Sans-abrisme : regarder ce(ux) qu’on ne veut pas voir

“Couple d’amoureux sur un banc et un clochard”, vers 1932 © BRASSAÏ

Chaque président de la République a confié sa détermination à lutter contre le sans-abrisme. L’impératif : « Plus personne dans la rue ». Emmanuel Macron ne fait pas figure d’exception, lorsqu’il annonçait en faire « sa première bataille » en juillet 2017. La récente pandémie a fait démonstration du contraire : les mesures de confinement sont venues accentuer la solitude et la vulnérabilité des personnes sans-abri. Deux ans après, ce bouleversement a-t-il eu des conséquences sur notre société ? Force est de constater que les regards continuent de se détourner. À rebours de l’amnésie collective, il est encore temps de questionner l’inédit de cet événement, la violence à laquelle il nous confronte et la politique à laquelle il oblige.

L’oubli complice des célébrations hâtives

Mars 2020. Dans nos rues vides, le temps traîne… Le Covid-19 provoque l’impensable : arrêter ou, tout du moins, ralentir considérablement le souffle chaud de l’activité économique. Dans le ciel, les longues trainées blanches s’estompent progressivement avant de disparaître. Les mégalopoles sont privées de leurs connexions aériennes intimes. À terre, les voitures se reposent sagement. Quelques personnes se pressent pour faire leurs courses, d’autres se croisent en tenues de sport. Ici ou là-bas, les distances restent bien gardées. Un silence assourdissant habille nos quotidiens interloqués. Au cœur de ce dernier apparaît une nouvelle étrangeté : l’espace public est délaissé.

Les rues ne sont pourtant pas entièrement vides et parmi les rares passants, certains ne sont pas pressés : les personnes sans-abri investissent un espace public dans lequel, pour une fois, il est impossible de nier leur présence. Elles traversent ces journées, préoccupées par des menaces qui leur paraissent plus imminentes que le virus : comment se nourrir, s’abriter, boire et se laver ? La mise sous cloche de l’assistance habituelle est préoccupante. Comment subsister dès lors que le confinement tient éloigné de l’espace public et les prive par là même des liens indispensables à leur survie ? Finalement, les semaines passèrent et, alors que « l’angoisse pointait, le cataclysme n’a pas eu lieu »1. Le mérite en revient aux mondes associatif et administratif qui se sont fédérés sous l’égide de l’exceptionnalité : dispositif d’hébergement d’urgence, réquisition d’hôtels, investissement d’argent public, mesures – éphémères – sur le droit au logement, etc.

Ces célébrations hâtives oublient que le problème n’est pas tant l’événement pandémique, mais ce qu’il est venu révéler de nos sociétés.

La mobilisation ponctuelle cache cependant le cynisme des regards rétrospectifs : certains se félicitent de la gestion de la crise. Ces célébrations hâtives oublient que le problème n’est pas tant l’événement pandémique, mais ce qu’il est venu révéler de nos sociétés. Là où le bât blesse, c’est que des « naufragés » s’amassent dans nos rues et qu’on ne peut les confiner face aux dangers2. Surtout, que leur nombre ne cesse d’augmenter depuis le confinement, sous l’effet conjoint de la spéculation immobilière et de la destruction systématique du filet social. L’année dernière, la fondation Abbé Pierre dénombrait 300 000 personnes privées de domicile en France. « Pour rester chez soi, il faut un chez-soi » signent par conséquent encore aujourd’hui citoyens, citoyennes et organisations, dénonçant le mutisme des pouvoirs publics face au non-respect du droit au logement. Un droit universel reconnu, mais non garanti, bien qu’il soit la condition sine qua non de l’accès régulier aux autres droits.

De l’invisible au visible : les leçons du confinement

Un événement ne prend sens que par rapport au système qu’il affecte3. Or, penser cette affectation, c’est s’interroger sur la réforme de l’espace et du temps qui a bouleversé nos expériences individuelles et collectives lors du confinement. Il aura notamment fallu que s’ouvre cette soudaine parenthèse pour que la présence des personnes sans-abri devienne impossible à cacher. Leur condition limite est alors apparue au grand jour : ni pleinement dedans ni pleinement dehors, elles évoluent au seuil de l’ordre social et de ses mécanismes de protection.

Cette visibilisation, précisément parce qu’elle fut éphémère, ne doit pas tomber dans l’oubli. La lutte contre l’amnésie politique consiste à prolonger le travail déjà entamé par d’autres et à mettre en place une mémoire collective. À travers elle, il s’agit de pointer les défaillances systémiques que la béance de l’événement a laissé apparaître, comme le suggérait déjà Andy Battentier dans un article intitulé « Après l’épidémie, nous n’oublierons pas ». Ne doivent donc être omis les premiers balbutiements, les regroupements à la hâte en hébergement d’urgence alors que nous n’avions d’idée claire sur l’exposition à la contamination que cela représentait, les cris du coeur, la faim, la soif… et encore moins le sentiment d’abandon des premiers jours. Ce regard en arrière est, par ailleurs, la condition d’une tâche qui se conjugue au présent : une lutte quotidienne contre l’oubli qui empêche le retour à l’embarras et à la cécité collective.

Cette visibilisation, précisément parce qu’elle fut éphémère, ne doit pas tomber dans l’oubli.

Si les deux ans qui séparent les printemps 2020 et 2022 ont transformé l’événement en souvenir, il est d’autant plus nécessaire de travailler ce dernier : il fait désormais office de réserve de sens. Il faut comprendre par là qu’il a la capacité d’influer sur nos représentations et nos formations politiques par les questions qu’il laisse ouvertes au temps présent. Aussi nous confronte-t-il à ce qui, aujourd’hui, fait encore trop souvent défaut dans le traitement de la question sans-abri : la mobilisation de modes de perceptions politiques de la réalité. Un chemin qui nous mène non seulement auprès de ceux qu’on ne veut pas voir, mais aussi plus près de ce qu’on ne veut pas voir.

Ceux qu’on ne veut pas voir : la relégation

La visibilisation des personnes sans-abri a dévoilé la brutalité de l’ordre social actuel. Elle le confronte à une forme de violence consentie en vue de sa pérennisation : celle de la relégation. Des masses « en sont constamment réduites à devenir superflues, si nous nous obstinons à concevoir notre monde en termes utilitaires », avertissait déjà Hannah Arendt dans les Les Origines du Totalitarisme4. Ce mécanisme a depuis été étudié par Bertrand Ogilvie dans ses analyses sur la production de « l’homme jetable5». Selon lui, cette violence spécifiquement moderne nait de l’industrialisation de nos sociétés : « […] au moment même où s’enclenche la révolution industrielle, on voit s’amorcer une analyse spécifique de la violence qui lui est propre : celle d’une société entièrement organisée autour de la dénégation de l’idée de société, celle d’une société condamnée à faire éprouver à certains de ses membres ce qu’on pourrait croire qu’elle aurait intérêt par ailleurs, pour sa survie, à cacher : à savoir l’absence profonde de convergence entre les finalités, ou les conséquences, du tout et les objectifs des particuliers6».

La condition d’interchangeabilité valorisée par la formation industrialo-capitaliste conduit à désacraliser les vies humaines : certaines sont renvoyées à leur insignifiance face aux objectifs de l’ordre social dominant. Elles sont “superflues”. Des hommes et des femmes s’amassent alors dans les villes, marginalisés et non loin d’être chosifiés. C’est dire combien les idéaux modernes d’égalité et de liberté ont été travestis. L’explosion actuelle des inégalités renforce ce tableau et révèle les contradictions flagrantes d’un ordre social qui se présente pourtant comme le garant des droits humains.

La relégation opère là où le système utilitaire a échoué. Elle intervient comme ultime mode de traitement pour se débarrasser du « superflu » dont l’ordre social est lui-même responsable.

Ainsi, la relégation opère là où le système utilitaire a échoué. Elle intervient comme ultime mode de traitement pour se débarrasser du « superflu » dont l’ordre social est lui-même responsable : elle cache, elle invisibilise. De nombreux dispositifs tendent en effet à maintenir « ceux qu’on ne veut pas voir » toujours plus loin de nos vi(ll)es : décrets anti-mendicité, mouvements Nimby, créations de mobilier urbain anti-SDF, dispositifs d’accueils centralisés. Le succès est contrasté et la manière d’intervenir toujours plus brutale. Une violence qui atteint aujourd’hui un certain seuil, la faisant basculer dans la « violence extrême » qui, à suivre Étienne Balibar, passe tout à la fois par une destitution de l’humain et une destitution du politique7.

Ce qu’on ne veut pas voir : la déshumanisation

Tandis que des frontières physiques permettent de reléguer les formes de vies jugées indésirables, des frontières symboliques tendent à en normaliser le processus dans les consciences collectives. La relégation est en effet dédoublée par une autre forme de violence : celle de la déshumanisation. Selon Claudia Girola, la construction moderne de la figure du sans-abri est le résultat de la conjonction de deux pratiques sociales : les « différentes formes de déterritorialisation » se combinent à des « mutilations biographiques »8. Le qualificatif sans-abri connote l’image d’un être déraciné socialement, « vaincu » et sans attaches apparentes aux lieux qu’il traverse. Il est désubjectivé : sa vie biographique ne compte plus, comme en témoignent de nombreuses pratiques narratives (clochard, vagabond, errant, sans-logis, mendiant, sans-domicile) qui contribuent à faire disparaître les traces d’une individualité active. La déshumanisation prend donc le relai de la relégation. Ensemble, elles redessinent les contours biographiques et territoriaux des personnes en les assignant à territoire « commun », tout en les repoussant, dans un même mouvement, en dehors de notre « monde commun »9 – ou ce qu’il en reste.

Une invisibilisation qui agit comme une justification de la violence. Elle exclut ces personnes de la communauté humaine et des droits qui lui sont associés. Ce ne sont plus des semblables qui vivent à même nos rues, mais une « infra-humanité » usée et indifférenciée, à laquelle ni la pitié ni l’hospitalité ne peuvent ou ne doivent être accordées. Ces deux modalités de l’attention portée à l’autre constituent pourtant le socle de toute collectivité. Dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité (1755), Jean-Jacques Rousseau a en effet montré que la pitié ne relevait pas du moralisme, mais du « sentiment naturel » qui « concourt à la conservation mutuelle de toute l’espèce »10. Deux siècles plus tard, Emmanuel Lévinas met en évidence dans L’Humanisme de l’autre homme la condition hospitalière de chaque homme : « Le visage s’impose à moi sans que je puisse rester sourd à son appel, ni l’oublier, je veux dire sans que je puisse cesser d’être responsable de sa misère11 ».

Dès lors que la souffrance d’autrui n’entraîne plus de réaction, il ne paraît pas déraisonnable de conclure à l’atrophie de l’humanité.

Dès lors que la souffrance d’autrui n’entraîne plus de réaction, il ne paraît pas déraisonnable de conclure à l’atrophie de l’humanité. L’excès d’humanitarisme ne saurait pourtant être une réponse satisfaisante : « ce qu’on ne veut pas voir » est autant l’appel que porte en lui le visage d’une personne sans-abri que notre propre impuissance face aux structures économico-sociales qui condamnent à une complicité coupable.

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Ouvrir les yeux et sortir de l’impuissance 

Que faire alors ? Ouvrir les yeux, comme le veut une injonction largement répandue, mais dont la portée n’est pas toujours clairement établie. Elle invite à arrêter de détourner le regard et à mobiliser d’autres modes de perception politiques de la réalité. En suivant ce chemin, le surplus de visibilité apparu lors du premier confinement se transforme en interpellation. Il nous confronte à la disposition de nos yeux internes, qui tolèrent et construisent (a)normalement l’invisibilité de la personne sans-abri : dans un contexte où la production de richesse poursuit son ascension vertigineuse, comment expliquer qu’une masse toujours croissante d’individus occupe un carreau d’une froideur impassible sinon grâce aux grandes fables qui naturalisent les dispositifs de relégation et de déshumanisation ?

Pour sortir de l’impuissance, il faut alors viser les contradictions qui travaillent ces mêmes fables. Leur logique sélectionne ce qui est rendu visible ou non ; l’affronter, c’est lever le voile sur les processus politiques par lesquels se banalisent notre indifférence et notre impuissance collective. C’est déplacer les points d’importances, voir ce qui fait défaut ou ce qui apparaît de manière prégnante dans les discours dominants. À commencer par ceux qui présentent les naufragés comme les « dommages collatéraux » accidentels de nos modèles de société, et non comme leur produit le plus pur. En d’autres termes, c’est déconstruire certains laïus qui pourfendent l’égalité au nom d’une idée travestie de la liberté. Ainsi s’offre-t-on la possibilité d’aiguiser au temps présent un mode de perception politique de la réalité attentif à la dignité des personnes sans-abri. 

Ainsi s’offre-t-on la possibilité d’aiguiser au temps présent un mode de perception politique de la réalité attentif à la dignité des personnes sans-abri. 

Il importe également d’ouvrir des espaces pour le témoignage afin de susciter de la réaction et de la mobilisation. Des contre-récits qui tendent à la « désincorporation » et qui permettent de ressentir au plus près de soi la douleur inscrite par l’indifférence dans le corps des superflus. Des paroles vives qui affectent et sensibilisent dans le but d’intégrer la lutte contre le sans-abrisme dans les priorités politiques. Un rapprochement et un dialogue qui empêcheront toujours un peu plus ce que Paul Ricoeur appelait « l’oubli et la mémoire manipulée » : l’idéologisation de la mémoire et la dépossession des acteurs sociaux de la faculté de se raconter12.

Il est enfin question de retrouver autant que possible ce temps qui traîne. Dans l’effervescence de nos rues, le temps doit s’interrompre de nouveau pour répondre à celles et ceux dont le visage appelle. Marquer un temps d’arrêt : affirmer que même dans les situations de pauvreté les plus extrêmes, le caractère de l’humain en chaque sujet est irréductible et que rien ne permet de justifier une telle atteinte à leur dignité dans un monde d’opulence. Il en va d’une justice et d’une politique ; pour ceux que nous voyons, à travers ce que nous voyons. « À quoi bon ? », les plus sceptiques rétorqueront. Car ce sont dans ces nœuds éthiques que réside notre humanité, qui ne se confond plus avec la seule proclamation de droits abstraits et la confiance en une certaine idée du progrès héritière des logiques utilitaires. Loin de l’indifférence silencieuse, se dressent les voies de la subjectivation politique. Reste à faire advenir un sujet collectif capable de ressentir, de percevoir et de dire la violence qui se manifeste sous ses yeux.

1. Damon, J., Inconfinables ? Les sans-abri face au coronavirus. Paris : Éditions de l’Aube, 2020, p. 33.
2. J’emprunte ici la terminologie utilisée par Patrick Declerck dans Les naufragés. Avec les clochards de Paris, Paris : Plon, 2001. Pour une réponse à cet ouvrage prédominant mais caricatural, voir Rullac, S., Et si les SDF n’étaient pas des exclus ? Essai ethnologique pour une définition positive, Paris : L’Harmattan, 2004.
3. Morin, E., « L’événement-Sphinx ». Dans : Communications, 18, 1972, pp. 173-192, p. 173.
4. Arendt, H., Les origines du totalitarisme, Paris : Gallimard, 2002, pp. 811-812.
5. Ogilvie, B., L’homme jetable. Essai sur l’exterminisme et la violence extrême, Paris : Editions Amsterdam, 2012. 
6. Ibid, p. 74.
7. Balibar, E., Violence et civilité, Paris : Galilée, 2010.
8. Girola, C., « Tenir malgré tout dans une vie à la rue », Tumultes, 43, 55-66, 2014, p. 59.
9. Ibid, p. 60.
10. Rousseau, J-J., Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité (1755), Les Échos du Maquis, 2011, p.38.
11. Lévinas, E., Humanisme de l’autre homme, Fata Morgana, 1972, p. 49.
12. Ricoeur, P., La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris : Seuil, 2000, pp. 579-585.