Face à l’impérialisme occidental, une partie de la gauche tend à soutenir tout régime opposé à Washington, de manière aveugle et systématique. Une autre fraction de la gauche répond à cette posture « campiste » par un « campisme inversé », soutenant de manière symétrique la diplomatie occidentale contre les « régimes autoritaires » ou « illibéraux ». Dans Désoccidentalisation. Repenser l’ordre du monde (Agone, 2023), Christophe Ventura et Didier Billion appellent à rompre avec ces grilles d’analyse et d’action. La clef, pour eux, réside dans une « indépendance absolue » des mouvements progressistes à l’égard des États (pro ou anti-occidentaux), et dans la promotion d’un « non-alignement actif ».
Le texte qui suit est une version éditée d’un extrait de leur ouvrage.
Le campisme constitue certainement le premier piège tendu aux progressistes. Issu de la guerre froide, ce terme fait initialement référence à ceux qui, à l’époque, se définissent comme progressistes. En réalité, on les trouve principalement parmi les forces liées aux partis communistes qui s’alignaient sur l’URSS lorsque celle-ci affirmait soutenir les luttes anti-impérialistes dans le cadre de sa rivalité proclamée avec les États-Unis.
Si l’on considère que l’impérialisme étatsunien reste l’un des principaux facteurs de désordre à l’échelle planétaire, la tentation est alors forte de soutenir mécaniquement toute opposition à l’imperium de Washington. Erreur de méthode et de perspective. Certes, les seuls enjeux et intérêts de classe ne peuvent incarner toutes les raisons de lutter pour un autre ordre social et géopolitique. Mais leur prise en compte limite considérablement le risque de soutenir les pires régimes autoritaires au prétexte qu’ils sont la cible des puissances impérialistes ; ou, au contraire, de s’aligner sur les puissances occidentales au nom de leur incarnation autoproclamée des valeurs démocratiques – version actualisée du « monde libre » de l’époque de la guerre froide.
Précédents irakien et libyen
Cet axiome est illustré par de nombreuses situations concrètes depuis l’implosion de l’URSS. Contraire au droit international, l’invasion en 1990 du Koweït par l’Irak de Saddam Hussein, un des dictateurs les plus sanguinaires de la région, entraîne des militants et responsables politiques se présentant comme progressistes à soutenir la coalition initiée et dirigée par les États-Unis alors que tout n’a pas été tenté pour parvenir à une solution politique.
Ensuite, les zones d’exclusion aériennes imposées à Bagdad après son retrait du Koweït en 1991 ne sont critiquées que modérément par nombre de progressistes parce qu’elles constituaient, selon eux, une forme de protection des populations kurdes du nord et chiites du sud de l’Irak. Enfin, les terribles sanctions économiques exercées, sous égide de l’ONU, sur le peuple irakien de 1991 à 2003 ne font l’objet que de peu de condamnations et de protestations internationales par peur de courir le risque d’être taxés de soutien à Saddam Hussein.
En 2011, la résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’ONU, adoptée le 17 mars grâce à l’abstention de la Russie et de la Chine, prévoit une zone d’exclusion aérienne au-dessus de la Libye. Dans son point 4, elle permet l’usage de tous les moyens nécessaires pour protéger les populations civiles à l’exception du « déploiement d’une force d’occupation étrangère sous quelque forme que ce soit et sur n’importe quelle partie du territoire libyen ». Nulle part, ce texte n’autorise explicitement, dans ce cadre, le recours à des frappes aériennes. Dès le 31 mars, c’est l’Otan – et en son sein plus particulièrement la France et le Royaume-Uni – qui est chargée de faire appliquer la résolution du Conseil de sécurité.
Dans les faits, c’est donc l’organisation transatlantique qui prend le commandement de l’opération militaire. Mais ne seront respectés ni l’esprit ni la lettre de la résolution de l’ONU, qui sert désormais d’instrument pour obtenir un changement de régime à Tripoli. Cette situation n’a pas semblé déranger de nombreux progressistes autoproclamés, tout à leur obsession de faire tomber Mouammar Khadafi. Depuis lors, abandonnée au chaos, à la guerre civile et aux factions armées rivales, la Libye est un État failli.
En Amérique latine, région au cœur de la rivalité sino-américaine, la notion de « non-alignement actif » est proposée par des cercles universitaires et diplomatiques de gauche.
Dans chacun des cas évoqués ici les critiques à l’encontre des interventions occidentales ont été réelles, mais certains secteurs de la gauche internationale ont adopté une posture de soutien, parfois éventuellement teintée de critiques, aux régimes en question au seul fait qu’ils étaient agressés par des puissances impérialistes, souvent il est vrai sans aucun mandat de l’ONU.
Ces exemples illustrent ce que Gilbert Achcar a qualifié de retour du campisme de la guerre froide, non plus aligné sur l’URSS mais comme un soutien direct ou indirect à des régimes mis sous pression par les États-Unis. Comme il le décrit : « En d’autres termes, il y eut passage d’une logique de “L’ennemi de mon ami (l’URSS) est mon ennemi” à une logique de “L’ennemi de mon ennemi (les États-Unis) est mon ami” »1.
Du campisme au « campisme inversé »
Le pendant de cette position est bien sûr un « campisme inversé » dicté par les puissances occidentales et particulièrement les États-Unis : un clivage entre les « démocraties » et les « régimes autoritaires » traduit en termes de confrontation entre pays « libéraux » et « illibéraux », les premiers promouvant un monde de paix, de droits, de libertés, de valeurs universelles, les seconds un monde autoritaire, de force brute. Ces clivages poursuivent un objectif idéologique et stratégique : nous enjoindre à choisir notre camp en fonction d’une grille de lecture simpliste, moralisante, instrumentalisée et singulièrement artificielle.
Mais dans le domaine des relations internationales, les partisans d’une transformation progressiste et d’une rupture avec le système capitaliste ne peuvent raisonner en termes campistes d’« amis/ennemis ». Une réalité que nous rappelle l’actualité la plus récente.
La République islamique d’Iran fournit un exemple probant des errements du campisme. Si la révolution de 1979 contient sans nul doute une dimension religieuse, son caractère anti-impérialiste en constitue bien la principale caractéristique. La chute du régime du chah, au cœur du dispositif régional étatsunien dans les années 1970, représente une défaite majeure pour Washington. Néanmoins, la formidable énergie politique qui avait permis la révolution est rapidement combattue par les nouveaux dirigeants iraniens, dont les décisions sont toutes guidées par la consolidation de leur pouvoir puis, à partir de septembre 1980, par la défense de leur pays agressé par l’Irak de Saddam Hussein soutenu par la plupart des puissances occidentales et tous les États arabes de la région, à l’exception de la Syrie. Ce maelström mortifère a laminé les forces progressistes, qui n’ont depuis lors jamais pu se reconstituer.
En 2015, l’accord sur le nucléaire traçait la perspective d’une volonté de dédiabolisation de l’Iran dans le champ des relations internationales. Toute contribution à ce type d’initiative est indéniablement positive. Pour autant, rien de nous oblige à donner quitus aux politiques mises en œuvre par le gouvernement de la République islamique, aussi bien à l’intérieur qu’à l’international. Et ici aussi, c’est la capacité du peuple iranien à se doter d’organisations politiques, syndicales et associatives indépendantes et de formuler une politique alternative qui est essentielle, comme le prouve le mouvement de contestation citoyenne qui a surgi en septembre 2023.
Vers un non-alignement actif
Si l’affirmation du principe de la défense des peuples, de leurs revendications et de leur autodétermination ne suffit pas toujours pour s’orienter avec précision et de manière satisfaisante au sein des enjeux géopolitiques qui se posent ici et maintenant, elle n’en fournit pas moins de sérieux garde-fous. Dans un monde où se manifestent en toute occasion les formes les plus exacerbées de défense du système dominant, les marges de manœuvre sont étroites. Et l’intérêt des peuples reste une boussole indispensable sans laquelle les progressistes peuvent être amenés à s’adapter à la politique de régimes guidés par la seule sauvegarde de leur pouvoir.
Dans ce contexte, l’indépendance absolue à l’égard des États semble bien être, pour tout partisan d’une transformation sociale, une garantie permettant de parer aux dérives campistes. Cette situation invite les forces progressistes à définir quel type de politique étrangère elles mettraient en œuvre si elles accédaient au pouvoir. Des réflexions sont disponibles, par exemple en Amérique latine, région au cœur de la rivalité sino-américaine, où la notion de « non-alignement actif » est proposée par des cercles universitaires et diplomatiques de gauche2.
D’une manière plus générale, ces questions exigent des progressistes qu’ils définissent les contours d’un multilatéralisme novateur, capable d’opposer aux logiques chaotiques et belliqueuses actuelles des conditions promotrices de solidarité et de droits humains.
Un tel multilatéralisme doit permettre une restructuration des relations économiques internationales au service de la justice sociale et climatique, de la lutte contre la pauvreté, de l’égalité entre pays du Nord et du Sud, de l’accès aux ressources de la planète et leur redistribution. Autant d’objectifs nécessaires à la construction de nouveaux équilibres porteurs de solutions face à la multiplication des conflits dans le monde et qui pourraient constituer les bases d’un nouvel internationalisme et d’une désoccidentalisation progressiste du monde.
Notes :
1 Gilbert Achcar, « Leur anti-impérialisme et le nôtre », Contretemps. Revue de critique communiste, 18 avril 2021.
2 Lire Carlos Fortin, Jorge Heine, Carlos Ominami, « Pandémie et guerre en Ukraine : de la pertinence du concept de non-alignement actif pour l’Amérique latine », Revue internationale et stratégique, été 2023, no 130, p. 47-56.