Réindustrialisation : tout miser sur les « industries du futur » est une erreur

Emmanuel Macron lors de la présentation du plan France 2030 le 12 octobre 2021. © Capture d’écran Youtube

La désindustrialisation de la France est désormais reconnue par la grande majorité de la classe politique comme un problème majeur pour notre économie, en raison de la perte d’emplois industriels, de notre déficit extérieur et des relations de dépendance dans lesquelles elle place notre pays vis-à-vis du reste du monde. Depuis la crise sanitaire, du plan de relance au plan France 2030 en passant par les sommets « Choose France », Emmanuel Macron multiplie les annonces de nouveaux sites industriels. Si le déclin de l’industrie française semble enfin s’être arrêté, la spécialisation sur des industries de pointe néglige d’autres secteurs tout aussi stratégiques et empêche de reconstituer un tissu industriel global. Pour l’essayiste Benjamin Brice, auteur de L’impasse de la compétitivité (Les liens qui libèrent, 2023) cette focalisation sur les « industries du futur » est une erreur. Extrait.

Après des décennies de déclin, n’assiste-t-on pas enfin à la progressive réindustrialisation du pays ? Hélas, nous en sommes encore très loin. Certes, depuis le choc de la pandémie, nos dirigeants ont pris conscience de notre vulnérabilité. Emmanuel Macron affirmait en mars 2020 que « déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie au fond à d’autres est une folie ». Mais où sont donc les mesures structurantes capables de nous sortir de l’ornière ?

Mis à part quelques projets de relocalisation, notamment pour le paracétamol, nos dirigeants restent en réalité prisonniers de leur logique de compétitivité. À leurs yeux, l’urgence serait d’exporter davantage, car rien ne servirait de se battre pour des industries où nous sommes concurrencés par des pays avec un faible coût de la main-d’œuvre. Quand Emmanuel Macron parle de réindustrialisation, il pense aux batteries, à l’hydrogène ou au « Plan Quantique », certainement pas à ce qu’il dénigrait comme des « secteurs en difficulté » (août 2020). Un conseiller de Bruno Le Maire exprimait franchement les choses en novembre 2021 : « L’avenir industriel n’est pas dans le masque ou dans la fringue, mais dans la montée en gamme [1] . »

Tout le monde, ou presque, semble avoir enfin compris l’importance de l’industrie pour l’économie d’un pays; l’illusion d’une société sans usine s’est à peu près dissipée. Cependant, nos dirigeants ne sont pas du tout sortis de la logique d’intégration accrue de la France à la mondialisation, avec montée en gamme et spécialisation dans quelques domaines à forte valeur ajoutée (en particulier l’aéronautique et le luxe). C’est-à-dire la logique qui nous a fait abandonner naguère, sans trop de remords, le cœur même de notre appareil industriel… Avec pour résultat de nous avoir rendus aujourd’hui tellement dépendants des importations pour notre consommation intérieure.

L’investissement dans les domaines industriels de pointe est certainement nécessaire et l’exécutif a raison d’y consacrer moyens et énergie (à condition d’intégrer les contraintes géopolitiques et environnementales dans l’équation); toutefois, ce n’est pas cela qui permettra de compenser demain la hausse tendancielle de nos besoins extérieurs pour les industries de base. Ne nous le cachons pas, notre spécialisation est structurellement déficitaire. 

Quand on additionne le surplus dans l’aéronautique (+  23 milliards en 2022), dans les produits agricoles et les boissons (+  21 milliards), dans les parfums et cosmétiques (+ 15 milliards) et dans les produits pharmaceutiques (+ 3 milliards), cela permet à peine d’équilibrer le déficit pour l’automobile (-  20 milliards), pour les machines (-  11 milliards) et pour tous les matériaux : bois, plastique, caoutchouc et produits de la métallurgie (-  34 milliards). Rajoutons également le secteur du tourisme – qui se trouve dans les services – dont le solde positif fait contrepoids au solde négatif du secteur textile (- 11 milliards). Mais, après cela, il reste encore à régler le déficit pour les appareils numériques (- 22 milliards), pour les équipements électriques (-  11 milliards), pour les meubles (- 7 milliards), pour les fruits et les légumes (- 4 milliards), pour la viande et le poisson (- 7 milliards), pour les jouets et les articles de sport (- 4 milliards), et ainsi de suite. Tout cela sans même évoquer la facture énergétique, qui a été en moyenne de 50 milliards d’euros dans les années 2010 et a atteint 115 milliards d’euros en 2022 d’après les Douanes et la Banque de France !

Notre spécialisation dans quelques secteurs à très forte valeur ajoutée ne contrebalance pas du tout la perte de notre base manufacturière. Et notre déficit commercial structurel finit par nous rendre de plus en plus dépendants des financements étrangers. Certes, le débat médiatique est monopolisé par la question de l’endettement public. Mais le plus important, en termes de stabilité et de résilience, est notre endettement par rapport au reste du monde. En 20 ans seulement (2002-2022), la position extérieure nette de la France – soit la différence entre les actifs et les dettes des résidents français vis-à-vis de l’étranger – est passée de + 6 points de PIB à – 27 points selon Eurostat. Il y a là une vraie source de vulnérabilité.

Il est difficile de maintenir des industries de pointe performantes dans un territoire où l’on maîtrise de moins en moins la fabrication des pièces et des machines indispensables à leur fonctionnement.

Cette situation est d’autant plus dangereuse qu’elle s’entretient elle-même, puisque les différentes industries sont liées les unes aux autres. D’un côté, les pays disposant des industries de base cherchent peu à peu à remonter la chaîne de valeur (en amont et en aval). De l’autre, il est difficile de maintenir des industries de pointe performantes dans un territoire où l’on maîtrise de moins en moins la fabrication des pièces et des machines indispensables à leur fonctionnement. Ambitionner de produire de l’hydrogène vert est une chose, mais il faut aussi avoir la capacité de construire les équipements de production de ce vecteur énergétique, les infrastructures de transport qui vont avec et les camions qui utiliseront ce gaz pour rouler [2] . Il paraît difficile de prendre pied dans les technologies de pointe sans revitaliser en parallèle le tissu industriel français, avec son écosystème de PME.

Quant à la création d’emplois, la stratégie actuelle n’a pas encore produit de miracle. Voici les chiffres. Entre le 2e trimestre 2017 et le 4e trimestre 2022, la France a créé 90 000 emplois salariés dans l’industrie, alors qu’elle en avait détruit plus de 500 000 dans les dix années précédentes. Cela est évidemment un progrès dont il faut se réjouir. Cependant, cela n’empêche pas l’industrie de reculer encore dans l’emploi total (- 0,5 point au cours de la période), car l’industrie ne représente qu’une toute petite partie des créations d’emplois salariés. De plus, il faut noter que les emplois créés se concentrent dans l’industrie agroalimentaire et dans la gestion de l’eau et des déchets. Si l’on s’intéresse à l’industrie de fabrication – un secteur qui représente selon les douanes les trois quarts des échanges commerciaux de la France, y compris l’énergie –, la hausse n’est que de 15 000 postes, soit + 0,7 % en presque six années d’après l’INSEE.

En résumé, la France est sortie de la phase de désindustrialisation accélérée qu’elle a connue au cours des décennies précédentes, même s’il faut se montrer prudent, car il reste à mesurer l’impact sur la localisation des unités de production de la hausse du coût de l’énergie et des mesures protectionnistes américaines. Néanmoins, nous sommes très loin d’assister à une réindustrialisation du pays, comme l’indiquent assez clairement le léger recul de l’emploi industriel (en valeur relative) et la dégradation du solde manufacturier.

En concentrant toute l’attention sur les exportations – et plus précisément sur les exportations à forte valeur ajoutée –, les politiques de compétitivité nous enferment dans une impasse, car le véritable potentiel en termes d’emplois et de déficit commercial, mais aussi en termes de résilience et de diminution de notre empreinte écologique, se trouve du côté des importations. Ce dont la France aurait besoin pour se redresser, c’est de la relocalisation d’une partie de la consommation des ménages, des administrations publiques et des entreprises.

Beaucoup d’économistes, inquiets face à la remise en cause du libre-échange, insistent sur les bénéfices matériels de notre insertion dans le marché mondial: « La mondialisation permet d’accroître le pouvoir d’achat des consommateurs en faisant baisser les prix et en accroissant la qualité des produits. » [3] Voilà une réalité qu’il ne faut certainement pas négliger : une éventuelle relocalisation d’activités industrielles porterait atteinte à notre volume de consommation matérielle et obligerait à rompre avec notre obsession des prix bas. Toutefois, il est d’autres réalités dont on doit également tenir compte si l’on entend juger les choses de manière raisonnable.

Une éventuelle relocalisation d’activités industrielles porterait atteinte à notre volume de consommation matérielle et obligerait à rompre avec notre obsession des prix bas.

D’abord, notre abondance matérielle se paie au prix fort. Notre économie devient de plus en plus dépendante du reste du monde, pour l’importation de biens et pour le financement du déficit qui en découle. En parallèle, cette abondance s’accorde assez mal avec nos objectifs écologiques et ne nous prépare pas du tout à un monde dans lequel un certain nombre de ressources vont probablement devenir plus rares et plus chères. 

Ensuite, en dépit de notre abondance matérielle, le pouvoir d’achat est devenu la préoccupation numéro un de la population française, surtout dans les classes populaires. C’est peut-être le signe qu’il y a un vice quelque part! À force de tout miser sur les prix bas, les importations ont remplacé la production locale, ce qui détruit des emplois dans les territoires, augmente les besoins de transferts et joue à la baisse sur les salaires. Le consommateur y a gagné en volume de consommation, c’est indéniable, mais le travailleur est soumis à une très forte pression, au nom de la compétitivité, le locataire des métropoles a du mal à se loger et le contribuable voit son imposition non progressive s’alourdir. Au bout d’un certain temps, même le consommateur ne s’y retrouve plus, car l’écart entre ce que la société le pousse à acquérir – notamment via la publicité – et ce qui lui reste à la fin du mois devient énorme et alimente l’insatisfaction. En abandonnant la définition de nos besoins de consommation au marché mondial, on crée finalement un engrenage de surconsommation qui nous endette vis-à-vis du reste du monde tout en multipliant les frustrations.

Notes :

[1] Poursuit-on la chimère d’une restauration de l’industrie d’antan ou prépare-t-on la transition vers l’industrie du futur ? Elie Cohen, Souveraineté industrielle, vers un nouveau modèle productif ?, Odile Jacob, 2022.

[2] Anaïs Voy-Gillis dans le podcast Sismique, «Industrie: le déclin français, et après?» (2e partie), 28/02/2023.

[3] Xavier Jaravel et Isabelle Méjean, « Quelle stratégie de résilience dans la mondialisation ? », Note du Conseil d’analyse économique, no 64, avril 2021, p. 11.

L’impasse de la compétitivité, Benjamin Brice, Les Liens qui libèrent, 2023.

Le secteur spatial à l’arrière-garde de la lutte contre le changement climatique

    La « famille spatiale » a achevé sa grande messe annuelle jeudi 22 septembre à Paris. Le Congrès international d’astronautique réunit depuis 72 ans le secteur spatial pour plusieurs jours de rencontres, débats et conférences. Derrière la vitrine d’un secteur soucieux de participer à la lutte contre le changement climatique, un tabou a plané sur le Palais des congrès : la pollution du secteur spatial lui-même, dont les perspectives de croissance ne sont guère compatibles avec la sobriété nécessaire à la transition écologique.

    D’abord confidentiel dans les années 1950, l’événement accueille désormais les agences spatiales du monde entier, mais également les industriels, les entreprises, des scientifiques et des étudiants. Les politiques se joignent également à cette « space community » : Valérie Pécresse (présidente de la région Ile-de-France), Élisabeth Borne (Première ministre) ou encore Thierry Breton (commissaire européen, chargé notamment du spatial) dans une vidéo pré-enregistrée, ont ainsi participé à la cérémonie d’ouverture le dimanche 18 septembre. Plus de 8500 personnes, représentant une centaine de pays, ont pu assister aux 3000 présentations proposées, des grandes conférences plénières aux innombrables sessions techniques, visiter les stands d’exposition, et profiter des pots, cocktails et autres espaces de réseautage. 

    Si une journée ouverte au public a eu lieu le mercredi, agrémentée de la présence d’astronautes, ces héros médiatiques de l’exploration spatiale, le Congrès reste difficile d’accès pour le tout venant : pour accéder au Paris Convention Centre toute la semaine, il fallait débourser 240 euros pour les étudiants, et jusqu’à 1200 euros pour les délégués (pour les réservations régulières). Sans compter les déplacements que requièrent un événement changeant de lieu chaque année : le monder entier se retrouve au Congrès, qui aura lieu à Baku en Azerbaïdjan en 2023, après s’être déroulé à Dubaï l’année dernière.

    Cette année, la Fédération astronautique internationale, à l’origine du congrès, organisé sur place par le Centre national d’études spatiales (CNES, l’agence spatiale française), a réuni le secteur spatial sous le mot d’ordre « Space for @ll ». Derrière ce slogan, la Fédération a déployé tout un lexique qu’il s’agit de comprendre, tant les mots sont mis au service d’une certaine vision de la « conquête spatiale ».

    « Sustainable space »

    Les enjeux posés par le changement climatique sont à l’ordre du jour. Le Congrès astronautique international s’efforce de faire bonne figure : l’événement a reçu l’ISO 20121 de l’Organisation internationale de normalisation, attestant de la mise en œuvre d’une logique de développement durable. L’ironie apparaît cependant lorsque l’on observe la provenance des participants : l’Amérique de nord et l’Asie sont à l’honneur. Quid du bilan carbone d’un Congrès dont une part importante des participants doit prendre l’avion, chaque année qui plus est ? L’ISO s’apparente plutôt à du greenwashing.

    De son côté, le secteur spatial n’a de cesse de rappeler qu’il joue un rôle fondamental dans la lutte contre le changement climatique1, et nul ne niera sa grande utilité : le GIEC lui-même a recours aux données satellitaires, comme le rappelait Marie-Fanny Racault, océanographe biologiste et l’une des auteurs du chapitre 3 sur les Écosystèmes océaniques et côtiers du rapport de février 2022 :

    « L’amélioration du développement de ces outils [les satellites] et leur plus grande utilisation, en particulier dans les régions les plus vulnérables et les plus touchées, seront primordiales pour soutenir des actions d’adaptation opportunes afin de réduire les risques climatiques dans le cadre du réchauffement de la planète. »

    L’orbite terrestre offre un point de vue unique pour observer l’impact des activités humaines sur le climat : l’évolution de l’état des forêts, tant en termes de biodiversité que de couverts forestiers (satellite Copernicus-Sentinel 2 de l’ESA), la montée du niveau des eaux (programme franco-américain Swot) ou encore l’étude de la pollution de l’air (menées par les satellites MetOp de l’ESA) doivent beaucoup à la technologie spatiale. Les satellites participent également à l’anticipation des aléas climatiques et à la lutte contre les catastrophes naturelles : rattaché au programme européen Copernicus, le système européen d’information sur les feux de forêts surveille au quotidien le risque incendie sur le continent, permettant aux secours d’anticiper les départs de feux tout en les assistant lors des opérations, tandis que Swot améliorera l’anticipation des inondations.

    Les initiatives abondent dans le secteur, tel l’Observatoire spatial pour le climat, qui rassemble 23 agences spatiales publiques et trois organisations internationales depuis 2019 afin de mieux comprendre le changement climatique grâce aux satellites et de proposer des actions aux autorités de tous les pays, de l’étude et la protection des espaces naturels à l’aide à la production agricole2.

    Pourtant, le cœur de l’activité spatiale n’est pas là : moins d’un quart des satellites actifs ont pour objet l’observation de la Terre. La croissance exponentielle du nombre de satellites en orbite depuis 2017 ne concerne en rien l’étude du changement climatique ni l’anticipation des catastrophes naturelles. C’est le secteur des télécommunications, promouvant la privatisation et la commercialisation de l’espace, qui est le moteur de cette croissance démesurée. Les méga-constellations vendues par les milliardaires du spatial, tels Elon Musk ou Jeff Bezos, sont à l’origine de cette évolution. L’objectif est de couvrir toute la planète d’un réseau internet par satellites, à l’aide de dizaines de milliers de satellites en orbite basse. Pour le plus grand malheur de la science, puisque les recherches astronomiques sont mises en péril par la pollution lumineuse produite par ces méga-constellations3. L’observation de la Terre sert ainsi de paravent pour dissimuler la réalité des missions spatiales.

    « STM – Space Trafic Management »

    Issu du jargon spatial, un acronyme accompagne souvent « sustainable space » et lui donne sa signification principale : STM, pour Space Trafic Management. Toute la communauté spatiale a conscience du danger posé par la multiplication des débris en orbite, alors que l’on prévoit l’envoi de plus de 17 000 nouveaux satellites dans la prochaine décennie. Il faut donc parvenir à une gestion du trafic afin de réduire les risques et de prévenir la multiplication de ces débris. Le pire scénario possible porte déjà un nom : le syndrome de Kessler. Il postule la possibilité d’une réaction en chaîne : un satellite serait détruit par des débris, produisant encore plus de débris qui détruiraient d’autres satellites, jusqu’à l’inutilisation complète des orbites terrestres.

    Cependant, le STM n’est pas l’indice d’une évolution du rapport au monde d’un secteur marqué par des rêves de contrôle et d’exploitation de l’environnement. Au contraire, le mariage du « sustainable space » et du « space trafic management » vise un objectif : permettre le développement des activités spatiales. « Durable » signifie alors « ne mettant pas en danger la croissance des affaires spatiales et la rentabilité du secteur », et ne concerne pas la préservation de l’environnement spatial.

    Le développement du secteur spatial privé et de ses ambitions expansionnistes entre pourtant en contradiction avec cet objectif : même en imaginant un cadre légal strict limitant au maximum les débris laissés par les satellites et les fusées, la potentialité d’un accident augmentera mécaniquement avec l’accroissement du nombre de lancements et de satellites.

    « Démocratisation de l’espace »

    Le secteur spatial est en train de se « démocratiser ». Autrement dit, les nouvelles technologies de propulsion et de miniaturisation des satellites baissent les prix de la mise en orbite d’un satellite, et permettent à toujours plus d’acteurs économiques et scientifiques d’envisager l’utilisation de l’espace. Autre élément de la « démocratisation », le secteur spatial s’agrandit chaque année, derrière la figure mythifiée de l’entrepreneur. Dernier élément enfin : le secteur privé occupe une place toujours plus importante, accompagné par les États qui nourrissent cette industrie spatiale de deniers publics et d’une législation avantageuse. Le CNES a ainsi organisé les premières Assises du New Space en juillet dernier, tandis que les États répondent aux ambitions des acteurs privés en actant légalement le droit de s’approprier les ressources spatiales, depuis le Space Act étatsunien (2015) jusqu’aux Accords Artemis récemment ratifiés par la France (juin 2022).

    Ainsi, « démocratisation » est synonyme de « commercialisation » et « privatisation » au sein de la communauté spatiale. Quoi d’étonnant, alors que les acteurs privés sont mis à l’honneur : Élisabeth Borne rythmait son discours d’une apostrophe aux « astronautes, industriels, entrepreneurs et étudiants », Arianegroup et Lockheed Martin ont été appelés à la tribune lors de la cérémonie d’ouverture, Elon Musk et Jeff Bezos trônaient fièrement dans l’une des vidéos d’ouverture du Congrès. Même les agences spatiales font allégeance au privé : l’European Space Agency affichait crânement sur son stand : « Space for Business, Business for Space » L’idéologie du New Space, qui désigne la montée en puissance de nouveaux acteurs privés dans le secteur spatial, alors qu’il était marqué historiquement par la centralité des États et de leurs agences spatiales publiques, a ainsi dominé le Palais des Congrès pendant une semaine. Tout doit être fait pour permettre le développement d’un secteur spatial privé et ce qui a été qualifié de nouvelles enclosures est présenté ici sous les atours de la démocratisation.

    L’espace comme « bien commun »

    Comment comprendre alors la définition de l’espace comme « un bien universel au service de la paix » (Valérie Pécresse), un « bien commun » (Thiery Breton) ? Il est vrai que l’espace n’est pas susceptible d’appropriation nationale selon l’article 2 du Traité de l’espace de 1967, qui fait encore consensus, tandis que l’Accord sur la Lune (1979) a tenté de faire des corps célestes le « patrimoine commun de l’humanité », en vain puisque aucune puissance spatiale n’a ratifié ce texte.

    Mais il n’est pas question de commun au sens des travaux de l’économiste et prix Nobel Elinor Ostrom4 : il n’y aucune volonté de développer une gestion complète de l’espace par ses utilisateurs, dans un cadre démocratique. Au sein de la « space family », l’espace est un bien commun au sens où il est libre d’accès : surtout pour les entreprises privées qui souhaitent l’exploiter. « L’autoroute du ciel est ouverte » a dit Valérie Pécresse, quand bien même elle refusait qu’il devienne « un terrain de jeu pour milliardaires ». Au-delà de la posture, la contradiction est palpable : si l’espace est libre d’accès, comment en interdire des utilisations abusives et climaticides ? Si l’espace est un bien commun, il évoque alors plutôt « la tragédie des communs » présentée par Garrett Hardin5 en 1968 : chaque acteur a individuellement intérêt à surexploiter le bien commun avant que les autres ne le fassent, au détriment de l’intérêt collectif, et débouchant sur la destruction pour tous du bien libre d’accès.

    Fantasmes miniers

    Au fil des discours, il est possible de saisir le monde fantasmé par une partie du secteur spatial. A l’heure du retour de l’humain sur la Lune, les projets d’exploitation minières de notre satellite font florès. Le droit de l’espace est alors mis à contribution : il faut assurer aux entreprises que leurs investissements ne seront pas vains. Les projets de partage des bénéfices et de transferts des technologies nourris par le Tiers-Monde dans les années 1960 ne sont plus d’actualité : le capitalisme extractiviste se projette dans les astres. Le droit d’exploiter les ressources et d’en tirer profit est défendu par les juristes et les représentants de la NASA pendant le Colloquium sur le droit de l’espace.

    La lutte contre le changement climatique passerait même par cette exploitation des ressources spatiales. Il ne serait plus nécessaire de modifier le fonctionnement économique de nos sociétés : il faut simplement étendre nos sources d’approvisionnement au-delà de la Terre. Plus encore, le développement d’une industrie réellement spatiale nourrit les rêves d’une géo- ingénierie dans le vide interplanétaire : la construction de miroirs dans l’espace permettrait de diminuer la température en réfléchissant une partie des rayons du soleil, est-il défendu lors du Symposium on visions and strategies for the future.

    Des stations spatiales privées et commerciales doivent également prendre le relai de la Station spatiale internationale, promettant l’accroissement du tourisme spatial et la recherche d’applications rentables au détriment de la science fondamentale.

    Les contradictions internes du spatial

    Ce Congrès international d’astronautique permet de saisir la contradiction majeure du secteur spatial à l’heure du changement climatique : alors qu’il devient nécessaire de réduire drastiquement l’impact de l’humain sur les ressources planétaires et le climat, le développement d’un secteur privé spatial doit passer un accroissement des activités, des lancements et des satellites envoyés en orbite.

    Face aux dizaines de milliers de nouveaux satellites anticipés dans la prochaine décennie afin de répondre presque exclusivement à la croissance des méga-constellations portés par les magnats du spatial, le secteur défend le développement de carburants moins polluants pour les fusées, soit une solution technique à des enjeux pensés uniquement sur le plan technique.

    Cependant, aucune donnée chiffrée n’est présentée. On ne s’en étonne guère. Le techno-solutionnisme des secteurs industriels est une impasse : la réduction de la pollution permet toujours de justifier la croissance de l’industrie, non de l’encadrer. Des fusées moins polluantes serviront d’alibi à une augmentation des lancements, avec pour conséquence un impact toujours plus grand sur l’environnement, confirmant l’effet rebond que l’on peut craindre. Ainsi, le secteur a beau jeu de vanter son rôle dans la surveillance des activités humaines et leur impact sur l’environnement, alors que l’impact du secteur lui-même reste le grand tabou de ce Congrès : il est impossible de trouver la moindre information à ce sujet.

    Le secteur spatial semble donc entièrement lancé dans une voie à rebours des impératifs imposés par le changement climatique. Pensé auparavant comme une nouvelle frontière d’avant-garde, le spatial est désormais un domaine porté par des ambitions dépassées et dangereuses.

    (1) Voir le RSE du CNES, vantant son « son engagement au service du développement durable » : https://cnes.fr/fr/le-cnes/le-cnes-en-bref/rse-le-cnes-engage

    (2) Cf. Space For Climate Observatory : https://www.spaceclimateobservatory.org/fr.

    (3) J. Carrette, « Avec Starlink, Elon Musk innove dans la pollution », Reporterre, 2 mars 2021.

    (4) E. Oström, Governing the Commons : The Evolution of Institutions for Collective Action, 1991.

    (5) G. Hardin, « The tragedy of the commons », Science, 1968.

    Quand le capitalisme se rêve un destin cosmique

    Nous ne partagerons plus le ciel des siècles passés. Si l’âge spatial est parvenu à conserver le spectacle de la voûte céleste pendant plus de soixante ans, l’occupation humaine de la banlieue terrestre change profondément de visage depuis trois ans : le lancement des méga constellations de satellites démultiplie le nombre d’objets en orbite basse, au grand dam des astronomes et de la préservation de l’environnement spatial. Derrière cet arbre, une forêt d’industriels et de gouvernements se préparent à étendre leurs intérêts commerciaux et stratégiques dans l’espace.

    La menace des méga constellations

    Les chiffres sont vertigineux. Alors que seuls 378 satellites rejoignaient leur orbite en 2017 et 375 en 2018, pour atteindre le chiffre de 2063 satellites actifs en 2019, une augmentation brutale est survenue depuis. En 2020, 1 283 satellites sont lancés dans l’espace, et plus de 1800 en 2021, selon l’Outer Space Objects Index. Le nombre de satellites actifs dépasse ainsi les 5000 fin 2021. En deux ans, le nombre de satellites a plus que doublé. Ramené à 2010, leur nombre a presque quintuplé et cette augmentation n’est pas près de s’arrêter.

    Deux raisons majeures expliquent ce tournant. La première est technique : le développement des petits satellites CubeSat permet de lancer de maximiser le nombre d’objets envoyés par lancement. Plusieurs dizaines de satellites peuvent rejoindre leur orbite en un seul envoi. Cependant, la raison principale est de nature économique : plusieurs grandes entreprises du spatial se sont lancés dans l’aventure des méga constellations.

    Derrière ce nom grandiloquent se cache le déploiement de dizaines de milliers de petits satellites de communication évoluant en orbite basse et censés apporter Internet à toute la population du globe. À la manœuvre se trouvent les hommes les plus riches de la planète. La constellation la plus avancée est sans conteste Starlink, portée par Elon Musk et offrant déjà des abonnements grâce à ses plus de 1 600 satellites. Malgré quelques déboires, OneWeb, propriété de Sunil Mittal et du gouvernement britannique au sein d’un consortium public-privé, tente de suivre avec ses plus de 300 satellites lancés sur un total prévisionnel de 648. En revanche, Jeff Bezos est en retard, puisque son projet de méga constellation Kuiper n’a toujours pas quitté terre, malgré les succès récents de son entreprise Blue Origin dans le tourisme spatial. On peut compter également sur le Canada avec Telesat (298 satellites actifs, 1671 prévus en totalité), le projet chinois Guowang , ou les récentes demandes d’autorisation envoyées par Astra (pour 13 620 satellites) et Hughes Net (1 440 satellites) auprès de l’US Federal Communications Commission, en novembre 2021.

    L’ère des méga constellations n’en est qu’à ses balbutiements : Starlink prévoit la mise en orbite de 12 000 satellites d’ici 2025 et 40 000 à terme, tandis que la Chine veut envoyer 13 000 satellites en orbite basse. Si tous ces projets devaient aboutir, 80 000 satellites orbiteraient autour de la Terre en 2050, soit une multiplication par 40 par rapport à 2019. En comptant sur une durée de fonctionnement de 5 à 7 ans pour un satellite Starlink, le rythme des lancements va lui aussi considérablement augmenter dans les décennies à venir.

    Les astronomes se sont émus de la situation : les observations terrestres sont compromises par l’occupation toujours plus dense de l’orbite basse et le nombre de lancements attendus chaque année pour renouveler la flotte. La communauté scientifique a d’abord tenté d’en appeler à Elon Musk, lequel a estimé que de telles observations allaient devenir obsolètes et ne méritaient pas de remettre en cause son grand projet – apporter Internet à toute l’humanité et devenir le premier trillionnaire de l’histoire – avant d’accepter de réduire la pollution lumineuse de ses satellites, sans grands résultats. Les scientifiques ont alors lancé un appel en janvier 2020 demandant la suspension des lancements. En vain. Cet accroissement vertigineux est également une source de danger pour l’avenir du secteur spatial : plus le nombre de satellites augmente, plus le risque de collision est grand. En l’espace de deux ans, le nombre de rencontre « rapprochées », soit le passage de deux satellites à 1 km ou moins de distance, est passé d’environ 1 000 à l’été 2019 à plus de 3 500 à l’été 2021. À eux seuls, les satellites Starlink sont à l’origine de 60% de ces rencontres selon Hugh Lewis, astrophysicien à l’Université de Southampton.

    Si les méga constellations devaient atteindre les tailles escomptées, un opérateur de 50 satellites recevraient 300 alertes par semaine selon Siemak Heser, PDG de l’entreprise Boulder spécialisée dans les systèmes de trafic par satellite, occasionnant des coûts de carburant, de temps et d’argent pour déplacer les satellites et éviter les collisions. L’European Space Agency (ESA) en a déjà subi les conséquences, puisque le 2 septembre 2019, elle devait manœuvrer son satellite Aeolus pour lui éviter une collision avec un satellite Starlink. L’agence européenne déplora l’absence de réactivité de l’entreprise nord-américaine et son refus de changer de trajectoire. . La Chine a également accusé les satellites du milliardaire états-unien d’avoir mis en péril la station spatiale chinoise en construction, obligeant les autorités chinoises à la manœuvrer afin d’éviter des accidents en juillet et en octobre 2021.

    Plus grave encore, les collisions dans un tel contexte risqueraient d’enclencher le syndrome de Kessler, du nom de l’astrophysicien états-unien qui l’a théorisé dès 1978. Dans ce scénario catastrophe, une collision entre deux satellites, suscitée par la saturation de l’orbite basse, produirait des débris qui à leur tour causeraient de nouvelles collisions, jusqu’à rendre inutilisable l’orbite basse et mettre en péril l’ensemble du secteur spatial. 

    La gestion des débris est un serpent de mer depuis plus de 20 ans, sans solution durable. La situation est alarmante. Selon les estimations de l’ESA, 5 400 débris de plus de 1 mètre, 34 000 de plus de 10 cm, 900 000 de plus de 1 cm et 128 millions de débris de plus de 1 mm sont en orbite, sachant que tous présentent une menace pour les objets et les astronautes envoyés dans l’espace. Qui plus est, en dessous des 10 cm, ces débris sont indétectables. Ainsi, la Station spatiale internationale a récemment été touchée : en mai 2021, le bras mécanique Canadarm 2 était transpercé par un débris. 

    Devant un tel défi, aucune solution durable n’émerge. Les tentatives juridiques n’ont pas dépassé le stade des recommandations et des guides de bonne pratique, que ce soit par les agences spatiales dès les années 1990, ou des organisations internationales telle l’Inter-Agency Space Debris Coordination Committee dont le travail fut validé en 2007 par le Comité des Nations Unies pour l’utilisation pacifique de l’espace extra-atmosphérique. Pour autant, aucun traité international contraignant n’impose le respect de l’environnement spatial.

    Les solutions techniques recommandées par la soft law spatiale reposent sur le désorbitage des satellites hors service, c’est-à-dire leur renvoi dans l’atmosphère pour ne plus encombrer les orbites, l’installation de capacités de manœuvre et la diminution des débris lors des lancements. Cependant, elles ne sont pas respectées par l’intégralité des acteurs du spatial1.

    Quand bien même ces préconisations seraient imposées au secteur, la situation resterait préoccupante puisque c’est bien l’augmentation phénoménale du nombre de satellites qui interroge. Ces solutions techniques pourraient même participer au problème puisqu’adoptées, elles justifieraient une augmentation toujours plus grande des lancements. Derrière le solutionnisme technologique2 caractéristique d’un secteur dominé par les ingénieurs, le menace de l’effet rebond risque de condamner l’accès à l’espace si aucune solution internationale, juridique et contraignante n’est trouvée.

    Le capital à l’assaut de l’espace

    Le cas des méga constellations est emblématique de l’évolution actuelle du secteur spatial. Alors que le lancement de dizaines de milliers de satellites menace le développement de l’exploration spatiale et l’avenir de l’astronomie terrestre, la volonté de grandes entreprises l’emportent sur toutes autres considérations. Les risques pesant sur l’environnement spatial et l’appropriation du ciel par les grands intérêts économiques contrastent péniblement avec les paroles lénifiantes prononcées par ces mêmes industriels à la COP 26. 

    L’assaut des entreprises spatiales est remarquable depuis une quinzaine d’années. Dès 2009, Planetary resources faisait sensation : l’entreprise états-unienne fondée entre autres par Eric Schmidt et Larry Page, respectivement directeur général et co-fondateur de Google (avant que Page ne succède à Schmidt), entendait préparer la future exploitation des ressources spatiales, notamment minières. Elle est rachetée en 2018 par ConsenSys qui abandonne ces projets. Deep Space Industries, créée en 2013, nourrit les mêmes desseins avant d’être rachetée par Bradford Space en 2019 qui maintient les recherches en la matière. 

    Les grands majors du secteur lorgnent également sur la promesse d’une nouvelle ruée vers l’or spatial : Jeff Bezos défend ainsi la « Grande inversion ». Lors du 32e Space Symposium tenu à Colorado Springs en avril 2016, il déclarait : « A un moment dans le futur, nous commencerons à profiter des matériaux utiles éparpillés dans l’espace. […] Finalement, la Terre peut devenir un espace de résidence et d’industrie légère, et nous pouvons envoyer toute notre industrie lourde en dehors de la planète, à la place qu’elle devrait occuper. » De l’autre côté de la planète, les industriels japonais ont envoyé un rapport au gouvernement intitulé Lunar Industry Vision. Toward the Planet 6.0 Era dans lequel ils défendent la création d’un « écosystème industriel lunaire ». La troisième recommandation de ce rapport signale l’ennemi à abattre : le droit international de l’espace. En effet, les industriels invitent le gouvernement à « développ[er] un cadre réglementaire permettant d’accélérer l’investissement privé en direction des activités commerciales lunaire ». 

    Or, le texte fondateur du régime juridique cosmique : le Traité de l’espace ratifié en 1967, reste ambigu quant à la légalité de telles activités. En effet, son article 1 proclame l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les corps célestes, « apanage de l’humanité ». Les débats de l’époque, s’appuyant sur le Traité de l’Antarctique de 1959 et le statut de la haute mer, conçoivent l’espace comme res communis omnium : non pas res nullius susceptible d’appropriation mais « bien commun de tous », dont l’utilisation nécessite une coordination internationale. Cependant, la voie tracée par le Traité de l’espace n’a pas abouti à la création d’une instance de coordination internationale, ne laissant à l’humanité qu’une promesse inachevée.

    Pour autant, seule l’alliance entre gouvernements et industriels autorisent l’évolution actuelle. Selon le Traité de l’espace, l’État de lancement est responsable des activités menées dans l’espace3. C’est la raison pour laquelle, en dépit de la liberté d’accès et d’utilisation de l’espace, tout projet d’activités spatiales doit d’abord être validé par des autorités gouvernementales qui en assument la responsabilité légale sur le plan international.

    Plusieurs gouvernements entendent profiter de l’aporie juridique autour de la commercialisation des ressources spatiales pour développer le secteur industrialo-spatial, en défendant une réinterprétation du Traité de l’espace. Dès 2015, le Space Act signé par Barack Obama autorise les ressortissants états-unien à s’approprier les ressources de l’espace afin de les commercialiser. Le texte de loi prétend pourtant respecter le Traité de l’espace, malgré son article 2 qui stipule que l’espace « ne peut faire l’objet d’appropriation nationale par proclamation de souveraineté, ni par voie d’utilisation ou d’occupation, ni par aucun autre moyen. » D’où l’on voit les limites des actes performatifs, qui cachent bien mal une réécriture unilatérale du droit de l’espace.

    Les États-Unis ont ouvert une brèche dans laquelle se sont engouffrés plusieurs pays depuis. Le Luxembourg espère devenir le port de l’espace en Europe. Ce petit pays lance son grand projet en juillet 2017 avec la loi sur l’exploration et l’utilisation des ressources de l’espace, qui autorise l’appropriation des ressources spatiales dès son premier article. Les Emirats-Arabes-Unis emboîtent le pas en décembre 2019 suivis par le Japon en juin 20214.

    À ces prétentions unilatérales s’ajoutent les Accords Artemis, ouverts à la signature par les États-Unis aux pays souhaitant participer aux missions Artemis. Leur ambition est de ramener les humains sur la Lune et de préparer la création d’une base lunaire permanente d’ici la fin de la décennie. Depuis octobre 2020, treize pays ont rejoint Washington dans cette aventure qui porte un nouveau coup de semonce au droit international de l’espace, puisque la section 10, intitulée « Space resources », reproduit cette contradiction d’une extraction et d’une utilisation de ressources spatiales qui ne constitueraient pas une appropriation nationale. Mise en parallèle avec l’autorisation de commercialisation défendue dans les législations nationales récentes, il est clair que ces accords encouragent le développement d’une industrie spatiale et extractiviste.

    Vers l’impérialisme cosmique

    Doit-on déplorer cette évolution ? Après tout, l’exploration spatiale semble profiter de ce nouvel élan alors que les gouvernements investissent à nouveau dans le secteur et que la machine à rêver est relancée. Les fantasmes d’espace refleurissent, ce dont témoignent les nombreux films et séries qui lui sont dédiés : Interstellar, Startrek, Gravity, For All Mankind et tant d’autres. Thomas Pesquet suscite un engouement réel en France, tandis que les astronautes et taïkonautes attirent les regards et que l’on s’interroge sur l’identité de la première femme à bientôt poser le pied sur la Lune. Les projets démesurés d’un Elon Musk achèvent ce tableau en promettant bientôt la colonisation de Mars.

    Cependant, derrière l’exploration spatiale, les enjeux stratégiques ont toujours occupé une place prépondérante. Jusque-là, en raison du Traité de l’espace, ces activités restaient cantonnées aux projets secrets, à l’espionnage et aux soutiens tactiques. Pourtant, une rupture nette a accompagné les nouvelles ambitions économiques : la guerre ouverte s’est invitée au cœur de l’espace. Ainsi, Donald Trump a ajouté une nouvelle branche aux armées : la Space Force en 2019, tandis que la France a complété ses forces et institué une Armée de l’air et de l’espace dotée d’un haut-commandement de l’espace. La destruction récente par les Russes d’un ancien satellite à l’aide d’un missile, le 15 novembre 2021, s’inscrit dans une logique de démonstration de force déjà ancienne : la Chine détruisait un satellite en 2007, les États-Unis en 2008 et l’Inde en 2019.

    La création de branches armées dans l’espace rompt avec le principe de l’utilisation pacifique de l’espace, stipulé dans l’article 4 du Traité de 1967 : « Tous les États parties au Traité utiliseront la Lune et les autres corps célestes exclusivement à des fins pacifiques. » Si le droit international ne dispose pas d’autorité coercitive et n’est pas toujours respecté, il constitue cependant un terrain de dialogues entre États. Il pose les règles du jeu et définit la norme à partir de laquelle mesurer les écarts et manquements. En considérant désormais l’espace comme un champ de bataille parmi d’autres, justifiant la création d’armées spécifiques, les États font bouger la norme internationale sur une pente dangereuse, qui pourrait conduire à terme à abandonner l’article 4 du Traité de l’espace.

    Il n’est certainement pas anodin que les États modifient leur conception stratégique de l’espace au moment où des projets économiques d’envergure obtiennent un cadre juridique escompté. S’il n’avait été question que d’installations scientifiques sur la Lune intégrées à des missions internationales, on aurait pu s’attendre à un certain immobilisme stratégique. Or, il s’agit plutôt d’accompagner et de protéger les intérêts économiques projetés par les États et les industriels. 

    Ainsi, les Accords Artemis prévoient la création de « Zones de sécurité » : ces espaces permettront aux États de s’assurer un certain contrôle sur les parcelles occupées par leur activité économique – sans préciser l’étendue de ces zones de sécurité, leur durée ni même leur définition exacte. Il est même entendu que leur nature et leur existence évolueront dans le temps. D’aucuns ont dénoncé une rupture du deuxième article du Traité de l’espace instaurant la non-appropriation de l’espace, tel le directeur de Roscosmos dénonçant une « invasion » de la Lune sur twitter en mai 2020.

    Les appétits privés de grands industriels se combinent aux enjeux énergétiques stratégiques des gouvernements. La Lune est riche en hélium-3, un gaz léger et non-radioactif qui pourrait participer à l’avènement de la fusion nucléaire sur Terre. Si les possibilités réelles offertes par l’hélium-3 continuent de faire débat parmi les scientifiques, les États anticipent dès à présent cette manne potentielle : la Chine aurait notamment lancé Chang’e 4 en décembre 2018 afin de déterminer les quantités de cette ressource lunaire, jugée capitale pour l’avenir5.

    Le général John Raymond, à la tête de la Space Force, est encore plus explicite : dans son discours officiel du 29 septembre 2020, le militaire envisage l’avenir des intérêts états-uniens dans l’espace. Colonisation et industrie lunaire sont à l’ordre du jour, et de tels enjeux économiques nécessitent la protection de l’armée. L’espace deviendra ainsi la future frontière militaire, tandis que devront circuler des patrouilles spatiales. Un an plus tard, le 21 septembre 2021, les mêmes scénarios bellicistes sont envisagés : « L’espace est clairement un territoire de combats et nous sommes convaincus que si la dissuasion échoue, nous allons devoir nous battre pour gagner la bataille de la supériorité spatiale. »

    Loin d’annoncer une ère de paix, le développement des activités économiques dans l’espace renforce dès à présent les tensions géopolitiques. Pis, elles annoncent pour l’humanité le retour à des maux que la Charte des Nations Unies entendait bannir : si l’espace demeure encore res communis omnium, l’appétit des États et de leurs industries est tel que la Lune et les corps célestes pourraient bientôt devenir de facto de nouvelles terra nullius, poussant les gouvernements des grandes puissances à préparer leurs armées pour les conquêtes futures. Si l’histoire ne repasse pas les plats, il est pourtant pure folie d’offrir un tel terrain de querelles aux puissances nucléaires qui nous gouvernent.

    [1] Voir l’ESA’s Annual Space Environment Report, 27 mai 2021.

    [2] Concept développé par Evgeny Morozov.

    [3] Traité sur les principes régissant les activités des États en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes, article VII.

    [4] Act on Promotion of Business Activities Related to the Exploration and Development of Space Resources, qui entre en vigueur en décembre 2021.

    [5] Voir Véronique Langrand, « L’affrontement mondial pour la conquête de l’énergie du futur, l’hélium-3 », École de guerre économique, 16 mars 2021.