Pérou : Castillo face aux « maîtres de la mine »

Une entreprise minière à proximité du lac Quiulacocha, dans la ville de Cerro de Pasco © Vincent Ortiz pour LVSL

Dans la ville de Cerro de Pasco les protestations se multiplient contre l’impunité de la multinationale suisse Glencore, jugée responsable de la contamination du sang de milliers d’habitants. Dans la région Las Bambas, c’est une entreprise chinoise qui est en cause, accusée de frauder le fisc ; les locaux tentent à présent de bloquer le gigantesque corridor minier, d’où est issu plus de 2% du cuivre mondial. Dans tout le Pérou, les conflits autour des mines reprennent. Le président du pays, Pedro Castillo, a été élu sur une promesse de « nationalisation » de l’industrie minière. Celle-ci compte pour 10 % du PIB et plus de 50 % des exportations du pays. Elle est dominée par des entreprises multinationales issues de Chine et du Royaume-Uni, mais aussi, de plus en plus, de Suisse, du Canada ou d’Australie. Le gouvernement péruvien, entravé par le Congrès et la Constitution – qui protège les capitaux étrangers – semble dans l’impasse. Et tandis que les protestations sociales reprennent, les « maîtres de la mine » veillent sur leurs intérêts…

Le lac Quiulacocha s’étend sur quelques centaines de mètres autour d’une installation minière. Les reflets rougeoyants de ses eaux empoisonnées rappellent que divers métaux y sont extraits : plomb, zinc, cuivre, etc. À mesure que nous nous en approchons, le sol se teinte d’une étrange coloration mordorée. Des cadavres d’animaux, venus s’hydrater, y sont régulièrement récupérés par les locaux.

Il s’agit de la face la plus spectaculaire de la contamination ambiante à Cerro de Pasco, dont un article de la BBC se demande si elle ne serait pas « la ville la plus polluée du monde ». La pollution la plus dangereuse est pourtant invisible. Jaime Silva, conseiller municipal, rappelle que les eaux limpides des robinets contiennent des résidus anormalement élevés de quatorze métaux ; la simple exposition à l’air de Cerro de Pasco, ajoute-t-il, est susceptible de générer d’importants dommages. « Selon les statistiques officielles, le sang d’au moins 3000 habitants de cette ville [qui en compte 70000] contient un taux de plomb ou d’arsenic dangereux pour leur santé ». Après une exposition minutieuse de plusieurs chiffres, il poursuit sur un ton plus informel : « Je fais en sorte que ma fille passe le moins de temps possible dans cette ville. Je l’envoie souvent auprès de ma famille à Lima. Mais je ne peux que limiter les risques ».

Permis de polluer

Juchée à 4300 mètres de hauteur, Cerro de Pasco abrite un immense cratère minier, autour duquel des milliers d’habitations sont groupés. « Chaque jour, nous nous réveillons avec ce spectacle sous les yeux », commente un passant.

La mine à ciel ouvert de Cerro de Pasco © Vincent Ortiz pour LVSL

Au Pérou, nul ne conteste le danger encouru par les habitants. Cette dernière décennie, la ville a été placée trois fois par le Parlement sous « état d’urgence sanitaire ». En 2008, une loi approuvée à l’unanimité prévoyait la relocalisation de la ville, à l’écart de la mine. Sans suite.

« Le lien entre la pollution de la ville et les activités de l’entreprise minière n’a jamais été reconnu par les autorités », déplore Jaime Silva. Au début du XXème siècle, c’est une entreprise nord-américaine qui s’implante à Cerro de Pasco, qui devient un haut lieu d’extraction de métaux. Après une phase de nationalisation puis de privatisation, c’est finalement le péruvien Volcan qui hérite de la mine ; Glencore, le géant suisse, en est actionnaire majoritaire. Depuis, de nombreuses grèves et manifestations ont éclaté pour protester contre les dommages sanitaires causés aux habitants.

« Nous n’avons pas d’hôpital, dans la ville, capable de traiter les cas de personnes contaminées », ajoute Jaime Silva. Celles-ci doivent se rendre à Lima, voire en Argentine, pour recevoir des soins spécialisés. Récemment, le décès d’une fillette en route vers un hôpital argentin a généré de nouvelles protestations.

Le lien entre la pollution ambiante et les maux qui atteignent de manière épisodique les habitants (cancers divers, leucémie, handicaps mentaux) a été établi par de nombreuses études péruviennes et internationales. Il est pourtant impossible d’obtenir une estimation de la magnitude de ces dommages. « Il n’existe pas de registre qui ferait l’inventaire de toutes les personnes affectées », explique Jaime Silva. « Nous avons sollicité l’État pour qu’il établisse un tel registre – sans succès ».

Le rapport des habitants à la mine n’est pas dénué d’ambiguïté. Celle-ci génère en effet des milliers d’emplois directs, tandis que les investissements étrangers ont permis à la région de bénéficier d’une croissance soutenue. Les demandes de régulation environnementale et de redistribution ne se doublent que rarement d’une hostilité de principe à l’exploitation minière.

Intérêts chinois et matraques péruviennes

Le président Pedro Castillo sait qu’il marche sur des braises. Son slogan (plus un seul pauvre dans un pays si riche !) lui a valu le soutien des Péruviens marginalisés et isolés des pôles urbains. Son élection surprise a temporairement adouci la conflictualité sociale autour des mines. Mais l’impatience point déjà au sein de la frange la plus radicale de son électorat.

Dans la région minière de Las Bambas, plus au sud du Pérou, la victoire de Castillo a été vécue comme un triomphe. Connu dans tout le pays pour les conflits associés à son nom, ce haut lieu de l’extraction minière accueille depuis une décennie des capitaux chinois. Plus de 2 % du cuivre extrait chaque année dans le monde en est issu.

« Ici, plus de 90 % des habitants ont voté pour Pedro Castillo », rappelle Walter Contreras. Syndicaliste, il travaille dans le complexe minier de Las Bambas. Il a vécu les nombreux conflits qui ont émaillé l’histoire de la région. Pendant des années, les négociations entre syndicats et entreprises minières allaient bon train. Des compensations étaient accordées aux personnes déplacées par les activités de la mine, relogées dans des villages voisins.

Walter Contreras © Vincent Ortiz pour LVSL

Le rachat de l’entreprise par un groupe chinois a changé la donne. « Nous n’avions aucun interlocuteur avec qui négocier. Tout était directement géré depuis la Chine », commente-t-il. Alors que de nombreux syndicats se plaignent du mauvais état des routes qui mènent à la mine, exigeant un investissement de la part de l’entreprise, celle-ci reste sourde à leurs appels. En août dernier, dix-sept travailleurs de la mine ont trouvé la mort dans un accident d’autobus alors qu’ils se rendaient sur leur lieu de travail.

Contreras pointe du doigt la responsabilité de l’entreprise chinoise, mais aussi de l’État péruvien. Celui-ci a systématiquement réprimé les tentatives de protestation des syndicalistes. Durant plusieurs mois, ils étaient parvenus à bloquer le corridor minier. L’une des voies d’approvisionnement en cuivre les plus importantes au monde s’était alors retrouvée obstruée. Mais les grévistes avaient été brutalement délogés par la police, et six d’entre eux avaient perdu la vie.

L’élection de Pedro Castillo enthousiasme Walter Contreras. « Notre hermano Evo Morales s’est rendu au Pérou. Il a conversé avec Pedro Castillo, et nous espérons que le partage de son expérience lui sera utile ». Force est pourtant de constater que le Pérou ne prend pas le chemin de la Bolivie depuis l’élection de Pedro Castillo.

NDLR : lire sur LVSL notre entretien avec Evo Morales : « Notre crime est d’avoir construit un modèle viable sans le FMI »

Trancher le nœud gordien

Les obstacles à une « nationalisation » de la mine sont nombreux. L’un des plus importants est d’ordre constitutionnel. Depuis l’élection de Castillo, la Constitution péruvienne est devenue le point de ralliement de l’opposition.

À Lima, de nombreux sit-in sont organisés pour sa défense. Les Liméniens y interpellent les passants pour récolter des signatures. Dans un parc du centre-ville, un homme harangue la foule au micro : « Le Pérou est un pays religieux, qui croit en Dieu, qui croit au Christ, qui croit en sa force. Nous sommes en guerre, nous allons affronter ce gouvernement et nous allons le déloger ! ».

Adoptée sous le mandat d’Alberto Fujimori, la Constitution péruvienne est le garde-fou des mesures néolibérales mises en place depuis trois décennies.[1] Elle contraint notamment le gouvernement au respect des traités bilatéraux d’investissements (TBI). Le Pérou en a ratifié une vingtaine avec les principaux pays investisseurs. Ils mettent les capitaux étrangers à l’abri de régulations sociales ou environnementales que pourrait prendre le gouvernement. L’agenda de « nationalisation » de l’industrie minière, porté par Castillo, s’y heurte de plein fouet. Une violation de ces traités serait décrétée illégale par le Tribunal constitutionnel du Pérou.

NDLR : pour une analyse du rôle des traités bilatéraux d’investissements, lire sur LVSL l’article de Guillaume Long et d’Andrés Arauz : « La nouvelle victoire des multinationales en Équateur », et voir la vidéo de Gillian Maghmud.

La convocation d’une Assemblée constituante, promesse phare de la campagne de Castillo, permettrait de trancher ce nœud gordien. Elle ouvrirait la voie à une dénonciation de ces traités, appuyée sur une légitimation populaire. Un tel processus ne résoudrait bien sûr pas tous les problèmes liés aux TBI. Les entreprises lésées pourraient porter plainte auprès de tribunaux d’arbitrage. Ceux-ci sont en droit d’exiger une amende des États décrétés coupables – sans compter les signaux négatifs envoyés aux investisseurs étrangers.

Processus constituant ou pas, on voit mal comment les principales mesures portées par Castillo pourraient être mises en place sans une mobilisation populaire. Le contexte pourrait difficilement lui être plus défavorable à Castillo. Avant même l’entrave constitutionnelle, c’est le Parlement lui-même, dominé par l’opposition, qui mettrait son veto à toute mesure de transformation structurelle. Parmi les soutiens de Castillo, beaucoup gardent à l’esprit que les gouvernements progressistes de la région n’ont pu mettre en place des mesures ambitieuses qu’avec l’appui de la rue.

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Sans surprises, la presse fait bloc avec la majorité des parlementaires. Les spectres qui hantent l’imaginaire péruvien sont brandis en permanence par les chaînes de télévision : hyperinflation à la vénézuélienne, marche vers la dictature, retour du Sentier lumineux.[2] Ce dernier leitmotiv est particulièrement prégnant. On ne compte plus les titres de presse suggérant une filiation entre un groupe « terroriste » apparu en période de Guerre froide et un membre du gouvernement. La nouvelle ministre des Droits des femmes, Anahí Durand, en a fait les frais. Encartée au parti Nuevo Perú, en pointe sur les thématiques environnementales et féministes, elle est issue d’une génération et d’une culture militante étrangère aux conflits qui ont ensanglanté le pays à la fin du XXème siècle. Divers titres de presse ont pourtant déterré et exposé sur la place publique une ancienne relation entre la ministre et un membre de la guérilla « Mouvement révolutionnaire Tupac Amaru ».

Anahí Durand, ministre des Droits des femmes

Une guerre psychologique peu surprenante pour qui garde à l’esprit les expériences progressistes d’Amérique latine. Sur la défensive, le gouvernement peine à mobiliser sa base.

En cause, le caractère manifestement hétéroclite de sa composition. Pedro Castillo est issu du mouvement Perú libre, formation groupusculaire « marxiste-léniniste » qui n’envisageait pas l’épreuve du pouvoir.[3] Lui-même, peu formé aux enjeux économiques et géopolitiques, porteur d’un agenda aussi radical que vague, a été contraint de s’entourer de diverses formations politiques. Il s’est notamment rapproché du parti Nuevo Perú – dont sont issus deux ministres ainsi que de nombreux cadres – au grand dam des militants de Perú libre. Un état de fait qui n’aide pas à la coordination… laquelle est pourtant nécessaire si le gouvernement souhaite honorer sa promesse de convocation d’une Assemblée constituante.

Celle-ci semble désormais bien lointaine. Six mois après son élection, le gouvernement n’est parvenu à amorcer aucun changement de grande ampleur. Obstruction d’une Assemblée dominée par l’opposition, absence de stratégie unifiée et de projet mobilisateur pour la population : sans surprises, la popularité du gouvernement est en berne. Seule l’impopularité toute aussi importante de l’opposition, sa désorganisation ainsi que l’absence de feu vert de la part des États-Unis, explique qu’elle ne soit pas encore passée à l’acte.[4]

Le contexte international n’est pourtant pas défavorable à Pedro Castillo. Avec la victoire historique de Gabriel Boric au Chili, voisin du Pérou, c’est un bastion du néolibéralisme qui s’est effondré ; un autre pourrait tomber bientôt, si le candidat Gustavo Petro l’emporte en avril 2022 en Colombie. Une lucarne ouverte pour lancer l’assaut contre les « maîtres de la mine » ?

Notes :

[1] Chef d’État du Pérou dans la décennie 1990. Appuyé sur un État policier à l’autoritarisme croissant, il a imposé une thérapie de choc néolibérale au pays.

[2] Guérilla maoïste née dans les années 1980, elle a mené une lutte féroce contre les gouvernement péruviens successifs. Elle s’est rapidement disqualifiée, même auprès des secteurs marginalisés qu’elle prétendait représenter, par ses atrocités répétées. Le conflit armé qui a opposé le Sentier lumineux à l’État s’est soldé par la mort de 70000 Péruviens. L’hyperinflation constitue un autre traumatisme pour les Péruviens : le mandat d’Alan García (1985-1990), qui avait engagé un rapport de force avec le FMI et mis le secteur bancaire sous tutelle, avait provoqué une hausse des prix de plus de 2 000 000 %. De quoi disqualifier, pour longtemps, toute forme d’hétérodoxie économique…

[3] Quelques semaines avant son élection, Castillo plafonnait encore à moins de 5 % dans les sondages

[4] De manière contre-intuitive, l’administration Biden est pour le moment rétive aux tentations putschistes de l’opposition. Les facteurs explicatifs sont multiples : disqualification profonde de l’ingérence dans la région suite au coup d’État bolivien, faibles intérêts stratégiques américains au Pérou, orientation diplomatique consensuelle du gouvernement de Pedro Castillo. Celui-ci avait nommé l’intellectuel marxiste Hector Bejar comme ministre des Affaires étrangères suite à son élection, qui avait inauguré son mandat par la dissolution du « groupe de Lima », véritable camouflet pour l’establishment diplomatique pro-américain. Cela lui a valu une campagne de presse acharnée, qui l’a poussé à la démission. Son successeur, déjà ministre des Affaires étrangères sous un gouvernement antérieur, a renoué avec une diplomatie traditionnelle.


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