Après des mois de pourparlers, la Commission européenne a dévoilé, début novembre, les contours de la réforme du Pacte de Stabilité et de croissance, dont les règles sont suspendues depuis mars 2020 en raison du besoin de financement massif des pays européens pour lutter contre la crise sanitaire puis en raison de la guerre en Ukraine. Malgré une flexibilité accrue, les pays « frugaux » refusent toujours une modification profonde du Pacte, pourtant jugé obsolète par de nombreux États, dont la France. Alors que la zone euro s’apprête déjà à entrer en récession, le retour de ces règles inapplicables laisse craindre des pressions accrues en faveur d’une politique d’austérité.
Revendication des courants néolibéraux, le Pacte de Stabilité et de croissance (PSC) voit le jour le 17 juin 1997, au Conseil européen d’Amsterdam. Appliqué au moment de la création de la monnaie unique en 1999, il a pour mission d’assurer la rigueur budgétaire des États membres à travers le respect du maintien du déficit public en dessous de 3% du PIB et un ratio dette/PIB inférieur à 60%.
Si la plupart des pays parviennent à s’aligner sur ces critères au début des années 2000, la crise financière de 2007-2008, déclenchée aux États-Unis, engendre un profond creusement de la dette et du déficit des pays européens, et le non-respect des seuils exigés. Lors de l’éclatement de la crise des dettes souveraines, apparue quelques années plus tard sous les effets du krach financier de 2008, les règles budgétaires européennes sont toutefois conservées, et de nouvelles mesures d’autant plus strictes sont instaurées, malgré les avertissements de nombreux économistes à l’égard du Pacte. Sur volonté de l’Allemagne, ces règles seront même renforcées grâce à la création du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (aussi appelé TSCG) le 2 mars 2012, où est introduit de nouvelles exigences budgétaires, dont le principe de la « règle d’or1 ».
Du fait de la structure de la zone euro, dont aucun mécanisme redistributif ne vient contrebalancer les asymétries, les chocs entraînés par la crise des dettes souveraines sont traités séparément, et des programmes d’austérités sont imposés à de nombreux pays, avec en premier lieu la Grèce, l’Espagne, le Portugal, Chypre, l’Irlande – et dans un moindre degré la France et l’Italie. Le bilan de cette politique est désormais bien connu : ralentissement économique, accroissement des inégalités, dégradation des services publics, et profondes divergences au sein de la zone euro. Si l’objectif cible de 3% est atteint par l’ensemble des pays fin 2019 grâce à ces « cures », nombre d’entre eux ne retrouvent pas le seuil de 60% de dette/PIB, et s’en trouvent même particulièrement éloignés.
Face à la crise sanitaire puis la guerre en Ukraine, le déficit budgétaire et la dette des États se sont profondément aggravés. À ce jour, près du tiers des pays de la zone euro affichent un ratio dette/PIB supérieur à 100% (Grèce, Italie, Portugal, Espagne, France, Belgique) et la moyenne des 19 se situe autour de 95%, soit bien au-delà des 60% exigé. Le déficit public moyen, situé à 5.1% en 2021, reste, lui aussi, au-dessus du seuil de 3%.
Tout changer pour que rien ne change
Peu d’observateurs se risquent désormais à affirmer que les dispositions actuelles du Pacte sont efficaces. Le Commissaire aux Affaires économiques et monétaires, Paolo Gentiloni, a récemment déclaré que « nous n’avons pas investi comme nous l’aurions dû, et le désendettement a échoué. » Étant donné l’erreur historique d’avoir exigé un retour accéléré aux critères de 3% et de 60% lors de la décennie passée (la Grèce est à cet égard un exemple probant), une réforme en profondeur s’imposait. Surtout, la crise sanitaire et désormais la baisse du pouvoir d’achat des ménages liée à l’inflation obligent les États européens à d’importantes dépenses en urgence.
Pourtant, si l’on se plonge dans les détails de cette réforme, les mesures proposées ressemblent sensiblement à celles exigées au lendemain de la crise des subprimes, malgré quelques assouplissements. Dans les faits, les critères de 3% et de 60% sont conservés, mais la soutenabilité budgétaire des États tient désormais compte des dépenses primaires (hors intérêts de la dette et dépenses d’assurance chômage), et non des dépenses publiques dans l’ensemble.
Par ailleurs, les pays européens disposeront de quatre années pour retrouver 3% de déficit public et 60% de dette/PIB à partir de 2023, et trois années supplémentaires si des facteurs conjoncturels interviennent (crises, guerres…) ou si de nouveaux investissements s’avèrent nécessaires (à condition toutefois que la stratégie budgétaire du pays s’aligne sur les critères). Alors que de nombreux pays souhaitaient un traitement différencié pour certains investissements et un plafond de dette différent pour chaque pays (comme le proposait la France), ce léger compromis laisse plutôt paraître une victoire du conservatisme des pays frugaux dans les négociations. Certains États, comme l’Allemagne, les Pays-Bas ou l’Autriche, font encore de la rigueur budgétaire une priorité absolue.
D’autre part, si ce « délai supplémentaire » de trois ans permet de mieux prendre en compte la situation de chaque pays (et donc les divergences économiques structurelles de la zone euro), la proposition initiée par la vice-présidente espagnole, Nadia Calviño, visant à ce que chaque pays puisse définir la trajectoire de réduction de sa dette et de son déficit, n’a visiblement été que partiellement prise en compte, car la stratégie budgétaire des États resterait conditionnée à l’approbation de la Commission européenne et du Conseil européen, comme c’est le cas par le biais du « Semestre européen » depuis 2011… De surcroît, la procédure concernant les déficits excessifs (PDE) est maintenue, et la PDE fondée sur la dette est même renforcée. Ainsi, si un pays dont la dette excède 60% du PIB s’écarte de la trajectoire des dépenses convenues par le Conseil, il s’expose alors à diverses sanctions.
Par ailleurs, l’écart de production (aussi appelé « output gap ») reste la référence de mesure de la soutenabilité de la dette des pays européens, malgré le fait que son calcul dépend d’hypothèses discutables, de plus en plus fragiles à mesure que les crises se succèdent.
Un cadre immobile face à un monde en pleine mutation
À travers cette révision, la Commission européenne cherche officiellement à « permettre aux pays de la zone euro d’exécuter les investissements nécessaires, en réduisant les ratios élevés de dette publique de manière réaliste, progressive et soutenue afin de bâtir une économie verte, numérique et résiliente. »
Si cette trajectoire est à première vue souhaitable, elle a tout d’une chimère : comment parvenir à réduire les ratios de dette publique des pays membres tout en mettant en place les « investissements nécessaires » (très coûteux en ce qui concerne ceux dans la transition écologique, mais aussi dans le numérique où les pays de la zone euro affichent un retard significatif face aux grandes puissances) ? Pour ne donner qu’un seul exemple, la France devra dépenser 100 milliards d’euros sur quinze ans si elle entend doubler la part du train dans les déplacements. Par ailleurs, la charge de la dette, c’est-à-dire les intérêts à rembourser, augmentera à terme sous l’effet de la hausse des taux directeurs de la BCE.
Dans ce monde multipolaire où se dessine une nouvelle globalisation, l’industrie et la balance commerciale des pays européens se dégradent, menaçant ainsi la croissance du Vieux-continent.
Comment réussir à investir massivement afin de « bâtir une économie résiliente » alors que la guerre en Ukraine – impliquant la plupart des puissances du globe -, et la multiplication des guerres commerciales affaiblissent profondément le Vieux-continent ? En effet, dans ce monde multipolaire où se dessine une nouvelle globalisation, l’industrie et la balance commerciale des pays européens se dégradent, menaçant ainsi la croissance du Vieux-continent à court et moyen-terme (celle-ci étant déjà atone depuis deux décennies).
L’inflation serait-elle la solution pour réduire la dette tout en permettant les investissements nécessaires ? Si celle-ci permet effectivement en théorie de réduire le poids accumulé des dettes, le ralentissement de la croissance, les dépenses massives des États pour lutter contre la hausse des prix et la hausse des taux d’intérêt laissent peu d’espoir quant à une véritable baisse du ration dette/PIB. De surcroît, le choix de certains États d’émettre des obligations dont la valeur est indexée sur l’inflation protège les investisseurs de pertes financières… mais engendre un coût massif pour les finances publiques.
Il semble dès lors utopique de croire que les pays de la zone euro dont le ratio dette/PIB est supérieur à 100% puissent parvenir à réduire leur dette publique pour atteindre le seuil de 60% d’ici 4 ou 7 ans, tout en exécutant les « investissements nécessaires. » Alors que trois d’entre eux (la France, l’Italie et l’Espagne) figurent parmi les cinq plus grandes puissances du continent, le risque d’un nouvel accroissement des divergences entre pays de la zone euro, l’affaiblissement de cette dernière, et plus largement celle du projet européen, semble de plus en plus probable.
Sans harmonisation budgétaire et fiscale, avec des divergences de structures productives et un taux d’intérêt unique pour 19 pays différents, la zone euro est donc vouée à une régression permanente. Or, ce scénario est systématiquement rejeté par les pays frugaux, qui refusent de « payer pour les autres », et les paradis fiscaux européens (Irlande, Malte, Chypre, Pays-Bas), qui auraient trop à perdre d’une convergence des niveaux d’imposition.
Si la proposition de la Commission européenne fera l’objet d’un débat législatif début 2023, avant d’être validée par les ministres des Finances et le Parlement européen (dans l’objectif d’arriver à un consensus pour 2024, sans quoi le cadre budgétaire restera inchangé), la trajectoire envisagée laisse donc penser que l’Europe s’apprête à répéter une faute historique.
Note :
[1] Selon la règle d’or, le déficit structurel ne doit pas dépasser 0.5% du PIB pour les pays dont la dette publique excède 60% du PIB, et 1% pour les pays dont la dette publique est inférieure à 60% du PIB.