“Populiste !” Aujourd’hui c’est devenu l’accusation facile, utilisée à tort et à travers et balancée au détour d’une phrase, souvent pour discréditer. Mais voilà, le populisme ça ne se résume pas à brosser le peuple dans le sens du poil en lui tenant des propos flatteurs pour se faire élire. Le populisme constitue une véritable stratégie politique qui est aujourd’hui plus que nécessaire pour renouveler une démocratie mal en point et aseptisée. Dans cette période de transition politique, le populisme guette, d’un Bernie Sanders à un Jeremy Corbyn, en passant par des leaders sud-américains et Podemos, il attend son heure. Place au remède populiste.
La tyrannie d’un consensus bidon
Aujourd’hui, dans un contexte d’hégémonie libérale où la moindre parole contre le libéralisme et l’orthodoxie économique est pointée du doigt comme un blasphème, quand on croise le mot « populiste » dans un article ou dans la bouche d’un de ces commentateurs indéboulonnables, c’est souvent pour signifier que la personne en question est démagogue. Un peu partout, en France, en Espagne ou aux Etats-Unis, on assiste au même cinéma des guignols médiatiques. Ces commentateurs là n’ambitionnent qu’une seule chose, discréditer toute volonté de redonner la parole au peuple en renvoyant ceux dont c’est le combat dos à dos avec l’extrême droite, voulant faire croire que le peuple serait de nature stupide pour faire des choix où il se fait berner.
La philosophe Chantal Mouffe, aux côtés d’Ernesto Laclau, est la figure intellectuelle qui a remis le populisme de gauche à l’ordre du jour. Renouer avec une considération du champ politique en tant que terrain de l’agôn, où passions et convictions s’affrontent dans une lutte entre intérêts divergents, retrouver le sens du conflit en politique et l’opposition des passions. Tel est le sens du populisme.
Le point de départ du populisme part d’un diagnostic, celui d’un recul implacable de la gauche causé par le refus du conflit politique. A travers toute l’Europe, alors que les partis socialistes étaient au pouvoir, les sociaux-démocrates se sont finalement fourvoyés dans les politiques libérales en s’obstinant à chercher un consensus vers le centre, aux dépends de leur identité politique. Cette aseptisation du débat s’inscrit dans la théorie politique libérale : le conflit en politique est vétuste, le clivage gauche-droite est dépassé, il faut dialoguer pour parvenir à trouver un consensus. « On est tous de la classe moyenne » clamait Tony Blair, on peut donc tous se mettre d’accord. L’exemple de cette théorie s’illustre à la perfection dans la démarche d’un E.Macron qui entend transcender les clivages politiques en proposant un consensus centriste. Cette ère du post-politique se caractérise par une absence de conflit et l’absence de projets de société divergeants. Pourtant, la démocratie se doit d’être pluraliste pour fonctionner correctement en proposant des alternatives différentes au moment du vote, et de cette opposition naît une conscience politique réfléchie. Oubliant cela, ce qui restait de la social-démocratie s’est résigné à la mondialisation néolibérale en refusant toute autre position alternative une fois au pouvoir, balayant par la même occasion les dernières illusions des électeurs qui espéraient enfin essayer quelque chose de différent.
Remobiliser les affects en politique
La situation actuelle prouve l’échec cuisant de tous les chantres de la démocratie libérale qui psalmodient à la politique non-partisane, on voit le résultat. A laisser le choix entre deux variantes d’un même libéralisme, une partie des votes se sont orientés vers la seule alternative radicalement différente qu’on leur proposait, le Front National. En cela ce vote pour un parti raciste et conservateur témoigne davantage d’une volonté démocratique, d’un paysage politique où les propositions divergent, d’une aspiration au retour de la conflictualité en politique plutôt que d’une véritable haine de l’altérité. Alors que les libéraux ambitionnaient de mettre un terme au clivage, de supprimer toute désignation d’un « nous » et d’un « eux », ils ont finalement eux-mêmes marqué le retour de cette différenciation, mais sur le terrain moral, en condamnant le vote FN.
Auparavant, l’antagonisme gauche-droite permettait de distinguer deux camps. L’effacement de cette frontière, présentée comme un progrès, a conduit à l’absence d’adversaire politique, pouvant alors mener vers un consensus, au centre. Face à cela, la gauche, minée, a été incapable d’élaborer un quelconque projet politique, laissant la voie à un populisme de droite qui s’est peu à peu développé en parvenant à remobiliser les affects de ses partisans. Ainsi Marine Le Pen s’est emparée de cette stratégie en établissant une frontière entre un « eux », les immigrés et étrangers, et un « nous », le peuple français, contribuant à crisper davantage la démocratie avec l’affect xénophobe. En reprenant une logique déjà établie par Spinoza qui expliquait que pour lutter contre une affect négatif il faut développer un affect positif plus puissant, le populisme de gauche entend changer le paradigme de ce « nous » et de ce « eux ». Pour riposter, la gauche a donc désigné un « eux », l’oligarchie, les multinationales, l’élite, et un « nous », le peuple. Ce « nous », à l’inverse du populisme de droite qui se base sur l’ethnicité, est inclusif et entend intégrer le plus largement possible en proposant un projet alternatif au libéralisme et en défendant la justice sociale. Si sur l’échiquier politique traditionnel le populisme de gauche est effectivement à gauche, il entend avant tout substituer au clivage horizontal gauche-droite un clivage vertical entre le bas, le peuple, et le haut, l’establishment. Les couches de la population qui subissent les effets du néolibéralisme s’étant élargies bien au-delà de l’électorat traditionnel de la gauche, Podemos est ainsi parvenu à attirer en Espagne une partie des électeurs de la droite et du Parti Populaire (PP, droite). L’enjeu du populisme de gauche est donc de permettre la sédimentation des résistances à l’hégémonie néolibérale dans une perspective progressiste.
« Nous avons le vote, mais nous n’avons pas le choix »
Il n’y a pas de politique sans adversaires, le consensus n’est qu’un leurre, une illusion qui sape les bases sur lesquelles repose la démocratie. Cette dernière se fonde justement sur les antagonismes et les affects que les institutions doivent permettre de canaliser sous l’expression d’un conflit entre adversaires politiques qui se reconnaissent mutuellement le droit défendre leurs idées. A défaut de permettre l’antagonisme, les institutions s’enlisent dans une crise comme celle que nous connaissons aujourd’hui. La politique n’a donc ni pour objectif de concilier les antagonismes pour atteindre un consensus mou, ni d’éliminer l’adversaire politique. Il n’existe qu’une lutte pour définir une vision du bien commun avec différentes interprétations, sociale-démocrate, conservatrice, néolibérale, radicale-démocratique. La promesse d’une définition consensuelle, d’une politique qui se réclamerait citoyenne et neutre pour satisfaire l’ensemble de la société n’existe pas. Nier l’expression conflictuelle, c’est risquer l’expression sur un autre terrain que celui du politique, et ainsi faire face à des ennemis, et non plus des adversaires, dans l’impossibilité d’un dialogue. C’est pourtant ce qu’opère notre période dite post-politique en s’obstinant dans la recherche d’un consensus.
La politique se traduit par la construction d’identités autour d’intérêts divergeants. En parvenant à élargir considérablement sa base électorale, Podemos a démonté l’essentialisme politique voulant que les identités politiques soient figées. Toute la stratégie du populisme de gauche consiste à investir la centralité du débat, en menant la bataille sur le terrain culturel pour abattre peu à peu l’hégémonie néolibérale, en imposant l’usage de nouveaux termes et la mise à l’agenda politique de nouveaux sujets.
Pour refonder le peuple, le rendre à nouveau souverain et conquérir le pouvoir, la stratégie du populisme de gauche use de tous les leviers à sa disposition, vidéos, humour, réseaux sociaux. Subvertir les emplois traditionnels, jouer sur le terrain adverse et retourner la société du spectacle contre elle-même pour contester le système, constituent les meilleurs outils pour forger une conscience politique en s’adressant directement aux gens. Le nouvel horizon qui s’ouvre aujourd’hui est porteur d’espoir pour le projet progressiste. Alors que le PS, miné par ses contradictions, n’est plus en mesure de s’opposer au Front National, la construction d’un populisme de gauche est la possibilité d’un renouveau dans le champ politique porteur d’une vision alternative. Dévoyé, il faut se réapproprier le terme « populisme », lui redonner sa signification sans se laisser accuser d’être « populiste », mais en revendiquant cette identité qui constitue l’essence même de la démocratie, demos cratos, le pouvoir au peuple. Dans une Europe où domine l’hégémonie libérale au point d’évincer la question de l’égalité et du pouvoir populaire, il est plus que nécessaire de rétablir cette tension, de réintroduire la notion d’égalité, de redonner une place au peuple, de renouer avec l’objectif de justice sociale et avec un projet de rupture.
Pour aller plus loin :
Ouvrages :
La raison populiste, Ernesto Laclau (Seuil, 2008)
Hégémonie et stratégie socialiste, vers une politique démocratique radicale, Ernesto Laclau, Chantal Mouffe (Les solitaires intempestifs, 2009)
Nos articles sur le sujet :
Que retenir de Vistalegre II, le congrès de Podemos ?
Crédit photo :
©Columbia GSAPP