « meilleure destination européenne » / « crise de dette souveraine » accompagnerait l’une des plus graves crises de l’État-providence portugais. En 2013, alors que le taux de chômage s’élevait à 17,5%, le Portugal connaissait une croissance à deux chiffres du nombre de touristes arrivés sur le territoire. Dix ans plus tard, Lisbonne apparaît comme la capitale européenne avec le ratio de locations touristiques le plus élevé sur Airbnb, avec plus de 30 logements pour mille habitants. Parallèlement, le nombre de maisons à louer sur le long terme a baissé de 30% au cours des cinq dernières années, touchant principalement deux villes : Porto et, bien sûr, Lisbonne, qui ont vu l’offre du parc locatif traditionnel chuter de 85 et 75%, respectivement. 

Aujourd’hui, le prix des appartements neufs à Lisbonne s’élève en moyenne à 6 500 € par m² et peut atteindre 7 700 € par m² dans les quartiers les plus recherchés du centre historique. Dans le même temps, le SMIC portugais ne s’élève pas au-dessus de 635€. L’article 65.3 de la Constitution portugaise, établissant que « l’État adoptera une politique visant à mettre en place un système de revenus compatible avec les revenus familiaux et l’accès à son propre logement », ne peut être évoqué autrement que sur le mode de l’ironie.

Selon Ana Cordeiro Santos, chercheuse au Centre d’études sociales (CES), de l’Université de Coimbra, la crise de l’Etat-providence remonte aux années 1980, à l’époque où le Portugal s’est libéré d’un demi-siècle de répression dictatoriale et s’est empressé de se joindre la construction européenne. « L’Etat a échoué dans sa mission de fournir une offre publique de logement », écrit-t-elle3. Depuis les années 1980, le Portugal compte seulement 2% de parc locatif public, un taux qui reste bien en-deçà de la moyenne européenne.4 L’auteure de La nouvelle question du logement au Portugal voit dans le processus d’adhésion à l’UE le corollaire d’une accélération des mesures libérales, principalement dans le secteur financier, qui ont accru l’accès au crédit et l’endettement. Depuis le début des années 2000, les politiques urbaines ont toujours favorisé une plus grande initiative privée dans le secteur immobilier. Parallèlement, le parc locatif des centres historiques s’est considérablement dégradé. En cause, une politique de gel des loyers remontant à 1948, qui a généré une faible compétitivité pour ce secteur sur le marché locatif, que n’ont compensé aucun investissement public conséquent – nécessaires à la réalisation des travaux d’entretien des bâtiments.

Au Portugal, les transformations de l’espace urbain se sont accentuées suite à la crise économique et financière de 2008, contribuant à la fragilisation des foyers défavorisés. Luís Mendes, philosophe, géographe et professeur à l’Université de Lisbonne, voit dans l’exemple lisboète un cocktail paradigmatique de la déréglementation du marché immobilier.5 En effet, au problème structurel de pénurie du parc locatif public s’est ajouté un ensemble de mesures néolibérales subordonnées aux intérêts fonciers et visant à flexibiliser le marché du logement. Le Nouveau régime de location6, promulgué en 2012 et imposé par la Troïka, est venu couronner la libéralisation du marché du logement, et particulièrement le régime de locations portugais, renforçant le pouvoir des propriétaires et dégageant la route à une augmentation excessive des prix des loyers et en facilitant les évictions, qui ont conduit à l’expulsion de nombreux foyers de leurs appartements dans les centre-villes. En 2016 on comptait 1931 évictions au Portugal, soit plus de 5 familles par jour qui se sont vues chassées de chez elles – contre 1003 en 2013. La plupart sont des retraités ou des pauvres, déjà fragilisés par l’impact des politiques d’austérité budgétaire. Parallèlement, la capitale a vu ses activités économiques traditionnelles et ses petits commerces locaux fermer leurs portes. Le quartier traditionnellement populaire d’Alfama a vu sa population chuter de 20 000 résidents en 1980 à 1 000 aujourd’hui.

Tel qu’il a été théorisé par le géographe et philosophe Henri Lefèbvre, le droit à la ville renvoie au droit des habitants à s’approprier les processus décisionnaires et les installations de production de la ville.7 Cette appropriation des processus décisionnaires implique une appropriation de l’espace public et une liberté de mouvements. Le « droit à la ville » s’inscrit donc dans une tentative de légitimation des rapports de souveraineté et de la reconnaissance du droit à occuper l’espace ; celui-ci n’est pas conçu comme une entité neutre et vide de contenu social, chaque société produisant ses espaces et déterminant ses rythmes, exprimant sa fonction sociale.

En 1930, Fernando Pessoa s’amusait à coucher sur le papier les toits et couleurs de Lisbonne du haut de sa fenêtre au quatrième étage d’un modeste appartement situé au coeur de la ville ; une situation inconcevable aujourd’hui, où les habitants modestes, privés des mille charmes attrape-touristes de la ville, sont relégués dans la périphérie et près des autoroutes. À qui appartient donc la ville portugaise ?

Au tournant néolibéral de 2012 et au processus de gentrification qui en a découlé, s’est ajoutée la mise en place d’une série d’instruments financiers et légaux destinés à soutenir l’investissement privé étranger au sein du marché immobilier local. La loi des Résidents Non Habituels (RNH) et des Visa Gold ont notamment institué un régime fiscal très avantageux pour les retraités ou investisseurs étrangers. Le premier est destiné aux citoyens de la Communauté européenne possédant un fort capital économique. Le second s’adresse aux citoyens d’autres pays en leur accordant un permis de résidence, à condition de stimuler l’investissement, à savoir le transfert de capitaux, la création d’emplois et l’achat de biens immobiliers dans les quartiers du centre historique de la ville. Selon Luís Mendes, « dans les deux cas, elle profite aux citoyens étrangers avec des réductions importantes et même des exonérations fiscales, introduisant des inégalités entre ceux qui bénéficient des promotions et des soldes fiscaux et les résidents permanents, portugais ou étrangers, qui ne bénéficient d’aucun avantage fiscal. » Entre 2013 et 2019, les recettes de l’Etat portugais issues des acquisitions de Visas Gold s’élevaient à 4 300 milliards d’euros, soit dix fois le montant accordé à la promotion d’un parc locatif public entre 1987 et 2011. 

Alors que des milliers d’habitants sont ainsi déchus de leur droit d’accès à la ville, la valeur du logement se voit réduite à la seule spéculation immobilière et à son appréciation par une élite transnationale. La tyrannie des chiffres, qu’Alain Supiot identifie comme une nouvelle forme de gouvernance, ne peut que faire écho à la réalité portugaise : « La raison du pouvoir n’est plus recherchée dans une instance souveraine transcendant la société, mais dans des normes inhérentes à son bon fonctionnement. Prospère sur ces bases un nouvel idéal normatif, qui vise la réalisation efficace d’objectifs mesurables plutôt que l’obéissance à des lois justes. »8 Les critères pour se voir octroyer la nationalité sont désormais financiers, la citoyenneté devient un marché comme les autres. 

Selon Fernando Medina, Maire de Lisbonne, « Le moment est venu de faire les choses différemment. » Paroles galvaudées par la classe politique et médiatique européenne pendant le confinement, elles mobilisent un lexique éculé. Qu’en est-il pour le parc locatif portugais ? 

Les réformes initiées par Antonio Costa, socialiste arrivé au pouvoir en 2015, semblent s’inscrire dans une dynamique de protection du droit au logement. Après la brutalité des politiques de financiarisation du logement de 2011, qui ont rasé le peu qui subsistait du parc social, il semblerait que le gouvernement cherche à combattre la « grave pénurie de logements » qui constitue l’une des plus grandes vulnérabilités du pays. À cet égard, Costa ne s’est épargné ni les grands mots ni les grands chiffres. En 2018, la coalition de gauche annonçait une « Nouvelle génération de politiques du logement », visant l’amélioration de la qualité de vie des habitants, la revitalisation des villes et la promotion de la cohésion sociale et territoriale.9 Les accords se multiplient avec les mairies dans le but de re-localiser des foyers vivant dans des « conditions indignes ». Le nombre de licences d’hébergement à court terme à Lisbonne a été plafonné dans sept des vingt-quatre quartiers de la ville – les plus touchés par l’afflux de visiteurs étrangers. Le premier ministre évoque aujourd’hui la nécessité d’un « régime public du logement » et il a annoncé vouloir consacrer 1251 millions d’euros, issus des fonds du plan de relance européen, à la revitalisation du parc locatif traditionnel.

Si l’on peut discerner dans le discours du gouvernement d’António Costa une volonté affichée de rompre avec le cycle néolibéral et austéritaire entamé par le précédent gouvernement, il serait erroné d’y voir un réel changement de paradigme. Alors que les réformes initiées par le gouvernement se nourrissent de l’investissement public, elles ne se sont nullement attaquées au problème structurel de la carence du parc locatif public. En effet, la nouvelle « génération » de politiques du logement reste principalement dirigée vers les propriétaires et le marché privé. On y retrouve des politiques de stimulation financière, d’avantages fiscaux et de financements publics destinées à compenser les pertes des propriétaires qui accepteraient de louer leurs biens à des prix plus raisonnables. La réalité des objectifs reste donc bien en-deçà des attentes ; l’augmentation du parc locatif public ne vise en outre qu’un objectif de 5%, contre 2% aujourd’hui. 

« Alors que nous rouvrons nos villes, nous ne devons pas retourner au business as usual », selon F. Medina. Dans une tribune publiée dans The Independent, le maire de Lisbonne affirme sa volonté de ramener les habitants dans le centre ville, au profit d’une Lisbonne plus équitable et plus verte. Mais au-delà des communications gouvernementales, force est de constater que la rupture demeure relative. La mobilisation des ressources publiques se fait dans le but d’attirer des investissements privés, et semble encore bien loin de la ré-appropriation de l’espace urbain rêvée par Lefèbvre. 

La soumission de la ville et du logement à la loi du marché met à nu l’une des plus grandes crises de l’État-providence. Le modèle de la « ville générique », théorisé par Rem Koolhaas, résonne profondément avec la situation actuelle : « Les villes qui se développent aujourd’hui se caractérisent par la disparition progressive de leur identité.10 La ville générique, c’est ce qui reste quand on a éliminé la prévalence de l’histoire, de la culture spécifique matérialisée dans le patrimoine (…). Il y a bien, presque partout, des centres historiques, dont certains ont été préservés, d’autres réhabilités, plus ou moins restaurés, parfois reconstruits à l’identique, et qui sont voués au prestige, au tourisme, au patrimoine. Ils sont en voie de muséification et la vie quotidienne s’en est presque retirée. Le reste, la vraie ville, c’est la ville de plus en plus libérée du centre historique. La ville générique est souvent médiocre, informe et interchangeable. Elle est éphémère, modeste, n’ayant pas été conçue pour durer ».11

1Aleksandra Wisniewska, “Are Airbnb investors destroying Europe’s cultural capitals?”, Financial Times, septembre 2019

2Fernando Medina, “After coronavirus, Lisbon is replacing some Airbnbs and turning holiday rentals into homes for key workers”, The Independent, juillet 2020

3Ana Cordeiro Santos, A nova questão da habitação em Portugal: uma abordagem de economia política, Actual Editora, 2019

4Ana Cordeiro Santos: A Nova Geração de Políticas de Habitação é um estímulo fiscal aos senhorios”, in Fumaça, 2019

5Luís Mendes, “Gentrificação, financeirização e produção capitalista do espaço urbano” in Cadernos do Poder Local, n.º8, 2017

6Pour un récapitulatif des mesures imposées par la Troïka: https://acervo.publico.pt/economia/memorando-da-troika-anotado

7Henri Lefèbvre, Le droit à la ville, 1968

8Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, 2015

9Pour le détail sur la “Nouvelle génération de politiques sur le logement”: https://www.portaldahabitacao.pt/pt/portal/habitacao/npgh.html

10Rem Koolhaas, La ville générique, 1994

11R. Robin, “L’après-ville ou ces mégalopoles qu’on dit sans charme…”, in Communications, 2009