Afghanistan : aux racines de l’hystérie médiatique

© Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

Loin d’être salué pour sa détermination à mettre fin à une guerre jugée ingagnable par l’armée américaine elle-même, Joe Biden a essuyé un torrent de critiques d’une rare violence. Arguments fallacieux et techniques manipulatoires déployés par la presse américaine ont souvent été repris – plus ou moins consciemment – en France, empêchant toute prise de recul sur un dénouement pourtant inévitable.

Après vingt ans de conflit, plus de deux cent cinquante mille morts, des centaines de milliers de blessés et de déplacés, la pratique du viol et de la torture systémique, l’emploi de milices et de mercenaires, les massacres de civils, 2 000 milliards de dollars dépensés (trois fois le budget de l’État français et cent fois le PIB de l’Afghanistan), l’OTAN n’a pu empêcher le retour au pouvoir des talibans. En 2001, ils ne contrôlaient qu’une partie du territoire et combattaient le trafic d’opium. Al Qaeda demeurait une organisation obscure, essentiellement localisée dans les montagnes afghanes. Désormais, les talibans sont maîtres de la totalité du pays. Ils produisent 80 % de l’opium mondial – soit 400 millions de dollars de recette annuels – et le terrorisme islamique s’est répandu à travers le monde, jusqu’à devenir endémique aux États-Unis et en Europe. Le terme fiasco n’est probablement pas assez fort pour décrire l’étendue de l’échec occidental.

NDLR : pour une analyse des modalités de l’occupation américaine en Afghanistan, lire sur LVSL l’article d’Ewen Bazin : « L’Afghanistan, paradis des sociétés militaires privées »

Loin d’en tirer la conclusion logique sur la futilité des guerres humanitaires et les efforts pour « exporter la démocratie », la majorité des commentateurs, acteurs politiques et de la presse – en particulier aux États-Unis – semblent en vouloir davantage. Davantage d’interventions en Afghanistan et davantage d’ingérence occidentale de par le monde.

À l’instar de BHL s’exprimant sur BFMTV, ce ballet de pseudo-experts disqualifiés relèverait du registre de l’absurde et du comique si leur argumentaire halluciné ne trouvait un écho positif dans l’opinion américaine et la presse française.

Coupable de s’être opposé à l’avis de ses généraux, du Pentagone, du corps diplomatique et des services de renseignements – qu’on désigne généralement par le terme État profond -, Joe Biden fait face à un barrage médiatique sans réel précédent. Pourtant, depuis les années 2010, le quatrième pouvoir se divise en deux camps épousant plus ou moins fidèlement les positions des deux partis politiques majeurs. D’un côté l’incontournable Fox News, le New York Post et le Wall Street Journal. De l’autre le New York Times, le Washington Post, MSNBC, CNN et les hebdomadaires libéraux. Moins partisanes, mais solidement ancrées au centre, figurent les chaînes nationales (ABC, NBC, CBS), et la presse régionale.

Lorsque Joe Biden avait arraché un compromis au Parti républicain pour faire adopter son plan d’investissement dans les infrastructures du pays, Fox News dénonçait le coût « astronomique » tandis que le New York Times louait « l’incroyable talent de négociateur » de Joe Biden. Sur le dossier afghan, à l’inverse, tous les principaux médias ont fait bloc contre l’occupant de la Maison-Blanche. Fait rarissime, le prestigieux New York Times, le très conservateur National Review et le tabloïd d’extrême droite Washington Times ont tous les trois reproduit la même attaque personnelle contre Joe Biden, l’accusant d’instrumentaliser la mort brutale de son fils aîné pour défendre la fin du conflit afghan.

De manière sidérante et caricaturale, les principaux architectes de cette débâcle militaire et diplomatique, en particulier les cadres de l’administration Bush et les généraux ayant perdu l’Afghanistan sur le terrain, ont été invités à dire tout le mal qu’ils pensaient de la politique de Joe Biden sur les plateaux audiovisuels et les colonnes des grands journaux. Même les anciens conseillers d’Obama se sont acharnés contre son ex-vice-président. Le Washington Post a beau avoir exposé leurs mensonges répétés en publiant les Afghanistan papers, tous ces pompiers-pyromanes ont eu les égards des plus grands médias américains.

À l’instar de Bernard-Henri Lévy (BHL) s’exprimant sur BFMTV, ce ballet de pseudo-experts disqualifiés relèverait du registre de l’absurde et du comique si leur argumentaire halluciné ne trouvait un écho positif dans l’opinion américaine et la presse française. La cote de popularité de Joe Biden décroche pour différentes raisons, mais la couverture résolument négative du retrait de l’Afghanistan a incontestablement fragilisé le président américain le plus progressiste de ces cinquante dernières années.

NDLR : pour une analyse des cent premiers jours de la présidence Biden, lire sur LVSL l’article du même auteur : « Après 100 jours, pourquoi Joe Biden impressionne la presse française »

Analyser pourquoi et comment les médias font bloc pour défendre la poursuite du conflit afghan avec une telle obsession fournit un exemple éloquent de ce qui attend tout chef d’État désireux de s’attaquer au statu quo défendu par l’establishment et aux intérêts du capital – que ce soit en matière de politique étrangère ou économique.

Amnésie journalistique et impensés stratégiques

Dès avril 2021, le New York Times regrette que « Joe Biden ne se soit pas laissé persuader par le Pentagone » de poursuivre le conflit afghan. Dans une série d’articles alimentée par des fuites anonymes, on apprend qu’à peine entré à la Maison-Blanche, Joe Biden a subi de multiples pressions de la part du département de la Défense et de l’armée pour le contraindre à renoncer aux accords de Doha signés par Donald Trump en février 2020. Cet accord, certainement critiquable, avait mis fin aux attaques talibanes contre les troupes de l’OTAN et les civils occidentaux, contre la promesse du départ de l’armée américaine avant le 31 mai 2021. Biden a négocié une extension de trois mois, tout en continuant d’appuyer les forces militaires afghanes depuis les airs.

Mais contrairement à ses deux prédécesseurs, qui avaient été poussés par le même État profond à renier leurs promesses de campagne pour redoubler les efforts militaires en Afghanistan quelques mois à peine après avoir été élu, Joe Biden n’a pas flanché. Il connaissait les ficelles, lui qui avait conseillé Obama contre le déploiement massif de soldats réclamés par le Pentagone en 2009. Cette fois, les efforts répétés des militaires n’auront pas suffi à faire changer d’avis le président tout juste élu, qui faisait face à un dilemme : rompre les accords avec les talibans et redéployer des milliers d’hommes pour faire face à leur offensive, ou mettre fin au conflit.

Une conflit perdu depuis longtemps, comme l’avait démontré le Washington Post en publiant les Afghanistan papers, cette compilation de rapports internes au ministère de la Défense rédigés par le Special Inspector General for Afghanistan Reconstruction (SIGAR). Rendus publics en décembre 2019, ils dressent un bilan catastrophique de l’occupation occidentale. Militairement, l’OTAN brillait par son absence de stratégie, son manque d’objectif clair, son soutien répétés aux crimes commis par ses alliés afghans et son incapacité à déterminer qui étaient ses véritables ennemis.

Financièrement, les sommes gigantesques déversées sur le pays ont surtout servi à enrichir les entreprises occidentales impliquées dans l’effort de guerre et de reconstruction, tout en provoquant un niveau de corruption inouïe au sein du gouvernement afghan, qui s’est rapidement auto-organisé en kleptocratie. Cette corruption ne se limite pas à l’accaparement de l’aide occidentale par les dignitaires locaux, elle a provoqué des pratiques terrifiantes de la part des fonctionnaires, de la police et de l’armée afghane : viols systémiques de femmes et d’enfants, rackets, extorsion, harcèlement, massacres de civils, torture, attaques délibérées de convois occidentaux pour justifier a posteriori la rémunération des seigneurs de guerres… Autant de comportements qui ont fini par pousser une partie de la population dans les bras des talibans, épuisée par les morts et la violence engendrés par l’occupation de l’OTAN.

Mais les informations cruciales de cette nature ont été occultées par la presse, qui s’est découvert une nouvelle passion pour le conflit uniquement après le retrait des troupes américaines. Le 8 juillet, lors d’une conférence de presse qui fera date, Biden est assailli de questions sur l’Afghanistan. Lui qui souhaitait évoquer son plan d’investissement massif dans l’économie américaine se voit contraint de spéculer sur la capacité militaire de l’armée régulière afghane. Dire que le régime en avait pour trois ans au maximum et probablement pas pour plus de six mois, comme l’assurait alors le Pentagone, aurait précipité sa chute.

“On nous a rapporté des histoires terrifiantes, à propos des veuves de l’armée afghane [pro-occidentale]. Elles devaient offrir des faveurs sexuelles pour obtenir leur pensions. Aucun américain n’accepterait pareil traitement.”

Special Inspector General for Afghanistan Reconstruction (SIGAR) – 2017,

Pendant des mois, son administration a pressé les ressortissants occidentaux de quitter le pays, tout en distribuant des visas aux Afghans les plus exposés aux représailles talibanes. Si le traitement des fameux visas fut compliqué par les nombreuses barrières administratives mises en place par l’administration Trump à dessein – une difficulté que Joe Biden n’avait pas anticipée – il demeurait difficile de faire plus vite. À part embarquer de force les civils, au risque de saper davantage le moral des troupes afghanes qui auraient effectivement été réduites à l’état de bouclier humain destiné à gagner du temps, le retrait ne pouvait que se terminer par une situation chaotique.

Puisque le Pentagone était convaincu de la chute inévitable du régime, l’effondrement rapide du gouvernement et la prise de Kaboul sans le moindre coup de feu était rétrospectivement préférable à une longue guerre civile minée par d’innombrables morts, déplacés et atrocités. Pour éviter les nombreux drames qui se sont produits à Kaboul, Joe Biden aurait dû capituler en bonne et due forme dès sa prise de fonction. Mais donner les clefs du pays aux talibans sans combattre aurait été interprété comme une haute trahison et indéfendable face à l’opinion publique. L’unique alternative à l’évacuation tragique à laquelle nous venons d’assister aurait été une reprise des combats – et des morts occidentaux.

À ce titre, l’attentat commis par Daech aux abords de l’aéroport, qui a causé 170 morts dont 13 marines américains et 28 talibans, illustre parfaitement vers quoi le maintien de la présence occidentale aurait débouché. Tout comme la frappe de drone américaine sur une voiture suspectée d’abriter des terroristes, mais qui s’est avérée transporter une famille d’Afghans possédant des visas pour les États-Unis. Ici, le bilan s’élève à 10 morts, 7 enfants, dont 2 de moins de 2 ans.

Un criminel de guerre pour faire le procès du retrait de l’Afghanistan, quoi de plus normal de la part d’un journal dont 93% du lectorat vote démocrate ?

Enfin, il ne faut pas oublier l’exportation de ce conflit en Occident, à travers le terrorisme islamique endémique qu’il facilite et le terrorisme d’extrême droite aux États-Unis qu’il provoque. 750 000 soldats américains ont été déployés en Afghanistan, nombre d’entre eux issus de milieux défavorisés et désormais victimes de syndromes post-traumatiques (PTSD). La semaine dernière, un vétéran a pénétré dans la maison d’une famille de Floride et tué quatre personnes à l’arme semi-automatique, dont une mère et son bébé de trois mois. Il souffrait de troubles psychologiques liés à son déploiement en Afghanistan.

Ce genre de considérations et de critiques n’a pas eu droit de cité dans la presse américaine, qui a produit une couverture médiatique hystérique et univoque en faveur de la poursuite du conflit.

Propagande médiatique et fabrique du consentement

La chute de Kaboul a été immédiatement décrite par les médias américains comme une « débâcle » (CNN), un « fiasco » (MSNBC) et une « humiliation » (Fox News). Certes, les images de talibans posant dans le palais présidentiel avec leurs kalachnikovs et les vidéos tragiques des civils s’accrochant aux avions américains ne favorisaient pas la prise de recul. Mais une fois la situation revenue sous contrôle – 122 300 personnes évacuées en trois semaines, du jamais vu, la presse américaine a continué sa couverture hystérique des événements, avec une volonté de plus en plus apparente de nuire au président Biden.

Par le volume d’abord. Pendant deux semaines, en dépit de la hausse massive de décès liés au variant delta, des multiples catastrophes environnementales et du projet historique de réforme économique débattu au Congrès, le New York Times a fait systématiquement sa Une sur la situation en Afghanistan. La page d’accueil du Times, site d’information le plus consulté du pays et l’un des plus influents du monde occidental, a donné le ton à l’ensemble des médias, qui ont consacré un temps d’antenne impressionnant aux évènements, y compris en France.

Par l’angle ensuite. Puisque trois Américains sur quatre continuent de soutenir le retrait des troupes américaines, les critiques se sont essentiellement portées sur l’exécution de cette décision. Pas pour vanter la logistique qui a permis d’évacuer par les airs un nombre record de réfugiés en une dizaine de jours. Mais pour taxer l’administration Biden d’incompétence. Afin de retourner l’opinion publique contre la Maison-Blanche, les principales techniques déployées pour vendre la guerre en Irak ont été ressuscitées.

En premier lieu, la multiplication d’articles mensongers ou invérifiables, reposants sur des fuites anonymes. La presse a d’abord cherché à faire croire que Biden avait été averti par les agences de renseignement de l’imminence du désastre. Une idée réfutée par le haut commandement militaire (Joint Chief of Staff) et le simple fait que le directeur de la CIA était en déplacement dans les jours qui ont précédé la chute de Kaboul, clairement pas préoccupé par un risque d’effondrement soudain. Ensuite, en alimentant le récit douteux d’une administration Biden totalement dépassée par les évènements, incompétente et paniquée. Toujours à l’aide de « déclarations anonymes » de sources « proches du pouvoir » et souvent directement relayées par les correspondants français à Washington, sans le moindre recul. Enfin, l’enregistrement audio d’une conversation entre Biden et le président afghan fuité à l’agence Reuters – un délit passible d’emprisonnement – devait prouver le manque d’anticipation de la Maison-Blanche. Sous la présidence Trump, des fuites similaires et tout aussi illégales avaient été fréquemment déployées contre le milliardaire pour entraver sa politique étrangère.

À ces pratiques s’ajoute la complicité médiatique, qui débute par la suppression éditoriale de toute opinion contraire au récit dominant.

Selon de nombreux témoignages, les agents audiovisuels qui ont proposé des intervenants favorables au retrait des troupes ont été placés sur liste noire par les chaînes de télévision. Qu’il s’agisse d’élus, des innombrables journalistes et officiers vétérans qui soutiennent le retrait des troupes, ou simplement du reporter du Washington Post à qui l’on doit les Afghanistan papers, pratiquement aucun n’a eu droit de cité sur les plateaux télévisés et les éditoriaux de la presse papier. À la place, une farandole de commentateurs désirant la poursuite de la guerre est venue expliquer en quoi Joe Biden avait bâclé son retrait. Dont les ministres et conseillers emblématiques de W Bush : Condoleezza Rice dans le Washington Post, Karl Rove et Paul Wolfowitz dans le Wall Street Journal, John Bolton sur CNN… Le plus caricatural reste probablement l’éditorial acerbe d’un général afghan, en une du New York Times, intitulé « J’ai commandé des troupes afghanes cette année, nous avons été trahis. » Deux semaines plus tard, il s’est avéré que ce commandant ordonnait à ses troupes de massacrer les civils des régions qu’il abandonnait aux talibans. Un criminel de guerre pour faire le procès de Joe Biden, quoi de plus normal de la part d’un journal dont 93% du lectorat vote démocrate ?

De même, l’ancien ambassadeur de Barack Obama à Kaboul Ryan Crocker, dont les mensonges ont été exposés par les Afghanistan papers, a eu l’honneur des colonnes du Times pour écrire une tribune sobrement intitulée « Pourquoi le manque de patience stratégique de Biden a provoqué un désastre. » Selon lui, Joe Biden aurait dû attendre pour exécuter le retrait, jugeant que le statu quo pouvait être « maintenu indéfiniment et à moindres coûts humain et financiers ». En supposant que la rupture des accords de Doha ne remette pas en cause ce fameux statu quo, on parle de 15 000 morts par an et 300 millions de dollars par jour, comme le rappelle The Economist.

Ce genre d’argumentaire invraisemblable et inhumain a été reproduit ad nauseam par les premiers responsables du fiasco afghan, de Tony Blair à John Bolton en passant par le général David Petraeus. Ce dernier, pourtant passible de condamnation pour haute trahison pour avoir partagé des secrets défense à sa maîtresse lorsqu’il dirigeait la CIA, avant que celle-ci ne s’en serve pour le faire chanter, ne croupit pas en prison comme les lanceurs d’alertes qui ont révélé les crimes de l’armée américaine. Au contraire, il siège au sein du conseil d’administration d’une entreprise liée à l’industrie de l’armement et a pu donner un long interview au New Yorker, hebdomadaire progressiste dans lequel il plaide pour le retour de sa stratégie manquée de « contre-insurrection » qui avait nécessité la mobilisation de 100 000 soldats américains sous Barack Obama.

Où étaient l’indignation lorsque l’OTAN rasait un hôpital ou tuait une famille entière de soixante civils en bombardant un mariage ?

Le message est clair : tant que vous ne remettez pas en cause le complexe militaro-industriel et la vision impérialiste de la politique étrangère, tout vous sera pardonné. Joe Biden, lui, a franchi une ligne rouge. C’est ce qui ressort des conférences de presse, où les questions portent exclusivement sur l’exécution du retrait et les futures interventions militaires, sans jamais interroger la décision d’envahir l’Afghanistan ni les erreurs commises ensuite. Deux questions sont néanmoins sorties du lot par leur bellicisme : la première demandait le retour des frappes aériennes contre les talibans, alors que ces derniers avaient la vie de plusieurs milliers de ressortissants américains entre leurs mains. La seconde visait à obtenir la garantie explicite que Biden n’avait pas perdu sa détermination à envahir d’autres pays, si nécessaire.

Indignation sélective et instrumentalisation de la souffrance

Enfin, les médias ont cherché par tous les moyens à mobiliser les affects de l’opinion publique en pratiquant une indignation sélective frisant l’indécence, car limitée aux derniers jours du conflit et à Kaboul. Les récits et témoignages de militantes s’exprimant dans un parfait anglais ont alterné avec les rapports d’exactions talibanes. Mais où étaient l’indignation, les caméras et les micros tendus pour recueillir des témoignages lorsque l’OTAN rasait un hôpital ou éradiquait des familles entières en bombardant au moins huit fêtes de mariages depuis le début du conflit ?

Les rapports officiels du recours à la torture par l’armée américaine puis afghane – avec le soutien de l’OTAN – n’ont pas provoqué d’émoi médiatique particulier. Pas plus que la révélation du viol systémique d’enfants commis par les milices afghanes pro-occidentales, sur lesquels les soldats coalisés avaient ordre de fermer les yeux. Ni les révélations sur l’emploi d’escadron de la mort par la CIA, afin d’exécuter des enfants dans des villages dans le but d’instiguer la terreur. La présence puis la réhabilitation d’un tortionnaire et violeur notoire au cœur du pouvoir pro-occidental n’avaient déclenché aucun outrage.

Pire : les Afghanistan papers, qui ont montré à quel point les diplomates et militaires ont constamment menti au public pour vendre la poursuite du conflit, tout en couvrant de nombreuses atrocités – abus sexuel systémique des veuves des combattants afghans compris – n’ont fait l’objet d’aucune couverture médiatique significative. Les multiples frappes aériennes ciblant les mosquées, écoles, les enterrements, les mariages, tout comme les décisions de raser entièrement des villages n’ont jamais suscité l’émotion observée après la chute de Kaboul.

Si le sort des femmes afghanes vivant dans les grandes villes s’est considérablement amélioré sous l’occupation occidentale, celui des femmes rurales – soit 70 % de la population – a tellement empiré que nombre d’entre elles applaudissent le retour au pouvoir des talibans ou les soutiennent activement.

Les milliards de dollars d’argent public dépensés lors de l’occupation de l’Afghanistan ont avant tout bénéficié aux entreprises américaines, qui savent défendre leurs intérêts

Une fois le retrait achevé, le principal correspondant de la chaîne NBC a solennellement déclaré qu’il s’agissait « de la pire capitulation des valeurs occidentales de notre vivant ». Mais de quelles valeurs parle-t-on ? L’UNICEF a estimé que les sanctions occidentales imposées à l’Irak de Saddam Hussein ont tué un demi-million d’enfants. Celles imposées à l’Iran, Cuba, au Venezuela, en Syrie et au Liban en pleine pandémie tuent des dizaines de milliers de civils. En Afghanistan, où plusieurs millions de personnes sont exposées à la famine, ces sanctions économiques s’annoncent particulièrement brutales. L’accès au système financier mondial a déjà été coupé, l’aide humanitaire suspendue et les routes commerciales entravées. L’Afghanistan s’achemine vers une crise humanitaire comparable à celle provoquée par l’Occident et ses alliés au Yémen, dont les dégâts sont tout bonnement inouïs. Mais de ces aspects, la presse ne parle pas. Les souffrances s’arrêtent à Kaboul et commencent avec le retrait des troupes…

Derrière le fiasco diplomatique, militaire et journalistique : les intérêts privés

Le refus d’accepter les multiples demandes d’armistices envoyées par les talibans fin 2001 s’explique en partie par des calculs politiques, l’administration Bush refusant de « négocier avec les terroristes » et cherchant à vendre à l’opinion sa « guerre contre la terreur », quitte à refuser de se faire livrer Ben Laden au risque de provoquer l’enlisement des troupes occidentales qui sèmera les graines de l’insurrection talibane.

Mais depuis que la guerre est clairement perdue, c’est-à-dire au mieux 2006, comment expliquer ce refus de mettre un terme à ce formidable gâchis ? Outre les arguments géopolitiques discrédités et la vision exceptionnaliste des États-Unis partagée par l’essentiel des élites de Washington, il faut comprendre la poursuite du conflit comme une formidable opération de racket. Les milliards de dollars d’argent public dépensés ont avant tout bénéficié aux entreprises américaines, qui savent défendre leurs intérêts. Les huit généraux à la retraite qui ont successivement commandé les opérations en Afghanistan sont employés par l’industrie de l’armement. De même, l’écrasante majorité des analystes et experts sollicités par les médias américains pour commenter le retrait afghan sont également payés par cette industrie, en tant que conseiller, consultant, lobbyiste ou membre des conseils d’administration.

«  Peut-être bien que notre plus grande et unique réalisation, malheureusement — et par inadvertance, bien sûr —, a été le développement de la corruption de masse. »

Ryan Crocker, ambassadeur américain à Kaboul sous Obama – cité dans les Afghanistan paper en 2016, traduction Le Monde diplomatique (septembre 2021)

Des conflits d’intérêts cachés au public, alors que les chaines d’informations emploient de plus en plus souvent des anciens cadres du renseignement pour commenter l’actualité. Les grands titres de presse sont par ailleurs dépendants ou influencés par leurs sources gouvernementales, elles-mêmes orientées par l’idéologie dominante et les perspectives de pantouflages. D’autant plus que la majorité des membres de l’administration Biden ont fait des allers-retours spectaculaires entre le public (sous Obama) et le privé, souvent dans des entreprises en lien avec l’industrie de l’armement.

En mettant fin au conflit afghan, Biden a également tué la poule aux œufs d’or. Pas étonnant qu’on lui fasse payer le prix fort.

L’Afghanistan, paradis des sociétés militaires privées

© IMR Russia

Imprévisible, la victoire éclair des talibans ? Plusieurs quotidiens français se sont émus de la faible résistance qu’ont rencontré les talibans – et ce, malgré les centaines de milliards de dollars dépensés par les États-Unis dans le pays pour construire un État central fort. Une analyse des bénéficiaires de ces sommes colossales permet de comprendre ce paradoxe apparent. Le Pentagone a en effet sous-traité à de nombreux contractants privés ses opérations militaires, au point que l’Afghanistan est devenu un emblème du phénomène de privatisation des armées. Cette logique de sous-traitance, soutenue par de puissants acteurs du complexe militaro-industriel, offre un élément permettant de comprendre pourquoi les États-Unis laissent derrière eux un « État failli » après deux décennies d’occupation.

Dyncorp, Kellogg Brown and Root (KBR), Military Professional Resources Inc. (MPRI), etc. L’Afghanistan est progressivement devenu un carrefour commercial pour les compagnies privées. Les sociétés militaires privées ont rempli le rôle traditionnellement dévolu à l’appareil de sécurité national (armée, police, services secrets etc.). Leur utilisation facilitée s’explique par l’ancrage dont elles disposent dans ce qu’on appelle les « États faillis. » Ces derniers ne peuvent de fait garantir les besoins fondamentaux de leur population, comme la santé, la sécurité, l’éducation, etc. Au sein de ces pays, les structures fondamentales ne peuvent s’acquitter de leurs fonctions premières. L’Afghanistan offre, à bien des égards, un exemple de faillite de son État. L’histoire du pays est marquée par une succession de guerres ethniques qui soulignent son incapacité à former une structure unificatrice et stable sur l’ensemble du territoire.

NDLR : pour une mise en perspective de la croissance des sociétés militaires privées, lire sur LVSL l’article du même auteur : « La guerre à l’heure du néolibéralisme »

L’Afghanistan devient au début du XXIe siècle une zone de convoitise pour les entrepreneurs privés. La politologue Béatrice Hibou illustre ce phénomène en montrant que « la privatisation de la violence révèle l’incapacité de l’État à financer des dépenses pourtant jugées nécessaires.1 » Pourtant, comme elle le fait remarquer, ces compagnies ne vont pas forcément remettre en cause la souveraineté des États. Au contraire, elles fonctionnent en collaboration étroite avec les plus hautes sphères gouvernementales sans lesquelles il leur serait difficile d’agir.

« On n’envahit pas les pays pauvres pour les rendre riches. On n’envahit pas les pays autoritaires pour les rendre démocratiques. Nous envahissons des pays violents pour les rendre pacifiques et nous avons clairement échoué en Afghanistan »

 — James Dobbins, ancien diplomate américain.

Les missions de ces contractants ne peuvent être résumées aux seules questions militaires et sécuritaires. Entraînement des forces locales, transport, construction, etc. : en Afghanistan, les marchés de la logistique et de la maintenance font travailler des contractants dans davantage de domaines que ceux strictement dédiés aux enjeux de sécurité. Le néo-mercenariat  – compris comme la nouvelle forme managériale qu’a pris cette activité depuis les années 90 – a permis une augmentation radicale des activités de ces firmes. La société DynCorp a rempilé en 2017 pour répondre à des contrats d’entraînement des forces de police et de l’armée afghanes. Ces sociétés se sont immiscées au cœur des missions principales de l’État afghan, ce qui explique aussi en partie pourquoi ce dernier n’a jamais réussi à devenir autonome et à assurer pleinement le fonctionnement de ses structures régaliennes.

Une intervention étrangère improvisée et amateur

À l’orée du XXIe siècle, industriels et think-tanks néoconservateurs poussaient depuis des années pour obtenir une intervention armée du gouvernement américain. L’opération lancée en octobre 2001, mal planifiée, a pourtant été conduite sans une quelconque forme de recul sur la situation locale. Les talibans ont bien été délogés en quelques semaines, pour autant qu’en serait-il de l’après ? Cette question clef départ a constitué un impensé crucial de l’intervention.

Si l’opération avait officiellement pour mission de retrouver Oussama Ben Laden, la question pétrolière sous-tendait officieusement l’intervention. L’acheminement des hydrocarbures de la mer Caspienne aurait permis aux Américains de gagner en autonomie vis-à-vis des pays de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP). À la fois motivés par des considérations sécuritaires et financières, il leur fallait consolider des bases et un État stable au sein duquel ils pourraient mener leurs activités. 

« Qu’essayions-nous de faire ici ? Nous n’avions pas la moindre idée de ce que nous entreprenions » Douglas Lute, responsable pour l’Irak et l’Afghanistan au Conseil de sécurité national (2007-2014).

Les choix stratégiques et politiques de l’implantation américaine ont rapidement révélé une méconnaissance profonde de l’histoire de l’Afghanistan. Douglas Lute, responsable pour l’Irak et l’Afghanistan au Conseil de sécurité national entre 2007 et 2014 a résumé cette intervention par ce simple aveu d’échec : « Qu’essayions-nous de faire ici ? Nous n’avions pas la moindre idée de ce que nous entreprenions.3 »

Leur volonté d’implanter un gouvernement afghan stable autour de figures controversées comme Hamid Karzai, présenté par ses opposants comme une marionnette de l’étranger, a rapidement conduit à l’échec. Non-prise en compte de la réalité multi-ethnique de cet État historiquement balkanisé, soutien à un gouvernement corrompu disposant d’un pouvoir limité en dehors de la capitale, volonté de ne pas inclure les talibans aux négociations post-intervention… Si les Américains ont l’intervention facile, mettre en œuvre les conditions nécessaires à leur départ est moins simple.

Un gouffre financier considérable

Afin de sécuriser leurs activités sur le sol afghan et de combattre au mieux les talibans, les Américains ont déversé des sommes astronomiques dans cette guerre de position. En 2019, le Pentagone avait estimé le coût des opérations américaines en Afghanistan à seulement 766 milliards de dollars depuis 2001. Pourtant un article de l’institut Watson, sorti récemment, considère que le coût total de la guerre en Afghanistan pour les États-Unis atteindrait plus de 2 000 milliards de dollars, ce qui comprend les opérations en Afghanistan et au Pakistan. La plupart de ces coûts gonflés sont dus aux paiements de sous-traitants militaires. Le département de la Défense a dépensé sans compter et sans contrôler vers qui étaient acheminées ces sommes4.

La corruption et le clientélisme se sont dangereusement développés dans le pays. Elles ont été favorisées par la stratégie de sous-traitance des gouvernements américain et britannique. Cette externalisation visant à confier des sommes démesurées à des compagnies privées ou des groupements locaux d’insurgés a participé de l’alimentation de la corruption sur le sol afghan. Face aux logiques corruptrices des forces étrangères qui ont fini par s’extraire du respect dû aux institutions, les talibans ont finalement représenté le droit pour de nombreux Afghans. 

« L’ampleur de la corruption était le résultat involontaire de l’inondation de la zone de guerre avec beaucoup plus de contrats d’aide et de défense que l’Afghanistan appauvri ne pourrait en absorber. » (The Afghanistan Papers)

Le Washington Post a consacré en 2019 un dossier complet de plusieurs milliers de pages sur la guerre en Afghanistan en dévoilant des témoignages de hauts gradés de l’armée, politiques et contractants sur la réalité de la gestion de l’intervention. On y découvre une intervention américaine assez peu préparée, des soldats qui n’ont pas la moindre idée de ce qu’ils doivent faire et surtout une prise de conscience rapide que le conflit est amené à durer. Mais plus encore, on se rend compte dans cette enquête des sommes colossales qui ont été mises sur la table et qui étaient distribuées à des groupements ou personnes qui semblaient pouvoir être utiles pour vaincre les talibans. Washington aurait ainsi toléré les pires contrevenants, qu’ils soient seigneurs de guerre, trafiquants de drogue ou entrepreneurs dans le secteur de la défense. Le plus impressionnant étant la capacité de corruption endémique du gouvernement afghan ou de ses prétendus alliés.

Le journaliste Craig Whitlock écrit : « L’ampleur de la corruption était le résultat involontaire de l’inondation de la zone de guerre avec beaucoup plus de contrats d’aide et de défense que l’Afghanistan appauvri ne pourrait en absorber. Il y a eu tellement d’excès, financés par les contribuables américains, que les opportunités de la corruption et la fraude sont devenues presque illimitées, selon les entretiens. » 

Pour résumer le problème de cette corruption institutionnalisée au sein du gouvernement Karzai, Christophe Kalenda, un ancien colonel déployé en Afghanistan, déclarait simplement : « La petite corruption est comme le cancer de la peau ; il existe des moyens de gérer cela et vous irez probablement très bien. La corruption au sein des ministères, au niveau supérieur, est comme le cancer du côlon ; c’est pire, mais si vous le traitez à temps, vous allez probablement bien. La kleptocratie, cependant, est comme le cancer du cerveau ; c’est fatal. »

Le gouvernement d’Ashraf Ghani, élu en 2014 avec la promesse d’en finir avec les scandales de corruption, n’a finalement pas réussi à enrayer les dynamiques à l’œuvre. Un an après son arrivée au pouvoir, Transparency International a rétrogradé l’Afghanistan sur son indice de corruption, classant le pays troisième à partir du bas, devant la Somalie et la Corée du Nord.

Les États-Unis ont cependant fini par voir d’un mauvais œil les pratiques du gouvernement afghan et ont commencé à réduire leurs aides. En septembre 2019, le chef de la diplomatie américaine Mike Pompeo avait accusé le gouvernement afghan de laxisme et d’inefficacité dans la lutte contre la corruption, avant d’annoncer le retrait de plus de 160 millions de dollars d’aide directe.

« Gert Berthold, un juriscomptable qui a servi dans un groupe de travail militaire en Afghanistan au plus fort de la guerre, de 2010 à 2012, a analysé plus de 3 000 contrats du département de la Défense d’une valeur de 106 milliards de dollars pour voir qui en bénéficiait » (The Afghanistan Papers “Consumed by corruption”). La conclusion qu’il en tire est qu’environ 40 % de cet argent a fini dans les proches d’insurgés, syndicats criminels ou de fonctionnaires afghans corrompus.

L’externalisation sans contrôles a donc amplifié une situation de tension dans le pays. D’autant plus que les compagnies privées opérant sur le sol afghan n’avaient rien à gagner d’une résolution pacifique des conflits. Ces compagnies vivent de la guerre, la fin prématurée d’un conflit n’est pour elles qu’une perte d’activité lucrative. Plusieurs grandes sociétés américaines ont d’ailleurs capté la majeure partie des fonds affectés par l’OTAN et initialement destinés à l’armée nationale afghane (ANA). Des sommes censées apporter un soutien financier aux forces et institutions de sécurité afghanes. Ces compagnies se sont regroupées au sein de la Private Security Companies of Afghanistan qui rassemble entre autres : « Xe » (Blackwater), DynCorp, Military Professional Resources Inc. (MPRI) et Kellogg Brown and Root (KBR)5. Cette décision de déléguer la dimension sécuritaire à des groupements privés notamment pour entraîner et organiser l’armée régulière afghane a empêché cette dernière de se structurer. L’externalisation à outrance a fatalement empêché l’État d’ancrer son autorité. 

Un État gangrené par les sociétés militaires privées 

Avant l’Irak, l’Afghanistan a constitué un laboratoire de la privatisation des armées poussée à son paroxysme. Selon une étude de l’Institut Watson sortie l’année dernière concernant les interventions en Afghanistan et en Irak, au cours de la période 2001-2019, 62 % des contrats (en dollars) du DOD (Departement Of Defense) concernaient des services, y compris principalement le soutien aux installations, ainsi que l’ingénierie, l’administration de bureau, les télécommunications, les services de location pour les véhicules et les bâtiments, et divers autres services divers4. Contrairement aux fantasmes que suscite le sujet, la délégation des questions purement militaires n’a concerné qu’une infime partie de l’activité de ces contractants en Afghanistan.

Le nombre de contractants américains a explosé ces dernières années au Moyen-Orient, bouleversant le ratio avec les forces de l’armée régulière. En 2019, on pouvait même recenser dans cette région du monde 53 000 contractants américains pour seulement 35 000 soldats de l’armée régulière

Le recours à ces sociétés privées n’a cessé de s’accroître au fil de la guerre sous la pression de la frange néoconservatrice américaine. « Selon le rapport 2019 du Congressional Research Service (CRS) Department of Niveaux d’entrepreneurs et de troupes de la Défense en Afghanistan et en Irak : 2007-2018, ces dernières années la présence d’entrepreneurs en Afghanistan et en Irak représentait souvent plus de 50 pour cent de la présence totale du DoD dans le pays ». Un roulement s’est progressivement institué avec l’armée régulière. Pour des raisons financières et symboliques, les États-Unis ont décidé d’externaliser en partie leur présence dans les zones de guerre dont ils souhaitent s’extraire.

Le nombre de contractants américains a explosé ces dernières années au Moyen-Orient, bouleversant le ratio avec les forces de l’armée régulière. En 2019, on pouvait même recenser dans cette région du monde 53 000 contractants américains pour seulement 35 000 soldats de l’armée régulière4. Et le cas afghan a été une des illustrations les plus flagrantes de ce phénomène.

La fonction symbolique du soldat auxiliaire a permis aux États-Unis de minorer ses pertes en zone de guerre en passant sous silence la mort des contractants. À la fin de l’année 2019, on recense la mort de 3 814 entrepreneurs en Afghanistan contre environ 2 300 soldats. Le bilan lourd de part et d’autre aurait donc pu être d’autant plus catastrophique pour le gouvernement.

Après une courte réduction d’effectifs sous Obama, on constate une accentuation du recours aux contractants sous la présidence Trump. Ce dernier, lié à des dirigeants de grandes sociétés privées comme Erik Prince – qui a défendu à de nombreuses reprises une privatisation de la guerre en Afghanistan6, a fait accroître considérablement leur nombre au cours de son mandat. Au total on pouvait comptabiliser en octobre 2020 près de 18 000 contractants en Afghanistan, comprenant 6000 américains et 7 000 ressortissants de pays tiers, selon un organisme de surveillance du gouvernement américain.

Des sociétés hors de contrôle 

La mauvaise réputation des ces contractants a souvent permis d’alimenter le discours anti-Occident des talibans. L’impunité dans laquelle il leur est arrivé de fonctionner au cœur de la guerre a été constamment critiquée sans être remise en cause.

Les multiples bavures commises par des contractants de sociétés militaires privées en Afghanistan sont pour la plupart restées sans suite. Ainsi, le 5 mai 2009, quatre hommes de Blackwater (sous couvert d’une société appelée Paravant) tiraient sur une voiture, causant un mort et quatre blessés. Aucune raison tangible n’a permis de justifier cet acte inqualifiable, et malgré tout le gouvernement afghan s’est retrouvé réduit à l’impuissance – ce qui a permis aux talibans d’exploiter cette tragédie.

On peut lire dans un rapport de l’Office des Nations unies contre les drogues et le crime : « En Afghanistan, le ministère de l’Intérieur avait mis en place en 2008 une procédure d’enregistrement et d’agrément pour les sociétés militaires privées opérant dans les limites du territoire afghan. Les autorités afghanes avaient souhaité établir des règles contraignantes et disposer d’un droit de regard pour clarifier l’organisation interne et connaître les hauts responsables de ces sociétés.7 » Pourtant, comme le montre Ilyasse Rassouli, ce qui ressemblait plus à un droit de regard qu’à une règle réellement contraignante n’a finalement été suivi d’aucun acte concret, du fait qu’il n’existait aucun mécanisme d’enregistrement des plaintes et de sanctions. Les États-Unis ne le désirant pas plus que les compagnies elles-mêmes.

Les choses auraient pourtant dû aller plus loin quelques années après, suite à de nombreuses dérives de compagnies. Comme l’analyse un article du Monde diplomatique : « Le Président afghan Hamid Karzaï avait émis un décret en août 2010 pour que toutes les sociétés militaires privées présentes en Afghanistan cessent leur activité à la fin de l’année. Par l’intermédiaire du commandant en chef des forces américaines, le général Petraeus, les États-Unis ont réussi à court-circuiter cette décision et ont négocié avec le pouvoir afghan des dérogations pour les sociétés militaires privées américaines.7 »

Mais si les sociétés étrangères sont mises en lumière, il ne faut pourtant pas oblitérer le poids des compagnies privées afghanes. Plus soucieuses des règles et souvent liées étroitement au pouvoir en place, ces compagnies n’en ont pas moins comblé le déficit de structures étatiques du pouvoir central. On pourra citer parmi les plus importantes : Asia Security Group (contrôlé par Hashmat Karzaï, cousin du président), NLC Holdings (fondée par le fils de Rahim Wardak, ministre de la Défense), Sherzai (un des plus anciens soutiens de Karzaï), Watan Risk Management (propriété des frères Popal, autres cousins de Karzaï), ou encore Commando Security aux mains du commandant Ruhullah, un seigneur de guerre étroitement lié au gouvernement et qui escorte les convois américains entre Kandahar et la province d’Helmand. (Libération, 23 août 2010). Ces organisations ont pour la plupart bénéficié de la manne d’argent déversée par les Américains en Afghanistan.

La mise en place d’un système d’extorsion organisé

En s’intéressant à la question du financement des talibans, nombreux sont ceux qui ont pointé les investissements provenant de pays étrangers,  la question du commerce de l’opium ou l’utilisation de ressources propres au pays sur les territoires occupés. Pourtant un point a souvent échappé à cette grille d’analyse : le rançonnage des activités de compagnies étrangères sur le sol afghan. Si le trafic de l’opium ne leur rapporte que 10 à 15% de leurs revenus selon un rapport de 2009, la majeure partie des sommes est en fait prélevée localement8.

Plus on « reconstruit » l’Afghanistan, et plus les talibans s’enrichissent. » 

Laisser-faire ou connivence, pour assurer la sécurité de certaines routes ou de chantiers, certaines compagnies ont dû s’assurer l’accord des talibans en échange de modiques sommes. Faire appel aux talibans pour protéger ses installations ou tout simplement éviter de se faire attaquer était devenu presque habituel et permettait à des sociétés, qu’elles soient afghanes ou étrangères, de minimiser leurs coûts. Une hypocrisie s’était donc installée alors que des accords naissaient entre ennemis pour des raisons purement économiques. Comme le note le Monde diplomatique en 2010, « Les principales cibles de ce racket sont les militaires américains, ou plus exactement leurs sous-traitants. Chaque mois, six à huit mille convois livrent à quelque deux cents bases le matériel nécessaire à la conduite de la guerre : munitions, essence, matériel de bureau, papier toilette, téléviseurs.9 » Les sociétés militaires privées ne pouvant se permettre de subir attaques après attaques s’étaient donc résolues à subir une extorsion pure et simple pour pérenniser leurs activités.

Mike Hannah, chef de projet pour une entreprise de camionnage appelée Afghan American Army Services, a expliqué, atterré : « Vous payez les habitants des zones locales – certains sont des chefs de guerre, d’autres des politiciens de la police – pour faire passer vos camions. » Les sommes variant selon les différents itinéraires. Pour Hannah, la situation était simple, sans accords financiers ses camions s’exposaient à être attaqués.

Aram Roston journaliste pour le média The Nation ne pourra que constater cette quasi duplicité notamment dans le sud de l’Afghanistan dans les terres les plus hostiles. “Les entreprises de sécurité ne protègent pas vraiment les convois de marchandises militaires américaines ici, car elles ne le peuvent tout simplement pas ; ils ont besoin de la coopération des talibans10” Des sociétés comme Four Horsemen International se sont risquées à tenter d’assurer par eux-mêmes la sécurité de leurs transports, mais après avoir subi de lourdes pertes, ils durent se résoudre à se conformer à ce chantage. Pour les compagnies, s’allier à ceux qu’ils étaient censés combattre devenait tolérable quand il fallait mener à bien leurs activités. 

Les sociétés militaires privées cherchent à embaucher des employés au prix le plus bas possible pour effectuer leurs missions de logistique. Poussés par l’espoir d’obtenir un salaire plus avantageux et un emploi stable, nombreux sont ceux qui vont quitter leur pays d’origine pour se mettre au service de ces compagnies en zone de guerre. Ainsi, des milliers de travailleurs issus de pays pauvres comme les Philippines ou le Népal ont dû fuir en urgence l’Afghanistan après le retrait des troupes américaines. Comme le montre le Los Angeles Times, certains se sont retrouvés coincés à Dubaï en attendant de trouver un moyen de rentrer chez eux. Les clauses assez floues des contrats de ces compagnies leur ont permis de pouvoir se décharger de toute responsabilité vis-à-vis de leurs employés.

Le géant de la construction Fluor, un des plus grands entrepreneurs en Afghanistan, qui a obtenu plus de 3,8 milliards de dollars de la part du ministère de la Défense américain depuis 2015 a utilisé le prétexte de la crise sanitaire pour expliquer la situation. Ainsi malgré le départ progressif des États-Unis, « début juin, 2 491 travailleurs contractuels étrangers restaient dans les bases américaines à travers l’Afghanistan, contre 6 399 en avril, selon les derniers chiffres de l’inspecteur général spécial pour la reconstruction de l’Afghanistan. » Il était bien moins risqué pour le gouvernement américain d’exposer les contractants plutôt que leurs soldats.

Quid des contractants après le retrait des forces américaines ?

Le général Kenneth McKenzie, chef du Commandement central américain, avait déclaré que les sous-traitants quitteraient le territoire comme le fait l’armée américaine, ce qui est d’ailleurs une condition fixée noir sur blanc dans l’accord de Doha. Ces négociations menées sous la présidence Trump avaient fixé un calendrier pour le retrait de troupes américaines en échange d’un cessez-le-feu et de garanties sécuritaires.

Le jugement de McKenzie sur les contractants posait pourtant certaines questions. Tout d’abord le coût de ce départ. Le département de la Défense américain a conclu en Afghanistan près d’un milliard de contrat avec dix-sept compagnies différentes, des accords souvent convenus sous l’administration Trump. Mais l’échéance de nombre d’entre eux renvoie à 2023 voire au-delà, en cas de départ accéléré, le Pentagone s’expose donc à devoir payer des centaines de millions de dollars ou à faire face à des années de litiges juridiques.

Mais une autre raison pourrait permettre de minimiser ces annonces du départ des Sociétés Privées par le gouvernement Biden. Parmi les sociétés militaires privées présentes sur le sol afghan, nombre d’entre elles ne travaillent pas pour l’armée mais plutôt pour d’autres départements et une série d’organismes privés. On peut ainsi prendre l’exemple de l’Agence américaine pour le développement international ou le département d’État qui retiennent tous les deux des contractants pour les programmes en cours (à l’extérieur de Kaboul), malgré le retrait. Un entrepreneur de Bagram a ironisé en estimant que « McKenzie parlait de sous-traitants américains sur les contrats du DoD, mais pas nécessairement des autres agences ou d’autres nationalités. Il y a beaucoup de « si » et d’exceptions potentielles dans cette ligne de sa part. » La présence américaine par le biais de certaines compagnies n’était donc pas prête de disparaître de ce conflit. Pour autant, avec la reprise du pays par les talibans et le départ des officiels et de nombre de sociétés, les entrepreneurs américains ont dû se conformer à suivre le chemin de l’armée régulière américaine.

Le retrait soudain de certaines compagnies est une des raisons de l’échec rapide de l’armée afghane face aux talibans. En plus du départ des soldats, le retrait du personnel nécessaire et essentiel pour faire fonctionner l’armée de l’air est une des causes fondamentales de cette déroute. En mai déjà, des experts militaires et un rapport de l’inspecteur général du ministère de la Défense tiraient la sonnette d’alarme. Ils estimaient que les forces afghanes ne pourraient pas faire voler les dizaines d’avions de combat, d’avions cargo, d’hélicoptères et de drones de fabrication américaine pendant plus de quelques mois. Sans force aérienne structurée et le personnel adéquat, l’avantage tactique de la force afghane a été rapidement perdu.

Les sociétés militaires privées s’adaptent. Si elles profitent d’une intervention militaire et d’une implantation sur le long terme, elles peuvent également bénéficier du chaos et de l’échec des opérations de pacification. Selon le Wall Street Journal, l’ancien dirigeant de la sulfureuse compagnie Blackwater, Erik Prince, aurait ainsi déclaré qu’il offrait des places dans un avion affrété au départ de Kaboul pour 6 500 $ par personne. Ces tentatives des contractants restent dispersées et compliquées par les talibans et l’armée américaine. Le temps fait défaut et les contractants en profitent pour pallier aux manquements des gouvernements étrangers pour des raisons souvent plus financières qu’humanitaires.

Sources :

[1] Hibou, Béatrice. « Avant-propos », Béatrice Hibou éd., La privatisation des États. Karthala, 1999, pp. 5-9. 

[2] Dr.Rondeaux Candace, Bauer Gregory, Campos Krisanne, “Interview of Ambassador James Dobbin, The Afghanistan Papers”, The Washington Post, Monday, 11 Janvier 2016

[3] Campos Krisanne, Rondeaux Candace, “Interview de Douglas Lutte Assistant du président et conseiller adjoint à la sécurité nationale pour l’Irak et l’Afghanistan, The Afghanistan Papers”,  The Washington Post, 20 Février 2015. 

[4] Peltier, Heidi, “The Growth of the “Camo Economy” and the Commercialization of the Post-9/11 Wars”, Boston University, 30 Juin 2020.

[5] Charlier, Marie-Dominique, “Mercenaires d’Etat en Afghanistan”, Le Monde Diplomatique, Février 2010.

[6] Hasan Mehdi, “Erik Prince de Blackwater: Irak, privatisation des guerres et Trump | Tête à tête”, Youtube Al Jazeera English, 8 Mars 2019.

[7] Ilyasse Rassouli. « Les sociétés militaires privées : acteurs controversés de la sécurité internationale », mémoire soutenu en Science politique à la faculté de Science Po Grenoble, 2014.

[8] UNODC, « Addiction, crime and insurgency : The transnational threat of Afghan opium », Octobre 2010.

[9] Imbert, Louis, “ D’où vient l’argent des talibans ?”,  Le Monde Diplomatique, Septembre 2010.

[10] Roston, Adam, “How the US Funds the Taliban”, The Nation, 11 Novembre 2009.

Afghanistan : comment le cauchemar islamiste a germé sur les ruines de la révolution

La symbolique socialiste arborée par les révolutionnaires afghans © Asian Marxist Review

Abondamment commentés, les quarante ans de la Révolution islamique iranienne, ont occulté un autre événement survenu lui aussi entre les années 1978 et 1979 : la révolution afghane marxisante du Parti populaire démocratique d’Afghanistan. La comparaison entre ces deux révolutions est éloquente : l’une, en mêlant le vocabulaire et les méthodes des mouvements tiers-mondistes à un rejet de la modernité occidentale, a conduit à un retour de l’élément religieux dans la géopolitique de la région. L’autre, menée par des militants formés à l’école du marxisme-léninisme orthodoxe, désireux d’imposer la sécularisation d’une société encore largement traditionnelle, apparaît comme la dernière du genre, entraînant dans son échec une URSS mourante qui n’a pas pu supporter une guerre asymétrique qui s’est imposée à elle par la force des événements ainsi que la volonté des États-Unis et du Pakistan.


De la révolution afghane, les pays occidentaux auront surtout retenu le dénouement, avec l’entrée des forces soviétiques sur le territoire de leur voisin du sud, occasion pour les anti-communistes de pointer du doigt, cinq ans après la chute de Saïgon, l’agressivité d’une puissance communiste conquérante qui n’a pas les scrupules du monde occidental, tandis que journalistes et artistes affichaient un soutien sans nuances à la rébellion [1]. Les communistes européens se faisaient remarquer, dans le même temps, par leur défense contre-productive du grand-frère soviétique (on se souvient du « droit de cuissage » évoqué par Georges Marchais, qui n’avait pas plus de réalité dans l’Afghanistan des années 1970 que dans l’Europe médiévale). L’armée soviétique renversait en réalité un gouvernement nourri d’idéologie marxiste-léniniste pour le remplacer par un autre qui ferait preuve, au fil des ans, de plus en plus de modération ; elle n’intervenait en fait qu’après de longues hésitations et plusieurs refus adressés aux gouvernements afghans précédents.

L’Afghanistan : un État-tampon dans le Grand jeu centrasiatique

L’État afghan tel qu’on le connaît apparaît au XVIIIe siècle. Il a longtemps été confronté aux velléités conquérantes de l’Empire russe au nord et de la Compagnie des Indes orientales britannique au sud. Il s’est trouvé au centre d’un affrontement géostratégique que l’on a communément appelé le Grand jeu.

Malgré plusieurs effondrements du pouvoir central et des divisions du pays entre dynasties rivales et de surcroît, trois interventions militaires britanniques, le pays conserve son indépendance. Cela permet à ses souverains d’apparaître comme les défenseurs de l’Islam face aux puissances chrétiennes tout en jouant sur la rivalité anglo-russe, les deux puissances ayant rapidement compris que l’intervention indirecte était un meilleur moyen de contrôler le pays que l’intervention militaire. Cette qualité d’État invaincu et refuge de l’Islam sert de fondement à un début de sentiment national au sein d’un pays composé d’une mosaïque d’ethnies, elles-mêmes traversées de divisions claniques internes.

https://en.wikipedia.org/wiki/Remnants_of_an_Army#/media/File:Remnants_of_an_army2.jpg
Remnants on an army d’Elizabeth Thompson représente le retour du chirurgien William Brydon, seul survivant de l’expédition envoyée contre Kaboul en 1841, en Inde britannique. Ce tableau illustre, dans l’imaginaire occidental, l’idée de l’Afghanistan comme un pays éternellement insoumis aux grands empires.

Si le Grand jeu prend fin avec l’alliance anglo-russe de 1907, il est réactivé par la guerre froide, qui voit s’opposer cette fois la puissance américaine et ses alliés iraniens et pakistanais à l’URSS restée maîtresse de l’Asie centrale. Le pays, toujours monarchique, conserve son rôle d’État-tampon avec sa neutralité et profite ainsi des offres d’aide de l’un et de l’autre des joueurs, en orientant selon les circonstances sa diplomatie vers l’un ou vers l’autre des camps. Un équilibre séculaire brutalement rompu en 1978 par la prise de pouvoir du Parti populaire démocratique d’Afghanistan, allié de Moscou.

Un parti marxiste-léniniste au pouvoir

Il peut paraître à première vue étrange qu’un parti d’inspiration communiste ait pu prendre le pouvoir dans un pays comme l’Afghanistan des années 1970 : malgré une certaine ouverture sur le monde de la jeunesse urbaine, un timide développement du tourisme et des travaux de modernisation des infrastructures réalisés avec le soutien de l’un ou l’autre compétiteur de la Guerre froide, le pays apparaît comme encore très largement rural et peu modernisé. Avec une population agricole intégrée à des mécanismes clientélaires qui régissent une grande partie de la vie sociale, un poids écrasant de l’Islam traditionnel et une classe ouvrière quasi-inexistante, on était aux antipodes du modèle révolutionnaire marxiste. Pourtant, des intellectuels nourris de marxisme-léninisme et trouvant dans cette doctrine un moyen de moderniser radicalement le pays plus qu’une utopie collectiviste, fondent en 1965 le Parti populaire démocratique d’Afghanistan, appelé à prendre le pouvoir au cours de la décennie suivant. Le parti ne se présente pas comme communiste ; mais si, à l’instar de son homologue iranien le Tudeh (parti des masses populaires), comme nationaliste et réformateur, le parcours intellectuel de ses dirigeants et ses liens avec Moscou ne laissent pas de doutes quant à son positionnement. D’autres partis d’inspiration marxiste, notamment maoïstes, voient le jour parmi les groupes ethniques minoritaires du nord du pays, tandis que le Parti populaire démocratique d’Afghanistan (PPDA) reste implanté dans l’ethnie majoritaire pashtoune.

L’équilibre du Grand jeu est rompu, et l’Union soviétique ne peut désormais plus lâcher le gouvernement de Taraki sous peine de subir un grave revers diplomatique et de remettre en cause le dogme de l’irréversibilité révolutionnaire

C’est en avril 1978 que le PPDA passe à l’action et proclame la République démocratique d’Afghanistan, dirigée par l’écrivain Nur Mohammad Taraki et son adjoint, Hafizollah Amin, qui occupe le ministère des affaires étrangères. Sans que Moscou ne lui ait donné de directives, un parti communiste s’est donc emparé de tous les leviers du pouvoir en Afghanistan, de sa propre initiative. Mais Moscou ne peut que suivre, et signe dans la foulée un traité d’amitié avec l’Afghanistan, fournissant des conseillers, des subsides et du blé en échange de l’installation de bases militaires. L’équilibre du Grand jeu est rompu, et l’Union soviétique ne peut désormais plus lâcher le gouvernement de Taraki sous peine de subir un grave revers diplomatique et de remettre en cause le dogme de l’irréversibilité révolutionnaire.

De la « République Démocratique » à l’intervention soviétique

Arrivé au pouvoir, le PPDA met en place une politique de vastes transformations de la société afghane, dont la radicalité tranche avec le réformisme modéré du gouvernement nationaliste précédent : abolition des dettes paysannes, réforme agraire sans compensations, égalité homme-femme. Si cet agenda est indéniablement progressiste, leur caractère profondément déstabilisateur pour la société traditionnelle s’ajoute à la répression systématique des opposants, fussent-ils des modernisateurs ou d’autres marxistes, avec une pratique de la torture dont l’usage à grande échelle inquiète Moscou, rend rapidement le régime impopulaire. Le choix de l’abandon du tricolore afghan pour un drapeau entièrement rouge, faisant disparaître le vert islamique, et les déclarations de responsables locaux contre la religion contribuent encore à attiser l’hostilité qui se mue rapidement en révoltes armées. Si des mouvements hostiles au pouvoir central au nom de la défense de l’Islam traditionnel existaient avant la révolution, ils prennent une autre dimension face au pouvoir communiste. Le 9 mars 1979, une insurrection éclate à Hérât, grande ville de l’ouest afghan, où des militaires se rallient à la population et aux religieux. La situation ne peut être résolue que grâce à l’appui des soviétiques.

Si cet agenda est indéniablement progressiste, leur caractère profondément déstabilisateur pour la société traditionnelle s’ajoute à la répression systématique des opposants, fussent-ils des modernisateurs ou d’autres marxistes

Conscients de la détérioration de la situation et sceptiques quant à l’action du gouvernement ainsi qu’au bien-fondé de politiques socialistes dans le pays, les dirigeants soviétiques reçoivent Nur Mohammad Taraki le 20 mars, et restent sourds face à ses demandes d’intervention militaire [2]. Mais la situation échappe de plus en plus à leur contrôle, alors que le 14 septembre, Hafizollah Amin renverse Taraki et élargit encore la répression ; les soviétiques le soupçonnent par ailleurs d’être un agent américain, multipliant les actions contre-productives pour décrédibiliser l’agenda socialiste de la révolution. Du 8 au 12 décembre, le politburo prend définitivement la décision de destituer Amin et de déployer des troupes en Afghanistan pour assurer la solidité du nouveau régime, qui sera dirigé par Babrak Karmal, l’ancien chef de fil du Partcham. Après avoir échappé à deux tentatives d’empoisonnement, Amin est éliminé par un assaut des forces spéciales soviétiques le 27 décembre [3]. Le lendemain, des blindés soviétiques traversent la frontière, l’occupation commence.

La guerre des États-Unis et du Pakistan

Avec l’invasion soviétique, un conflit interne à un pays alors largement méconnu allait devenir un enjeu mondial. Les Occidentaux n’avaient pourtant pas attendu l’intervention directe pour intervenir en Afghanistan aux côtés des opposants au régime du PPDA, participant à la déstabilisation du pays dans le but clairement défini d’attirer les troupes de l’Union soviétique en Afghanistan et d’en faire un « Vietnam de l’armée soviétique », comme l’avait reconnu Zbigniew Brzezinski [4]. L’invasion soviétique puis l’élection de Ronald Reagan amplifient l’aide américaine aux rebelles, qui reçoivent plusieurs milliards de dollars de subsides et d’armements. Le missile américain Stinger, apparu sur le terrain en 1987, marque un tournant : permettant d’abattre les hélicoptères, il prive l’armée rouge de sa maîtrise totale du ciel et ruine une stratégie de contre-guérilla jusqu’alors plutôt efficace.

C’est l’aide étrangère qui transforme progressivement la nature de la guérilla, qui passe d’une insurrection visant à défendre la société traditionnelle à un ensemble de mouvements prônant un Islam radical importé d’Arabie Saoudite et des écoles Déobandi indo-pakistanaises, bientôt insérés dans des réseaux djihadistes mondiaux. On évoque souvent l’importance des réseaux de volontaires internationaux, comme ceux du saoudien Oussama Ben Laden, et leurs liens avec les services américains et les dirigeants de l’Arabie Saoudite. Mais c’est le Pakistan qui joue le rôle plus important : pays d’accueil de l’opposition politique afghane, la République islamique alors dirigée par le général Zia est bientôt chargée de la répartition de l’aide internationale. Le général va en faire une arme pour servir ses propres intérêts stratégiques. Avec leur expérience du clientélisme tribal, les services pakistanais privilégient les groupes appartenant à l’ethnie dominante pashtoune et prônant le plus ouvertement l’Islam le plus fondamentaliste. Il ne s’agit pas, pour le régime de Zia, de reconstituer un Afghanistan unifié et souverain mais d’exercer un contrôle indirect sur les zones pashtounes, stratégiquement utiles en cas de conflit futur avec l’Inde, tout en mettant fin aux vieilles revendications irrédentistes afghanes sur les régions pashtounophones pakistanaises. Les groupes plus modérés comme les Tadjiks d’Ahmad Shah Mas’ud, dont le charisme et la francophilie lui vaudront pourtant le soutien de l’intelligentsia française, bénéficient d’une aide bien moindre.

De la fin du gouvernement révolutionnaire au cauchemar islamiste

Alors que l’Armée rouge et les troupes régulières afghanes s’embourbent dans une lutte qu’il est de plus en plus improbable de remporter, le gouvernement, désormais dominé par la faction Pârtchâm, cherche à poursuivre ses réformes tout en jouant la carte de la modération. Le drapeau rouge est abandonné au profit d’une nouvelle version du tricolore afghan, lequel est orné en médaillon d’une étoile rouge…surmontant un Coran ouvert. Le remplacement de Karmal par Muhammad Nadjibollah en 1987, accentue encore cette tendance. Conscient que le retrait des troupes soviétiques voulu par Gorbatchev est proche, il présente son gouvernement comme musulman et nationaliste, prône une réconciliation nationale et cherche à prendre contact avec ses adversaires. Malgré son implication indéniable dans la répression et la torture des opposants politiques, il parvient à gagner une véritable popularité en apparaissant comme le garant de l’unité nationale face aux ingérences du Pakistan, nouvel ennemi extérieur après le retrait des troupes soviétiques achevé en 1989. Cette stratégie explique le maintien du régime jusqu’en 1992, d’autant plus que certaines exactions commises par les groupes rebelles convainquent les populations urbaines de se ranger derrière Nadjibollah, ou tout au moins de ne pas ouvrir leurs portes à la rébellion.

Conscient que le retrait des troupes soviétiques voulu par Gorbatchev est proche, nadjibollah présente son gouvernement comme musulman et nationaliste, prône une réconciliation nationale et cherche à prendre contact avec ses adversaires

La disparition de l’Union soviétique et de son aide financière condamne cependant le régime à la chute. Le 29 avril 1992, Mas’ud entre dans Kaboul sans combattre après avoir rallié une partie des fonctionnaires issus comme lui des minorités du Nord. Un nouveau gouvernement est mis en place. Le retour à la paix reste possible : Mas’ud et Rabbani, chef politique de son mouvement, sont conscients qu’il leur faut s’appuyer sur l’ancienne administration pour permettre le retour à l’unité et l’indépendance. Mais l’absence de soutien des occidentaux et la pression du Pakistan ne permettent pas de parvenir à rétablir une situation stable ; les factions rebelles s’affrontent dès lors dans une guerre civile aux alliances mouvantes. Avec le soutien de l’ancien communiste Rashid Dostom, principal dirigeant de la minorité ouzbèke, rallié un temps à Mas’ud, les troupes islamistes de Hekmatyar bombardent une première fois Kaboul, mais les troupes de Mas’ud tiennent bon.

Au Pakistan, le retour progressif à la démocratie ne change pas fondamentalement la politique afghane. Face aux alliés islamistes pashtounes des services de renseignement de l’armée de l’ancienne dictature, restés très puissants, le gouvernement de la première ministre Benazir Bhutto créé sa propre force islamiste afghane ; ce seront les Talibans. Ceux-ci bousculent les troupes de Hekmatyar puis chassent Mas’ud de Kaboul. Le cauchemar fondamentaliste s’abat sur le pays, qui n’en est jamais tout à fait ressorti.

Menée par des factions aussi pressées d’imposer leur vision au pays que de s’entre-déchirer, se perdant dans un cycle de répressions et de violences en ne voulant pas prendre en compte les réalités de l’Afghanistan traditionnel, la révolution afghane clôt sur un échec total la vague des révolutions progressistes et modernisatrices au Moyen-Orient. En enfonçant l’URSS dans une guerre qui use ce qui lui restait de ressources financières et de crédibilité internationale, elle contribue également à mettre fin à l’aventure révolutionnaire du XXe siècle. Alors que le chiisme politique s’installe dans l’Iran voisin, l’Afghanistan devient le point de ralliement des réseaux fondamentalistes sunnites qui, l’ennemi communiste athée abattu, ne tardent pas à se retourner contre l’Occident, tout autant haï. Pour les décennies suivantes, l’opposition à la mondialisation libérale et à l’impérialisme va sembler passer, dans le discours du moins, de la revendication de l’indépendance et du développement à une question de spiritualité et de civilisation, et sera ressentie comme telle dans tous les camps.

[1]Henri Souchon, « Quand les djihadistes étaient nos amis », in Le Monde Diplomatique, février 2016 (https://www.monde-diplomatique.fr/2016/02/SOUCHON/54701 )

[2] Gilles Rossignol, « L’intervention militaire soviétique vue de Moscou », in « Les nouvelles d’Afghanistan », n°157, juin 2017.

[3] Gilles Rossignol, « L’élimination d’Hafizollah Amin », in « Les Nouvelles d’Afghanistan », n°158, septembre 2017.

[4] Interview de Zbigniew Brzezinski par le Nouvel Observateur, 15/01/1998 : https://www.les-crises.fr/oui-la-cia-est-entree-en-afghanistan-avant-les-russes-par-zbigniew-brzezinski/

Principales sources pour la contextualisation historique et géopolitique:

Michael Barry, Le Royaume de l’Insolence. L’Afghanistan 1504-2011, Flammarion, 2011.

Anthony Arnold, Afghanistan’s two party communism, Hoover Press, 1983.

Christian Parenti, « Retour sur l’expérience communiste en Afghanistan », in Le Monde Diplomatique, août 2012