Daniel Schneidermann : « Il y a une occasion historique de donner un coup d’arrêt à la politique de Macron »

Daniel Schneidermann © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

Daniel Schneidermann signe avec « Pouvoir dire stop » (septembre 2019, éditions Les Arènes) un plaidoyer en faveur du référendum autour de la privatisation d’Aéroports de Paris (ADP), un sujet brûlant pour le gouvernement pourtant peu relayé dans les médias. Le cap symbolique du million de signataires favorables au déclenchement d’un référendum d’initiative partagée ayant été franchi au début du mois de décembre 2019, ce fut l’occasion de revenir sur les enjeux de la campagne pour le référendum ADP à travers ce livre. Entretien réalisé par Eugène Favier-Baron et retranscrit par Dany Meyniel.


LVSL – À la lecture de votre livre, on a l’impression que ce référendum cristallise bon nombre de problématiques actuelles, que ce soit sur la préoccupation environnementale, sur la démocratie représentative et ses vices monarchiques, sur la question de la souveraineté et de la dépossession de l’État ou encore de la transparence parlementaire autour des affaires de l’État avec le secteur privé. Pourquoi autant de crispation sur ce qui pourrait être vu par le Français résigné comme, finalement, une énième privatisation de ce que vous appelez affectueusement les “bijoux de famille” du pays ? Est-ce la goutte d’eau qui fera déborder le vase ?

DS – C’est ce que j’explique dans le livre. Si vous comparez l’affaire du Groupe ADP par exemple aux autoroutes, au moment de leur privatisation il y avait un même aspect économique. C’est à dire qu’il y a eu privatisation de ce qui pouvait apparaître comme un bien commun et qui était une ressource de revenus pour l’État. Il n’y a pas de différence dans le cas d’ADP. La spécificité de l’affaire d’ADP, c’est d’abord la dimension écologique car qui dit aéroport dit transport aérien et aujourd’hui la responsabilité du transport aérien dans le réchauffement climatique est plus évidente qu’elle ne l’était à l’époque. Un aéroport a davantage de leviers d’action sur la réduction du transport aérien et de ses émissions qu’un gestionnaire d’autoroutes n’a de leviers d’action sur les émissions de CO2. 

LVSL – Au-delà de l’enjeu effectif, y a-t-il un enjeu symbolique ?

DS – Il y a un enjeu grandement symbolique mais aussi effectif. Un des points importants que je soulève dans le livre et que personne ne soulève, c’est le rôle de l’aéroport dans la perception des redevances demandées aux compagnies aériennes. Vous savez que l’aéroport se finance avec les redevances des compagnies, elles payent pour atterrir, pour décoller, pour stationner, elles payent beaucoup de services. L’aéroport a la possibilité de moduler ces redevances, par exemple à Roissy, ADP module ces redevances – c’est quelque chose que j’ai découvert en épluchant les documents – en fonction du degré de nuisance sonore des avions. C’est à dire que les avions qui font moins de bruit ont une réduction sur les redevances. 

Il existe donc des moyens d’action et nous pourrions très bien nous doter d’une marge de manœuvre à l’encontre des compagnies aériennes qui utilisent plus ou moins de bio-carburant. Un ADP qui mènerait une vraie politique de réduction des émissions pourrait parfaitement dire : telle compagnie aérienne a augmenté la part de bio-carburant dans ses carburants, nous allons donc indexer ses redevances en fonction de ce nouveau résultat. Vous avez raison, l’enjeu est grandement symbolique d’un point de vue écologique mais il comporte aussi des leviers pratiques…

Le référendum permet de dire stop à tout ça, et ce n’est pas juste dire stop à la privatisation d’ADP, c’est dire stop à ce qu’on appelle Macron et son monde.

Un troisième élément important, c’est l’aspect démocratique. De fait, et d’où le titre de mon ouvrage, il y a la possibilité  de dire stop à tous ces processus de privatisation rampante, parfois inavoués comme La Poste ou EDF qui théoriquement restent des entreprises « publiques ». Lorsque l’on y regarde de plus près, La Poste a une multitude de services rendus par des sous-traitants en cascade, des sous-traitants de sous-traitants etc. allant même jusqu’au point de lancer des services d’assistance aux isolés. Nous sommes là typiquement dans une démarche privée. Le référendum permet de dire stop à tout ça, et ce n’est pas juste dire stop à la privatisation d’ADP, c’est dire stop à ce qu’on appelle Macron et son monde.

LVSL – On a pu entendre çà et là qu’il serait possible de se contenter d’un million d’électeurs (la barre des un million ayant été atteinte début décembre) pour négocier un référendum, au prétexte qu’Emmanuel Macron lui-même voulait abaisser ce seuil à un million, le jugeant trop élevé. Pensez-vous que cela puisse avoir un impact quelconque sur le déroulement du processus constitutionnel au cas où le seuil des 4,7 millions d’électeurs ne serait pas atteint ?

DS – Il a dit qu’il voulait assouplir le seuil électoral nécessaire à la mise en place d’un référendum. La campagne n’avait pas encore bien démarré et il a laissé entendre imprudemment qu’on pourrait rabaisser le seuil à un million de signataires. Le million ayant été dépassé, c’est l’occasion de le lui rappeler, ce que certains députés ont d’ailleurs commencé à faire.

Daniel Schneidermann © Clément Tissot pour LVSL

LVSL – Dans votre livre, vous évoquez le relatif silence médiatique qui règne autour de la campagne pour le référendum ADP. France Inter a notamment refusé de diffuser des spots publicitaires en faveur du référendum sous le motif que «Les messages publicitaires ne doivent contenir aucun élément de nature à choquer les convictions politiques des auditeurs» (tout en diffusant des spots publicitaires incitant à investir dans la Française des jeux, FDJ). Vous qui êtes un observateur attentif des médias, comment expliquez-vous cela ?

DS – Ce que j’en pense : cela me paraît scandaleux. Moi ça me choque énormément qu’on privatise la Française des jeux. Je pense que cette dernière devrait rester un bien public, je suis extrêmement choqué en tant qu’auditeur. Voyez-vous, ce qui serait susceptible de choquer les uns et les autres constitue une donnée subjective et variable. Cela étant dit, il faut bien comprendre que la PDG de Radio France est une camarade de promotion d’Emmanuel Macron à l’ENA (l’École nationale d’administration). De l’étranger, cette situation serait regardée pour le moins avec curiosité. En France nous sommes habitués, c’est normal, les énarques ont tous les postes. Mais ce même constat de l’étranger pourrait tout à fait se résumer de la façon suivante : « la radio d’État aux mains d’une camarade de promotion du Président français à l’école des fonctionnaires refuse de faire de l’information sur un référendum impulsé par l’opposition ». En posant les choses de la sorte on comprend mieux ce qu’il se joue réellement ici. Alors ceci dit, de ce que j’ai pu comprendre ce n’est pas encore définitif et les parlementaires ont écrit à Sibyle Veil pour qu’elle revienne sur sa décision. Attendons…Effectivement si Radio France devait persister dans cette position, ce serait inconscient voire scandaleux.

Il n’y a pas encore eu un seul débat d’importance à la télévision publique française sur le sujet.

LVSL – Delphine Batho affirme ne pas soutenir la campagne de soutien au référendum sur la privatisation d’ADP au prétexte que les arguments avancés par ses défenseurs font état de la manne économique qu’ADP représente pour l’État nous maintenant dans un paradigme de croissance du trafic, que l’enjeu environnemental n’était pas de savoir si la pollution allait être privée ou publique. Que répondez-vous à cela ?

DS – Je ne connaissais pas cette position. Il est certain, et d’ailleurs je le relève dans le livre, que dans le texte des parlementaires la dimension écologique est totalement absente. Ils ont tort, ils ne semblent voir que la dimension économique et citoyenne, alors qu’à mon sens la dimension écologique est aussi une des trois dimensions importantes…

LVSL – Quid de la dimension stratégique quand on sait qu’ADP possède pas moins de 14 plateformes à l’étranger ?

DS – Elle me semble moins importante parce qu’effectivement du point de vue de la PAF (Police aux frontières) ou de la douane, ça ne changera pas grand-chose. Ça reste mon opinion mais je n’y vois pas de problème on ne peut pas faire la fine bouche et même si effectivement je reconnais qu’ici ou là le texte n’est pas parfait, c’est amplement suffisant.

LVSL – Vous voulez dire que c’est un luxe que nous ne pouvons pas nous permettre actuellement ?

DS – Évidemment, il y a une occasion constitutionnelle historique de donner un coup d’arrêt à la politique de Macron et de tous ceux qui l’ont précédé. C’est une occasion inespérée et légale. Alors oui, on peut toujours pinailler, trouver que ce pourrait être mieux formulé… Il y a un vers d’Aragon que j’aime beaucoup : « Fou qui songe à ses querelles, au cœur du commun combat » extrait d’un poème qui s’appelle « La Rose et le Réséda ». Mais je ne critique pas Delphine Batho et je l’invite chaleureusement à nous rejoindre.

Daniel Schneidermann © Clément Tissot pour LVSL

LVSL – Ne craignez-vous pas, en cas d’échec à réunir les 10 % du corps législatif pour déclencher le référendum sur la privatisation d’ADP, que le gouvernement se sente d’autant plus conforté dans sa légitimité, que cela puisse renforcer l’idée que, finalement, il ne s’agit là que d’une histoire de “macaron” qui n’intéresse guère les Français ?

DS – C’est certain que c’est ce qu’ils diront. Si nous n’arrivons pas aux 4,7 millions c’est ce qu’ils diront. À ce moment-là, il faudra peut-être leur rappeler quand même qu’il y a eu une omerta médiatique scandaleuse sur ce référendum avec cette histoire de Radio France et pas seulement. De fait il n’y a pas encore eu un seul débat d’importance à la télévision publique française sur le sujet. Pour ma part, les deux seuls débats un peu consistants auxquels j’ai participé ont eu lieu sur Le Média et RT France chez Frédéric Taddeï.

LVSL – Le gouvernement est-il mauvais joueur ?

DS – Bien sûr, ils ont été obligés d’accepter ce référendum parce que la procédure était constitutionnelle. Or dès le début, ils ont traîné des pieds en matière de propagande, en refusant absolument de perfectionner le site – je ne dis pas que le site a pour but de saboter l’initiative – mais il aurait fallu l’améliorer tout en maintenant les garanties de sécurité des signatures. Il ne s’agit pas de faire en sorte qu’un internaute puisse signer vingt fois de suite, mais pour mon cas personnel, je n’ai pas réussi à signer en ligne ! Je n’étais pas sur les listes électorales alors que je suis inscrit dans le même bureau depuis douze ans, j’ai donc dû me rendre à la mairie. D’ailleurs il faudrait enquêter là-dessus, il y a toute une flopée de mairies qui n’ont pas mis en place de bureau d’aide pour que les citoyens puissent signer alors qu’elles y sont obligées par la loi. Je vis à mi-temps entre Paris et Tours, la mairie de Tours n’a encore rien mis en place. Pour terminer, je ne peux que rajouter qu’il faut insister sur les médias, sur l’omerta. Pendant les vacances, je me suis baladé en France et j’ai rencontré plein de gens, il y a beaucoup trop de personnes qui ne sont pas au courant « Ah oui, il y a ça, j’en ai vaguement entendu parler » et donc n’ont pas encore participé. Certain n’ont pas encore d’opinion arrêtée et disent « Oui, il faut s’opposer à la privatisation de l’aéroport » mais ne connaissent pas la démarche à effectuer.

LVSL – On voit tout de même beaucoup de campagnes citoyennes, de bus, de stands…

DSPas assez… Je n’ai pas envie de taper sur le Parlement mais la mobilisation des parlementaires est quand même, y compris des signataires, faible. Ils ont joué le coup politique dans un premier temps mais combien ont ensuite tenu des tables dans leur circonscription avec des ordinateurs pour permettre aux gens de s’inscrire, combien ?

Pour un patriotisme vert

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Champ de lavande de Provence. ©Leniners

La situation politique en Europe occidentale est en train de muter rapidement sous l’effet d’une sensibilité accrue à l’urgence écologique. Celle-ci se manifeste de plus en plus concrètement, et vient s’installer dans le sens commun comme un phénomène palpable : canicules, sécheresses et pollutions. Si les effets du changement climatique étaient déjà perceptibles, leur visibilité démultipliée et la généralisation du processus viennent bousculer les représentations, de telle sorte que le changement climatique est désormais une menace bien présente dans les esprits, et que celle-ci s’ajoute aux autres menaces générées par la mondialisation. La dégradation accélérée de l’environnement est un élément supplémentaire du tout fout le camp généralisé perçu par les citoyens. L’ampleur du phénomène ouvre la voie pour un patriotisme vert.


Aux yeux des électeurs, l’imaginaire écologique a jusqu’ici toujours été celui du cosmopolitisme et de l’ouverture à la mondialisation. Cette caractéristique se traduisait par une forte pénétration chez les CSP+, les urbains et les diplômés. Que ce soit sur le plan militant ou sur le plan électoral, l’engagement écologiste marquait une nette préférence pour le global et le local, tout en mettant de côté l’échelon national, considéré comme non pertinent au regard de l’échelle des défis du changement climatique. Si cet imaginaire reste extrêmement présent, comme le démontrent les slogans des manifestations telles que « Fridays for Future » et les différentes pancartes qu’on peut apercevoir ici et là dans le mouvement climat, l’accroissement tendanciel de l’urgence climatique vient ouvrir de nouvelles possibilités de discours écologique. En effet, si l’espoir de mettre tout le monde d’accord au niveau international et d’aboutir à des traités juridiquement contraignants reste présent, le besoin d’agir d’urgence pour lutter à la fois contre le changement climatique et se préparer à celui-ci vient réhabiliter l’échelon national comme échelon immédiat au sein duquel il est possible d’agir et comme levier d’une diplomatie écologique prioritaire.

Par ailleurs, la question du changement climatique prenait jusqu’ici l’aspect d’une abstraction, d’un engagement pour une cause lointaine et déconnectée de la vie quotidienne. Lorsque l’écologie s’inscrivait au quotidien, c’était pour prendre l’aspect d’un lifestyle individuel tout à fait compatible avec le fonctionnement de l’économie de marché : produits bio, déplacements à vélo, alimentation non carnée, etc. Bref, l’écologie, c’était le truc des gagnants de la mondialisation, pas tellement des plus fragiles pour qui ce mode de vie était au mieux un luxe, au pire un marqueur de distinction sociale et morale. Cependant, on s’aperçoit progressivement que les premières victimes du changement climatique seront précisément les classes paupérisées, déjà exposées à de nombreuses menaces et incertitudes. Ce sont celles qui ont été les plus affectées par les changements qui se sont manifestés dernièrement.

Le début d’une mutation

Ce fait politiquement nouveau – mais scientifiquement connu depuis longtemps – provoque de plus en plus de débats autour de la nécessaire articulation entre le social et l’écologique. Les slogans qui appellent à une écologie populaire viennent synthétiser cette double exigence : ancrer l’écologie chez les CSP- comme une priorité politique ; répondre aux besoins de ces catégories qui vont être les plus exposées au changement climatique. Au regard de la prégnance du discours individualiste sur les nécessaires changements de comportement de la population, et du caractère parfois punitif du discours écologiste, les obstacles sont encore nombreux avant qu’une écologie populaire puisse devenir hégémonique dans le champ politique. La faible porosité sociologique entre le mouvement des gilets jaunes et le mouvement climat démontre clairement qu’il reste encore beaucoup de chemin à parcourir. Néanmoins, la montée en puissance du discours anti-élites au sein du mouvement climat, ou des personnalités qui incarnent la demande écologique, ouvre des possibilités nouvelles.

La première condition pour construire une écologie de ceux d’en bas est en premier lieu de désigner ceux d’en haut comme les coupables de l’inaction face au changement climatique. Ce déplacement de la frontière antagonique, qui passe de la dénonciation des comportements individuels à la dénonciation de l’absence de changements macro-sociaux mis en œuvre par les gouvernements, est un premier pas vers l’extension de l’écologie en direction des classes populaires. Le risque reste cependant que l’inaction dénoncée soit celle de l’absence de mesures qui modifieraient les simples comportements individuels, comme une taxe carbone par exemple – qui est, on le sait, particulièrement impopulaire. Il faut donc aller beaucoup plus loin. L’enjeu est de faire muter l’écologie pour qu’elle intègre les différentes demandes populaires hostiles à l’égard de la mondialisation.

Répondre aux menaces de la mondialisation

Les demandes les plus fortes chez les classes populaires sont d’une part la demande de protection face aux désordres provoqués par la mondialisation, et, d’autre part, la demande de démocratie et de souveraineté, qui consiste à reprendre le contrôle. La prégnance de ces demandes est le produit d’une longue évolution historique de démantèlement de l’État social et d’entrée dans une ère postdémocratique. En effet, l’intégration européenne et l’ouverture au libre-échange mondialisé ont provoqué une désindustrialisation massive et désertifié de nombreux territoires. Les systèmes nationaux d’État social ont été mis sous pression par la dégradation de l’emploi et la discipline imposée par le financement de la dette sur les marchés financiers. Les services publics ont subi l’imposition du new public management et une privatisation rampante. Quant aux effets de polarisation de la zone euro et du marché unique, ils ont consacré la victoire de l’industrie la plus puissante de la zone, celle de l’Allemagne, et affaibli fortement les autres industries nationales qui n’étaient pas prêtes à évoluer dans la même zone monétaire que celle d’Outre-Rhin. La conséquence en a été une reconversion accélérée vers une économie de service concentrée dans les métropoles et fortement segmentée entre d’une part des services à faible rentabilité et faibles gains de productivité, et d’autre part des activités à haute valeur ajoutée. La congruence de ces causes a conduit à une rupture politique, économique et culturelle de plus en plus nette entre une France reléguée peu mobile et en pleine désaffiliation, et une France des métropoles plus dynamique et connectée, malgré ses banlieues reléguées dont la situation sociale est équivalente à celle des territoires périphériques.

C’est la raison pour laquelle les classes populaires sont particulièrement sensibles aux discours qui leur promettent de les protéger de la mondialisation et de balayer les élites en place. Cette demande s’apparente à une volonté de réencastrer le capitalisme dans l’État-nation et ses mécanismes de solidarité, alors qu’il s’en émancipe chaque jour un peu plus. Cela se traduit notamment par une forte demande de rapatriement de la souveraineté vers l’échelon national et une aversion particulière à l’égard de l’approfondissement de l’intégration européenne. Pour cette France, les menaces extérieures se multiplient. C’est pourquoi le patriotisme anti-élites y rencontre un écho important, qu’il prenne la forme du nationalisme réactionnaire porté par le Front national, ou qu’il prenne la forme d’un patriotisme progressiste porté par exemple par la France insoumise en 2017. Même si l’imaginaire de l’écologie se projette essentiellement au niveau européen jusqu’à présent, la construction d’un patriotisme vert à l’échelle nationale, sans virer à l’europhobie, n’a rien d’inenvisageable et dispose de solides points d’appui.

Vers un patriotisme vert

Les territoires périphériques sont particulièrement exposés aux changements climatiques tels que les épisodes de sécheresse qui détruisent paysages, écosystèmes locaux et dégradent les nappes phréatiques. La distance avec les services publics y complique les interventions de l’État, notamment pendant les séquences de canicule qui se multiplient. De la même façon, les zones de fortes pollutions et d’excès de bétonisation sont localisées dans les banlieues défavorisées. L’urgence écologique se présente donc sous la forme d’une menace qui va se faire toujours plus précise envers les classes populaires.

La construction d’un patriotisme vert pourrait donc avoir une double fonction. D’une part, faire de l’exemplarité en matière de transition écologique et de lutte contre le changement climatique un élément de fierté nationale. C’est un levier pour démondialiser notre économie, rétablir des protections et refaire de la France un pays qui porte un message universel. D’autre part, il permet de poser la question écologique comme un enjeu fondamentalement collectif et ancré dans un destin commun. Cela permettrait de contrecarrer les tendances à réduire les efforts à réaliser aux seuls comportements individuels. C’est un moyen d’éviter la construction d’une écologie élitaire qui se résumerait à un mode de vie individuel, même si celui-ci est un levier esthétique précieux pour faire passer le discours écologique. Il est même stratégiquement important de s’appuyer sur cette dimension désirable et séductrice pour provoquer des changements culturels. Il n’y a donc pas de contradiction entre le fait de faire de l’écologie quelque chose de branché et la construction d’un discours patriotique autour de cet enjeu. Ce dernier doit s’hybrider aux demandes des classes populaires en matière de protection face aux désordres engendrés par la mondialisation.

Par ailleurs, la synthèse entre l’imaginaire cosmopolite et moderne de l’écologie politique et l’imaginaire de la protection du patriotisme est une garantie contre la construction d’un nationalisme régressif tel que le RN cherche à le faire à travers son localisme anti-immigrés. Mais c’est aussi un levier pour un retour de l’État dans l’économie, un programme de démondialisation et une sortie des traités de libre-échange qui ont un impact écologique négatif.

Si cette articulation n’est pas évidente, il est possible de s’appuyer sur des éléments du sens commun écologiste pour les lier au retour d’une communauté nationale qui protège : la préférence pour le local et les circuits-courts ; la protection du patrimoine naturel national ; la valorisation du tourisme non polluant, et donc à courte distance ; etc. Les exemples ne manquent pas pour illustrer la jonction possible de ces imaginaires : la défense d’industries fondamentales pour mener la transition écologique comme Alstom, dont la branche énergie a été cédée de façon scandaleuse à General Electric, ou la protection de services publics comme Aéroports de Paris qui permet à l’État d’avoir un contrôle direct sur l’industrie très polluante du transport aérien.

Le patriotisme vert ne peut être autre chose qu’un discours fondé sur le fait de prendre soin de notre communauté nationale comme de notre environnement. Bien loin d’un nationalisme régressif, il s’agit d’étendre l’élan d’amour des siens et de protection du bien commun qui définissent le patriotisme vers notre environnement. À l’heure de l’atomisation néolibérale, c’est un levier précieux pour reconstruire un lien collectif.

La séquence récente des incendies de l’Amazonie démontre qu’il est possible de s’appuyer sur des instincts de conservation et de protection pour leur donner un sens progressiste. C’est une des manifestations, mondiale cette fois, de l’articulation possible entre un discours de démondialisation et de transition écologique. Cette séquence a obligé Emmanuel Macron à reculer sur l’accord commercial UE-Mercosur, dévastateur sur le plan écologique, et à mettre un veto français. Même si, une fois la séquence médiatique éloignée, l’Élysée a annoncé vouloir améliorer l’accord et non l’abandonner complètement.

Un outil avec et contre l’hégémonie néolibérale

Sur le plan électoral, et à condition d’être incarné, ce patriotisme vert pourrait séduire une large coalition qui va de la France des oubliés à des secteurs de la population qui font partie des gagnants de la mondialisation. Pour le dire plus clairement, cette coalition pourrait réunir le chômeur du Nord et le jeune diplômé urbain Macron-compatible soucieux d’écologie. Même si ce dernier n’est pas forcément un socialiste forcené, l’urgence écologique est un levier pour faire admettre à ce type d’électorat la nécessité d’une forte impulsion de l’État en matière de transition et de reprise en main des grandes entreprises polluantes.

La question écologique est un des maillons faibles de l’hégémonie néolibérale. Son propre socle électoral, celui des gagnants de la mondialisation, émet une forte demande en faveur d’une politique verte. Cependant, toute politique écologique à la hauteur des enjeux devra nécessairement en passer par une confrontation sévère avec les piliers du néolibéralisme : le libre-échange, la croissance indiscriminée sur le plan qualitatif[1], la prédominance des multinationales financiarisées, l’atomisation individualiste, etc. Dès lors, l’enjeu écologique est facteur de contradictions au sein du bloc historique qui maintient en place le système existant.

La tâche d’un patriotisme vert et plébéien doit être d’appuyer au maximum sur ces contradictions lorsqu’elles monteront en puissance[2] afin de détacher une partie du bloc néolibéral et de faire advenir un nouveau bloc historique majoritaire. Une stratégie contre-hégémonique est en effet nécessairement interclassiste. Elle ne repose pas sur une simple opposition au système, mais sur un double mouvement : la désarticulation et la subversion interne de certains de ses éléments constitutifs d’une part, l’attraction vers un nouveau modèle qui rompt avec l’ancien d’autre part. La demande écologique cristallise cet entre-deux et cette ambiguïté à partir de laquelle il est possible d’étirer les pôles internes au régime néolibéral.

Si cette hypothèse devait se matérialiser, le processus de constitution de ce patriotisme vert passerait nécessairement par une incarnation électorale qui dynamitera les identités politiques existantes pour les réordonner.


[1] C’est-à-dire l’absence de choix collectifs autres que les mécanismes marchands pour établir ce que l’on doit produire ou non, alors qu’on sait pertinemment que de nombreuses activités humaines doivent décroître si l’on veut faire face au défi du réchauffement. À l’inverse, d’autres activités doivent croître, mais le marché ne fournit pas les incitations pertinentes pour que ce soit le cas.

[2] Pour l’instant, ces contradictions restent politiquement gérables par le système en place.

Aéroports de Paris et l’État stratège

Les 28 et 29 juin 2019, LVSL organisait son université d’été baptisée “L’Histoire recommence”. Vous avez manqué l’événement ? Retrouvez notre septième débat sur le thème “Aéroports de Paris et l’État stratège” présenté par Salomé Saqué et Vincent Ortiz avec Marie-Noëlle Lienemann, Patrick Weil, Marie-Françoise Bechtel et Henri Guaino.


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