Réunification allemande : les leçons à en tirer pour la zone euro

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Mur de Berlin © Raphaël Thiémard

La réunification allemande ne s’est pas faite sans douleur pour les territoires est-allemands : l’imposition brutale du régime ordolibéral de l’Ouest a provoqué une grave crise économique et sociale, dont les effets persistent encore aujourd’hui. Les partisans de la zone euro auraient tout intérêt à y réfléchir : calquer l’ordo-libéralisme sur des territoires qui n’y sont pas préparés, y imposer une seule monnaie et réfuter toute politique industrielle ou protectionniste, voilà un programme qui a échoué une fois en Allemagne de l’Est, et qui n’a pas plus de chance de réussir à plus grande échelle en Europe…

La réunification allemande : l’OPA de l’Ouest sur l’Est

Deux dates reviennent souvent pour parler de la réunification allemande à la fin du XXème siècle : le 9 novembre 1989, jour de la chute du Mur de Berlin qui séparait la République fédérale d’Allemagne (RFA) à l’Ouest de la République démocratique allemande (RDA) à l’Est; et le 3 octobre 1990, jour de la proclamation de la réunification allemande. Une autre date se révèle pourtant tout aussi importante, nécessaire à la réunification du 3 octobre 1990 et décisive pour les conséquences socio-économiques de la réunification : le 1er juillet 1990, date l’entrée en vigueur de l’union monétaire, économique et sociale allemande.

Si les images des manuels d’histoire montrent des millions d’Allemands heureux de se retrouver, de former un seul et unique pays, il n’en existe pas moins une face plus sombre de cet évènement. En effet, loin d’être une union d’égal à égal, la réunification allemande est avant tout une victoire de l’Ouest sur l’Est, dans un sens quasi-militaire. Comme dans toute guerre, le vaincu est à la merci du vainqueur et doit accepter ses règles. Dans le cas de la réunification allemande, cela s’est traduit par une exportation brutale du régime économique ouest-allemand dans les Länder de l’Est. Alors que les deux économies avaient suivi des voies radicalement différentes depuis plus de trente ans, les dirigeants de la RFA ont cru bon remédier à cela en calquant le modèle ordo-libéral sur un territoire et une économie loin d’y être préparés.

Pourtant, certains acteurs s’étaient prononcés contre une telle thérapie de choc. La Bundesbank et le Conseil des Sages (un comité d’économistes en charge de conseiller le chancelier de la RFA), pourtant loin d’être hétérodoxes, avaient déjà mis en avant le risque d’une grave crise économique et sociale. Mais le chancelier de l’époque, Helmut Kohl en a décidé autrement, et a choisi la méthode brutale. Trois arguments, pour le moins douteux, sont alors avancés. D’abord, si l’union monétaire provoque une crise économique, cela provoquera aussi un phénomène de destruction créatrice, théorisé par l’économiste Schumpeter : des entreprises disparaîtront mais au profit d’autres firmes plus compétitives, et l’économie est-allemande en tirera profit. Deuxièmement, l’introduction du Mark en RFA au lendemain de la 2nde guerre mondiale a été le point de départ du Wirtschaftswunder allemand (i.e le miracle économique allemand), et il n’y aucune raison qu’il n’en soit pas de même à l’Est. Troisièmement, faire une réunification rapide est aussi un symbole politique fort à envoyer aux Allemands, à l’Europe et au monde.

Imposer le modèle ordo-libéral en Allemagne de l’Est

Ainsi, le 1er juillet 1990 l’ex-Allemagne de l’Est adopte la monnaie de la RFA, le Deutschmark, avec un taux de 1 : 1 pour les salaires et l’épargne. Un tel taux de conversion représente alors une appréciation de 300% à 400% de la monnaie en Allemagne de l’Est ! Aucune économie ne peut prétendre pouvoir soutenir un choc aussi violent.

Deuxième décision majeure prise par les dirigeants de l’Ouest : le refus d’annuler les dettes des coopératives et des entreprises privatisées de l’Est. Or, les entreprises de RDA avaient dans leur comptabilité des crédits pour financer des crèches, des routes, des dispositifs d’assainissement de l’eau, etc., c’est-à-dire un ensemble d’activités qui n’avait rien à voir avec l’activité marchande de l’entreprise. Ces biens et services étaient à la charge des communes en RFA, tandis qu’elles étaient en partie prises en charge par les entreprises en RDA.

Troisième choix fait par la RFA au détriment de la RDA lors de la réunification : le refus d’accéder à la demande de l’Est de bénéficier d’un certain protectionnisme économique et d’une politique industrielle pour les entreprises des anciens territoires de la RDA. Au nom des principes économiques de l’ordolibéralisme, le marché seul doit réguler la compétitivité des entreprises.

Les fausses promesses de la réunification

Au final, l’économie est-allemande se voit dotée d’une monnaie surévaluée et exposée à une concurrence des firmes occidentales bien trop fortes. Résultat : le PIB de l’Est chute de 25% au deuxième semestre 1990 par rapport au deuxième semestre 1989. A cela s’ajoute logiquement un choc démographique en Allemagne de l’Est : sur la période 1989-1990, 800 000 personnes quittent la RDA. Ce mouvement ralentit dans les années 1990 mais continue, si bien qu’au final, entre 1989 et 2008, le solde migratoire de l’Allemagne de l’Est est négatif de 1,6 millions de personnes. Autrement dit, les anciens territoires de la RDA ont perdu 10% de leur population en 10 ans à cause de l’émigration seule. Comment imaginer qu’une telle évolution démographique n’ait pas d’influence sur la main d’oeuvre et sur la demande globale à l’Est ?

Encore aujourd’hui, plus de vingt-cinq années après la réunification, les promesses d’égalité entre les deux Allemagne sont loin d’être tenues. En 2015,  le PIB des Länder de l’Est atteint 67% de celui des Länder de l’Ouest. La productivité y est aussi moindre de 20% et le chômage est plus élevé (5,9% à l’Ouest contre 9,8% à l’Est en 2014). Enfin, les salaires aussi se creusent : si on prend le pays entier comme base 100, en 2013 le revenu disponible par habitant est de 103,6 pour les Länder de l’Ouest contre 85,2 pour ceux de l’Est si on n’y inclut pas Berlin.

Ce que l’histoire allemande nous dit sur la viabilité du projet européen : des histoires similaires pour des destins similaires ?

Cette petite histoire économique de la réunification allemande interpelle sur l’avenir de la zone euro. En effet, le parallèle entre le processus de réunification allemande et le projet fédéral européen est frappant. Pour faire court, en 1990, la RFA plaque son modèle ordolibéral en Allemagne de l’Est. Conséquences : réévaluation brutale de la monnaie, crise économique et désindustrialisation importante. Face à cela, le gouvernement de l’Allemagne réunie a mis en place des transferts financiers afin de stabiliser la transition économique à laquelle faisaient face les populations de l’Est. Néanmoins, même plus de vingt ans après, ces efforts financiers n’ont pas suffi pour réaliser le rattrapage économique promis.

Cela pose la question de la viabilité de la zone euro, elle aussi fondée sur le modèle ordolibéral. En effet, l’introduction de l’euro a également provoqué la réévaluation de certaines monnaies européennes, et un mouvement de désindustrialisation, notamment dans le sud de l’Europe (Espagne, Italie, Grèce, et dans une moindre mesure la France). De la même manière, les partisans du projet européen prédisaient un rattrapage économique grâce à la monnaie unique. Face à cet échec latent, les partisans des « Etats-Unis d’Europe » en appellent désormais à une solidarité budgétaire européenne, c’est-à-dire à des transferts financiers entre Etats, dans le but de compléter la monnaie unique en faisant converger les économies européennes.

À partir de l’échec constaté de la réunification allemande, effectuée sous la direction de la RFA et de ses principes ordolibéraux, peut-on imaginer que le projet d’Europe fédérale, dotée d’une monnaie unique et d’un système de transfert budgétaire, ait plus de réussite? Il est clair qu’au vu de la gestion des Länder de l’Est par l’Allemagne, on peut en douter…

Il existe donc des similarités entre ce que l’Allemagne de l’Ouest a fait à l’Allemagne de l’Est lors de la réunification, et ce que l’Allemagne fait aujourd’hui dans la zone euro. Imposer de manière autoritaire et brutale un modèle économique et punir les éventuels déviants, malgré l’échec économique évident, et quitte à laisser émerger des mouvements fascistes (Pegida en Allemagne de l’Est, Aube dorée en Grèce…), voilà donc quelques questions à se poser sur une zone euro qui se veut fédératrice…


Pour aller plus loin:

Carroué, Laurent (1992): Le coût de l’unification à marche forcée de l’Allemagne. URL : https://www.monde-diplomatique.fr/1992/10/CARROUE/44742

Gisselbrecht, André (1991): Après l’unification de l’Allemagne, le chagrin. URL: http://www.monde-diplomatique.fr/1991/04/GISSELBRECHT/43430

Zielinski, Bernd: L’unification économique de l’Allemagne en 1990. Une thérapie de choc controversée, in: Vingtième siècle. Revue d’histoire B 2 (2011), pp.97-110

Manale, Margaret: Travail, territoire, identité dans l’ex-Allemagne de l’Est, in: L’Homme et la société B 3 (2007), pp.29-43.

Bundesministerium für Wirtschaft und Energie: Wirtschaftsdaten Neuen Bundesländer. Berlin 2015.

Crédit photo: © Raphaël Thiémard