Plus Keir Starmer se rapproche du pouvoir, plus le Labour s’éloigne du monde du travail

Keir Starmer, leader du Labour Party au Forum Economique Mondial de Davos en 2023. © World Economic Forum

Le bilan catastrophique des Conservateurs britanniques, qui a conduit à deux changements de Premier ministre l’an dernier, promet une victoire électorale aux travaillistes l’an prochain. Mais si le parti se prétend toujours de « gauche », sa récente conférence annuelle, gangrenée par les lobbyistes en tout genre, donne le ton sur le programme que Keir Starmer entend mettre en oeuvre : le Labour se présente comme une équipe de secours compétente pour les capitalistes britanniques, tout en disant au citoyen lambda que ses besoins sont trop coûteux pour être satisfaits. Par Coll McCail, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon [1].

Il y a cinq ans, la conférence du Parti travailliste était une mer de drapeaux palestiniens. Les délégués avaient alors voté à une écrasante majorité en faveur de la suspension des ventes d’armes à Israël, en solidarité avec le peuple palestinien. Cette année, lors de la conférence du Labour à Liverpool, ces mêmes fabricants d’armes ont été accueillis à bras ouverts. Boeing, qui a accepté en début d’année de fournir vingt-cinq avions de combat à l’armée de l’air israélienne, a sponsorisé les événements organisés en marge de la conférence par le magazine de gauche New Statesman. Ils ont été rejoints par un ensemble d’entreprises du secteur des énergies fossiles, par des banques et par des lobbyistes de l’industrie déterminés à courtiser le « gouvernement en devenir ». L’époque où un activiste anti-guerre dirigeait le parti semble bien lointaine.

Les représentants d’entreprises forment désormais près d’un tiers des participants à la conférence. Les délégués syndicaux, quant à eux, ne représentent plus guère que 3 % des participants, alors même que le parti a été fondé par les syndicats et que des liens forts avaient été rebâtis sous l’ère Corbyn. Malgré ce déséquilibre, les dirigeants continuent à limiter l’influence des membres. Il y a quelques semaines, le comité exécutif national (NEC) du Parti a décidé que, l’année prochaine, seules les motions considérées comme « contemporaines » seraient autorisées au programme. Cette mesure, qui constitue un pas de plus vers une véritable mise en scène de l’événement, permettra aux dirigeants de réduire la place accordée aux points de vue qui ne correspondent pas aux leurs.

Avec un débat muselé et un pouvoir confisqué aux membres, quel est l’objectif de la conférence de cette année ? Un examen plus approfondi des sponsors qui participent aux événements organisés en marge de la conférence par le New Statesman nous apporte des éléments de réponse. Pour Ovo Energy et SSE, l’objectif est sans aucun doute de rappeler le rôle important du marché privé de l’énergie dans la lutte contre le réchauffement climatique. Le fournisseur privé de soins de santé Bupa cherche quant à lui à séduire Wes Streeting, probable futur ministre de la santé, qui s’est exprimé sur la possibilité de privatiser davantage le National Health Service (NHS), l’équivalent britannique de la Sécurité sociale. Des groupes financiers tels que TheCityUK, Santander et TSB tentent eux de mettre la main sur le fonds d’investissement vert de 28 milliards de livres promis par le Parti travailliste – une tâche qui s’annonce relativement facile.

La conférence de cette année confirme le virage à droite de Keir Starmer et représente bien plus qu’une trahison de la confiance des membres du Parti travailliste ou des principes énoncés au dos des cartes d’adhérent. C’est la question politique elle-même qui a été bannie du Parti travailliste.

La politique se résume au fond à la confrontation d’intérêts divergents. Historiquement, le Labour porte un conflit entre le grand nombre de ceux qui produisent la richesse et le petit nombre de ceux qui en profitent, c’est-à-dire la lutte des classes entre le travail et le capital. C’est ce que Starmer est déterminé à ignorer. Content de se laisser porter par les vents politiques dominants, le Parti travailliste annonce aux classes populaires qu’il ne lui appartient pas de « prendre parti » dans les conflits sociaux, dont l’ampleur est pourtant inédite depuis l’ère Thatcher. Les militants pour le climat sont priés de « se lever et de rentrer chez eux ». Alors que certains maires tentent de lutter contre la grande précarité qui touche environ 30% des enfants en leur offrant des repas gratuits à l’école et que de nombreux parents réclament cette mesure d’urgence, Starmer la rejette en arguant que « la crédibilité économique du pays doit d’abord être reconstruite ».

Starmer se déclare prêt à réparer la « Grande-Bretagne brisée », mais freine les aspirations des citoyens à un véritable changement en rétrécissant constamment les horizons du Parti. Sans jamais expliquer ce qu’elles sont, ni qui les fixe, les politiciens travaillistes évoquent des « règles fiscales » qui les contraignent à respecter les engagements budgétaires déjà pris par le gouvernement conservateur de Rishi Sunak. Leur promesse à l’électorat est de maintenir le cap, et non pas d’en changer.

L’après social-démocratie

Il s’agit également d’un changement plus large dans la manière de faire de la politique, le modèle traditionnel des partis de masse étant mis à mal. La politique des classes a été remplacée par un clientélisme éphémère, l’identité du Parti travailliste étant mise sur le marché comme n’importe quel bien de consommation. Les dirigeants actuels sont prêts à accélérer ce processus de dissociation avec la politique des classes et à éloigner encore davantage le Parti travailliste de sa base historique, la classe ouvrière. Derrière la promesse du Labour visant à une meilleure gestion se cache un vide quant à l’identité que le parti entend représenter, ce vide étant maintenant prêt à être occupé par le plus offrant. L’offre politique du Labour a été bien résumée par une question posée à un membre du gouvernement fantôme de Starmer sur la chaîne britannique Channel 4 : « donc, ce que vous offrez c’est juste plus de compétence, c’est bien ça ? ».

La politique des classes a été remplacée par un clientélisme éphémère, l’identité du Parti travailliste étant mise sur le marché comme n’importe quel bien de consommation.

Cet été, l’équipe de Starmer a réalisé son vœu de rencontrer des représentants du Parti démocrate américain. Loin d’être une simple rencontre avec des progressistes partageant les mêmes idées, cet épisode témoigne de l’adhésion des travaillistes à la cause atlantiste et donne un aperçu de la manière dont les dirigeants entendent gérer le Parti. Il est bien clair qu’ils sont déterminés à abandonner les principes fondamentaux de la social-démocratie.

Certes, ce processus est antérieur à l’élection de Starmer et s’est rapidement accéléré au cours des années du New Labour. Souvenons-nous de Tony Blair qui criait « Modernisez-vous ou mourez » tandis que la machine centralisée de son parti rompait ce qui restait du lien du Labour avec les communautés de la classe ouvrière, prenant les militants et l’électorat pour acquis. En 2004, après sept ans de gouvernement travailliste, le nombre de membres avait diminué de moitié.

Le leadership de Jeremy Corbyn, entre 2015 et 2020, a inversé cette tendance et le nombre de membres du Parti travailliste est passé à plus d’un demi-million. Toutefois, depuis ce pic, plus de 170.000 personnes ont annulé leur prélèvement automatique et le nombre d’adhérents est tombé à 385.000. Depuis son élection en 2020, Keir Starmer s’est fixé comme priorité de réduire le nombre de membres du Parti travailliste, en reprenant le flambeau laissé par Blair. Le NEC du Parti a approuvé une série de mesures visant à restreindre l’influence des membres. Leur dernière proposition vise à réduire le nombre de cadres locaux du parti, considérés comme peu utiles. En bref, le Labour de Keir Starmer ne veut que des adhérents passifs, qui frapperont aux portes pour rallier les électeurs au moment des élections, mais qui ne diront pas grand-chose sur la façon dont le parti est dirigé.

Le Labour de Keir Starmer ne veut que des adhérents passifs, qui frapperont aux portes pour rallier les électeurs au moment des élections, mais qui ne diront pas grand-chose sur la façon dont le parti est dirigé.

On peut déjà voir les effets de l’approche de Starmer en consultant les comptes du Parti travailliste. Lorsqu’il a été élu à la tête du parti en 2020, le financement par les syndicats représentait 80 % des dons au parti. Ce chiffre n’était plus que de 11 % au dernier trimestre, et les donateurs privés ont pris le dessus. Des pans entiers de la City estiment désormais qu’un gouvernement travailliste serait le résultat électoral le plus « favorable au marché ».

Les dirigeants ont exclu les questions politiques du Parti travailliste, comme en témoigne le dernier congrès. En cette ère « post-politique », comme l’a écrit l’essayiste Mark Fisher dans Le réalisme capitaliste, « la guerre des classes se poursuit, mais elle n’est menée que par un seul camp : les riches ».

Abattre le plafond de classe ?

Un récent épisode illustre parfaitement la mue du parti. Élu plus jeune député de Westminster à la faveur d’une élection partielle, le travailliste Keir Mather a été interrogé le soit de son élection sur le projet du Labour de maintenir le plafonnement punitif des allocations familiales mis en place par l’ancien ministre des Finances conservateur George Osborne, limitant l’aide à deux enfants par famille. « Nous allons devoir prendre des décisions extrêmement difficiles », a répété le jeune homme de vingt-cinq ans en apportant son soutien à la position de la direction du Parti travailliste.

La célèbre député travailliste Tony Benn, mentor de Jeremy Corbyn et figure de l’aile gauche du parti durant les années 1970, distinguait deux catégories d’hommes politiques : les balises qui indiquent clairement la voie à suivre et les girouettes qui oscillent au gré des vents de l’opportunisme. Mather semble avoir opté pour cette dernière catégorie dans les heures qui ont suivi son élection. Au début du mois, son homonyme et chef de parti a insisté sur le fait que, même si l’abolition du plafonnement fixé à deux enfants permettrait à 250.000 enfants de sortir de la pauvreté, sa décision manifestement « dure » de le maintenir était la bonne.

Malheureusement, Mather est loin d’être une exception. Les candidats parlementaires potentiels du parti travailliste sont prêts à suivre sans discussion la ligne de conduite des dirigeants. Une grande discipline professionnelle certes, mais un chemin sans vision politique ni curiosité intellectuelle. Alors que Starmer promet que son gouvernement « brisera le plafond de classe », la composition des candidats travaillistes indique plutôt le contraire, de nombreux candidats ayant déjà perfectionné leur savoir-faire dans les couloirs de Westminster en tant que conseillers politiques.

En effet, l’aile droite du Parti travailliste a sauté sur l’occasion offerte par les changements de délimitation des circonscriptions parlementaires pour éliminer des députés issus des classes populaires, tels que Beth Winter et Mick Whitley. Dans ces deux cas, ils ont réussi à réduire la taille du Socialist Campaign Group, les trois douzaines de députés de l’aile gauche du parti.

Néanmoins, Starmer a une conception biaisée de la notion de classe. Ce récit sur un supposé « plafond de verre » compense l’incapacité des travaillistes à promettre un changement transformateur en faveur de la collectivité. La notion d’ascension sociale avec sa classe a été supprimée. Il faut donc s’élever hors de celle-ci.

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Lorsqu’on l’interrogeait sur le risque de perdre l’électorat populaire suite à des revirements du même ordre, Peter Mandelson, le communicant phare de Tony Blair, répondait qu’« ils n’ont nulle part où aller ». Cette complaisance se retrouve totalement dans le leadership actuel, dont Mandelson est d’ailleurs proche. L’autre scénario est que les électeurs traditionnels du Labour, à qui l’on ne promet pas grand-chose en échange de leurs votes, se détournent de la politique parlementaire et ne votent plus.

La dépolitisation est en réalité exactement ce que cette cabale de technocrates désire.

En abandonnant la politique des classes et en adoptant une position de distanciation, les dirigeants travaillistes contribuent à l’aliénation des seules forces sociales capables de renverser le paradigme politique après treize années de règne des conservateurs. Mais la dépolitisation est en réalité exactement ce que cette cabale de technocrates désire. S’ils parviennent à placer l’économie hors du contrôle des politiciens qui, dans l’imagination du public, s’en mêlent trop, alors leur mission d’abandonner complètement les questions politiques sera assurée, le conflit des classes sera exclu du débat au profit d’une neutralité.

Repolitiser le Labour

Face à une direction désireuse d’effacer l’objectif historique du Labour, le flanc gauche du parti doit impérativement défendre ce que les soutiens de Starmer veulent abandonner : la dynamique politique. Un gouvernement travailliste qui se prépare à mieux gérer le déclin des services publics n’est pas à la hauteur de la crise qui s’accélère. Mais renoncer au pouvoir de l’État est tout aussi inacceptable, surtout après les coups portés aux services publics au cours de la dernière décennie.

Dans l’état actuel des choses, Starmer entrera à Downing Street avec les voix d’un public désengagé et peu enthousiaste, convaincu qu’une rupture radicale avec l’orthodoxie économique n’est pas envisageable. En rejetant ce paradigme, les membres et les non-membres du parti doivent s’efforcer d’élever le niveau d’imagination du public et de montrer de nouvelles possibilités. L’histoire nous enseigne qu’au fur et à mesure que les crises s’intensifient, ce malaise d’impuissance se dissipe. Notre tâche consiste à créer les conditions d’une résistance de ceux que les dirigeants sont déterminés à ignorer.

Malgré tout son cynisme et son caractère anti-politique, le Parti travailliste fait preuve d’une certaine maladresse en passant que les crises peuvent être simplement gérées. Les intérêts matériels frustrés qui n’ont pas eu droit à un siège à la table de Starmer peuvent-ils simplement être renvoyés au second plan ? Ceux qui, selon Mandelson, n’ont « nulle part où aller » se réfugient pour l’instant dans des événements tels que The World Transformed, un festival politique socialiste organisé en parallèle du congrès officiel du parti, où des groupes pour la justice climatique côtoient des délégués syndicaux, et où l’on organise des séances de réflexion sur le potentiel de la politique des classes au XXIe siècle.

Pour faire pression sur un nouveau gouvernement travailliste, il est essentiel de nouer des alliances avec ceux qui opèrent en dehors du parti. Tony Benn, bien sûr, avait lui-même une bonne connaissance de la politique extraparlementaire et comprenait que la gauche est la plus forte lorsqu’elle a un pied dans le parti et l’autre dans la rue. Toutefois, comme l’a dit Benn, on aura besoin d’« un peu plus de balises et un peu moins de girouettes ».

Notes :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Keir Starmer’s Anti-Politics Is Taking the Labour Party Further From Workers ».