Abolissons l’héritage et bon vent les héritiers !

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Le château de Chenonceau, propriété de la famille Meunier depuis plus d’un siècle ©Telemaque MySon

L’héritage est une institution millénaire qui apparaît aujourd’hui comme une évidence figée de l’Histoire, comme inscrite dans l’ADN de notre société. Pourtant, et l’Histoire le montre, elle n’est qu’une institution contingente qu’il serait possible d’abolir ou de modifier. Des propositions émergent en ce sens aux quatre coins du spectre politique. Le XXIe siècle sera-t-il celui de l’abolition de l’héritage ?

Le sens de l’héritage

Inscrit dans notre société comme une donnée irrévocable, l’héritage n’est en rien inné et demeure le fruit d’une construction historique et sociale. Il s’agit de la transmission du capital accumulé au cours d’une vie à ses descendants, donc de toutes les richesses matérielles acquises ou déjà héritées de la génération précédente et que l’on qualifiera également de patrimoine. Cette pratique repose sur le droit inaliénable à la propriété privée ; elle consiste à déléguer aux individus la responsabilité de la redistribution de leurs richesses personnelles après leur mort.

Bien sûr, une abolition pure et simple de l’héritage en l’état actuel des choses provoquerait un déchirement social Sans aller jusque-là  un augmentation de l’impôt sur la succession ou bien la limitation du droit à la succession à une génération sont autant de pistes qu’il conviendrait d’explorer pour faire changer les mentalités et suggérer un nouveau champ des possibles.

Famille et héritage

Dans cette conception, l’individu peut être assimilé à un bâtisseur de son propre empire familial. La progression sociale peut se faire délibérément au fil des générations, chacune ayant la mission d’assurer la prospérité de la famille et d’enrichir son capital. La simple volonté naturelle de chacun de maximiser les chances de réussite de ses descendants peut aussi pousser à conquérir une part de pouvoir jugée suffisante, mais empiétant mécaniquement sur celle des autres. La nature même du mot “patrimoine” qui renvoie à l’autorité patriarcale lie intrinsèquement la construction familiale à sa manifestation matérielle transmise de génération en génération. Se battre pour défendre et faire prospérer le capital hérité était donc un moyen de contribuer à l’honneur et au prestige de sa famille. La place grandissante de l’idéal capitaliste dans les sociétés occidentales a remplacé la transmission familiale par une quête du profit pour laquelle la succession des générations n’était qu’un outil d’accumulation de plus.

Un principe remis en question à travers l’histoire

L’abolition de l’héritage a surgi à plusieurs reprises dans l’histoire politique, économique et sociale et a toujours été objet de controverses, notamment  parce qu’elle remet en cause un principe profondément ancré dans nos cultures.

Au début du XIXe siècle, la doctrine saint-simoniste assimile le droit d’héritage au droit de naître avec le privilège de ne rien faire : elle considère que les héritiers sont conditionnés pour ne rien apporter à la société, puisque rien ne les pousse à entreprendre et à créer plus de richesse à partager. Les saint-simoniens proposent  de faire de l’Etat le seul héritier, donc d’allouer la richesse du défunt au collectif en le subordonnant à l’intérêt général. Au même siècle, l’économiste et philosophe John Stuart Mill, plus modéré préconise un plafonnement de l’héritage qui laisserait aux héritiers une part raisonnable dont ils pourraient profiter sans causer d’inégalités démesurées.

La gauche révolutionnaire va ensuite s’approprier cette idée dans sa critique de la propriété privée – l’abolition de l’héritage étant l’une des mesures transitoires vers l’abolition de la propriété privée dans le Manifeste du parti communiste de 1848 – et elle nourrira différents programmes ouvriers et communistes au XIXe siècle, mais également en 1946 par Léon Blum qui proposa sans succès de limiter le droit d’héritage à une seule génération.

La pensée libérale, dans sa composition la plus hétéroclite,  de Keynes aux libertariens, interroge elle aussi le droit d’héritage car il est un frein à l’établissement d’une économie libérale fidèle à ses valeurs, dont notamment l’égalité des chances. Plus généralement, la concentration excessive de richesses défie le bon sens économique  : elle pénalise la consommation, limite les capitaux investis dans l’économie réelle et comme nous le verrons par la suite, réduit l’efficacité économique de l’individu rationnel.

Combattre les inégalités à la racine…

L’abolition de l’héritage consiste en la dévolution de tous les biens matériels d’un défunt à l’Etat, qui aurait ensuite la tâche de les redistribuer à l’ensemble de la société. Il s’agit donc en premier d’un mécanisme de redistribution des richesses mais aux bénéfices différents de l’impôt sur le revenu par exemple, en augmentant considérablement la richesse à partager entre tous.

D’une part, elle combat les inégalités dues à l’accumulation gargantuesque de capital, concentré dans les mains des plus riches. En effet comme le rapporte la revue Challenges dans un article de 2015, 60% des grandes fortunes sont possédées en France par des héritiers. En limitant les processus d’enrichissement à une génération, le creusement des inégalités est naturellement limité puisque les cartes sont rebattues à chaque génération.

D’autre part, un individu rationnel évoluant dans le système économique avec l’information qu’il n’aura plus d’emprise sur ses biens après sa mort n’a aucune raison de vouloir  excessivement épargner son argent ou de multiplier ses acquisitions immobilières, mais plutôt de consommer – et là encore, de provoquer une revitalisation de l’économie. Il n’a donc fondamentalement pas la volonté de s’emparer de plus de richesse qu’il n’en aurait besoin et ne prive pas d’autres individus d’un niveau de vie suffisant à leur épanouissement.  L’abolition de l’héritage lutte donc contre les inégalités en répartissant la richesse déjà accaparée tout en rendant insensé la simple quête de trop de richesses qui conduisent à ces mêmes inégalités.

… sans faire entrave à la liberté d’entreprendre

La différence avec un impôt sur le revenu élevé considéré comme confiscatoire par certains libéraux repose sur deux aspects de l’abolition. Tout d’abord, le prélèvement intervient après la mort de l’individu et donc ne prive pas de sa richesse celui qui l’a acquise. On peut considérer que  la génération suivante ne bénéficie pas de la richesse accumulée, mais on estimera en appliquant une vision libérale que l’héritier n’a aucune légitimité à profiter de tels privilèges pour lesquels il s’est juste “donné la peine de naître”.

Ensuite, elle rétablit une égalité des chances à la naissance et valorise finalement celui qui entreprend pour réussir. Comme l’explique Warren Buffet, l’un des huit milliardaires les plus riches du monde “Un homme très riche doit laisser à ses enfants assez pour qu’ils puissent faire ce qu’ils veulent, mais pas trop pour qu’ils ne fassent rien“. Tout à fait logiquement, un individu héritant d’une fortune colossale n’a aucun intérêt à faire des choix économiques efficaces puisqu’il n’est soumis à aucun risque. Abolir l’héritage c’est substituer une société de l’initiative à une société de rente, parce que l’individu sera poussé à entreprendre par lui-même pour développer son capital s’il estime que c’est son intérêt, et donc à prendre des risques, à innover, à penser de nouveaux modèles, etc. L’individu, indépendamment de sa naissance, est donc poussé à entreprendre dans son intérêt personnel tout en préservant un équilibre qui empêche l’accaparement des richesses et préserve une égalité vertueuse.

Solidarité intergénérationnelle ?

L’on pourrait rétorquer à cette démonstration que contrairement à l’impôt, la captation des richesses du défunt par l’Etat n’est pas légitime parce que le défunt ne peut bénéficier des services de l’Etat après sa mort. Il faut alors garder en mémoire que cette mesure consiste naturellement en un mécanisme de solidarité intergénérationnelle. Chaque individu profiterait tout au long de sa vie des richesses redistribuées des générations précédentes (sous forme de services publics ou de revenus secondaires) et la transmission de son patrimoine à l’Etat permettra aux générations suivantes de jouir de ses richesses comme il a pu profiter de celles de ses aïeux.

Quelle est la valeur de ce que nous transmettons ?

Le débat sur l’abolition de l’héritage soulève des questions plus générales. Il nous interroge en premier lieu sur ce que nous léguons au monde après notre mort. L’argent étant par définition un moyen et non une fin, un simple outil de régulation des échanges entre les hommes, faire de son accumulation une preuve de notre passage sur terre constitue un non-sens. On peut alors se représenter un capital financier comme une façon de protéger sa descendance, ou d’assurer son bonheur. Cela reste néanmoins inscrit dans une logique individualiste, où l’on ne souhaite le bonheur que des siens et pas du collectif.

D’une autre façon, le  patrimoine immobilier d’une famille, peut avoir la vertu de témoigner de là où ont grandi les aïeux, mais renferme des interrogations auxiliaires sur notre rapport aux relations humaines, en l’occurrence familiales. Une maison de vacances peut être à la fois considérée comme faisant partie de la substance qui constitue l’histoire d’un individu ou d’une famille qui se sont battus pour l’acquérir, ou seulement comme une matérialisation anecdotique de vies et de relations qui ont bien plus de valeur que le béton qui les a abritées. Le débat public s’enferre souvent dans des crispations et des propos stériles alors qu’ouvrir une réflexion sur des sujets plus vastes et plus essentiels pourrait finalement répondre aux questions du quotidien.

Léguer d’autres formes de richesses

Abolir l’héritage n’est pas synonyme de supprimer toute forme de transmission, puisque c’est de l’héritage matériel dont il est question. Affirmer le contraire serait expliquer qu’un être ne peut rien transmettre d’autre de l’expérience de sa vie que des biens matériels et nierait donc une évidence humaniste : une vie humaine vaut bien plus que les sommes qu’elle a réussi à engendrer.

Ce que nous appellerons patrimoine humain est également constitué des relations sociales qui ont marqué une vie, d’une culture, d’une éducation dispensée à ses descendants, des idées inventées et défendues, des apports individuels pour améliorer la condition générale de la société… bref, d’autant de richesses  qu’on ne saurait mépriser en les estimant à des montants et qui ont une importance fondamentale dans la définition de l’être humain dans la société.

L’abolition de l’héritage présente des avantages comme elle présente des inconvénients, mais c’est avant tout un choix qui concerne la direction que l’on donne à l’intérêt général et qui doit être débattu démocratiquement. Ce n’est pas seulement une question économique ou une réflexion sur la répartition des richesses. C’est plus largement une question qui pose la question de la définition de l’individu : doit-il être défini par son origine ou par une libre construction de son destin ?

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