Sanctions contre la Russie : une arme à double tranchant

Les 26 et 27 février, de lourdes sanctions contre la Russie étaient entérinées par le Royaume-Uni, les Etats-Unis, le Canada, l’Allemagne, la France et l’Italie ainsi que la Commission européenne. En réponse à l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, deux décisions majeures ont été prises : l’exclusion de plusieurs banques russes du système de messagerie bancaire SWIFT, et le gel des réserves de la Banque centrale russe à l’étranger. Ces sanctions pèsent d’ores et déjà sur l’économie russe, en la coupant partiellement du système financier international. Mais elles pourraient avoir également des conséquences tout aussi lourdes pour l’économie mondiale, les économies européennes et en particulier française.

Les effets des sanctions ne se sont pas faits attendre. Au cours de la journée du 28 février, le rouble s’était écroulé de plus de 20%. La bourse de Moscou n’était pas en mesure d’ouvrir, et devrait rester fermée au moins jusqu’au 5 mars. Sur les places étrangères, les valeurs russes connaissaient de lourdes chutes. La filiale européenne de la banque russe Sberbank était considérée en situation de « faillite ou faillite probable » par la BCE1. Dès dimanche, des files d’attentes s’étaient formées dans plusieurs villes de Russie devant les distributeurs automatiques de billets. Autant de signes de l’ampleur du choc administré à l’économie russe. Et du caractère exceptionnel des mesures prises contre la Russie.

Un choc maîtrisé ?

Une des plus emblématiques a été l’exclusion de plusieurs banques russes du système de messagerie bancaire SWIFT, les déconnectant ainsi de fait du système international de paiement. Son efficacité reste cependant discutée. Car la coupure n’a pas été totale : d’autres banques demeurent « branchées » à SWIFT, notamment pour permettre les achats de gaz russe par les pays européens, qui sont loin d’avoir été remis en cause. Celles-ci continuent d’avoir accès au système de paiement international ; elles peuvent donc assurer un rôle d’intermédiaire auprès des banques mises en cause, permettant de contourner la « coupure ».

[NDLR : Pour une synthèse sur le fonctionnement du système SWIFT, lire sur LVSL l’article de Victor Woillet, Eugène Favier-Baron, Sofiane Devillers Guendouze et Yannick Malot : « L’atout de l’Occident contre la Chine et la Russie ? »]

L’annonce du gel des réserves extérieures de la banque centrale russe – bien qu’il puisse être d’une ampleur moindre qu’annoncée – a sans doute constitué le coup le plus inattendu et le plus rude pour l’économie russe. Une telle confiscation d’avoirs étrangers est rare, mais elle n’est pas une première : des mesures similaires ont déjà été prises récemment par la Banque d’Angleterre contre le Venezuela et les Etats-Unis contre l’Afghanistan ; et par le passé en 2003 contre l’Irak ou encore en Iran en 1979. Elle s’est accompagnée d’un blocage des transactions avec la Banque centrale de Russie2. Conséquence de ces sanctions : plus de la moitié des 630 milliards de dollars de réserves extérieures accumulées par la Russie lui serait inaccessible, selon le Haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères3. Ces dispositions, d’une ampleur sans précédent, visent explicitement à un effondrement du rouble, en empêchant la Banque de Russie de soutenir son cours en utilisant ses réserves extérieures. Avec un certain succès si l’on considère la chute historique de la monnaie russe dans la journée du 28 février.

Les autorités russes avaient certes anticipé les conséquences de potentielles sanctions en favorisant l’autonomie et la relocalisation de la production de nombreux produits (stratégie de la « forteresse Russie »)

Les autorités russes n’ont certes pas manqué de réagir : hausse spectaculaire du taux d’intérêt (de 9,5% à 20%) ; fermeture de la bourse ; instauration d’un contrôle des capitaux à travers notamment les interdictions du transfert des devises à l’étranger et de la vente de titres russes par les investisseurs étrangers ; et surtout, obligation aux entreprises russes de vendre (en roubles) 80% de leurs revenus engrangés en devises étrangères et continuer de maintenir un ratio de 80% de liquidités en roubles à l’avenir4. Les exportations de matières premières (dont pétrole et gaz) restent en effet une source potentielle de devises qui n’a pas été tarie par les sanctions. Une seconde étant la possibilité de mobiliser ses réserves auprès de juridictions non hostiles, comme la Chine (où elle détient 15% de ses réserves), ou encore d’y vendre ses réserves en or. Les commentateurs s’interrogent également sur la capacité de la Russie à mobiliser ses réserves non déclarées, détenues sous forme de swaps ou dans des paradis fiscaux5; ou de recourir aux cryptomonnaies pour contourner les sanctions6. Quoiqu’il en soit, malgré les contre-mesures prises par la Russie, qui ont un temps permis de maintenir le cours du rouble dans la matinée du 1er mars, celui-ci dévissait à nouveau en fin de journée.

Quelles seront les conséquences concrètes pour l’économie russe ? Il est encore trop tôt pour le dire. Les autorités russes avaient certes anticipé les conséquences de potentielles sanctions en favorisant l’autonomie et la relocalisation de la production de nombreux produits (stratégie de la « forteresse Russie »7). Mais si les mesures mises en place par la Banque de Russie s’avéraient insuffisamment efficaces pour contenir l’effet des sanctions, ces dernières pourraient contribuer à mettre à genoux le système financier russe : chute continue du rouble, inflation en hausse (elle atteignait déjà 8,7% en janvier), intensification des retraits et des mouvements de panique, effondrement bancaire et du système de paiement et de crédit. Bref, une crise financière qui s’ajouterait à une crise économique majeure alimentée par la hausse des taux et la chute de l’activité. Un tel scénario catastrophe n’est cependant pas encore à l’ordre du jour – compte tenu des marges de manœuvre et atouts encore à la disposition de la Banque centrale russe et des autorités8.

La relation avec la Chine pourrait en particulier jouer un rôle important dans la capacité de la Russie à contenir l’impact des sanctions. Les autorités chinoises, qui n’ont pas officiellement condamné l’attaque russe en Ukraine, ont autorisé pour la première fois la semaine dernière des importations de blé de Russie. Les négociations s’annoncent néanmoins âpres, la Chine se trouvant en position de jouer son avantage… et souhaitant par ailleurs éviter d’être elle-même la cible de sanctions9.

Retours de flamme

Au-delà de leur impact sur la seule économie russe, les sanctions prises contre la Russie pourraient bien provoquer un retour de flamme aux conséquences encore difficiles à estimer pour l’économie mondiale et les économies européennes. Le premier aspect concerne les hausses de prix. En isolant économiquement la Russie, les sanctions pourraient accroître le choc inflationniste de la crise ukrainienne. La Russie est le plus important fournisseur de gaz et de pétrole de l’Union européenne ; elle compte également parmi les premiers exportateurs mondiaux de céréales, d’engrais, mais aussi de nickel, de charbon, d’acier et de bois. L’offre mondiale risque donc d’être considérablement amputée dans de nombreux marchés de matières premières dont certains souffrent déjà de problèmes d’approvisionnement.

La France représente le premier employeur et le second investisseur étrangers en Russie, où 35 entreprises du CAC40 sont installées, parmi lesquelles Renault, TotalEnergies, Société Générale, Auchan, Alstom ou encore Safran

Conséquence : l’inflation, déjà record aux Etats-Unis et dans la zone euro (respectivement 7,5% et 5,1% en janvier) risque d’atteindre de nouveaux sommets. Mercredi 2 mars, le baril de brent dépassait déjà les 110 dollars pour la première fois depuis 2014. Les prix du blé et du maïs battaient de nouveaux records. Les pays européens, plus dépendants que les Etats-Unis des importations russes, devraient être plus particulièrement touchés. Ce surcroit d’inflation pourrait bien s’avérer un casse-tête pour la Reserve Fédérale (Fed) et la Banque centrale européenne (BCE). Car les hausses de prix pourraient renforcer les voix qui ont appelé avec succès, notamment en Allemagne et aux Etats-Unis, à un resserrement de la politique monétaire (hausse des taux, fin des rachats de titres de dette publique) comme remède à l’inflation.

[NDLR : pour une analyse des tensions à l’oeuvre au sein de la finance à l’égard de l’inflation et de la politique de la BCE, lire sur LVSL l’article du même auteur : « Guerre européenne pour l’hégémonie financière »]

Or un tel resserrement pourrait non seulement contribuer à ralentir l’activité déjà affectée par la crise, mais également à déclencher de graves tensions sur les marchés financiers, immobiliers ainsi que sur ceux des cryptomonnaies dopés par les taux bas. Dans la zone euro s’ajoute un autre motif d’inquiétude : un resserrement monétaire signerait probablement le retour des tensions sur le marché des dettes souveraines10. Sans résoudre le fond du problème, essentiellement lié à des questions d’approvisionnement. Dans ce contexte de forte instabilité, les décisions des banquiers centraux sont particulièrement attendues, avec la réunion du comité de politique monétaire de la Fed prévue les 15 et 16 mars, puis celle de la BCE le 24 mars.

D’autant que les sanctions imposées à la Russie ont contribué à accroître la fébrilité dans le secteur financier. Différents aspects entrent en jeu. Certaines banques sont particulièrement exposées au « risque russe » à travers notamment leurs crédits et activités : l’américaine Citi, les françaises Société Générale, BNP Paribas et Crédit Agricole, l’autrichienne Raiffeisen Bank, la néerlandaise ING, les italiennes Unicredit et Intesa Sanpaolo11. Ces banques ont vu leur cours plonger en bourse depuis l’annonce des sanctions. Un facteur d’incertitude concerne le statut des crédits accordés par les banques à des entreprises russes, qui pourraient être remises en question par de futures sanctions, voire par d’hypothétiques velléités russes d’imposer un moratoire sur les dettes extérieures. Bien que cela demeure un scénario catastrophe encore lointain, un tel défaut de paiement pourrait être le déclencheur de faillites et d’une grave crise financière dans un contexte de forte instabilité.

Les sanctions ont également un impact sur les entreprises étrangères présentes en Russie, dont la viabilité des activités est remise en cause par l’instabilité des conditions économiques, et la menace de mesures de rétorsion russes. C’est le cas de nombreuses entreprises françaises. La France représente en effet le premier employeur et le second investisseur étrangers en Russie, où 35 entreprises du CAC40 sont installées, parmi lesquelles Renault, TotalEnergies, Société Générale, Auchan, Alstom ou encore Safran12.

Comme le note Adam Tooze, la hausse du dollar pose la question d’une potentielle future pénurie de dollars sur les marchés mondiaux, telle qu’observée à différents moments de la crise de 2008

Aux Etats-Unis, les géants de la gestion d’actif BlackRock et Vanguard sont sous pression pour écouler leurs participations dans les sociétés sous le coup des sanctions13. A titre d’exemple, un des fonds de Blackrock spécialisés dans les obligations de marchés émergents détient de la dette émise par la Banque de développement de la fédération de Russie.  Afin d’éviter des pertes trop importantes liés à des ventes précipitées, l’administration américaine a cependant laissé un délai – le 25 mai – aux gestionnaires de fond pour se mettre en conformité avec les sanctions.

Perturbations monétaires

L’historien et économiste Adam Tooze note dans un billet un effet secondaire potentiel du gel des réserves extérieures russes sur les marchés financiers mondiaux : le blocage des réserves extérieures russes « recyclées » soit sous la forme de bons du Trésor US détenus dans des paradis fiscaux, soit sous la forme de financement à court-terme en dollars sur les marchés mondiaux (swaps de change)14. Dans ce dernier cas, les sanctions pourraient ainsi avoir pour impact d’assécher une source importante de liquidité pour les marchés financiers… et si une telle hypothèse s’avérait exacte, conduire la Fed et la BCE à intervenir, comme ce fut le cas en 2020, pour fournir les liquidités manquantes.

D’autant que les sanctions, et plus largement la crise ukrainienne, ont une autre conséquence déstabilisatrice : la fuite des investisseurs vers les « valeurs refuges », et sur le plan monétaire, vers le dollar. L’euro pâtit tout particulièrement du « risque russe » encouru par les banques européennes ; mais aussi de la perspective d’une inflation élevée (compte tenu de la dépendance européenne aux exportations russes) qui pourrait conduire la BCE à augmenter ses taux directeurs. Comme le note Adam Tooze, la hausse du dollar pose la question d’une potentielle future pénurie de dollars sur les marchés mondiaux, telle qu’observée à différents moments de la crise de 2008 ; ce qui supposerait une intervention massive de la Fed… en contradiction avec ses velléités de resserrement monétaire, face à l’inflation record que connait l’économie américaine.

La crise ukrainienne et les sanctions occidentales ont ainsi certes durement frappé l’économie russe ; mais elles risquent également de contribuer, en retour, à un nouveau regain d’inflation et d’instabilité financière qui pourrait catalyser une crise majeure. Les conséquences du rapport de force engagé entre la Russie et les « pays occidentaux » restent inconnues. Une chose est sûre : les décisions à venir des banquiers centraux vont, une fois de plus, s’avérer cruciales. Pas sûr cependant qu’ils parviennent à juguler – une fois de plus – l’instabilité et les contradictions toujours plus saillantes au sein de l’économie mondiale.

Notes :

[1] « Guerre en Ukraine : risque de faillite pour la filiale européenne de la banque russe Sberbank », Le Monde, 28/02/22.

[2] « Ukraine : l’Union européenne va bloquer les transactions de la Banque centrale russe », 27/02/22.

[3] Ibid.

[4] « La banque centrale russe relève son taux directeur, veut contenir l’impact des sanctions », Challenges, 28/02/22.

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[5] « Pozsar Says $300 Billion Russia Cash Pile Can Roil Money Markets », Bloomberg, 25/02/22.

[6] « Russia eyes sanctions workarounds in energy, gold, crypto », Associated Press, 01/03/22.

[7] Ibid.

[8] « How long can Russia’s economy hold out? », Riddle, 26/02/22.

[9] « Russia eyes sanctions workarounds in energy, gold, crypto », op.cit.

[10] Début février, Mme Lagarde ne balayait plus l’idée d’une hausse des taux dans l’année. Une annonce suffisante pour provoquer l’envol des taux pratiqués sur les dettes grecque et italienne. Voir « Pouvoir d’achat, emploi… Faut-il craindre l’inflation ? », Le Monde diplomatique, mars 2022.

[11] « Banks face losses on Russian loan exposure », International Financing Review, 01/03/22.

[12] « Guerre en Ukraine : ces entreprises françaises dans le guêpier russe », La Tribune, 28/02/22.

[13] « BlackRock, Vanguard Grapple With Sanctions on Russian Securities », Bloomberg, 25/02/22.

[14] « Russia’s financial meltdown and the global dollar system », Adam Tooze, 28/02/22.