L’idée selon laquelle « régimes autoritaires » et « dictatures » conspirent contre les nations démocratiques, en vertu d’une hostilité idéologique à leur modèle, est fortement répandue. Pour Eugénie Mérieau, autrice de La dictature, une antithèse de la démocratie ? (Le cavalier bleu, 2024), une telle lecture empêche de comprendre les relations internationales. En prêtant de grands desseins aux « régimes autoritaires », elle empêche de comprendre leurs véritables stratégies, souvent plus prosaïques. Loin d’une croisade contre le « modèle démocratique », ils aspirent surtout à maintenir leur emprise sur leur population et leurs pays satellites. Avec une dose non négligeable de pragmatisme.
Ces lignes sont extraites de l’ouvrage d’Eugénie Mérieau.
Zbigniew Brzezinski, l’un des architectes majeurs de la dichotomie entre totalitarisme et démocratie, et conseiller en sécurité nationale de Jimmy Carter, déclarait un an avant sa mort, en 2017 : « Le scénario le plus dangereux serait celui d’une grande coalition entre la Chine et la Russie, unie non par l’idéologie mais par des revendications complémentaires. Cette coalition rappellerait, en échelle et en magnitude, le défi que nous posait le bloc sino-soviétique, bien que cette fois, la Chine soit le leader et la Russie le suiveur. »
De nombreux indices laissent à croire que l’alliance Chine-Russie est bien réelle. Le premier voyage de Xi Jinping président fut Moscou en 2013 ; en 2018, au cours d’une visite de Poutine à Pékin, Xi Jinping offrit à son homologue russe la « médaille de l’amitié » nationale, l’appelant son « meilleur et plus intime ami », avant de le conduire à un cours de cuisine où il lui enseigna l’art de la préparation des raviolis chinois. De façon moins anecdotique, au Conseil de sécurité des Nations unies, la Russie soutient immanquablement la Chine depuis 2007 – l’inverse n’est pas toujours vrai. Les deux pays ont créé ensemble des organisations internationales permettant de circonvenir les organisations dominées par les États-Unis, notamment l’Organisation de la coopération de Shanghai.
Selon Freedom House, cette alliance est une menace : l’autoritarisme moderne aurait une volonté hégémonique et impérialiste. Néanmoins, contrairement aux analyses de Brzezinski, pour le think tank libéral, c’est la Russie, non la Chine, qui serait le point de départ de la diffusion autoritaire dans le monde. Poutine œuvrerait à propager ses techniques de contrôle médiatique, de propagande, d’affaiblissement de la société civile, de mise à mal du pluralisme politique etc. afin de mettre fin à la démocratie dans le monde occidental – et c’est dans le cadre de cette stratégie qu’il aurait construit une alliance avec la Chine de Xi Jinping.
Dans son rapport de 2017, il est écrit : « Sous Poutine, la Russie a construit des relations diplomatiques étroites avec le Venezuela, gouverné par un mouvement socialiste ; l’Iran, un système autoritaire dirigé par des religieux musulmans chiites ; la Syrie, une dictature avec des visées arabes nationalistes ; et la Chine, un régime formellement communiste dévoué au capitalisme étatique. Les intérêts qui rassemblent ces gouvernements ensemble sont une hostilité commune aux normes démocratiques, un besoin d’alliés pour bloquer les critiques et les sanctions dans les organes internationaux, une peur des “révolutions de couleur” et les conséquences potentielles des projets de promotion de la démocratie soutenus par les bailleurs de fonds étrangers, ainsi qu’une relation de rivalité avec les États-Unis. »
Cette coopération internationale, davantage qu’une volonté impérialiste de diffuser l’autoritarisme dans le monde, peut être comprise comme une tentative de se protéger contre les efforts de promotion internationale de la démocratie déployés par une poignée de démocraties occidentales.
Évoquer une « relation de rivalité avec les ÉtatsUnis » comme langage commun à ces cinq pays relève d’un euphémisme. En Iran, les États-Unis sont surnommés le « Grand Satan », eu égard au renversement par les États-Unis du leader charismatique Mohammed Mossadegh élu en 1951 et son remplacement par le Shah répressif en 1953 afin de reprendre le contrôle des réserves pétrolières ; pour Vladimir Poutine, la plus grande catastrophe du XXè siècle fut l’éclatement de l’Union soviétique, directement provoquée par les États-Unis ; pour Xi Jinping, il s’agit du « siècle de l’humiliation » marqué par le combat entre le parti communiste et le parti nationaliste soutenu par les États-Unis ; pour Kim Jong-un, l’extermination au napalm d’un cinquième de la population nord-coréenne pendant la guerre de Corée par les États-Unis ; pour Nicolas Maduro, l’ingérence américaine intempestive au Venezuela depuis l’élection d’Hugo Chavez.
Dans tous les cas, l’ennemi historique commun est en effet les États-Unis. Sans nier la réalité de cette union « anti-américaine », il faut néanmoins souligner que les solidarités développées entre ces pays répondent davantage à une nécessité pratique qu’à un choix fondé sur des valeurs communes : il s’agit de contourner les sanctions américaines, sanctions qui ne sont pas moins étrangères au caractère conflictuel de la relation avec les États-Unis que les méfiances historiques évoquées. En 1996, la loi d’Amato-Kennedy adoptée par le Congrès américain impose un régime de sanctions drastiques à l’Iran et à la Libye : tout investissement, américain ou non, dans le secteur énergétique de l’un de ces pays, est interdit. Inévitablement, cette stigmatisation commune rapproche les deux pays. De même, lorsqu’en 2014 les sanctions américaines et occidentales ont exclu la Russie des marchés en dollars, cette dernière s’est tournée vers la Chine, tout en achetant du pétrole à l’Iran, également soumis à sanctions américaines, pour le vendre sur les marchés internationaux, notamment à la Chine, etc.
En Syrie, la Russie, la Chine, l’Iran ont offert leur soutien diplomatique, des crédits, de l’essence et de l’assistance militaire au régime de Bachar el-Assad ; et ont refusé de reconnaître Juan Guaido président par intérim du Venezuela. À ce « club » des pays sous sanctions, il faudrait par ailleurs ajouter la Corée du Nord. Hors sommets de négociations avec les États-Unis et la Corée du Sud, les deux seuls pays dans lesquels Kim Jong-un s’est rendu en visite officielle sont la Chine et la Russie. En mars 2018, dans ce qui était probablement son premier voyage à l’étranger, et toujours dans son train blindé, comme son père, Kim Jong-un se rendit à Pékin où il fut accueilli par le président chinois et son épouse avec tous les honneurs. Un an plus tard, en avril 2019, il choisit, pour sa deuxième visite, la Russie de Vladimir Poutine – il s’y rendra à nouveau en septembre 2023.
Si ces bonnes relations – et la volonté de les mettre en scène – ne font pas de doutes, néanmoins, l’existence d’une stratégie commune de déstabilisation des démocraties sous l’impulsion de la Russie semble moins avérée ; cette idée révèle davantage une projection inversée, sur la Russie, de la mission américaine d’« exportation de la démocratie » et semble fleurir sur un relent de Guerre froide. Or, ces régimes autoritaires demeurent dans une attitude essentiellement défensive, visant à consolider leur autoritarisme. Le phénomène de diffusion autoritaire passe par une régionalisation autoritaire – en direction non pas des régimes démocratiques mais des régimes autoritaires.
L’objectif est de faire face à la menace perçue du soutien occidental aux mouvements démocratiques et notamment à la propagation des « révolutions de couleur ». La diffusion concerne ce que l’on pourrait appeler des bonnes pratiques autoritaires (authoritarian best practices) notamment dans le domaine de la régulation de la société civile comme les ONG ou la presse indépendante, dans la censure d’Internet et la cybersurveillance. Par exemple, la Chine a diffusé son modèle de censure d’Internet via les lois de « cybercrime » à l’Asie du Sud-Est, l’Asie du Sud et l’Asie centrale. La Russie quant à elle soutient les leaders pro-russes en Europe de l’Est et du Sud en diffusant des techniques de manipulation électorale, notamment par le biais de la Communauté des États indépendants (CEI), organisation des anciennes républiques soviétiques.
Cette dernière a pour ce faire développé des mécanismes d’observation électorale – en 2004, la CEI a créé un Acte sur la mission des observateurs de la CEI, et en 2006 un « Institut international de suivi du développement de la démocratie, du parlementarisme et de la protection du suffrage des citoyens ». Si les observateurs électoraux de la CEI appellent à la transparence des scrutins, en réalité, il leur incombe davantage d’offrir légitimité aux leaders pro-russes en attestant de la bonne conduite du scrutin : les observateurs électoraux de la CEI avaient ainsi pu valider en 2004, la victoire truquée du candidat pro-russe Viktor Ianoukovytch contre le candidat pro-occidental Viktor Yuschenko.
D’autres organisations régionales agissent à des fins de consolidation des régimes autoritaires. Ainsi, l’Organisation de coopération de Shanghai, fondée par la Chine en 2001, offre une assistance économique sous la forme de prêts à ses membres, l’ASEAN (Association des nations de l’Asie du Sud-Est) un soutien à l’autoritarisme. Ces organisations régionales œuvrent à sortir leurs membres de l’isolement qui est le leur vis-à-vis des nations démocratiques. C’est ainsi que l’ASEAN promut l’engagement constructif avec la Birmanie dans les années 1990, à une époque à laquelle la Birmanie était soumise à un régime de sanctions internationales très strict. Les leaders des pays autoritaires voient dans ces organisations des instruments puissants de soutien économique, militaire et politique. Ces clubs de pays autoritaires légitiment les pratiques autoritaires des pays qui en sont membres et favorisent l’échange de savoirs, pratiques et discours.
Au-delà de ces organisations quasi exclusivement autoritaires, d’autres organisations régionales composées en majorité de régimes autoritaires, comme le mouvement des pays non alignés ou l’Union africaine, ont des rôles plus ambivalents de promotion de la démocratie, toutefois dans le cadre d’une relative tolérance à l’autoritarisme. Cette coopération internationale, davantage qu’une volonté impérialiste de diffuser l’autoritarisme dans le monde, peut être comprise comme une tentative de se protéger contre les efforts de promotion internationale de la démocratie déployés par une poignée de démocraties occidentales.