Manifestations des agriculteurs : la FNSEA dépassée ?

Des agriculteurs déversent du fumier, du lisier et des déchets devant la préfecture d’Agen et y allument des feux, le 24 janvier 2024. © Capture d’écran – vidéo du compte Twitter Anonyme Citoyen

« Agriculteurs en colère », « on marche sur la tête », «on veut nourrir, pas mourir », « on est sur la paille »… Cet automne, les banderoles de ce type se sont multipliées dans la France rurale, notamment aux abords des axes routiers. Depuis quelques jours, les actions des agriculteurs se sont intensifiées et le gouvernement craint un embrasement général. Les racines de la colère sont en effet profondes : incapacité à vivre de leur travail, exaspération face à la bureaucratie, rejet des accords de libre-échange et parfois aussi opposition aux normes environnementales jugées trop contraignantes. Si la FNSEA et les Jeunes Agriculteurs, défenseurs de l’agro-industrie, tentent de canaliser le mouvement, celui-ci semble leur échapper. Une occasion de pointer enfin l’hypocrisie de ces syndicats, qui prétendent défendre les agriculteurs en les enfermant dans un modèle en échec.

Durant l’automne, les habitants des campagnes françaises ont vu les panneaux d’entrée de commune être retournés et les banderoles de détresse des agriculteurs se multiplier. Dans les préfectures et sous-préfectures rurales, le monde agricole déployait son répertoire d’action habituel : manif en tracteurs, déversement de fumier devant les bâtiments officiels, actions « caddies gratuits » ou lancers d’œufs sur les supermarchés accusés de faire de trop grosses marges… Pourtant, les médias nationaux ont peu couvert ces manifestations. Si l’actualité nationale et internationale était alors chargée, le fait que Paris n’était touché par aucune manifestation, doublé d’un certain mépris pour les « bouseux » des campagnes, expliquent sans doute aussi en partie ce désintérêt médiatique.

De la colère à la révolte

Désormais, le mouvement fait la une des médias. L’intensification des actions, avec le blocage d’axes routiers et autoroutiers, d’abord dans le Sud-Ouest puis dans toute la France, et la multiplication des actions spectaculaires y est sans doute pour quelque chose. Ces modes d’action, qui rappellent ceux des gilets jaunes, inquiètent de plus en plus le pouvoir. Alors que certaines figures de la contestation menacent de boycotter le salon de l’Agriculture et qu’un blocage de Paris est désormais annoncé, la tension est montée d’un cran. La crainte du gouvernement de voir les blocages de grande ampleur observés en Allemagne, aux Pays-Bas, en Roumanie et en Espagne être imités en France est en train de prendre forme. Il tente donc de contenir l’incendie en envoyant ministres et préfets à la rencontre des agriculteurs, mais ne parvient pour l’instant pas à convaincre.
L’empressement du gouvernement à négocier tranche avec l’approche habituelle des macronistes vis-à-vis des mouvements sociaux, qui consiste à les caricaturer et à les réprimer. Une démarche surprenante, alors que les actions des agriculteurs prennent parfois un tournant violent, comme lors de lancers de projectiles contre des policiers à Saint-Brieuc le 6 décembre dernier ou l’explosion d’un bâtiment – vide – de la DREAL à Carcassonne revendiquée par le Comité d’Action Viticole le 19 janvier. Le déversement massif de fumier et de déchets agricoles sur les préfectures est quant à lui généralisé.

Alors que les médias s’empressent habituellement de dénoncer le moindre feu de poubelle ou des barricades érigées avec des trottinettes, ils se montrent cette fois-ci bien plus conciliants. Le double décès dans l’Ariège, où une agricultrice et sa fille présentes sur un barrage ont été percutés par une voiture, aurait également pu servir d’argument au gouvernement pour demander la levée des blocages. Gérald Darmanin demande au contraire « une grande modération » aux forces de l’ordre, qui ne doivent être utilisées « qu’en dernier recours ».

Pourquoi le mouvement n’est pas réprimé (pour l’instant)

Si ce traitement peut surprendre, il se comprend à l’aune de plusieurs facteurs : l’image des agriculteurs dans l’opinion, les spécificités de ce groupe social et la symbiose entre la FNSEA et le gouvernement. 

D’abord, incarnant une France rurale travailleuse et dont l’utilité sociale est évidente, les agriculteurs bénéficient d’une forte sympathie dans l’opinion. Un sondage réalisé le 23 janvier chiffre d’ailleurs le niveau de soutien au mouvement actuel à 82%, soit 10 points de plus que les gilets jaunes au début de leur mobilisation. De même, bien que le nombre d’exploitants agricoles ait fortement diminué au cours des dernières décennies et se situe désormais autour de 400.000 personnes, le vote de cette profession reste fortement convoité par tout le spectre politique, ne serait-ce que pour ne pas apparaître comme des urbains déconnectés du reste du pays.

Les agriculteurs forment un groupe social difficile à réprimer.

Ensuite, les agriculteurs forment un groupe social difficile à réprimer. Lorsque les manifestations ont lieu à la campagne, il est fréquent que les gendarmes et les agriculteurs se connaissent, ce qui incite moins les forces de l’ordre à les affronter. Les combats seraient d’ailleurs compliqués : la taille imposante des tracteurs et le fait que leurs cabines soient difficiles à atteindre protègent les agriculteurs d’une potentielle répression. Enfin, beaucoup d’agriculteurs sont également chasseurs et donc armés.

Enfin, le pouvoir est en très bons termes avec les deux syndicats agricoles majoritaires. La Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles (FNSEA) et le mouvement des Jeunes Agriculteurs, alliés dans presque tous les départements, ont obtenu ensemble 55% des voix aux élections des chambres d’agriculture en 2019. Leur vision productiviste et tournée vers l’export s’accorde en effet pleinement avec celle des macronistes, qui souhaitent une agriculture toujours plus mécanisée, robotisée et digitalisée pour augmenter la productivité. Le soutien de la présidente de la FNSEA à Emmanuel Macron lors de la première réforme des retraites en 2019 et la création de la cellule Demeter, une unité de renseignement de la gendarmerie destinée à la traque des militants écologistes opposés à l’agro-industrie, en témoignent. Ainsi, lorsque la FNSEA et les JA appellent à la mobilisation des agriculteurs, ce n’est que pour mieux renforcer leur position de négociation avec le gouvernement.

Les racines de la colère

C’est bien dans cette perspective que les deux syndicats ont initié les mobilisations de l’automne. Leur objectif principal était d’arracher des concessions à l’Etat dans la future Loi d’Orientation de l’Agriculture, de nouveau reportée suite aux mobilisations, et à l’Union européenne, sur le Green Deal et la loi de restauration de la nature. En filigrane, la FNSEA et les JA ont aussi en tête les élections de 2025 dans les chambres d’agriculture. En démontrant leur capacité à peser dans le rapport de force avec les responsables politiques, ils espéraient renforcer encore leur pouvoir sur le monde agricole. Si cette stratégie a plutôt fonctionné à la fin 2023, le mouvement actuel semble toutefois leur échapper. Il faut dire que les agriculteurs ne manquent pas de raisons pour se mobiliser.

Alors que les prix de l’alimentation ont bondi depuis deux ans, cette manne n’a pas « ruisselé » jusqu’aux agriculteurs.

Tous font le même constat : il est extrêmement difficile, même en travaillant sans relâche tous les jours, de vivre de leur travail. Alors que les prix de l’alimentation ont bondi depuis deux ans, cette manne n’a pas « ruisselé » jusqu’à eux et reste captée par les négociants qui spéculent sur les prix agricoles, les industriels et la grande distribution : entre fin 2021 et le deuxième trimestre 2023, la marge brute de l’industrie agroalimentaire est passée de 28 à 48% ! Pendant ce temps, beaucoup d’agriculteurs vendent leur production à perte. C’est notamment le cas du lait, dont la filière, dominée par quelques gros acteurs comme Lactalis, refuse de communiquer ses taux de marge. Le racket s’organise aussi en amont, avec quelques gros fournisseurs de produits phytosanitaires, d’engrais, de semences ou de matériel agricole. Ceux-ci ont fortement augmenté leurs prix dernièrement, certes pour des raisons exogènes comme la guerre en Ukraine, mais aussi par pure rapacité.

Pour survivre, les agriculteurs sont donc sous perfusion constante de subventions. Aides à l’investissement, aides aux revenus de la Politique Agricole Commune (PAC) en fonction du nombre d’hectares cultivées ou de la taille du cheptel, aide à la conversion et au maintien en bio, aide à l’entretien des bocages… Il en existe pour à peu près tout. Encore faut-il pouvoir remplir une montagne de formulaires pour en bénéficier et espérer que l’administration parvienne à les traiter dans les temps. Or, des années d’austérité et de complexification des procédures ont rendu la bureaucratie incapable d’assurer ses fonctions. En réalité, les plus gros agriculteurs sont souvent les seuls à capter les aides. On comprend alors pourquoi les bâtiments administratifs sont particulièrement visés par les contestataires.

Alors que l’équation économique est déjà intenable pour les petits agriculteurs,  une nouvelle vague de libre-échange est en train de déferler sur eux. Après la concurrence espagnole sur les fruits et légumes ou celle des éleveurs allemands et polonais sur le porc, ils vont devoir faire face à celle de la Nouvelle-Zélande, avec laquelle l’Union européenne vient de signer un accord de libre-échange. En pleine urgence écologique, l’importation de viande et de lait de moutons de l’autre bout de la planète était sans aucun doute la priorité. L’UE finalise également les démarches pour supprimer les barrières douanières avec le Mercosur, le grand marché commun sud-américain. Face aux fermes-usines du Brésil ou de l’Argentine, qui exploitent le soja ou les bœufs sur des surfaces immenses, il est pourtant clair que l’agriculture française, excepté les filières haut de gamme, ne pourra pas faire face. Le fait que ces pays utilisent des antibiotiques, des hormones de croissance, des pesticides et toutes sortes de produits interdits en Europe est vaguement reconnu par la Commission européenne, qui met en avant des « clauses miroirs » dans l’accord, mais sans aucune précision sur le fond. Enfin, l’UE ne cesse d’accélérer le processus d’adhésion de l’Ukraine, dont les produits agricoles qui ont envahi les marchés d’Europe centrale et ont déjà conduit à la ruine d’agriculteurs polonais et hongrois.

Les agriculteurs sont-ils vraiment anti-écolos ?

Pourtant, si ces motifs de colère sont extrêmement partagés par les agriculteurs, ils ne constituent pas le cœur des revendications de la FNSEA et des Jeunes Agriculteurs. Les deux syndicats focalisent plutôt leur opposition sur des mesures tournées vers la transition du secteur à des modes de production plus écologiques. Ils ont notamment dénoncé la hausse d’une taxe sur les pesticides et d’une redevance sur l’eau utilisée pour l’irrigation. Visant à financer le Plan eau du gouvernement et à réduire l’épandage de pesticides afin de préserver cette ressource de plus en plus rare, ces deux taxes ont été abandonnées dès décembre. La fin progressive de l’exonération fiscale sur le gazole non routier, carburant des engins agricoles, a elle aussi été dénoncée, bien que la FNSEA soit quelque peu en difficulté sur ce terrain : dans un deal avec le gouvernement cet été, elle a accepté cette hausse en échange d’une réforme de la taxation des plus-values agricoles qui avantage les gros agriculteurs.

Au-delà des taxes, la FNSEA et les JA attaquent particulièrement de nouvelles normes environnementales européennes, comme la stratégie européenne « de la ferme à la fourchette » et le « Green Deal ». La première vise notamment à ce que 25% des surfaces agricoles utilisées soient en bio d’ici 2030, tandis que le second a déjà été largement vidé de sa substance. Pour Arnaud Rousseau, le patron de la FNSEA, cette transition – pourtant timide – vers l’agro-écologie conduirait en effet à une « agriculture décroissante » qui serait alors incapable d’assurer les besoins alimentaires de la France. En agitant cette peur du retour de la faim, il espère faire échouer les tentatives limitées de convertir le secteur à des modes de production plus durables. Pour la FNSEA, la solution aux problèmes de productivité posés par l’épuisement des sols, le changement climatique, la multiplication des épidémies ou la crise de la biodiversité se situe uniquement dans le progrès technique, à coup de drones, de digitalisation, de méga-bassines, de robotisation ou d’organismes génétiquement modifiés (OGM).

En première ligne face aux effets du réchauffement climatique, premières victimes des pesticides et témoins de l’épuisement des terres et de la raréfaction de l’eau, nombre d’entre eux adhèrent à l’idée d’un changement de modèle.

Le mépris flagrant du syndicat majoritaire pour l’environnement n’est pourtant pas représentatif de la vision de tous les agriculteurs. En première ligne face aux effets du réchauffement climatique, premières victimes des pesticides et témoins de l’épuisement des terres et de la raréfaction de l’eau, nombre d’entre eux adhèrent à l’idée d’un changement de modèle. Mais alors que le passage au bio demande des années et que les prêts à rembourser sont souvent considérables, aucune transition n’est possible sans aide conséquente des pouvoirs publics. Or, les aides à la transition et au maintien dans l’agriculture biologique sont notoirement insuffisantes et rarement versées à temps. Sans parler de la chute du marché du bio de 4,6% en 2022, qui s’est poursuivie pour 2023. Trop chers – en raison notamment des sur-marges pratiquées par la grande distribution – ces produits sont de plus en plus boudés par des consommateurs aux moyens érodés par l’inflation. 

Au-delà du bio, les injonctions à aller vers plus d’agro-écologie ne sont pas non plus accompagnées de moyens suffisants. En témoigne par exemple la mobilisation conduite par la Confédération Paysanne et les CIVAM en Bretagne l’automne dernier pour plus de financements dédiés aux mesures agro-écologiques et climatiques (MAEC), qui encouragent les éleveurs à dédier une plus grande part de leur exploitation aux prairies, afin de préserver l’environnement. Ainsi, beaucoup d’agriculteurs souhaiteraient avoir des pratiques plus respectueuses de l’environnement – mais aussi du bien-être animal – mais n’en ont tout simplement pas les moyens.

La FNSEA, fausse alliée du monde agricole

Au lieu d’allier le nécessaire tournant écologique de l’agriculture avec des mesures permettant de le réaliser – protectionnisme et hausses des rémunérations des agriculteurs – la FNSEA et dans une moindre mesure les JA, préfèrent donc rejeter cette transition. Cela n’a rien de surprenant : bien que prétendant représenter tous les agriculteurs, la FNSEA ne défend que les plus gros d’entre eux. Les salaires des dirigeants du syndicat, dévoilés en 2020 par Mediapart, témoignent de leur déconnexion avec les paysans : le directeur général de l’époque émergeait alors à 13.400€ bruts par mois, soit plus que le ministre de l’Agriculture, tandis que l’ancienne présidente, qui ne travaillait que trois jours par semaine, touchait en un mois autant qu’un agriculteur moyen en un an !

La personnalité de l’actuel président du syndicat résume à elle seule les intérêts réellement défendus par la fédération : diplômé d’une école de commerce, Arnaud Rousseau commence sa carrière dans le négoce des matières premières, c’est-à-dire la spéculation… Il reprend ensuite l’exploitation céréalière familiale de 700 hectares, une parfaite incarnation de l’agriculture productiviste gavée de subventions de la PAC. Au-delà de sa ferme, Rousseau est également le directeur général d’un groupe de méthanisation, administrateur du groupe Saipol, leader français de la transformation de graines en huiles, président de Sofiprotéol, une société qui propose des crédits aux agriculteurs et d’une douzaine d’autres entreprises. Surtout, il est le PDG d’Avril, un énorme groupe industriel, qui possède notamment les huiles Puget et Lesieur. En 2022, le chiffre d’affaires de ce mastodonte de l’agroalimentaire et des agrocarburants atteignait 9 milliards d’euros tandis que son résultat net a explosé de 45% ! Un groupe dont était déjà issu l’ancien président de la FNSEA, Xavier Beulin, entre 2010 et 2017.

Patron d’un groupe agro-industriel qui fait son beurre sur le dos des paysans, promoteur de l’endettement des agriculteurs et ancien trader, Arnaud Rousseau a des intérêts dans presque tous les secteurs responsables de la mort de l’agriculture française.

Patron d’un groupe agro-industriel qui fait son beurre sur le dos des paysans, promoteur de l’endettement des agriculteurs et ancien trader, Arnaud Rousseau a des intérêts dans presque tous les secteurs responsables de la mort de l’agriculture française. Il ne manquait guère que les semenciers et les vendeurs de matériel agricole et le compte y était. Aucune surprise, dès lors, à ce que la FNSEA ne se contente que de maigres communiqués contre les accords de libre-échange sans appeler à se mobiliser pour les faire échouer ou à ce qu’elle défende ardemment une PAC qui ne bénéficie qu’aux plus gros. Il en va de même avec la défense des « méga-bassines » par le syndicat majoritaire : présentées comme une solution face à la généralisation des sécheresses, ces bassins bénéficient aux plus gros agriculteurs qui refusent de changer leurs méthodes et accaparent l’eau aux plus petits pour produire des denrées souvent destinées à l’exportation.

Quel débouché au mouvement ?

Habituellement, les trahisons de la FNSEA et des JA auprès de leur base ne suscitaient guère de réaction de la part de cette dernière. Cette fois-ci, il semble cependant que leurs tentatives pour contrôler le mouvement ne prennent pas. A Toulouse, un représentant du syndicat invitant les agriculteurs à rentrer chez eux et à laisser son syndicat négocier en leur nom a été copieusement hué. En Haute-Saône, le blocage d’une usine Lactalis à l’aide de fumier et de déchets, suffisamment rare dans ce type de mouvement pour être souligné, est une action que n’aurait probablement jamais soutenue la FNSEA. Plus largement, les agriculteurs en révolte préfèrent généralement ne pas afficher leur appartenance syndicale – quand ils en ont une – et se montrent très soucieux d’échapper à toute récupération politique. 

Que proposent justement les différents camps politiques ? Du côté du gouvernement, la ligne n’est pas claire et le bilan des sept dernières années au pouvoir difficile à assumer. Il est cependant probable que les macronistes finissent par conclure un accord avec la FNSEA autour d’aides d’urgences et de suppression de règles environnementales dans l’espoir de calmer la colère. Si des évolutions législatives sont nécessaires pour les appliquer, cela ne devrait pas poser de problèmes : dans leurs prises de parole, Les Républicains, alliés non-officiels du gouvernement, s’alignent totalement sur les revendications de la FNSEA

Le Rassemblement National (RN) se montre lui plus critique du syndicat majoritaire, mais reprend la plupart de ses arguments sur le fond. Seule différence notable : la question du libre-échange, fermement combattu par l’extrême-droite. Un point qui la rapproche de la Coordination Rurale, un syndicat agricole qui se positionne depuis longtemps pour une « exception agriculturelle » dans le cadre de la mondialisation. Si Marine Le Pen et ses troupes tentent évidemment de récupérer le mouvement et ciblent directement l’Union européenne dans leurs critiques, dans le but de gonfler leur score aux élections de juin prochain, ils n’ont en revanche pratiquement rien à proposer en matière de régulation des prix, de réforme de la PAC, de revenu paysan ou sur le plan environnemental.

La gauche parviendra-t-elle à convaincre ?

Quant à la gauche, elle se trouve plus ou moins dans la même situation que la Confédération Paysanne, incarnation de ce camp politique parmi les syndicats agricoles. Bien que les manifestations des agriculteurs fassent écho à nombre d’alertes émises par la « Conf’ » depuis des années (traités de libre-échange, folie de la libéralisation des marchés et de la fin des quotas de production, injustice des aides, impossibilité de verdir l’agriculture sans soutien financier, adaptation des normes aux réalités des petites fermes …), cela n’entraîne pas nécessairement un soutien aux propositions de ce syndicat. Pour la gauche, l’enjeu de cette séquence est de réparer son image auprès du monde agricole en cassant le discours autour de « l’agri-bashing » ou du bobo urbain végétarien donneur de leçons.

Prix plancher, encadrement des marges, protectionnisme, révision des aides pour les simplifier et soutenir un modèle plus écologique, révision des critères de commande publique dans les cantines pour favoriser l’agriculture française… Les propositions ne manquent pas.

De récentes interventions de députés de gauche dans les médias et à l’Assemblée nationale donnent l’espoir de rompre avec cette image. Les députés insoumis François Ruffin, Mathilde Hignet (ancienne ouvrière agricole) et Christophe Bex, ainsi que la députée écologiste Marie Pochon (fille de vignerons), ont clairement ciblé les vrais adversaires du monde agricole, à savoir les distributeurs, les industriels de l’agro-alimentaire, les fermes-usines étrangères et la FNSEA. Prix plancher, encadrement des marges, protectionnisme, révision des aides pour les simplifier et soutenir un modèle plus écologique, révision des critères de commande publique dans les cantines pour favoriser l’agriculture française… Les propositions ne manquent pas. Rappelons d’ailleurs que la France Insoumise avait justement proposé l’instauration d’un prix plancher sur les produits agricoles le 30 novembre dernier, qui a été rejeté à seulement 6 voix. A plus long terme, l’instauration d’une Sécurité sociale de l’alimentation, qui fait petit à petit son chemin à gauche et dont les expérimentations locales se multiplient, pourrait constituer un nouveau cadre pour sortir vraiment l’agriculture du marché. 

Certes, cet horizon peut paraître lointain. Bien sûr, il est probable que le mouvement actuel finisse par retomber, entre fatigue des personnes mobilisées en plein hiver sur les routes, nécessité de faire tourner les fermes pour rembourser les crédits et probable accord entre la FNSEA, les JA et le gouvernement pour calmer la foule. Le fait que ce mouvement social reste pour l’instant très sectoriel ne plaide pas non plus pour sa longévité. Toutefois, il a déjà permis de rouvrir des débats fondamentaux sur notre alimentation, la mondialisation, le travail et la répartition très inégalitaire de la valeur. En cela, il a brisé le cadre libéral dans lequel la FNSEA veut enfermer toute pensée politique du monde agricole. C’est déjà une grande victoire.

Ce 2 août, nous entrons en dette écologique

©aitoff. Licence : CC0 Creative Commons.

Les nouvelles sont de plus en plus affolantes sur le front de l’environnement.  Ce mercredi 2 août, nous entrons en dette écologique. Cela signifie que nous avons consommé tout ce que la planète était capable de produire en une année. A partir, d’aujourd’hui nous vivons à crédit. Les scientifiques nous annoncent qu’il nous reste 5% de chances de maintenir le réchauffement climatique sous le seuil fatidique des deux degrés. Et pendant ce temps là, le Conseil Constitutionnel valide le CETA et le gouvernement coupe leurs aides aux producteurs bio. 

Global Footprint Network nous annonce que nous entrons en dette écologique. A partir d’aujourd’hui, pour continuer à vivre, nous allons prendre à l’écosystème plus que ce qu’il n’est capable de reconstituer. En se basant sur 15 000 données de l’ONU, cet institut de recherche international nous apprend que l’exploitation humaine des ressources est supérieure à la capacité de la planète de reconstituer ses réserves. Cette année, nous consommerons les ressources naturelles qui pourraient être produites par 1,7 planètes en 1 an.

Depuis 40 ans, cette surconsommation des ressources naturelles évolue à un rythme exponentiel. En 1961, nous n’avions besoin que de trois quarts des ressources produites par la Terre en un an. C’est en 1970, que pour la première fois, nous avons consommé plus que ce que la planète est capable de reconstituer. Depuis, la date approche d’années en années : le 5 novembre en 1985, le 1er octobre en 1998, le 20 août en 2009. Et donc le 2 août cette année. Si nous ne mettons pas immédiatement un coup d’arrêt à cette course folle à la consommation, en 2030, nous avalerons l’équivalent de ce que peuvent produire deux planètes en une année. Et encore, de nombreuses critiques avancent que cet indicateur ne tient pas suffisamment compte de la destruction de la biodiversité, de l’épuisement des sous-sols ou de la consommation d’eau.

Évidemment, tous les être humains ne sont pas responsables de la même manière de cette énorme empreinte écologique que nous laissons. Si la civilisation humaine adoptait le mode ds vie américain – comme on nous invite régulièrement à le faire du reste – nous aurions besoin de 5 planètes. Le mode de vie Chinois requiert, lui, 2,1 planètes. Le mode de vie Indien nous demanderait seulement un peu plus d’une demie planète. Ce comptage est un peu absurde tant il est vrai que cette fête ne durera pas longtemps (et que les 10% les plus riches sont nettement plus responsables que les ménages pauvres de l’empreinte écologique) mais il nous permet de souligner ce fait : l’empreinte écologique des pays développés est cinq fois supérieure à celle des pays pauvres. Aurélien Boutaud, consultant et coauteur de L’Empreinte écologique (La Découverte, 2009) ajoute que « Si on regarde les seules émissions de gaz à effet de serre, par exemple, on peut avoir l’impression que les pays riches les ont réduites. En réalité, ils en ont délocalisé une partie vers les pays pauvres. L’empreinte carbone de la France est ainsi d’environ 40 % supérieure à ses rejets carbonés. »

Comment inverser la tendance ? Les solutions sont connues : il faut limiter les émissions de gaz à effet de serre qui représentent 60 % de l’empreinte écologique mondiale. Réduire les rejets carbonés de 50 % permettrait de reporter le jour du dépassement de près de trois mois. Pour réussir à maintenir la hausse des températures au-dessous de 2 °C – objectif inscrit dans l’accord de Paris –, l’humanité devra s’affranchir des énergies fossiles avant 2050. « L’enjeu est d’atteindre un pic des émissions d’ici à 2020″ complète Pierre Cannet, le responsable du programme climat et énergie au Fonds mondial pour la nature (WWF) France.

Autre action nécessaire : limiter l’empreinte alimentaire. « Pour cela, il est indispensable de stopper la déforestation, de diminuer notre consommation de produits dérivés des animaux, de lutter contre le gaspillage alimentaire et d’opter pour des modes de production plus durables, comme le bio, l’agroécologie ou la permaculture », avance Arnaud Gauffier, responsable de l’agriculture et de l’alimentation au WWF. S’il on veut rembourser la dette écologique, la seule qui compte pour notre survie, il faut donc nous libérer de l’obscurantisme consumériste, de l’agriculture intensive et réduire notre consommation de protéines carnées.

Il nous reste une infime chance maintenir le changement climatique sous les 2 degrés

Si l’urgence est telle, c’est que nous disposons de très peu de temps pour agir. Une étude parue ce lundi dans la revue Nature Climate Change nous fait savoir qu’il y a 5 % de chances pour que l’on atteigne l’objectif de la COP 21 soit le maintien de la hausse des températures sous les deux degrés. C’est le seuil qui permet de limiter autant que faire se peut une catastrophe climatique qui est désormais irréversible alors que l’ONU nous annonce 250 millions de réfugiés climatiques en 2050. Les chances d’atteindre l’objectif de 1,5 °C, également contenu dans le texte ne sont que d’1 %.

Pour en arriver à ce résultat, les auteurs de l’étude ont utilisé des projections de croissance de la population pour estimer les émissions de carbone. Ils prévoient donc une « augmentation de la température est probablement de 2 °C à 4,9 °C, avec une valeur médiane de 3,2 °C » ! Et encore, leurs calculs intègrent des efforts pour réduire la consommation d’énergies fossiles.

Il faut dire que nos dirigeants ne font pas grand chose pour endiguer le phénomène. Déjà, contrairement à l’accord en lui-même, les contributions volontaires des Etats donnent un réchauffement global à 3 degrés. Par ailleurs, l’accord est très flou : il prévoit un pic d’émissions de GES “dès que possible” et ne spécifie même pas la date butoir à laquelle la civilisation humaine doit s’interdire toute énergie fossile. Or, pour atteindre leurs objectifs de 2 degrés, les nations devraient en finir avec les énergies fossiles en 2050.

Le Global Footprint Network note quelques signaux encourageants cependant : l’empreinte écologique par habitant des Etats-Unis a diminué de près de 20 % entre 2005 et 2013. La Chine, plus gros pollueur mondial, affiche des objectifs très ambitieux. Tout cela est quand même bien maigre pour prévenir la catastrophe.

Pendant ce temps là, le gouvernement coupe les aides aux paysans bio et le Conseil Constitutionnel valide le CETA

Autre bon signe pour la planète : le développement du secteur bio en France. Alors que l’ensemble de l’agriculture conventionnelle est engluée dans la crise, le bio se porte à merveille. Les surfaces en agriculture biologique ont augmenté de 17 % en 2016. 21 fermes bio se créent chaque jour. D’ailleurs, la consommation de produits bio a explosé : + 22% en un an !

Mais visiblement, cela déplait au gouvernement. C’est ce qu’explique la Fédération Nationale des agriculteurs bio : « L’enveloppe versée par Bruxelles au titre de la politique agricole commune (PAC) pour soutenir ce mouvement [le développement du bio ndlr] est déjà épuisée, et nous ne sommes qu’à mi-parcours de la programmation 2015-2020. La solution serait de prendre à l’agriculture conventionnelle pour donner à l’agriculture biologique. La France reçoit chaque année 7,5 milliards d’euros au titre du 1er pilier de la PAC – aides directes pour soutenir le revenu des exploitants – et 1,5 milliard au titre du 2e pilier qui finance les zones à handicaps naturels, les mesures environnementales et climatiques et les aides au bio. Or, la réglementation européenne permet aux États membres de transférer jusqu’à 15 % du budget alloué du pilier 1 vers le pilier 2. Le gouvernement peut donc très bien décider, demain, d’augmenter la part de transfert, actuellement de 3 %.” Résultat : le ministre de l’agriculture a décidé de transférer 4,2 % du 1er pilier vers le 2nd pilier pour financer les mesures agro-environnementales et climatique, les indemnités compensatoires des handicaps naturels et les aides au bio.” Or, Le Monde nous apprend que, pour l’année prochaine : selon le ministère, cette enveloppe supplémentaire sera entièrement consacrée au surcoût du financement de l’ICHN.” Le gouvernement coupe donc purement  et simplement les aides pour le bio.

 Autre décision prise pour saper le bio : le maintien du « paiement redistributif » à 10 %. Cette mesure prévoit de majorer l’aide versée aux 52 premiers hectares. C’est un soutien aux petites exploitations alors que du fait du mécanisme de paiement à la production, les gros producteurs céréaliers bénéficient de la majeure partie des aides de la PAC. La majoration était prévue pour passer de 5 % de l’enveloppe globale en 2015 à 20 % en 2019. Il suffit que la FNSEA et les producteurs de blé éructent pour que le gouvernement lèse encore un fois les petites et moyennes exploitations.

Autre annonce irresponsable : la validation du CETA par le Conseil Constitutionnel. Ce traité qui va s’appliquer provisoirement avant même que le Parlement ait pu en débattre, va faire exploser les échanges avec le Canada : on prévoit une hausse de 23%. Les émissions liées au transport vont augmenter de la même manière notamment de méthane et d’oxyde d’azote. C’est en pure contradiction avec les engagements de réduction des gaz à effets de serre de 40% d’ici 2030 pris lors de la COP 21. Au passage, l’accord de Paris n’est pas cité une seule fois dans le texte du CETA. Ce traité facilitera aussi l’importation de sables bitumineux canadiens dont l’extraction produit une fois et demie davantage de gaz à effet de serre que les pétroles conventionnels.

Sur le terrain de l’agriculture, c’est une folie : les marchés européens seront envahis de viande produite dans des fermes pouvant concentrer jusqu’à 30 000 bêtes issues d’animaux nourris  à 90% de maïs OGM et soumis à des antibiotiques activateurs de croissance. Sur les 4 500 Indication Géographiques Protégées (IGP), seules 173 IGP sont reconnues.

Trump peut bien s’agiter et Macron jouer au sauveur, les deux ne font rien pour prévenir la catastrophe climatique qui vient.

Crédits photo : ©aitoff. Licence : CC0 Creative Commons.