Entretien aux Jardins de Scoulboch, ferme biologique bretonne

Vue des jardins de Scoulboch © Pierre Antoine Mottot

Florence et Alexandre se sont installés à Pluvigner en maraîchage bio en 2017. Trois ans après, la ferme de 3 hectares les “Jardins de Scoulboch” fournit 65 paniers hebdomadaire à l’AMAP [1] de Scoulboch, sans mécanisation et en ne cultivant que des semences paysannes. Dans une Bretagne marquée par une agriculture et une pratique de l’élevage intensives, des fermes comme la leur se multiplient. Le mot qui revient incontestablement le plus souvent dans les témoignages sur place : « autonomie ». Autonomie par le savoir-faire d’abord, puis autonomie vis-à-vis des fournisseurs et des semenciers, vis-à-vis des réseaux de distribution, vis-à-vis de la mécanisation. Mais également une autonomie que l’on transmet consciemment aux autres et à ses enfants pour mettre à l’abri et rendre capable. Entretien réalisé par Morgane Gonon.


Le Vent Se Lève – Pour commencer, comment définiriez-vous votre activité ?

Jardins de Scoulboch Tout simplement, ici c’est une ferme biologique dont l’activité principale est le maraîchage. Notre métier c’est d’être fermier, paysan, de produire des légumes en AMAP. Pour nous il faut s’en tenir à une définition générale, éviter les termes à la mode et un peu englobants comme permaculture. Ce qui compte c’est de rentrer dans le détail de nos pratiques agricoles : respect de la biodiversité via des zones non cultivées, limitation du travail du sol et absence de mécanisation, utilisation uniquement de semences paysannes et d’aucun hybride, etc.

Une distinction que je fais quand même c’est parler de « ferme » plutôt que « d’exploitation agricole ». Le terme d’« exploitation », par rapport à l’imaginaire que ça véhicule, nous semble vraiment loin de ce que l’on fait.

Ferme des “Jardins de Scoulboch”

Pour nous le fonctionnement en AMAP est indispensable, il apporte un revenu fixe, garanti sur l’année.

Ensuite, à côté de l’activité de maraîchage, il y a la vie de la ferme. Pour aménager ce lieu de vie il y a d’autres projets en cours, des constructions que l’on réalise nous-même. Il faut comprendre notre choix pas uniquement comme un projet professionnel mais comme un projet de vie. Cela correspond à nos convictions, notre choix d’autonomie et à l’éducation que l’on veut donner à nos enfants. Ça va bien plus loin qu’une activité professionnelle.

LVSL – Vous évoquez différentes pratiques, pourriez-vous revenir par exemple sur l’utilisation de semences paysannes ? Qu’est ce que ça signifie ?

J. S. – Les semences paysannes sont donc les semences non inscrites au catalogue officiel, un cahier officiel des espèces en quelque sorte. Après la seconde guerre mondiale le GEVES (Groupe d’Etude et de Contrôle des Variétés et des Semences) crée le catalogue officiel des espèces et variétés végétales qui répertorie les semences autorisées à la vente et à la culture. Chaque semence inscrite doit répondre à des conditions techniques de distinction, d’homogénéité et de stabilité mais aussi apporter un progrès agronomique et/ou technologique et/ou environnemental. Les semences paysannes s’opposent également aux variétés hybrides [dîtes variété hybride F1 pour première génération, c’est-à-dire une variété obtenue par le croisement de deux variétés avec des caractères intéressants]. Les légumes sont plus résistants et le rendement meilleur. C’est très utilisé en agriculture biologique.

Pourquoi éviter les hybrides si ça facilite la production ? D’abord par question d’autonomie vis-à-vis des fournisseurs. C’est central dans l’idée que l’on se fait de notre métier. Les hybrides pour la plupart sont des semences stériles que tu ne peux pas faire germer pour une nouvelle génération. Ces graines coûtent cher et privent le producteur d’autonomie. Mais ça nous impose une contrainte supplémentaire par rapport au bio plus classique sur le rendement.

L’objectif à terme c’est de prélever directement de nos récoltes afin de les replanter. Pour l’instant nous n’y arrivons pas encore et nous achetons nos graines principalement à un semencier suisse Sativa [approvisionnement en semences indépendant et sans OGM pour l’agriculture biologique et pour le maraîchage biologique], ce n’est pas local et nous le regrettons. Mais pour plusieurs raisons – prix, qualité, disponibilité… – aujourd’hui c’est plus facile. On espère être capable de produire bientôt toutes nos semences.

Il faut préciser qu’en tant que professionnel nous n’avions pas le droit de reproduire nos semences et de vendre des plans à partir de nos propres graines. Il y a un changement récent de loi qui ouvre désormais ces possibilités. [Jusqu’à la publication de la loi du 11 juin 2020 relative à la transparence de l’information sur les produits agricoles et alimentaires seules les semences répertoriées par un catalogue officiel pouvaient être légalement commercialisées. Désormais la vente de semences paysannes à des jardiniers amateurs est officiellement autorisée.]

La vente directe via l’AMAP permet également de communiquer sur ces différences, d’expliquer aux consommateurs. Les labels ne permettent pas de le faire ; le seul label à notre connaissance qui reconnaisse les semences paysannes c’est Nature et Progrès, mais il est très peu donné.

LVSL – Vous commercialisez donc via une AMAP, pourquoi ce choix par rapport aux chaines de distribution en bio ? Est-ce un débouché suffisant ?

J. S. – Les magasins bio ce n’est pas si simple. À notre échelle, les débouchés dépendraient des magasins locaux et des réseaux que l’on construit peu à peu. Il faut une prise de conscience de la part d’acteurs comme les revendeurs bio, ou même les restaurateurs locaux par exemple, pour qu’ils fassent le choix de ne pas négocier le prix avec le producteur. Ça arrive au cas par cas, mais ces magasins doivent dégager une marge et nos coûts de production sont trop élevés pour eux. Pour un kilo de tomates, on estime notre coût de production à environ 4,20 euros, si l’on ajoute la marge du magasin c’est vite hors de prix.

Que les personnes viennent chercher des légumes chez nous c’est très bien, mais ce serait encore mieux qu’elles commencent à les produire.

Nous comprenons évidemment l’exigence de « bio-accessible », et l’intérêt de faire du bio pas cher pour tous. Mais en réalité, le système qui le permet réellement c’est l’AMAP. Pour 15 euros par semaine, ce n’est pas excessif, le consommateur s’y retrouve et les paniers sont généreux (en été, prix réel d’un panier autour de 22 euros). Pour nous c’est indispensable, ça apporte un revenu fixe, garanti sur l’année, et facilite énormément la trésorerie. Ce type de fonctionnement par abonnement, en AMAP, garantit bien plus la survie des petites exploitations comme la nôtre que la distribution en magasins, qu’ils soient bio ou non.

Ferme des “Jardins de Scoulboch”

Nous nous avons de la chance ici, nous sommes même obligés de refuser du monde car notre production a des limites et qu’assurer déjà 65 paniers par semaine ce n’est pas rien. Mais nous sommes conscients que c’est une goutte d’eau. Pour généraliser le fonctionnement en AMAP il faudrait un cheminement préalable des consommateurs : nous avons pris l’habitude d’acheter ce que l’on a envie de manger et non pas de manger ce que l’on a, ce que la nature donne d’une semaine sur l’autre. L’AMAP nous oblige à nous remettre à notre place : dépendant du rythme des cultures.

LVSL – Quelles sont les principales difficultés pour une ferme comme la vôtre ?

J. S. – L’installation est le moment le plus difficile. Il a d’abord fallu trouver où s’installer : nous avons cherché en région parisienne, d’abord parce que l’on en est originaire puis parce que les problèmes d’autonomie alimentaire d’une ville comme Paris nous concernent. On a pensé que ce sentiment était partagé et que l’on serait aidé pour trouver un terrain. Pas du tout. Nous sommes finalement arrivés en Bretagne sans réseau local. L’installation sur les lieux nécessite un gros investissement de départ, financier évidemment mais aussi en temps et en travail. La première année, on s’est contenté de limiter la casse, on était à flux tendu en permanence. Les travaux, les rangements, n’étaient même pas envisageables. On gérait l’urgence de la production. Le quotidien aujourd’hui est allégé grâce à la présence d’autres personnes sur la ferme et à une bonne entraide.

Une autre difficulté c’est l’emprisonnement par et sur la ferme. D’abord dans le travail : il faut assurer la commercialisation, le remplissage des paniers de l’AMAP chaque semaine, sans aucune pause. Tu es soumis au rythme de tes cultures. C’est une autonomie avec de grosses contraintes. Psychologiquement il y a un stress constant, et une solitude : malgré tout tu es seul avec ta ferme et responsable de ta production. Puis autonomie oui, mais avec un crédit sur le dos tout de même.

Les semences paysannes sont avant tout une question d’autonomie vis-à-vis des fournisseurs.

On peut ajouter à cela le manque de reconnaissance en France pour les agriculteurs. Je trouve que le mot « paysan » est généralement péjoratif, encore maintenant ; du moins on s’accordera pour dire qu’il ne suscite pas facilement des vocations.

Il existe heureusement des moyens pour alléger ces difficultés : le woofing, l’entraide, la présence familiale etc. L’AMAP amène aussi une reconnaissance sociale, un contact direct avec les gens. Je ne me sens pas mal vu aujourd’hui en tant que paysan aussi grâce à ça, et ce n’est pas rien.

LVSL – Comment vous voyez le futur de la ferme ?

J. S. – Ce que l’on entend à propos du manque d’eau, du changement climatique, peut nous inquiéter clairement mais nous avons assez confiance en ce que l’on a créé. On réfléchit à des solutions : on va creuser un bassin pour récupérer l’eau de pluie par exemple. Le fait d’être une petite structure fait que l’on s’adapte beaucoup mieux que les gros céréaliers par exemple ; on peut s’adapter aux chaleurs, aux gelées. Nos besoins sont plus petits, par rapport à une grosse exploitation.

Ferme des “Jardins de Scoulboch”

Au contraire même, je dirais que l’on se sent fort d’avoir cette ferme, armé presque. Aujourd’hui je peux promettre à mes enfants une autonomie et un lieu de vie peu importe ce qu’il se passe ; et on va tout faire pour renforcer ça dans les années à venir.

Si je dois me projeter dans cinq ans, la partie maraîchage ne sera pas plus grande, on travaillera peut-être avec plus de fruitiers et de vivace. Mais le projet principal c’est l’autonomie : on développe la partie pépinière pour vendre des plants de nos semences aux particuliers qui veulent commencer un jardin, donner à la population locale ici plus d’autonomie alimentaire. Que les personnes viennent chercher des légumes chez nous c’est très bien mais ce serait encore mieux qu’elles commencent à les produire.

Pour aller plus loin :

Algues vertes, l’histoire interdite par Inès Léraud & Pierre Van Hove. Bande dessinée parue en juin 2019 aux Éditions Delcourt. Elle retrace l’histoire politique de l’élevage porcin en Bretagne. La journaliste Inès Léraud connait depuis la joie des poursuites judiciaires incessantes.
Anaïs s’en va en guerre, Anaïs Kerhoas. Témoignage publié en juin 2020 aux Éditions des Équateurs.
Rural ! par Étienne Bande dessinée parue aux Éditions Delcourt en 2001.

[1] Association pour le maintien d’une agriculture paysanne

Pour une Sécurité sociale de l’alimentation

La crise du COVID-19 et les réponses apportées par de nombreux gouvernements de la planète à cette dernière ouvrent des perspectives politiques importantes, notamment pour imaginer l’après-crise. « Penser l’après-COVID » suppose de proposer des projets de société mobilisateurs. La mise en place d’une Sécurité sociale de l’alimentation en est un. L’idée est simple : il s’agit de verser, chaque mois, à chaque personne, une somme – 100€ dans notre scénario – exclusivement dédiée à l’alimentation. Ce projet permettrait de lutter efficacement contre la précarité alimentaire tout en dynamisant la transition écologique de notre agriculture, renforcerait notre souveraineté alimentaire tout en confortant la place de la France comme une grande nation de la gastronomie. Par Clara Souvy et Clément Coulet


« Ce que révèle d’ores et déjà cette pandémie, c’est que la santé gratuite sans condition de revenu, de parcours ou de profession, notre État-providence, ne sont pas des coûts ou des charges mais des biens précieux, des atouts indispensables quand le destin frappe. »[1] Dans son adresse à la nation prononcée le jeudi 12 mars, Emmanuel Macron, à rebours de la politique qu’il défend depuis le début de son mandat, semble soudainement se rappeler que notre modèle social est précieux, et ce, particulièrement en période de crise.

Imaginée lors d’une autre crise majeure – en pleine Seconde Guerre mondiale – la Sécurité sociale se révèle être aujourd’hui l’un des meilleurs remparts dans cette « guerre sanitaire ».  En effet, nos concitoyens victimes du virus bénéficient, grâce au système mis en place en sortie de guerre notamment par Ambroise Croizat, d’un accès gratuit aux soins. La situation est très différente dans d’autres pays où les logiques néolibérales se sont emparées d’un bien commun : la santé. C’est le cas des États-Unis où une femme, non-assurée – comme plus de 27 millions d’Américains – a reçu une facture des urgences d’un montant de 35 000 dollars après avoir été testée positive au Covid-19[2]. Plus globalement, c’est l’ensemble de notre modèle universel de protection sociale qui a été salué, début mars, par le New York Times comme le meilleur vaccin contre le Covid-19[3].

Un modèle imaginé lors d’une crise précédente se révèle donc être aujourd’hui un atout précieux que même Emmanuel Macron se met à défendre. Il poursuit ainsi son adresse : « Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner notre cadre de vie au fond à d’autres est une folie. Nous devons en reprendre le contrôle ». Ainsi, plus étonnant, le président de la République ne limite pas simplement son plaidoyer à la santé mais l’élargit également à « l’alimentation », dont nous devrions « reprendre le contrôle » et la « placer en dehors des lois du marché ». La Sécurité sociale a été pensée par le Conseil national de la Résistance (CNR) alors que la guerre n’était pas encore terminée. Aujourd’hui, la « guerre contre le coronavirus » est loin d’être achevée, mais cela ne doit pas nous empêcher de penser les grands projets qui feront la société de demain. Ce projet solidaire sera une arme pour mener la plus importante des batailles : celle contre le réchauffement climatique et la pauvreté.

“En 1946, on a décrété la santé comme bien commun, en 2020, faisons de même pour l’alimentation.”

La proposition faite dans cet article est donc de reproduire le système de la Sécurité sociale de santé existant en créant « une Sécurité sociale alimentaire ». Cette proposition nous semble d’autant plus d’actualité que la crise sanitaire actuelle risque de déboucher sur une crise économique très violente, paupérisant encore davantage les populations et les rendant incapables de se nourrir convenablement. En 1946, on a décrété la santé comme bien commun ; en 2020, faisons de même pour l’alimentation.

La Sécurité sociale de l’alimentation : 100€ par mois et par personne pour se nourrir décemment.

Plusieurs collectifs défendent l’idée d’une Sécurité sociale de l’alimentation (SSA). Le groupe Agricultures et Souveraineté Alimentaire (AgriSTA) de l’association Ingénieurs sans frontières propose ainsi un scénario de SSA à 150€ par mois et financé par cotisations. [4]. Le réseau Salariat animé notamment par l’économiste Bernard Friot travaille sur une proposition proche. [5] Cet article ne vise pas à critiquer les travaux de SSA proposés par ces collectifs mais bien d’enrichir le débat autour de cette idée ambitieuse. Il s’agit ici de proposer un scénario alternatif, davantage orienté vers une extension de l’Etat-Providence par l’alimentation, là où les projets cités précédemment vont au-delà en cherchant à construire un cadre permettant l’épanouissement d’une démocratie alimentaire.

Par ailleurs, de la même manière que la Sécurité sociale n’a pas empêché une certaine forme de privatisation de la santé et n’a pas permis de faire totalement disparaître les inégalités d’accès aux soins, une Sécurité sociale de l’alimentation ne résoudra pas toutes les difficultés et les enjeux qui se posent aujourd’hui au monde agricole. Il ne s’agit pas d’idéaliser la SSA comme une solution magique – d’autant plus que notre proposition demeure largement perfectible – et encore moins de mettre au placard toutes les autres propositions qui pourraient accélérer la transition écologique et sociale de notre modèle agricole et garantir un droit à l’alimentation à tous et toutes : revalorisation des métiers de l’agriculture, encadrement réglementaire de la filière pour une meilleure redistribution de la valeur ajoutée en faveur des producteurs, reconstruction de système alimentaires locaux, protectionnisme, soutien aux productions et à l’achat de produits bio, cantines gratuites…

Notre proposition de Sécurité sociale alimentaire consisterait en un versement mensuel – sur une « carte de sécurité sociale alimentaire » – de 100€. Ces derniers ne pourraient être dépensés qu’auprès de professionnels de l’alimentation conventionnés ou pour l’achat de certains produits. Ces derniers  seraient sélectionnés à l’échelle nationale via des critères de conventionnement environnementaux et éthiques (production locale, bio, de saison, bien-être animal …). Universel, tous les citoyens bénéficieraient de cette allocation alimentaire. Néanmoins, dans une logique d’équité, il peut être envisageable de la moduler en fonction du lieu de vie. Ainsi, le prix moyen du panier sur les produits de consommation courante est 66 % plus élevé en outre-mer que dans l’Hexagone[6].

Exemple d’une « carte alimentaire » dans le cadre d’une Sécurité sociale alimentaire. © Anna Béaime

En outre, un bras de fer sera peut-être nécessaire avec l’Union européenne qui peut voir, à travers une telle mesure, une forme de distorsion de la concurrence. Si tel est le cas, il s’agira de désobéir à l’Union, la santé et l’environnement passant avant le respect de traités et de règlements au service d’une concurrence toujours plus accrue entre les peuples et les territoires.

Une SSA à 100€ par mois et par personne coûterait annuellement 80,4 milliards d’euros[7] – somme à laquelle il faut ajouter les frais de fonctionnement – contre 198,3 milliards pour la branche maladie de la Sécurité sociale[8]. A l’image de la Sécurité sociale aujourd’hui, son financement serait multiple. Une part d’abord proviendrait d’une « cotisation sociale alimentaire » prélevée et redistribuée de façon similaire à celle de l’assurance maladie. Une cotisation de 5% sur les revenus mixtes et salaires constants pourrait financer plus de la moitié du dispositif. Il peut aussi être envisagé, à partir de 2024, de rediriger les recettes de la CRDS vers le financement de la SSA. En effet, à cette date, la CADES aura terminé de rembourser sa dette et ce seront ainsi 9 milliards d’euros par an qui seront disponibles, soit environ 11% du budget prévu de la SSA[9].

“Une SSA à 100€ par mois et par personne coûterait annuellement 80,4 milliards – somme à laquelle il faut ajouter les frais de fonctionnement – contre 198,3 milliards pour la branche maladie de la Sécurité sociale.”

Le reste serait financé par l’État qui augmenterait la fiscalité de ceux qui peuvent payer, c’est-à-dire les plus riches en taxant davantage les revenus du capital. Rappelons, sur la base des travaux de Thomas Piketty, que le taux marginal supérieur de l’impôt sur le revenu était, aux États-Unis et au Royaume-Uni, en sortie de Seconde Guerre mondiale et jusqu’aux années 1960, à plus de 90%[11]. Le taux marginal de l’impôt sur les successions atteignait, lui, près de 80% dans ces deux pays[12].  En sortie de guerre, les plus riches de ces pays payaient ainsi beaucoup plus d’impôts. Aujourd’hui, face à la crise sanitaire que traverse notre pays, Emmanuel Macron a appelé à l’union et à la solidarité nationale. Ainsi, en sortie de crise sanitaire, un acte fort serait de faire contribuer les « premiers de cordée » en revenant – a minima – sur les mesures accordées depuis le début du quinquennat aux 1% les plus riches. Plus largement, il s’agit de taxer davantage le capital à l’heure où la France est le pays européen qui verse le plus de dividendes : 51 milliards d’euros en 2018 soit une augmentation de 2% par rapport à l’année précédente.[13]

Enfin, une lutte accrue devra être menée contre l’évasion et l’optimisation fiscale, notamment celles organisées par des multinationales de la restauration rapide comme McDonald’s. Ces firmes se soustraient en effet à l’impôt en bénéficiant d’un droit européen très accommodant. Ainsi, le géant américain du big mac est accusé d’avoir échappé à plus de 700 millions d’euros d’impôts en France entre 2009 et 2013[14].

La Sécurité sociale alimentaire : une idée simple au service du droit à l’alimentation

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Le Déjeuner des canotiers – Pierre-Auguste Renoir – 1880-1881

L’instauration d’une sécurité sociale de l’alimentation viserait à garantir un « droit à l’alimentation ». Le droit à l’alimentation est issu du droit international et notamment de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 pour qui tout individu a le droit à « un niveau de vie suffisant […] notamment pour l’alimentation ». Mais c’est le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1976 qui le consacre à travers son article 11[15]. Néanmoins, comme le souligne Dominique Paturel de l’INRA Montpellier, malgré le fait que la France soit signataire de ce pacte, elle ne garantit pas le droit à l’alimentation. En effet, selon elle, la France « confond aide alimentaire et droit à l’alimentation : l’assistance à être nourri d’une part et l’accès autonome à l’alimentation d’autre part »[16]. Ainsi, le projet de SSA vise bel et bien à instaurer un droit à l’alimentation puisqu’il s’inscrit dans cette démarche d’accès autonome et non pas simplement d’assistance. La FAO a d’ailleurs classé la France dans la catégorie des pays « moyens » en ce qui concerne le degré de protection constitutionnelle du droit à l’alimentation[17]. Actuellement, le droit à l’alimentation n’est pas cité dans la constitution française. Ainsi, une reconnaissance constitutionnelle de ce droit serait un acte symbolique fort accompagnant la mise en place d’une Sécurité sociale de l’alimentation.

“La France « confond aide alimentaire et droit à l’alimentation : l’assistance à être nourri d’une part et l’accès autonome à l’alimentation d’autre part » D. Paturel.”

Par ailleurs, il est nécessaire de rappeler que la politique publique d’aide alimentaire en France repose essentiellement sur des associations et des bénévoles. L’État fuit sa responsabilité dans ce domaine dont dépend une part croissante de la population. La déclaration du secrétaire d’État Gabriel Attal en octobre 2019 lors d’une commission parlementaire où il se félicite que l’action des Restos du Cœur soit « des coûts évités pour l’État »[18] illustre parfaitement cela.

La Sécurité sociale de l’alimentation : une mesure d’écologie populaire « pour les champs et pour les gens »

Chute dramatique de la biodiversité, appauvrissement des sols, pollution des eaux, importantes émissions de gaz à effets de serre… Notre système agricole doit, de toute urgence, mener sa transition écologique. Le projet de sécurité sociale de l’alimentation serait un puissant outil y contribuant. En effet, la somme distribuée ne pourrait être dépensée qu’auprès de professionnels de l’agriculture, de l’alimentation et de la restauration conventionnées. Ces derniers pourront donc être choisis en fonction de critères écologiques : faible utilisation de pesticides, gestion économe de l’eau, bien-être animal… Ainsi, c’est l’ensemble de notre agriculture qui serait très fortement incitée à rompre avec un modèle intensif et productiviste.

Par ailleurs, une telle mesure permettrait de soulager un monde agricole en grande difficulté : 1 agriculteur sur 4 vivait en 2017 sous le seuil de pauvreté[19] et le risque de se suicider y était de 12% plus élevé que dans le reste de la population[20].

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Vélo de course Peugeot devant une botte de foin. ©JPC24M

Ce système de SSA favoriserait de plus une relocalisation de notre agriculture. Depuis 2000, dopées notamment par la signature d’accords de libre-échange, les importations de produits agricoles et alimentaires ont augmenté en France de 87%[21]. Aujourd’hui, un fruit et légume sur deux consommé dans notre pays est d’origine étrangère contre 44% en 2000. Par ailleurs, entre 10% et 25% des produits importés en France ne respecteraient pas les normes minimales imposées, exerçant donc une concurrence déloyale vis-à-vis des agriculteurs français et mettant en danger la sécurité sanitaire de nos concitoyens[22]. Or, la proximité entre lieux de production et bassins de consommation pourrait être un critère de conventionnement. Il est à noter que, dans le cadre de la crise sanitaire actuelle, les enseignes de grande distribution se sont engagées, à se fournir, pour les fruits et légumes, seulement auprès de producteurs français[23]. Outre l’importance écologique, la relocalisation de notre agriculture s’avère aussi être vitale afin de renforcer la souveraineté alimentaire de notre pays et accroître la résilience de nos territoires face aux crises.

Si la SSA dynamiserait la transition écologique de notre agriculture, elle n’en demeure pas moins avant tout une mesure de justice sociale et de santé publique, les deux étant fortement liées. La SSA constituerait un moyen de lutte contre la malbouffe et les produits ultra-transformés issus de l’agro-industrie et vecteurs de nombreuses pathologies. Comme le rappelle Mathieu Dalmais, « actuellement la majorité de la population sait ce que bien manger veut dire. Manger sainement, de manière équilibrée. » Ce qui fait défaut, c’est le choix laissé aux populations pour manger. Il met en avant le fait que « ce projet n’a pas de visée hygiéniste. Aujourd’hui environ 40% de la population française n’a pas le choix de son alimentation, 20% des ménages est en situation d’alimentation de contrainte, ils sont dépendants d’un point de vue budgétaire de produits de basse qualité ». Il existe en France ce que AgriSTA appelle « un apartheid alimentaire » avec d’un côté, ceux qui peuvent se permettre d’acheter des produits de qualité, et ceux qui ne le peuvent pas.

“Plus largement, c’est 8 millions de personnes qui seraient en situation de précarité alimentaire pour raisons financières dans notre pays.”

L’alimentation représente en effet une variable d’ajustement dans le budget des ménages les plus pauvres. Pour faire face aux dépenses contraintes comme l’énergie ou le logement, les Français se voient dans l’obligation de rogner de plus en plus sur le budget consacré à l’alimentation tant quantitativement (portions réduites, saut de repas…) que qualitativement (moins de produits frais, moins de diversité…). Ainsi, en 2018, 21% des Français déclarent avoir eu des difficultés à se procurer une alimentation saine pour assurer trois repas par jour[24]. Entre 2009 et 2017, le nombre de bénéficiaires de l’aide alimentaire a ainsi plus que doublé passant de 2,6 millions de bénéficiaires à 5,5 millions. Plus largement, c’est 8 millions de personnes qui seraient en situation de précarité alimentaire pour raisons financières dans notre pays.[25]

Cette précarité alimentaire se traduit par l’incapacité pour des millions de Français de se nourrir avec des produits de qualité tant gustativement que sanitairement. L’obésité est ainsi très marquée socialement. En France, les obèses sont quatre fois plus nombreux chez les enfants d’ouvriers que de cadres[26].  Avec un faible pouvoir d’achat, les ménages les plus modestes ont tendance à se tourner vers des aliments à haute teneur calorique. L’alimentation est perçue comme un des rares moyens de se faire plaisir et de faire plaisir à ses enfants, le choix de la junk food est alors favorisé car moins cher et apportant une satisfaction directe. « Une personne accaparée par les difficultés du quotidien aurait peu de place pour gérer ses choix alimentaires et un accès plus difficile à une alimentation saine et variée », explique Anne-Juliette Serry, responsable de l’unité nutrition à Santé Publique France[27]. Les régions les plus touchées par l’obésité sont celles qui sont aussi les plus meurtries économiquement : avec 25,4% de la population en surpoids dans le département du Nord contre 10,7% à Paris. Par ailleurs la Direction Générale du Trésor, chiffrait, en 2012, le coût de la surcharge pondérale à 20 milliards d’euros.[28]

La Sécurité sociale alimentaire : pour faire de la France une grande Nation de gastronomie

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Bourguignon_-_Carte_gastronomique_de_la_France_1929.png?uselang=fr
Carte gastronomique de la France – Alain Bourguignon – 1929 – BNF

Enfin, l’instauration d’une Sécurité sociale de l’alimentation serait aussi une mesure culturelle forte de promotion de notre patrimoine alimentaire. Du cassoulet à la bouillabaisse, des bouchons lyonnais à la fondue savoyarde, des galettes bretonnes à la choucroute, notre pays bénéficie d’une cuisine extrêmement diversifiée et qui s’enrichit par l’influence de cuisines étrangères. Nous comptons en France plus de 100 AOP, preuve du savoir-faire et de l’excellence de notre terroir. Néanmoins, acheter de tels produits est de plus en plus inaccessible pour une majorité de Français. Manger à des tables étoilées l’est davantage. Une SSA permettrait donc de démocratiser notre patrimoine alimentaire et le rendre accessible à tous. Pour que la France soit à la hauteur de sa réputation, il ne faut pas que sa gastronomie soit réservée à une élite, aux plus riches, mais bel et bien à la population tout entière.

“Ce n’est pas l’excellence de nos chefs étoilés et de leurs recettes qui a ici été récompensée, mais bel et bien notre manière de manger à tous et toutes, « l’héritage commun des plaisirs de la table que partagent les Français ».”

En 2010 l’Unesco a d’ailleurs inscrit le repas gastronomique français sur la liste du patrimoine culturel immatériel. Néanmoins, ce n’est pas l’excellence de nos chefs étoilés et de leurs recettes qui a ici été récompensée, mais bel et bien notre manière de manger à tous et toutes, « l’héritage commun des plaisirs de la table que partagent les Français »[29]. Avec 2 heures et 11 minutes par jour, nous sommes le pays qui passe le plus de temps à table selon l’OCDE[30]. Nous possédons une culture du repas qui est chez nous un véritable rituel social institutionnalisé et partagé en famille, entre amis et entre collègues. Ainsi, une enquête de 2019 montre que pour 65% des Français le repas partagé à table est « essentiel » et 97% des Français pensent que notre cuisine est un facteur de rayonnement de notre pays[31]. Une autre enquête affirme que pour 98,7% des Français le repas est un élément de notre patrimoine culturel et de notre identité qu’il faut sauvegarder et transmettre aux générations futures.[32]

Ces dernières années, la question de la sécurité était surtout considérée sous le prisme de la délinquance et du terrorisme. L’actualité est venue nous rappeler brutalement que la sécurité est aussi et surtout une question de santé. Ainsi, l’état d’urgence est devenu sanitaire. Néanmoins, cela ne doit pas nous faire oublier un autre élément essentiel de la sécurité, si ce n’est le plus important. Un élément situé à la base de la pyramide de Maslow : la sécurité alimentaire. Puisqu’elle est essentielle, rendons là alors sociale, faisons une sécurité sociale alimentaire.

 

[1] Emmanuel Macron, Adresse aux Français, 12 mars 2020, https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/03/12/adresse-aux-francais

[2] The Time, “Total Cost of Her COVID-19 Treatment : $34 927.43”, Abigail Abrams, 19 mars 2020, https://time.com/5806312/coronavirus-treatment-cost/

[3] The New York Times, “Paid to Stay Home: Europe’s Safety Net Could Ease Toll of Coronavirus”, Liz Alderman, 6 mars 2020, https://www.nytimes.com/2020/03/06/business/europe-coronavirus-labor-help.html

[4] Ingénieur Sans Frontière – Agrista, « Pour une sécurité sociale alimentaire », 24/06/2019, https://www.isf-france.org/sites/default/files/2019.06.25_pour_une_securite_sociale_alimentaire_0.pdf

[5] Là-bas si j’y suis, « Bernard Friot : Pour une Sécurité Sociale de l’alimentation », 15 avril 2019, https://la-bas.org/la-bas-magazine/entretiens/bernard-friot-pour-une-securite-sociale-de-l-alimentation

[6] France info – Outre-mer, « Faire ses courses en Outre-mer coûte en moyenne 66% plus cher », 22 février 2019, https://la1ere.francetvinfo.fr/faire-ses-courses-outre-mer-coute-moyenne-66-plus-cher-682927.html

[7] La France comptant environ 67 millions d’habitants (67M x 12 x 100).

[8] Direction de la Sécurité sociale, « Les chiffres clef de la sécurité sociale 2018 », édition 2019, page 12, https://www.securite-sociale.fr/files/live/sites/SSFR/files/medias/DSS/2019/CHIFFRES%20CLES%202019.pdf

[9] La contribution sociale pour le remboursement de la dette sociale (CRDS) est un impôt créé en 1996 dans le but de résorber l’endettement de la Sécurité sociale qui a été transféré au sein de la Caisse d’amortissement de la dette sociale (CADES). En 2018, Jean-Louis Rey, alors président de la CADES, estimait que la dette qui a été transférée dans cette caisse aura été totalement remboursée en 2024.

[10] La France comptant environ 67 millions d’habitants (67M x 12 x 100).

[11] Le Monde, « De l’inégalité en Amérique », Le blog de Thomas Piketty, 18 février 2016, https://www.lemonde.fr/blog/piketty/2016/02/18/de-linegalite-en-amerique/

[12] Ibid.

[13] Le Figaro, « En 2018, les dividendes versées par les sociétés du CAC40 ont atteint un record », 20 juin 2019, https://www.lefigaro.fr/conjoncture/en-2018-les-dividendes-verses-par-les-societes-du-cac-40-ont-atteint-un-record-20190620

[14] Le Figaro, « McDonald’s accusé de grande évasion fiscale en Europe », Mathilde Golla, 26 février 2015, https://www.lefigaro.fr/societes/2015/02/26/20005-20150226ARTFIG00041-mcdonald-s-accuse-d-avoir-prive-l-europe-d-un-milliard-d-euros-de-recettes-fiscales.php

[15] HCDH, « Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels », 3 janvier 1976, article 11, https://www.ohchr.org/FR/ProfessionalInterest/Pages/CESCR.aspx

[16] Dominique Paturel, « Le droit à l’alimentation, un droit en friche », Chaire UNESCO, Alimentations du monde, juin 2019, https://www.chaireunesco-adm.com/Le-droit-a-l-alimentation-un-droit-en-friche

[17] Flore Del Corso, Dominique Paturel, « Droit à l’alimentation », 2013, http://www1.montpellier.inra.fr/aide-alimentaire/images/Droit_a_lalimentation/Le_droit_a_l_alimentation_notions_generales.pdf

[18] HuffingtonPost.fr « Gabriel Attal voit dans les Restos du cœur des « coûts évités » à l’État », Pierre Tremblay, 31 octobre 2019, https://www.huffingtonpost.fr/entry/pour-gabriel-attal-les-restos-du-coeur-sont-des-couts-evites-par-letat_fr_5dbae014e4b0bb1ea375e918

[19] INSEE, « Les niveaux de vie en 2015 », n°1665, septembre 2017, http://www.lafranceagricole.fr/r/Publie/FA/p1/Infographies/Web/2017-09-14/insee%202015.pdf

[20] Le Figaro, « Agriculture, élevage : les chiffres d’une « surmortalité par suicide », 18 septembre 2019, https://www.lefigaro.fr/flash-eco/agriculture-elevage-les-chiffres-d-une-surmortalite-par-suicide-20190918

[21] Sénat, « La France, un champion agricole mondial : pour combien de temps ? », rapport d’information n°528 de M. Laurent Duplomb, 28 mai 2019,  http://www.senat.fr/rap/r18-528/r18-528_mono.html#toc43

[22] Ibid.

[23] Les Echos, « Les supermarchés basculent vers 100% de fruits et légumes français », Philippe Bertrand, 24 mars 2020, https://www.lesechos.fr/industrie-services/conso-distribution/les-supermarches-basculent-vers-100-de-fruits-et-legumes-francais-1188359

[24] « Baromètre Ipsos – SPF 2018, une intensification de la pauvreté », Fabienne Chiche, 11 septembre 2018, https://www.secourspopulaire.fr/barometre-ipsos-spf-2018

[25] Sénat, « Aide alimentaire : un dispositif vital, un financement menacé ? un modèle associatif fondé sur le bénévolat à préserver », rapport d’information n°34 de MM Arnaud Bazin et Eric Bocquet, déposé le 10 octobre 2018, http://www.senat.fr/rap/r18-034/r18-034_mono.html#toc59

[26] Le Monde, « L’obésité, maladie de pauvres », Pascale Santi, 13 juin 2017, https://www.lemonde.fr/sante/article/2017/06/13/la-pauvrete-un-facteur-aggravant-de-l-obesite_5143425_1651302.html

[27] Ibid.

[28] Direction Générale du Trésor, « Trésor-Eco n°179 – Obésité : quelles conséquences pour l’économie et comment les limiter », 6 septembre 2016, https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2016/09/06/tresor-eco-n-179-obesite-quelles-consequences-pour-l-economie-et-comment-les-limiter

[29] Site officiel dédié au repas gastronomique français à l’UNESCO https://repasgastronomiqueunesco.wpcomstaging.com/quest-ce-que-le-rgf/le-repas-gastronomique-des-francais-au-pci/le-rgf-a-lunesco/

[30] OCDE, « Time spent eating & drinking », 2015,  http://www.oecd.org/gender/balancing-paid-work-unpaid-work-and-leisure.htm

[31] CSA Research pour La Table Française, « Intérêt porté par les Français à la gastronomie française », Emilie Chignier, Marion Dubois, https://www.gni-hcr.fr/IMG/pdf/sondage_-_table_franc_aise_janvier_2019_compressed_compressed.pdf

[32] UNESCO, « Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel et immatériel », Dossier de candidature n°00437 pour l’inscription sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel, https://repasgastronomiqueunesco.wpcomstaging.com/wp-content/uploads/2017/12/RGDFNairobi.pdf

Relocaliser l’agriculture est une priorité

Le 28 novembre dernier, l’INRA organisait un grand colloque consacré à la reterritorialisation de l’alimentation, une question lancinante à l’heure où les intermédiaires se multiplient entre la production, la transformation et la commercialisation. Selon le rapport d’information sur les circuits courts et la relocalisation des filières agricoles et industrielles[1], un produit parcourt en moyenne 3000 km avant d’arriver dans notre assiette, soit 25 % de plus qu’en 1980. Les petites exploitations qui tentent de s’imposer sur le marché local peinent à faire face à la concurrence des produits importés à bas coût, et le métier d’agriculteur est de plus en plus compliqué. Actuellement, un agriculteur se suicide tous les deux jours selon les données de l’Observatoire national de santé. Le coût environnemental et social de ce modèle impose une transformation des pratiques, par un regain par les territoires de leur capacité de production locale organisée autour de filières intégrant enjeux sociaux et environnementaux. Mais face à la mondialisation des échanges et à l’urbanisation croissante, comment encourager le développement de circuits courts de proximité ?


Circuits courts de proximité : quels avantages pour renforcer la durabilité des territoires ?

Selon la définition adoptée par le ministère de l’Agriculture en 2009, un circuit court est un mode de commercialisation des produits agricoles qui s’exerce soit par la vente directe du producteur au consommateur, soit par la vente indirecte à condition qu’il n’y ait qu’un seul intermédiaire entre l’exploitant et le consommateur. Il en existe plusieurs formes : les magasins de producteurs, la vente directe à la ferme et sur les marchés, les points de vente collectifs (« La Ruche qui dit oui »), les paniers et AMAPs (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne). La définition du ministère de l’Agriculture ne prend pas en compte de la distance parcourue par le produit. Ce qui est qualifié de circuit court n’est donc pas nécessairement synonyme de proximité. L’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) a quant à elle proposé une définition du circuit court de proximité[2] qui inclut le kilométrage parcouru par le produit, de 30 km pour un produit agricole à 80km pour les produits transformés. En matière de durabilité, cette définition n’est cependant pas suffisante. L’ADEME définit l’agriculture durable comme celle qui répond à un certain nombre d’enjeux qui sont à la fois la sécurité alimentaire des pays et populations, la rémunération de l’ensemble de la chaîne de production, le respect de l’environnement et la qualité nutritionnelle et sanitaire des aliments[3]. En outre, un aliment « local » n’est pas nécessairement cultivé sans pesticides et son mode de production peut avoir un impact énergétique important. Faire pousser des tomates sous serres chauffées en hiver, bien que tout près de chez soi, aura par exemple un impact désastreux pour l’environnement. Pour mesurer la durabilité d’un produit, il convient donc de prendre en considération l’ensemble du cycle de vie du produit, soit sa production, sa transformation, son conditionnement et son transport jusqu’au lieu de consommation.

Les modèles d’alimentation durables sont les circuits courts de proximité fondés sur des techniques agricoles favorisant la préservation de la qualité des sols et la qualité nutritive des aliments (agroécologie, transformation sans additifs) plus favorables à l’environnement et garantissant un modèle économique viable pour le producteur. Dans une interview pour le journal l’Humanité, Marc Dufumier[4] explique que « les agriculteurs sont devenus des ouvriers payés à la pièce. Et si la pièce présente le moindre défaut, l’agro-industrie en diminue le prix. La pression à la baisse des prix est incessante ». Les agriculteurs sont pris dans un système capitaliste qui les pousse à produire au plus bas prix, rendant leurs conditions de vie précaires. Ainsi, le développement des circuits courts de proximité est un moteur d’emploi sur le territoire qui dynamise l’économie locale et permet de rémunérer le travail du producteur de manière décente. Derrière les circuits courts, c’est donc la perceptive d’un nouveau rapport à l’espace qui grandit, un nouveau moyen de faire société et de renouer avec son territoire.

Quels sont les freins au développement de ces producteurs locaux ?

La loi d’avenir de l’agriculture, de l’alimentation et de la forêt du 13 octobre 2014 a marqué une avancée en matière de relocalisation de la production agricole et alimentaire. Cette loi a mis en place les PAT (Plans d’alimentation territoriaux) qui ont pour objectif d’associer les producteurs, les distributeurs, les collectivités territoriales et les consommateurs dans des projets alimentaires locaux. Néanmoins, l’objectif annoncé d’avoir 500 PAT en 2020 n’a pas été tenu, puisqu’aujourd’hui seule une centaine de PAT ont vu le jour sur le territoire national.  Ouverts en 2017, les États généraux de l’alimentation marquaient la possibilité d’avancées en matière de réglementation alimentaire. La loi EGalim du 30 octobre 2018 qui en est ressortie a en effet permis certaines avancées. Elle prévoit notamment qu’au 1er janvier 2022, les repas servis en restauration collective dans tous les établissements chargés d’une mission de service public comptent 50% de produits de qualité et durables, dont au moins 20 % de produits biologiques[5]. Néanmoins, l’obligation d’intégrer une part de produits locaux dans les aliments servis dans les cantines n’a pas fait l’objet d’un article dans la loi. En outre, en raison du principe fondateur de l’Union européenne de libre circulation des marchandises, il n’est pas possible de favoriser un produit local sur le critère qu’il est produit sur son sol. Or, face aux faibles coûts de production des denrées dans certains pays qui ont recours à une main d’œuvre bon marché, force est de constater que les producteurs locaux ne réussissent pas à rivaliser. Il apparaît donc nécessaire d’orienter les marchés publics en fonction de critères de durabilité[6].

Pour combler cette lacune, les subventions pourraient être accordées selon la durabilité des modèles d’agriculture. Mais là encore le bât blesse puisque les aides européennes allouées à l’agriculture à travers la PAC (politique agricole commune[7]) sont accordées en fonction de l’unité de surface. Autrement dit, plus on a d’hectares, plus on a de subventions. Ce système a ainsi poussé les agriculteurs à agrandir leurs exploitations et à moderniser leurs techniques sur la base d’un modèle productiviste d’agriculture intensive (croissance de pratiques agricoles nuisant à la santé des sols, perte de contenu organique, surutilisation de pesticides). Le système de la PAC a fait de la terre nourricière une source de rente.  Dans un dossier de la revue Alternatives économiques[8], Antoine de Ravignan[9] souligne que lors de la définition de son cadre pluriannuel, la PAC a cherché à inciter à de meilleures pratiques agricoles en conditionnant 30% des paiements directs (soit 12 milliards d’euros par an) au respect de meilleures pratiques agricoles. Cependant, un rapport de la Cour des comptes européenne souligne ainsi que « ce verdissement n’a suscité de changements dans les pratiques agricoles que sur quelques 5% des surfaces ». Selon ce rapport, en l’absence d’objectifs clairs (baisse de polluants, amélioration de matières organiques dans les sols), le paiement vert reste une aide au revenu, mais ne permet pas d’avancées environnementales.

Enfin, pour encourager le développement d’un modèle alimentaire durable pour les territoires, il est impératif de rendre possible la possession des terres par les agriculteurs. En France, de plus en plus de personnes morales achètent des terres au détriment des agriculteurs. Ces investisseurs alimentent la spéculation autour du foncier agricole dont le prix explose, rendant son accès impossible aux agriculteurs. Ces investisseurs, en encourageant le modèle des grandes exploitations d’agriculture intensive et de monoculture, représentent un danger pour la préservation de la fertilité des sols, mais aussi pour l’emploi et la qualité nutritionnelle des aliments. Emmanuel Hyest, président de la FNSafer a, à plusieurs reprises, alerté les pouvoirs publics sur l’irréversibilité de ce phénomène aux conséquences dramatiques. La dérégulation du marché foncier menace aujourd’hui la soutenabilité du modèle agricole. Dominique Potier, député de Meurthe-et-Moselle souligne ainsi l’urgente nécessité d’une loi foncière.

« il en va de la souveraineté alimentaire, de la lutte contre le changement climatique et de la vitalité de nos espaces ruraux ».

En somme, reterritorialiser notre alimentation en encourageant le développement des modèles de production plus durables apparaît aujourd’hui fondamental pour assurer la préservation de l’environnement, la juste rémunération des producteurs et la qualité nutritive des aliments. Cela ne sera pas possible sans une révision de la logique de la politique agricole commune et la lutte contre la concurrence dérégulée. Par ailleurs, Emmanuel Macron avait promis une loi pour 2019 sur la protection du foncier agricole, cette loi semble se faire attendre. Pourtant, elle est fondamentale pour encadrer la bonne distribution des surfaces agraires et garantir notre souveraineté alimentaire.

 

[1]Rapport d’information n°2942 sur les circuits courts et la relocalisation des filières agricoles et industrielles, Brigitte Allain, 7 juillet 2015.

[2] ADEME, rapport « Alléger l’empreinte environnementale de la consommation des Français en 2030 »,2015.

[3] ADEME, rapport « Alléger l’empreinte environnementale de la consommation des Français en 2030 », 2015.

[4] Marc Dufumier est professeur honoraire à AgroParisTech, président de la nouvelle association pour la Fondation René-Dumont, membre du comité scientifique de la Fondation Nicolas-Hulot, président de Commerce équitable France et administrateur du Centre d’actions et de réalisations internationales (CARI)

[5] C’est notamment ce que préconisait le rapport d’information sur les circuits courts et la relocalisation des filières agricoles et industrielles

[6] 9 milliards d’euros sont versés chaque année à 300 000 exploitations en France

[7]Qualité de vie, écologie, innovation, les campagnes sont de retour Alternatives économiques, n°16, Décembre 2018

[8] Antoine de Ravignan, Rédacteur en chef adjoint d’Alternative économiques

[9] Rapport d’information sur la proposition de loi relative à la lutte contre l’accaparement des terres agricoles et au développement du biocontrôle, N° 4363

Argentine : le retour de la faim dans la sixième puissance agricole mondiale

Argentins comparant les prix dans un supermarché de Rosario, 13 septembre 2019 © Arnaud Brunetière pour Le Vent Se Lève

Plus de cinq millions d’Argentins souffrent d’une insécurité alimentaire « grave » selon les critères de la FAO, alors qu’un changement de pouvoir vient de survenir dans la sixième puissance agricole mondiale. Tandis que les récoltes du pays n’ont jamais été aussi importantes, ce chiffre témoigne du désastre provoqué par les politiques libérales du gouvernement Macri et du FMI.


De nouveau, le Parlement vote « l’urgence alimentaire »

Il y a encore 5 ans, « l’urgence alimentaire » n’évoquait en Argentine que de très mauvais souvenirs de la crise de 2001. Cette mesure avait en effet été prise pour tenter de répondre à l’explosion de la pauvreté et des pillages de magasins, au lendemain de la plus importante crise économique qu’ait alors connue le pays et qui avait mené le président Fernando de la Rúa à fuir le palais présidentiel en hélicoptère.

Bien que l’Argentine soit enfoncée dans la crise depuis plusieurs années, les PASO du 11 août dernier – Primaires Ouvertes Simultanées et Obligatoires de la présidentielle du 27 octobre prochain – ont joué le rôle de détonateur. En effet, dès le lendemain de l’élection, la monnaie connaissait une dévaluation de 20%, passant de 50 pesos l’euro, le vendredi 9 août, à 61 le lundi 12, puis 67 le mercredi.

Trop loin des deux principaux candidats – le président sortant, Mauricio Macri, et son rival Alberto Fernández –, Roberto Lavagna, arrivé troisième aux primaires1, avait suspendu sa campagne dès le 15 août pour demander au gouvernement l’adoption de mesures « d’urgence alimentaire ». Deux semaines plus tard, l’Église catholique argentine lui emboîtait le pas, alors que Standard & Poor’s classait le pays en situation de « défaut sélectif ».

Mi-septembre, sous pression de la mobilisation sociale, les parlementaires argentins ont finalement adopté à l’unanimité le projet de loi présenté par l’opposition2. En pratique, le texte prévoit une augmentation de 50% des dépenses publiques consacrées à l’aide alimentaire et aux cantines scolaires.

En effet, bien que l’Argentine soit le 6ème exportateur mondial de produits agricoles, « beaucoup d’enfants dépendent exclusivement des programmes scolaires d’alimentation pour recevoir leurs rations quotidiennes », selon Hilal Elver, Rapporteuse Spéciale des Nations Unies (RSNU) sur le droit à l’alimentation.

La Bérézina libérale

Un mois après la déroute de Mauricio Macri aux PASO et à un mois et demi de l’élection présidentielle, ce vote officialise ainsi la Bérézina des politiques libérales menées depuis 4 ans par le gouvernement. Celles-ci ont en effet, pour la seconde fois en moins de 20 ans, conduit la deuxième économie d’Amérique du Sud au désastre.

Quatre Argentins sur dix sont aujourd’hui en-dessous du seuil de pauvreté, selon la chaîne nationale C5N. L’inflation cumulée dépasse les 54% sur les 12 derniers mois et les 237% depuis le début du mandat de Mauricio Macri.

Selon la FAO, 5 millions d’Argentins souffraient d’une « insécurité alimentaire » grave, sur la période 2016-2018. Ce qui représentait une multiplication par deux par rapport à la période 2014-2016, et dépassait, déjà, le nombre de personnes « sous-alimentées »3 lors de la crise de 2001. Et tout porte à croire que ces sinistres chiffres se sont encore accrus depuis.

Mais ces statistiques, comme le dénonce Martin Caparrós – écrivain argentin, journaliste pour El País et le New York Times – évitent de « penser aux personnes ». Ils rendent la faim « abstraite pour lui enlever son potentiel de violence ». Pour l’auteur de La faim4, cette réalité, que le capitalisme n’a toujours pas su résoudre, « n’est pas un problème technique, mais un problème politique ».

Plus que l’erreur d’un gouvernement, en effet, ce que certains qualifient désormais de « Macrise » est aussi celle du FMI. Comme l’explique Jean Feyder, ex-ambassadeur du Luxembourg auprès des Nations Unies à Genève et auteur de La faim tue5 : « Comme ses prédécesseurs avant 2001, le président Macri a appliqué des politiques néo-libérales inadaptées avant de se confier au FMI quand la crise fut venue, qui a lié l’octroi de ses crédits massifs à des conditions similaires à celles du passé ».

L’éternelle répétition des mantras libéraux du FMI

Les conditions imposées par le FMI de Christine Lagarde rappellent ainsi fortement les Programmes d’ajustement structurel (PAS) appliqués par l’institution dans les années 80. Selon Jean Feyder, ceux-ci « ont largement déséquilibré les économies et les sociétés de ces pays qui ne s’en sont jamais vraiment remis. Les PAS ont impliqué une réduction drastique des dépenses publiques, une sévère privatisation des entreprises publiques au profit du secteur privé et une libéralisation sans frein du commerce ».

Jean Feyder, ambassadeur du Luxembourg auprès des Nations Unies à Genève, de 2005 à 2012, auteur de La faim tue © Jean Feyder

Ils ont ainsi conduit à « une suppression de toute aide aux paysans et à une forte incitation des agricultures à s’orienter vers les marchés d’exportation ». Pour l’ambassadeur, « ceci a entraîné une réduction de la production alimentaire vivrière et locale. Du coup, ces pays ont été ouverts aux importations (…). Cette inondation des marchés des pays en développement a détruit de nombreux emplois ruinant les conditions d’existence d’un très grand nombre de petits paysans et de leurs familles. Tant la Banque mondiale (BM) que le FMI se sont montrés insensibles aux impacts économiques et sociaux très négatifs de leurs politiques ».

Si dans son rapport sur la mission menée fin 2018 en Argentine, Hilal Elver attire « l’attention sur une clause de l’accord signé par l’Argentine et le FMI qui appelle à protéger le niveau des dépenses sociales, compte tenu des expériences passées avec les mesures d’austérité », selon Jean Feyder « ni la Banque [mondiale] ni le FMI n’ont vraiment changé de politique ».

L’ambassadeur reconnaît que « formellement, les deux organisations veulent prendre leurs distances vis-à-vis des PAS. Certes, l’élimination de l’extrême pauvreté et la promotion du bien-être commun figurent parmi les objectifs formels de la BM. Mais dans les faits, l’octroi de crédits aux pays en développement reste toujours lié à des engagements en faveur de réformes structurelles proches de celles des PAS ».

Ainsi, « une large place est toujours réservée au secteur privé, aux investissements privés et à la libre circulation des capitaux. Leur politique ne favorise pas le respect des droits humains ni surtout des droits économiques, sociaux et culturels. L’accent qu’elles mettent sur la croissance n’est guère compatible avec un développement durable et les défis de la crise climatique. »

L’une des meilleures années agricoles qu’ait connu l’Argentine

Cette situation alimentaire dramatique n’a, paradoxalement, rien à voir avec la productivité agricole du pays. Sixième exportateur de produits agricoles au monde, en 2018, derrière l’Union européenne, les États-Unis, le Brésil, la Chine et le Canada, l’Argentine connaîtra cette année des récoltes record.

Ces statistiques font dire à Miguel Pichetto – candidat à la vice-présidence, au côté du président sortant Mauricio Macri – que l’Argentine (pays de 45 millions de personnes), qui « produit des aliments pour plus de 800 millions d’habitants (…) n’est pas un endroit où les gens meurent d’inanition ».

En effet, comme en témoigne la photo illustrant cet article, les supermarchés sont loin d’être vides. Mais l’explosion de l’inflation rend le panier de base de plus en plus inaccessible au commun des Argentins, qui comparent désormais les prix de tous les produits. Comme le note Hilal Elver, le problème n’est pas un problème de production, mais « d’accessibilité économique ».

Le traditionnel asado argentin (énorme barbecue où sont cuites différentes viandes), encore très courant il y a 3 ans, devient de plus en plus un signe distinctif de richesse dans l’Argentine de Mauricio Macri.

Parallèlement, « durant les entretiens avec des responsables du ministère de l’Agro-industrie, la Rapporteuse Spéciale [Hilal Elver] a observé une plus grande tendance de ces derniers à appuyer le modèle agro-industriel, au détriment de l’agriculture familiale et à petite échelle ».

La production alimentaire du pays apparaît ainsi totalement déconnectée de la consommation de ses habitants. Selon l’experte de l’ONU, si « 60% des terres cultivées sont dédiées à la production de soja (…) seulement 2% de ce soja est consommé dans le pays et le reste est broyé et exporté vers la Chine ».

Selon elle, « ces politiques économiques ont permis à l’Argentine de devenir l’un des principaux exportateurs de produits agricoles et ont également perpétué un modèle agricole industriel qui compromet la sécurité alimentaire et la nutrition de la population ». Risque qui a été révélé l’an passé, lorsque, suite à une importante sécheresse, la production de soja a subit une chute exceptionnelle, grevant tant les conditions de vie des petits producteurs que l’économie du pays.

Urbanisme et pauvreté : faim ou obésité

La RSNU mentionne deux facteurs importants de la crise alimentaire que connaît le pays. Tout d’abord, même si l’Argentine est l’un des principaux producteurs agricoles du monde, « plus de 90% des Argentins vivent en zone urbaine ». Ceci a pour conséquence « évidente » de rendre les personnes pauvres vivant dans ces zones plus sujettes à l’insécurité alimentaire que celles des zones rurales. Elles sont, en effet, plus « vulnérables à l’augmentation des prix des aliments », du fait de leur incapacité à produire leur nourriture.

Cet éloignement des campagnes est doublé d’un autre phénomène, rare en Amérique Latine : les principales villes argentines ne disposent pas – ou de manière marginale – de marché central où les petits producteurs viennent vendre leurs productions. En plus de la déconnexion entre la production et la consommation argentine, il y a donc aussi une déconnexion entre l’alimentation et la matière première brute.

Hilal Elver note ainsi que « l’Argentine est le pays de la région qui consomme le plus de produits ultra-transformés par an, par habitant et c’est le leader de la consommation de sodas ». Ce qui contribue, en plus de son régime carné – en diminution – à en faire « le pays de la région avec les indices les plus élevés d’obésité, chez les enfants comme chez les adultes » (60% des adultes et 40% des enfants). L’experte rappelle alors que « les études ont démontré qu’il existe une corrélation entre la condition socioéconomique et les indices d’obésité ».

Le fondamentalisme libéral du président mis en cause

Ainsi, alors que les PASO devaient identifier les candidats des différents partis postulant à la présidentielle d’octobre et sélectionner ceux réunissant plus de 1,5% des voix, elles se sont transformées en véritable référendum pour ou contre Mauricio Macri. Si les analystes envisageaient une différence de 6 points, les 15% ayant séparé Mauricio Macri d’Alberto Fernández suffiraient à élire ce dernier dès le premier tour, s’ils devaient se répéter fin octobre6.

Graffitis « Macri c’est la faim », « Macri non » sur les murs de Rosario, Argentine © Arnaud Brunetière

Mauricio Macri refuse toutefois de reconnaître la victoire de l’opposition dont il s’était fait le pourfendeur depuis des années et qu’il accuse, aujourd’hui encore, alors qu’arrive la fin de son mandat, d’être responsable de la crise actuelle.

Alberto Fernández affirmait ainsi sur C5N, que « la faim recommence à être un problème en Argentine ». Avant d’ajouter « le problème, c’est Macri. Ce sont ses politiques, et son incapacité à donner des réponses intelligentes aux problèmes qui existent ». « Et le monde l’a déjà compris » poursuivait-il, en rappelant sa tournée dans la péninsule hispanique et ses échanges productifs avec l’ambassadeur des États-Unis.

Le candidat qui « ne croit pas en la liberté des marchés », n’a pas non plus oublié la coresponsabilité du FMI, qui a prêté 57 milliards de dollars au gouvernement Macri et imposé ses conditions. S’il nie que cette accusation signifie qu’il ne rembourserait pas le prêt, s’il devait être élu en octobre – comme l’Argentine l’avait fait suite à la crise de 2001 –, Alberto Fernández précisait, toutefois, que « le Fonds doit assumer la responsabilité qu’il a dans ces résultats et dans ces conséquences ».

Une question est de savoir quelle position adoptera le nouveau gouvernement argentin vis-à-vis de sa dette auprès du FMI. Une autre est d’interroger la réalité de la compétence prêtée au FMI et à Christine Lagarde, qui peuvent, raisonnablement, être considérés comme coresponsables du désastre argentin.

« Je ne pense pas qu’elle [Christine Lagarde] soit la personne dont l’Europe a besoin, disait encore Jean Feyder, évoquant sa récente nomination à la tête de la BCE. Il nous faudrait des dirigeants (…) qui, sur le plan économique et monétaire, sachent contribuer à mettre fin aux politiques d’austérité qui depuis bien des années, (…) affectent dramatiquement les économies, l’emploi et les sociétés au sud de l’Europe en particulier en Grèce et que le FMI, sous Christine Lagarde, a coparrainées. De telles politiques ne favorisent pas la nécessaire création d’emplois ni l’orientation vers une autre économie qui soit vraiment durable et adaptée au changement climatique ».

En 2019 encore, comme le disait Martin Caparrós à son collègue d’El País, « la faim est un problème de richesse » …

1 Le 11 août dernier, lors des PASO, Alberto Fernández a réuni 47 % des voix, Mauricio Macri 32 % et Roberto Lavagna, 8%.

2 La Chambre des représentants a voté le projet de loi présenté par l’opposition le jeudi 12 septembre et le Sénat, le mercredi 18.

3 La « sécurité alimentaire » est la facilité d’accès d’une population à une alimentation suffisante en qualité et en quantité. Elle dépend de l’autoproduction et/ou de l’accessibilité économique de la nourriture. Elle se distingue ainsi de la « sous-alimentation », qui est le fait d’avoir une alimentation habituelle insuffisante, pour maintenir une activité normale et une vie saine. « L’insécurité alimentaire » peut ainsi se comprendre comme le signal d’une « sous-alimentation » à venir.

4 Martin Caparrós, La faim, Buchet Chastel, Paris, 2015, 784 p.

5 Jean Feyder, La faim tue, L’Harmattan, Paris, 2011 (réédition en 2015), 308 p.

6 Le candidat obtenant 45% des votes ou 40% avec 10 points d’écart avec le second étant déclaré vainqueur de l’élection, dès le premier tour.

Traité de libre-échange UE-MERCOSUR : la liberté de tout détruire

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Terra_Ind%C3%ADgena_Tenharim_do_Igarapé_Preto,_Amazonas_(41737919154).jpg
Déforestation et destruction des terres indigènes dans la forêt amazonienne ©Ibima

Plus rien n’arrête la Commission européenne. Depuis la conclusion de l’accord commercial avec le Canada (AECG/CETA) en 2016, elle en a déjà signé un autre avec le Japon (JEFTA) en juillet dernier et vient d’annoncer victorieusement, après deux décennies de négociation, la signature vendredi 28 juin, d’un nouveau traité de libre-échange qui lie l’Union européenne et les pays du MERCOSUR (Argentine, Brésil, Uruguay et Paraguay). Une course effrénée qui semble insidieusement occulter les préoccupations écologiques, démocratiques et sanitaires que recèlent ces traités.


Le nouvel accord commercial UE-MERCOSUR, aux allures historiques, est jugé comme faisant contrepoids au protectionnisme du président Trump[1]. La Commission européenne est fière d’annoncer qu’il prévoit des baisses de tarifs douaniers de 4 milliards d’euros annuel en faveur de l’UE faisant de lui le « traité le plus important jamais négocié par l’UE ». En effet, les taxes sur ses importations de voitures, pièces détachées, produits chimiques, vins ou encore de spiritueux en direction de l’hémisphère Sud devraient disparaître. Cependant, la création de ce marché intégré de 780 millions de citoyens-consommateurs sud-américains comme européens, a un coût.

En contrepartie, Bruxelles a notamment concédé au marché commun du Sud l’importation massive sur le territoire européen de denrées bovines en provenance de l’Argentine et du Brésil, tous deux grands producteurs d’OGM.

De surcroît, alors même que les négociations se sont déroulées dans l’opacité, le texte intégral demeure encore indisponible. Pour l’instant, il faudra se contenter d’éléments essentiels sur l’accord[2].

L’agriculture traditionnelle à l’épreuve d’une forte concurrence et d’importants problèmes sanitaires

Ce ne sont pas moins de 99 000 tonnes/an de bœuf (55% de produits frais et 45% de produits congelés), 180 000 tonnes/an de volaille et 25 000 tonnes/an de porc, qui devraient inonder le marché européen, venant fortement concurrencer les agriculteurs français, déjà accablés. Scandalisés, les agriculteurs des réseaux FNSEA et Jeunes agriculteurs se sont rassemblés mardi 2 juillet au soir dans toute la France, pour dénoncer les profondes distorsions de concurrence qu’ils craignent de subir avec l’importation de denrées agricoles d’Amérique latine produites selon des standards de moindre qualité et à moindre coût[3]. Une crainte justifiée concernant la teneur de ces denrées en hormones, antibiotiques et pesticides.

Le Brésil a homologué 239 pesticides en 6 mois, dont une forte proportion de produits classés toxiques ou hautement toxiques pour la santé et l’écologie et dont 31% sont interdits dans l’UE. Même si l’on pourrait espérer que les pays du MERCOSUR seraient obligés, au moins concernant les produits à destination de l’UE, de se conformer aux standards européens, en aucun cas l’accord incite l’UE à diminuer sa propre utilisation de ces produits et ce malgré la récente alerte de l’IPBES – Plate-forme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques – sur le déclin de la biodiversité et ses recommandations quant à la réduction de l’utilisation des pesticides.

D’autant plus qu’aucun mécanisme de traçabilité des produits n’a encore été révélé. Pourtant, une aussi grande quantité de produits importés nécessite un important contrôle de la part de l’UE afin d’assurer que les produits circulants sur son territoire soient soumis aux mêmes degrés de vigilance sanitaire. Cela aurait dû faire partie des points dits essentiels de l’accord.

Après le CETA et avec l’accord EU-MERCOSUR, quoi de plus savoureux pour nous mettre en appétit que d’avoir conscience qu’il sera bientôt plus probable que l’on retrouve dans nos assiettes une viande étrangère nourrie aux hormones dont les conditions d’élevage nous seront inconnues et ayant parcouru des kilomètres plutôt qu’une viande de pâturage issue de l’agriculture française ?

La prétendue protection de l’environnement grâce au commerce, un alliage qui ne convainc plus.

A l’heure où la Commission européenne devrait s’afférer à préparer la transition écologique, l’urgence climatique ne semble pas être la priorité de son agenda. A contrario, elle imagine encore que la conclusion d’accords de libre-échange œuvre à la protection de l’environnement, énonçant sans rougir que « cet accord aura également des effets positifs sur l’environnement ». Même un paragraphe intitulé Trade and Sustainable Development figure dans la liste des éléments essentiels de l’accord[4].

Le concept de développement durable comme logique de conciliation du développement économique et protection de l’environnement, est assez ancien puisque déjà l’OMC considérait en 1994 « qu’il ne devrait pas y avoir, et qu’il n’y a pas nécessairement, de contradiction […] entre la préservation et la sauvegarde d’un système commercial multilatéral ouvert […] et les actions visant à protéger l’environnement et à promouvoir le développement durable ».[5]

« Le libre-échange est à l’origine de toutes les problématiques écologiques. L’amplifier ne fait qu’aggraver la situation. »

Ce discours qui tend à légitimer la libéralisation du commerce international doit désormais être révolu. Accroître la production nécessite l’accroissement des activités industrielles. Ainsi, le recours aux transports pour l’acheminement des marchandises fabriquées augment autant que l’utilisation de combustibles fossiles comme le charbon et le pétrole. Cela a pour conséquence d’aggraver la teneur de l’atmosphère en gaz à effet de serre, ce qui concourt considérablement au réchauffement climatique.

La méprise a trop duré. Comme l’a confié Nicolas Hulot, ancien ministre de l’écologie, au journal le Monde : « le libre-échange est à l’origine de toutes les problématiques écologiques. L’amplifier ne fait qu’aggraver la situation. Il faudra d’ailleurs comprendre un jour qu’une des premières obligations va être de relocaliser tout ou partie de nos économies. »

Si la Commission européenne affirme que l’accord UE-MERCOSUR devra être conditionné au respect de l’accord de Paris sur le climat, aucun objectif concret visant à décarbonner les procédés et méthodes de production pour répondre aux objectifs de l’article 2 de l’Accord de Paris[6] n’est précisé dans les points essentiels.

Par ailleurs, tout comme le CETA, la procédure de règlement des différends relatifs à l’environnement et le travail prévoit seulement des « recommandations publiques » en cas d’une violation de leurs obligations en la matière. La procédure est différente de celle régissant les conflits commerciaux, qui prévoit des sanctions économiques. Cette hiérarchie de valeur fait une fois de plus prévaloir la protection du commerce sur celle de l’environnement et des conditions de travail.

Une politique de l’autruche face aux actes anti-démocratiques et écocides du Brésil

La situation démocratique et écologique au Brésil depuis l’investiture en janvier du président d’extrême droite, Jair Bolsonaro inquiète autant les ONG environnementales que celles qui militent pour le respect des Droits de l’Homme. Greenpeace soulignait à quelques heures de la signature de l’accord que l’arrivée au pouvoir du gouvernement Bolsonaro a conduit au démantèlement de protections environnementales, toléré les incursions d’hommes armés sur les terres des peuples autochtones et supervisé une augmentation spectaculaire du taux de déforestation en Amazonie.

La participation du Brésil à cet accord de libre-échange rend complices les autres parties par leur inertie face à sa politique anti-démocratique et écocide.

Néanmoins cela ne semble pas ébranler notre président Emmanuel Macron qui a salué la conclusion de ce traité en déclarant samedi dernier en marge du G20 que « cet accord est bon à ce stade, il va dans la bonne direction ».

Et ce, tout en fustigeant la politique criminelle de Bolsonaro ou après avoir certifié en février 2018 devant l’inquiétude des agriculteurs qu’« il n’y aura jamais de bœuf aux hormones en France » ni « aucune réduction de nos standards de qualité, sociaux, environnementaux, ou sanitaires à travers cette négociation ». Encore une posture hypocrite, pourtant décriée depuis plus de 8 mois par les Gilets jaunes.

Même si l’accord UE-MERCOSUR doit encore être validé par le Conseil européen, le Parlement européen et les parlements nationaux, permettra-t-on une fois de plus que le bien commun soit sacrifié sur l’autel du libre-marché ?

[1] Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne : « Je pèse soigneusement mes mots lorsque je dis qu’il s’agit d’un moment historique. Dans un contexte de tensions commerciales internationales », Communiqué de presse de la Commission Européenne, vendredi 28 juin, 2019.

[2] http://trade.ec.europa.eu/doclib/docs/2019/june/tradoc_157964.pdf

[3] AFP, le 2 juillet 2019

[4] http://trade.ec.europa.eu/doclib/docs/2019/june/tradoc_157964.pdf, pt. 14.

[5]  Décision sur le commerce et l’environnement, adoptée par les ministres à la réunion du Comité des négociations commerciales du Cycle d’Uruguay qui s’est tenue à Marrakech le 14 avril 1994.

[6] Article 2, §1 a) : « Contenant l’élévation de la température moyenne de la planète nettement en dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels et en poursuivant l’action menée pour limiter l’élévation de la température à 1,5 °C »

11. L’agronome : Marc Dufumier | Les Armes de la Transition

Marc Dufumier est agronome, professeur émérite à l’AgroParisTech. Il a écrit de nombreux ouvrages sur le thème de l’agroécologie et préside par ailleurs l’ONG Commerce Équitable France. Il nous éclaire sur le rôle de l’agriculture, et plus précisément de l’agronomie dans la transition écologique.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différents. Un tel projet est inédit et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL : À quoi ça sert un agronome dans le cadre de la transition écologique et pourquoi est-ce que vous avez choisi cette voie-là plutôt qu’une autre pour apporter votre pierre à ce combat ?

Marc Dufumier : J’avais fait des études d’agronomie avec comme idée de mettre fin à la faim. J’étais un peu ambitieux quand j’étais jeune. J’ai eu comme professeur René Dumont, un agronome tiers-mondiste et écologique. J’avais cette idée de travailler dans les pays du Sud, à l’époque appelés les pays du tiers-monde, de pouvoir défendre l’agriculture pour permettre aux personnes de se nourrir correctement. On a rajouté ultérieurement : durablement. C’est-à-dire sans préjudice pour les générations futures : sans érosion des sols, sans un déséquilibre écologique majeur. Cependant l’agronomie a un petit défaut : c’est la norme. J’ai vite découvert que les scientifiques qui s’intitulent agronomes étaient devenus normatifs : à dicter des leçons comme la variété améliorée et la mauvaise herbe. Ils mettaient des jugements de valeur dans leur propos. Quand on pense aujourd’hui transition écologique, il faut surtout oublier l’idée qu’avoir des connaissances scientifiques on deviendrait scientocrate : prendre le pouvoir en disant le bien et le mal en dictant aux agriculteurs ce qu’ils doivent faire.

LVSL : En quoi consiste concrètement votre activité ? Est-ce que vous pourriez nous définir la journée type pour un agronome de votre calibre ? Et quelle est votre méthodologie de travail ?

MD. : Il n’y a pas vraiment de journée type. Le travail d’un agronome c’est d’abord reconnaître que l’objet de travail des agriculteurs ce n’est pas le sol, la plante, le troupeau, mais c’est un agroécosystème d’une incroyable complexité. Le travail d’un agroécologue vient en appui aux paysanneries, en particulier à de la paysannerie pauvre. Essayer de comprendre, de faire un diagnostic sur pourquoi les personnes opèrent-elles ainsi ? Pour quelles raisons, d’un point de vue écologique, socio-économique ? C’est donc un diagnostic qui est comme celui du scientifique extérieur, seulement les paysans ont leur propre diagnostic. Le métier c’est d’arriver à un dialogue entre ces deux types de diagnostics. L’un qui vit au quotidien cette situation, souvent d’une extrême précarité. Et l’autre, celui qui vient de l’extérieur, un peu le martien, qui parce qu’il a quelques concepts scientifiques, dit comment lui comprend et croit avoir compris les choses. On essaie après cela, d’élaborer des solutions. Cette élaboration est un vrai dialogue. Ce n’est pas le scientifique qui dicte.

J’ai longtemps été avec la FAO, parfois l’Agence française de développement, de plus en plus avec des ONG. Tout récemment, j’étais au Pérou à la demande d’une ONG Belge : Iles de Paix. Je travaillais à Wanoko, 2 200 mètres d’altitude, une paysannerie très pauvre avec des personnes qui s’interrogent : comment survivre ? Comment mieux vivre ? Comment bien vivre ? Le bien-être et le pouvoir de mettre en place une agriculture qui soit à la fois productive de ce dont ils ont besoin, productif de bien-être et durable : sans préjudice pour les générations futures donc sans détériorer l’écosystème et l’agroécosystème.

Une fois arrivé sur le terrain, il y a plusieurs étapes. D’abord un apprentissage à la lecture de paysage. C’est bien l’écosystème qui est aménagé par les agriculteurs et ce n’est pas un seul agriculteur, mais une communauté qui gèrent un bassin versant, un finage villageois, un terroir. Donc de la lecture de paysage, des entretiens sur l’histoire, sur comment nous en sommes arrivés là ? Comment cette société en est-elle arrivée là ? Pourquoi certains sont appauvris et d’autres enrichis ? Pourquoi certains pratiquent-ils des agricultures diversifiées et d’autres très spécialisées ? C’est l’histoire de toutes ces relations de cause à effet qui permettent d’expliquer en quoi la situation sociale de ces paysanneries et l’éventuelle détérioration des écosystèmes en sont là actuellement pour ensuite essayer de trouver des solutions. On appelle ça l’agriculture comparée : c’est une discipline à l’AgroParisTech. Elle nous est inspirée par d’autres agricultures dans le monde. L’arbre fourrager au Burundi par exemple, pourquoi ne serait-il pas utile en Haïti ? Au Burundi, plus c’est densément peuplé, plus c’est boisé. À Haïti, plus c’est densément peuplé plus c’est déboisé. Ce sont deux histoires différentes. Mais peut-être que dans l’histoire burundaise on peut trouver des éléments qui peuvent être utiles à des Haïtiens. Mais à la condition de comprendre pourquoi ça s’est imposé au Burundi et à quelles conditions, ça pourrait s’imposer et être utile en Haïti ? Et même savoir au Burundi au profit de qui et aux dépens de qui cette technique a fini par s’imposer ? Et également en Haïti, si possible pas au dépens des pauvres. L’agriculture comparée, c’est aussi s’inspirer de situation ayant existé dans l’Histoire ou existant aujourd’hui. Non pas pour dire : on transfert des technologies, c’est absurde, mais dire « On peut s’inspirer de là et vu vos conditions, voilà comment ça pourrait être utile pour les plus grands nombres ».

LVSL : Est-ce que vous pourriez nous livrer trois certitudes que vous vous êtes forgées tout au long de votre carrière ?

MD. : La première certitude, c’est qu’à l’échelle mondiale on ne parviendra pas à promouvoir des formes d’agricultures qui permettent au plus grand nombre de vivre correctement et durablement si les peuples du Sud ne peuvent pas se protéger via des droits de douane, se protéger de l’exportation de nos excédents. Il faut savoir que nos excédents de poulets bas de gamme, de nos céréales, de poudre de lait, etc. ruinent les agricultures dans les pays du Sud, notamment pour les personnes qui travaillent à la main. Il faut savoir que quand deux sacs de riz s’échangent au même prix sur le marché mondial : il y a deux cents fois plus de travail agricole dans le sac de riz qu’une femme a repiqué à la main que dans le riz concurrent qui vient d’Arkansas ou d’ailleurs. Quand elle doit acheter des produits de première nécessité, elle vend son riz au même prix que le sac d’à côté et accepte une rémunération deux cents fois inférieure. Si on veut éviter la pauvreté, la faim, la malnutrition, l’exode rural prématuré dans les bidonvilles, l’insécurité en ville, les mouvements migratoires, la première chose c’est effectivement que les peuples du Sud aient le droit de se protéger de l’excédent. Nous on produira peut-être moins, mais on produira mieux.

Deuxième certitude : en France ce n’est pas tant des rendements à l’hectare qu’il faudrait accroître, mais de la valeur ajoutée en terme monétaire et si possible sans les externalités négatives, sans ces coûts cachés. Quand on produit du lait en Bretagne, les animaux urinent, ça fait du lisier, ça fertilise les algues vertes sur le littoral breton. Peut-être que notre lait n‘est pas cher, les personnes sous-rémunérés, mais ça nous coûte cher parce qu’on paye des impôts pour retirer les algues vertes. On veut un pain pas cher, mais on veut qu’il n’y ait pas d’atrazine, ni du désherbant dans l’eau du robinet… Oui, ma deuxième certitude c’est qu’en France on pourrait s’autoriser à produire moins, mais mieux. On ferait moins de dégâts dans d’autres pays du Sud.

Une troisième certitude, en France on aurait le droit d’importer moins de soja transgénique et ce n’est pas faire du tort aux Brésilienx. Quand je dis aux Brésiliens qu’on devrait se protéger, ils me disent qu’ils ne sont pas fiers de nourrir nos cochons, nos volailles, nos ruminants avec du soja. Eux ils préféreraient que leurs légumineuses nourrissent des Brésiliens.

La quatrième certitude, parce qu’on a oublié peut-être qu’au Brésil, les gens qui désherbaient à la main ont été remplacés par du glyphosate. Ces gens ont été au chômage et vivent dans des bidonvilles et ceux-là n’ont même pas le pouvoir d’achat pour acheter du maïs, du soja, de la viande qui est produite au Brésil, mais qui sont exportés vers l’Europe parce que nos cochons, nos usines des bétails eux sont solvables. Donc le libre-échange, il faut y mettre fin. C’est plutôt un échange dans des conditions d’extrême inégalité dans des rapports inégaux d’ailleurs.

LVSL : Comment est-ce que vous pourriez traduire ces certitudes en politiques publiques concrètes ?

MD. : Si j’avais effectivement à définir un programme agricole pour la France et l’Europe : qu’est-ce que je proposerais en douze propositions ? C’est ce que j’ai essayé d’exposer dans un petit ouvrage qui s’appelle Alter gouvernement. Il y a quand même l’idée de mettre des quotas et de ne pas exporter nos produits bas de gamme, il y a l’idée de se protéger à l’égard des productions transgéniques en provenance de l’étranger. Il faut peut-être accroitre les rendements, mais en faisant un usage intensif de l’énergie solaire puisque l’énergie alimentaire nous vient du soleil. Il n’y a pas de pénurie annoncée avant 1,5 milliards d’années.

Je vous propose donc la couverture végétale la plus totale possible, tous les rayons du soleil tombent sur des feuilles qui vont nous transformer l’énergie solaire en énergie alimentaire. Les protéines c’est riche en azote, mais dans l’air il y a 79% d’azote et il y a des légumineuses qui savent intercepter ça grâce à des microbes qui les aident y compris pour la betterave et pour le blé qui suivra après la légumineuse. Couverture permanente la plus totale possible et la plus permanente possible donc. Ces plantes de couverture vont de plus séquestrer le carbone dans l’humus des sols, ce qui est très utile à la fois pour l’agriculteur – le sol sera moins facilement érodable – et on contribue à atténuer le réchauffement climatique.

Il y a des méthodes biologiques à travers les champignons mycorhiziens qui parviennent à aider les arbres qui vont chercher avec leurs racines profondes les éléments minéraux qui sont libérés par la roche mère. Ensuite, ça va dans la feuille, qui elles retombent à terre, ce qui fertilise à nouveau. Peut-être qu’en France on va remettre des pommiers dans la prairie. Je connais des endroits où on pratique des cultures de blés sous des cultures de noyers. Il y a une agriculture savante inspirée de l’agroécologie scientifique qui peut nous être très utile. Et ça, ça fait partie des propositions.

LVSL : Et par rapport à ce que vous disiez sur les pays du Sud, comment est-ce qu’on pourrait concrètement limiter l’impact de nos excédents productif sur leur agriculture à eux ?

MD. : La première chose : ne pas les produire. Et donc je pense que l’idée qu’il y avait des quotas laitiers sur le sucre était une excellente idée. Je pense qu’il nous faut réguler, même si on reste sur une économie de marché : les agricultures planifiées, centralisées n’ont pas montré une efficacité redoutable. Mais il faut savoir qu’en économie de marcher on peut très bien réguler les productions. Avec d’abord des rapports de prix : on rémunère mieux les légumineuses, on rémunère moins nos produits bas de gamme. On peut aussi, si vous taxez, les engrais de synthèses, vous verrez que beaucoup d’agriculteurs vont remettre des légumineuses pour ne pas avoir à acheter ces engrais de synthèses coûteux en énergie fossile et très émettrice de protoxyde d’azote donc très contributeur au réchauffement climatique. Avec une politique des prix conforme à l’intérêt général, on pourrait très vite permettre à nos agriculteurs, tout en étant correctement rémunéré, de pratiquer une agriculture conforme à l’intérêt général.

LVSL : Et quel devrait être le rôle de votre discipline, l’agronomie, dans la planification de la transition écologique ? À quel niveau est-ce que votre discipline devrait intervenir par rapport à la décision politique ? Et est-ce que vous avez déjà imaginé une structure qui pourrait faciliter cela ?

MD. : En tant que scientifique, l’agroécologie se doit d’expliquer la complexité et le fonctionnement de ces agroécosystèmes. Désormais on n’étudie pas la plante, le sol, le troupeau, mais l’ensemble de l’agroécosystème à différente échelle : la parcelle, la ferme, le terroir, le bassin versant, la région, le pays. Il faut rendre intelligible pour le plus grand nombre, cette complexité-là, éveiller le grand public. Il va falloir que l’on prenne des décisions. Elles peuvent être individuelles, chaque consommateur, chaque citoyen par son propre comportement peut avoir un impact macro-économique et macro-écologique. On voit bien la demande de produit bio, elle est à deux chiffres.

Donc il y a bien une prise de conscience de certains consommateurs. Mais ce n’est pas suffisant. Démontrer par l’action que l’on peut promouvoir des formes d’agricultures correctes ça permet y compris dans le discours politique de ne pas être seulement dénonciateurs, mais de démontrer qu’il y a déjà des personnes qui mettent en pratique, donc une diffusion plus large des succès des agricultures qui s’inspirent de l’agroécologie scientifique.

LVSL : Si un candidat à la présidentielle vous donneriez carte blanche pour contribuer à son programme en matière d’écologie, qu’est-ce que vous pourriez lui soumettre concrètement comme idée ?

MD. : Réformer la politique agricole commune, parce qu’au fond c’est quand même à l’échelle européenne que ça se décide. Dans les propositions phare que je proposerais volontiers aujourd’hui, en dehors de mettre des quotas, serait que nos agriculteurs soient rémunérés pour des services environnementaux quand ils rendent un service d’intérêt général. C’est-à-dire que les agriculteurs ne seraient plus que des personnes que l’on subventionne parce qu’ils auraient besoin des aides. On négocierait avec eux : « Vous séquestrez du carbone à tel endroit par des pratiques de zéro labour, sans glyphosate et ceci… à quel prix êtes-vous prêt à mettre en place cette technique ? On vous rémunère. », « Vous mettez des légumineuses dans votre rotation, vous évitez des importations de gaz naturel russe pour fabriquer des engrais azotés de synthèse qui eux-mêmes sont très émetteur de protoxyde d’azote, et la présence des légumineuses sauves des abeilles : c’est un service d’intérêt général. À quel prix êtes-vous prêt à les mettre ? Je vous paie. », « Vous mettez des infrastructures écologiques, ça va héberger des abeilles pour la fécondation des pommiers, des tournesols et du colza, les coccinelles vont neutraliser les pucerons, les carabes de la bande enherbée vont neutraliser les limaces, les mésanges bleues vont s’attaquer aux larves du carpocapse, c’est infrastructure écologique nous évitent tous ces produits chimiques, c’est préserver pour la prochaine génération d’avoir une espérance de vie de 10 ans inférieurs aux gens de ma génération qui ont les cheveux blancs qui n’y étaient pas exposés quand nous étions jeunes. Bah écoutez c’est un service d’intérêt général : je rémunère. ». Que mes impôts servent effectivement à rémunérer des agriculteurs droits dans leurs bottes, fiers de faire un bon produit, accessibles aussi aux couches modestes parce que vendus pas trop cher et sans préjudice pour le revenu des agriculteurs.

LVSL : Quel est votre but ?

MD. : Je ne renonce pas à l’idée qu’il faut mettre fin à la faim au plus vite et durablement, ça, c’est un but. Et il peut être partagé par le plus grand nombre.

LVSL : Êtes-vous en lien avec des spécialistes d’autres disciplines ? Si oui, concrètement comment vous travaillez ensemble ?

MD. : La réponse est très clairement oui. Y compris quand je disais qu’il faut faire des entretiens historiques avec les paysanneries sur comment leurs ancêtres procédaient, comment aujourd’hui on procède, etc. La démarche même de ces entretiens s’inspire beaucoup de l’anthropologie, de l’ethnologie, la sociologie. Je ne dis pas qu’on n’emploie jamais des outils statistiques, mais je dirais que ces outils viennent assez tardivement dans nos procédures. Avant, nous cherchons les relations de cause à effet, puis ensuite nous les vérifions statistiquement. Généralement, on est à l’opposé de ces rapports d’expertises : on envoie l’agronome, le sociologue, le zootechnicien, etc, chacun fait sa discipline et après on essaie de faire une synthèse. Et tout de suite le statisticien cherche à savoir combien il y a de pauvres, de riches, de surface, etc. Alors là, si on n’a pas avant ça une compréhension de comment évolue conjointement la société et son écosystème, son agroécosystème dans les régions rurales : on est dans l’erreur. On ne peut pas s’en sortir sans fréquenter les autres disciplines. L’idée c’est d’avoir une vision systémique et essayer de voir les liens qu’il y a entre les résultats des recherches scientifiques faites dans les différentes disciplines. Le côté systématique est indispensable.

LVSL : Est-ce que vous êtes plutôt pessimiste ou optimiste quant à la faculté de l’Humanité à relever le défi climatique ?

MD. : Je n’aime pas beaucoup que l’on réponde à cette question. Je ne parviens pas à y répondre. Ce que je peux vous dire seulement, c’est que je n’attends pas de le savoir pour rester mobilisé.

 

Retranscription : Claire Soleille

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :

Houellebecq : autopsie d’un rire « jaune »

Presque quatre années jour pour jour après la sortie de Soumission, l’écrivain français le plus lu à l’étranger signe un nouveau roman, Sérotonine. Ce roman débute à Paris mais rejoint bien vite les lieux géographiques et fictionnels avec lesquels Houellebecq est le plus à l’aise. Ce livre, comme tous les autres, parle du Français moyen et provincial, désespéré dans un monde qu’il ne comprend plus. Celui-ci se concentre sur les agriculteurs, grands « perdants » de la mondialisation. La crise des « gilets jaunes » que traverse la France actuellement trouve un écho retentissant dans ce livre — peut-être, à ce jour, le plus lucide du grand écrivain qu’est Michel Houellebecq.


Il y a deux ans, un débat m’opposait à un autre rédacteur de LVSL [1]. Je soutenais que Houellebecq n’était qu’un parangon à la verve brillante de l’extrême droite. Il défendait une approche moins clivante : Houellebecq est un grand romancier, et lui associer des propos fascistes parce qu’il parle de situations que les Français redoutent est une facilité qu’il convient d’éviter. Je pense aujourd’hui que mon camarade avait raison. Le nouveau livre de Houellebecq, Sérotonine, vient de me le démontrer.

Houellebecq est un écrivain génial, non pas parce qu’il nous parle de la France, mais parce qu’il nous parle de la « sous-France » (souffrance) [2]. Dans Sérotonine, nous avons affaire à François-Claude, un quadragénaire consultant au ministère de l’agriculture. Il n’a pas d’enfants, ne désire plus sa compagne, et se remémore ses souvenirs heureux. Dans un ultime mouvement de résistance, quoique bien faible, il décide de quitter Paris et de partir sur les routes de Normandie.

Afin de pouvoir tenir émotionnellement, il se fait prescrire un nouvel antidépresseur, le Captorix, qui stimule une molécule naturelle apaisante : la fameuse sérotonine. Celle-ci est censée libérer par un neurotransmetteur ce que Houellebecq appelle ironiquement l’« hormone du bonheur ». Mais dans le monde houellebecquien, du bonheur, il n’y en a pas, il n’y en a plus.

Un monde agricole qui s’effondre

Florent-Claude Labrouste décide de disparaître sans donner de nouvelles à personne ; il s’étonne même de la facilité avec laquelle ceci est possible. Il rend son appartement, quitte son travail, change de banque et quitte Paris au volant de sa Mercedes G-350.

En miroir de la chute du protagoniste, c’est la chute de tout le monde agricole qui se dessine. Par un habile va-et-vient narratif, ses réminiscences de jeunesse se mêlent au récit. Alors qu’il souhaite revoir les personnes qu’il a aimées, desquelles il raconte l’histoire, il entreprend de leur rendre visite. Dans cet encastrement entre le passé et le présent, une fissure bien réelle s’observe, commune à beaucoup de Français : celle de la peur de l’avenir.

Parmi ses anciennes connaissances, Aymeric de Harcourt, un agriculteur aristocrate du Calvados, producteur de lait. Ancien camarade d’Agro [3], celui-ci voit sa production mourir à petit feu à cause des lois européennes d’une part, et de sa volonté de produire un lait bio et sans OGM d’autre part.

« et maintenant j’en étais là, homme occidental dans le milieu de son âge, à l’abri du besoin pour quelques années, sans proches ni amis, dénué de projets personnels comme d’intérêts véritables, profondément déçu par sa vie professionnelle antérieure, ayant connu sur le plan sentimental des expériences variées mais qui avaient eu pour point commun de s’interrompre, dénué au fond de raisons de vivre comme de raisons de mourir. »

Michel Houellebecq, Sérotonine, Flammarion, 2019, p. 87

Par les yeux de Florent-Claude, Houellebecq critique ici les conditions déplorables d’un élevage de poules, là-bas des élites européennes qui votent des lois qui tuent l’économie agricole sans même essayer de les comprendre. Mais les élites européennes ne sont pas les seules coupables, les fonctionnaires et consultants qui sont les témoins quotidiens de ces atrocités contre les animaux et qui voient bien qu’un monde est en train de périr sont dépeints comme des complices. Florent-Claude lui-même voit son expertise et son jargon technique moqués par l’auteur. Il se réfugie derrière des formules toutes faîtes, des concepts qui sont censés expliquer pourquoi des gens, des animaux, doivent souffrir ; et ce, avec un aplomb criminel.

D’ailleurs, des agriculteurs se suicident, n’en peuvent plus de cette situation. « On a un collègue de Carteret qui s’est tiré une balle, il y a deux jours. — C’est le troisième depuis le début de l’année. » (p. 239). Il y a une trahison de la promesse européenne : « l’Union européenne, elle aussi avait été une grosse salope » (p. 259) car « le vrai pouvoir était à Bruxelles » (p. 177). La PAC (politique agricole commune) mise en place par l’UE n’a été que mensonge et une manière de plus pour déposséder les agriculteurs de leur souveraineté et de leurs biens. Dans le monde houellebecquien comme dans le nôtre, le libéralisme torture et tue.

La critique du libéralisme

La critique aujourd’hui courante, presque facile, du capitalisme est davantage maîtrisée par Houellebecq que par les autres écrivains français. En effet, l’écrivain né à La Réunion s’attaque aux bases idéologiques du capitalisme, c’est-à-dire au libéralisme qui a permis son expansion. En peignant dans ses romans une classe moyenne, qui a pu croire au libéralisme philosophique, sexuel et économique, Houellebecq montre dans quelles solitude et misère celle-ci s’est retrouvée, sans futur ni passé vers lequel se consoler.

En citant des objets de notre quotidien (Carrefour City, Mercedes, Jack Daniel, Pornhub, etc.), Houellebecq ne nous confie pas non plus à un monde rassurant mais plutôt à un espace qui nous désoriente et nous menace. Au-delà de ce qui nous est connu, nous sommes mis face à un monde qui se fracture dans lequel les liens sociaux se délitent, les passions amoureuses se détruisent, les relations sexuelles se virtualisent et où le bonheur n’est qu’un simple concept.

« l’argent n’avait jamais récompensé le travail, ça n’avait strictement rien à voir, aucune société humaine n’avait jamais été construite sur la rémunération du travail, et même la société communiste future n’était pas censée reposer sur ces bases, […] l’argent allait à l’argent et accompagnait le pouvoir, tel était le dernier mot de l’organisation sociale. »

Ibid., p. 135

Ce que l’auteur lauréat du Goncourt en 2010 appelle le « verrou idéologique » du libre-échangisme (p. 251), c’est une capacité théorique et idéologique du néolibéralisme de donner tort à tout propos qui le critique. La clairvoyance de Houellebecq est telle qu’après avoir lu ses mots, on a l’impression de l’évidence et qu’il a pu mettre des mots sur des choses qui demeuraient informulées. De fait, que cela soit par les intellectuels commis de l’État, les chaînes d’info en continu, ou l’argumentaire extrêmement simple d’utilisation et rabâché toute la journée, la pensée critique de l’individu est « verrouillée ».

« qui étais-je pour avoir cru que je pouvais changer quelque chose au mouvement du monde ? »

Ibid., p. 251

La misère sexuelle

La critique de la société consumériste et libérale est une constante des livres de Houellebecq — surtout dans Extension du domaine de la lutte (1994) et Les particules élémentaires (1998). Si son œuvre s’intéresse évidemment aux aspects économiques [4], la critique du libéralisme est d’autant plus forte qu’elle a pour conséquence une misère sexuelle. Que cela soit dans Soumission à travers la femme à jamais fantasmée et jamais vraiment possédée qu’est Myriam, ou cette fois dans Sérotonine et la belle Camille, tous les protagonistes houellebecquiens sont prisonniers d’une femme en particulier et d’une sphère sexuelle en général qui, pire que de ne pas tenir ses promesses, n’en fait même plus.

Au début du roman, la concubine de Florent-Claude, la japonaise Yuzu, se rend dans des soirées libertines dans de beaux hôtels particuliers de l’île Saint-Louis. Elle se filme notamment dans des gang-bangs surréalistes, copule avec des chiens, alors que Florent-Claude rencontre des problèmes érectiles. Le Captorix qui provoque l’impuissance et la perte de la libido comme effets secondaires semble être l’avatar de la société libérale qui éloigne ses citoyens de la sexualité tout en les maintenant dans un état abruti de survie passive. Ailleurs, cette belle Espagnole châtain d’Al-Alquian, dans l’incipit, apparaît comme le souvenir d’un désir sexuel réprouvé, refoulé et comme une métaphore de la libido occidentale, mâle et contemporaine. Évidemment, le « retour du refoulé » est récurrent. Et la châtain d’Al-Alquian reparaît dans les rêves, et dans toutes les femmes que Florent-Claude croise ou se remémore. Aymeric non plus ne parvient pas à retenir sa femme et ses deux filles qui partent avec un pianiste londonien. Les personnages sont renvoyés à leur triste condition de perdants, de loosers, de misérables contemporains.

Par ailleurs, la sexualité est vue comme une pulsion violente et animale, tout en se voyant superposer une dimension socialement construite. Les êtres humains sont non seulement contraints par leurs pulsions violentes de baiser tout ce qui bouge mais en plus, ce doit être nécessairement genré : des mâles avec des femelles.

« j’avais besoin d’une chatte, il y avait beaucoup de chattes, des milliards à la surface d’une planète pourtant de taille modérée, c’est hallucinant ce qu’il y a comme chattes quand on y pense, ça vous donne le tournis, chaque homme je pense a pu ressentir ce vertige, d’un autre côté les chattes avaient besoin de bites »

Ibid.,p. 159

Un autre article paru le 10 janvier dernier [5] évoque bien cette « compétition sexuelle » qui a lieu entre les citoyens qui ne sont in fine que des salariés abêtis : « La compétition sexuelle s’adjoint à la compétition salariale et devient un facteur déterminant pour la reconnaissance sociale et le bien-être de l’individu. »

Le « petit livre jaune »

Les agriculteurs sont dépassés par un monde inhospitalier, une société qui les confronte entre eux, des femmes qui les ignorent. Mais une brèche politique va peut-être s’ouvrir. Une révolte s’organise tant bien que mal avec le peu de gens qui croient encore au politique : la Confédération paysanne s’allie avec la Coordination rurale. Une autoroute est bloquée par des tracteurs, les paysans sont armés et attendent les CRS à couvert. Aymeric, « l’une des images éternelles de la révolte » (p. 258), personnifie ces agriculteurs qui sont prêts à tout parce qu’ils sont désespérés. Le parallèle avec la crise actuelle des « gilets jaunes » est évident.

« on peut vivre en étant désespéré, et même la plupart des gens vivent comme ça. »

Ibid., p. 236

La crise actuelle qui se poursuit sur les fins de semaine depuis novembre semble avoir été anticipée par l’écrivain. Pour sortir un livre début janvier, qui plus est un best-seller probable, le « bon à tirer » doit être prêt au moins en novembre. Il est donc probable que Houellebecq ait écrit cette crise fictive des agriculteurs au plus tard l’été dernier. Le ton montait déjà entre les différentes couches populaires et le Président de la République depuis un an et demi. Les étudiants, les retraités, les femmes, les ouvriers, etc. Ce que Houellebecq remarque avec justesse, c’est qu’une révolte des agriculteurs est porteuse d’une image forte : 1789 (voir l’extrait infra).

« je reconnus plusieurs fois le mot “CRS”, prononcé avec colère. Je sentais autour de moi une étrange ambiance dans ce café, presque Ancien Régime, comme si 1789 n’y avait laissé que des traces superficielles, je m’attendais d’un moment à l’autre à ce qu’un paysan évoque Aymeric en l’appelant “notre monsieur”. »

Ibid., pp. 269-270

De même que l’humoriste Pierre-Emmanuel Barré : « Maintenant il y a des agriculteurs qui rejoignent le mouvement et là ils ont peur à l’Élysée, parce que les agriculteurs ça leur rappelle 1789. Et c’est pas leurs meilleurs souvenirs. » [6] Un large mouvement, qui n’est pas homogène, ce qui est pour ainsi dire la caractéristique la plus certaine d’un peuple, est en train de s’organiser.

Depuis plus d’une dizaine de week-ends, des gens sortent de chez eux pour aller manifester, vêtus de gilets jaunes. Les historiens de la Révolution française sont tous d’accord, une grande cause est toujours l’agrégation de toutes les petites. Et Sérotonine de Houellebecq est comme un grand tableau de collages des petites gens qui se battent contre le quotidien qu’on leur a imposé, qui bravent l’humiliation de tous les jours, la mort de leurs proches aussi. Sérotonine est le livre du ras-le-bol. Le livre des Français qui n’en peuvent plus de ce « racisme de l’intelligence » [7] provenant de gens qui savent tout mieux qu’eux. Le livre des Françaises qui ne supportent plus le sexisme quotidien et institutionnel. Le livre des étudiants qui veulent une université vraiment universelle et ouverte à toutes et à tous, tous pays confondus. Sérotonine est le « petit livre jaune » qui pose des mots sur ce qu’on n’arrive pas à formuler, il met des phrases dans la bouche de ceux qui n’ont pas la voix pour se faire entendre. Sérotonine est un grand livre.


[1] Le débat opposait mon article « Michel Houellebecq : Soumission du génie à la bêtise » (https://lvsl.fr/houellebecq-soumission-genie-et-betise) à Julien Rock et son article « Michel Houellebecq et la politique : le grand malentendu » (https://lvsl.fr/houellebecq-soumission-genie-et-betise)

[2] ce jeu de mots est d’Éric Fottorino, voir Le Un, mercredi 9 janvier 2019, p. 2

[3] Agro ou AgroParisTech, anciennement École nationale supérieure des industries agricoles et alimentaires, est une école d’ingénieurs en agroalimentaire située à Paris

[4] on renvoie évidemment au livre de Bernard Maris, Houellebecq économiste(Champs-Flammarion, 2016) dans lequel l’économiste assassiné dans la tuerie de Charlie Hebdo analyse l’arrière-plan économique des livres de Houellebecq

[5] https://lvsl.fr/houellebecq-materialisme-finitude

[6] https://youtu.be/DRpzY6Nht0E

[7] Cette formule est du sociologue Pierre Bourdieu, cf. Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Minuit, pp. 264-268

Basilicate, les fruits de la souffrance des migrants

L’hiver est venu et, depuis la fin de l’été, les tomates ont été cueillies en Italie et en Espagne et sont arrivées sur vos étals de supermarchés, en vrac, au kilo, en sauce, à des prix défiant toute concurrence. Ce que vous mangez a pourtant un prix que la terre, les producteurs et les ouvriers agricoles auront à supporter. Reportage par Marc Antoine Frébutte.


Elle est bien loin cette réforme agraire des années 50 qui devait voir la redistribution des terres agricoles à travers l’Italie et permettre à des milliers de paysans de devenir propriétaires. Ne pouvant pas lutter sur des marchés mondiaux ouverts et ultra-compétitifs, les paysans ont vite revendu leurs terres et sont partis chercher du travail ailleurs, dans le Nord de l’Italie ou en Europe. Les terres restantes se sont agglomérées dans les mains de gros exploitants produisant sur le modèle californien, alliant production de masse et monoculture. Les paysages de la Basilicate en sont sortis transformés, devenus de parfaits décors post-apocalyptiques pour une éventuelle production cinématographique du livre Ravage de Barjavel. Les paysages s’étendent à perte de vue, entrecoupés par les collines recouvertes de champs et vidées de leurs arbres. On y aperçoit l’échec d’une politique mal orchestrée : maisons en ruine, villages abandonnés, églises désacralisées et ponts qui s’écroulent.

Pourtant, tout n’est pas mort. À l’approche des villages, on aperçoit des formes humaines qui s’animent et semblent appartenir à ce décor de campagne. Ce sont les ouvriers agricoles venus faire les récoltes des tomates qui habitent désormais temporairement dans ces abris de fortunes. Devant l’entrée, des bidons blancs et bleus remplis d’eau potable, des habits qui sèchent sur les murs, des chaussures recouvertes de terre, des plumes de poulets au sol, tout un ensemble de traces de l’occupation récente de ces maisons qui durera les deux mois de la récolte des tomates en Basilicate, dans le sud de l’Italie.

Boreano, village fantôme pendant 9 mois de l’année. © Marc-Antoine Frébutte / Cristina Panicali
Maisons délabrées où les travailleurs agricoles résideront le temps des saisons. © Marc-Antoine Frébutte / Cristina Panicali

L’état de délabrement de ces maisons ne devrait pourtant pas permettre d’accueillir des résidents. Mais non aidés par des producteurs qui ne respectent pas les lois en n’offrant pas de logement le temps des saisons, les travailleurs ont dû trouver refuge dans ce qui leur était ouvert. Ils y cohabitent dans la promiscuité, dans des conditions d’hygiènes déplorables et isolés des villes. La plupart des travailleurs sont originaires de l’Afrique de l’Ouest et plus spécialement du Burkina Faso. Bon nombre de ces migrants viennent trouver dans le sud de l’Italie le travail qu’ils n’ont plus dans le Nord. « Ils ont fermé l’usine où je travaillais pour l’envoyer en Bulgarie car les salaires y sont moins élevés. Depuis 2009, je fais les récoltes, il faut bien que j’aide ma famille restée au pays », me dit Salif, proche de l’âge de la retraite qu’il ne verra jamais. Victimes de la crise, au même titre que les Italiens, les migrants n’ont pas beaucoup d’autres choix que de descendre ramasser les tomates. « Il n’y a même pas de travail pour les Italiens, comment il y en aurait pour nous ? Il y a plein d’Italiens qui se suicident car ils ont perdu leur travail. Nous on ne le fait pas car on est plus fort mentalement, on a la foi en Dieu, on se bat jusqu’à la dernière cartouche. »

Les Burkinabés en Italie sont presque exclusivement bissas, car « ce sont des aventuriers » comme me l’explique Amidou. « Il y en a un premier qui est parti en Europe, et puis un autre a suivi, et encore un autre et un autre, et puis maintenant même les petits ils veulent partir ». Mais beaucoup partent aussi car les Bissas « ont moins d’opportunités de travail au Burkina Faso. Les régions qu’ils habitent sont sous-développées, les enfants moins éduqués ». Ils ont été « victimes de discriminations de la part des gouvernements successifs au Burkina Faso. Seul Thomas Sankara voulait remédier à ce problème en investissant sans discrimination » m’explique Abdel Wahad.

Parmi ces migrants, beaucoup n’avaient pas fait de l’Italie leur premier choix. Ils étaient nombreux à être allés travailler en Libye, pays proche et prospère jusqu’à la chute de Kadhafi. Ahmed a « travaillé pendant cinq ans là-bas comme plombier. Je sais tout faire dans un immeuble, de haut en bas. Puis après les Français sont arrivés et ils ont tué Khadafi. Alors je suis parti sur un bateau ». Et de continuer, « c’est à cause de la France et de l’Occident qu’on est là. Dès qu’un politicien africain veut améliorer notre situation, vous le tuez. Sarkozy il a tué Kadhafi, maintenant il n’y a plus de travail là-bas en Libye et c’est dangereux. C’est vous qui mettez la merde partout et après vous ne voulez pas qu’on vienne chez vous en France ».

Ils sont nombreux à avoir fui les dangers de la Libye malgré des salaires attrayants. « La nourriture et la vie ça coûte moins cher qu’en Europe. On avait une belle maison qu’on louait à neuf Maliens et qu’on payait 400 dinars (255€). On était bien, on avait la télévision, le frigo, la cuisine. Mais tu ne peux jamais sortir, c’est ça le problème. Tu vas au travail, tu vas faire les courses, puis tu rentres à la maison, c’est tout. Jamais tu ne vas te promener, c’est trop dangereux. Ici en Italie, tu te promènes comme tu veux, mais il n’y a pas de travail et regarde où on habite», me dit Adama en me montrant derrière lui la maison qu’ils squattent aujourd’hui près de Venosa. « C’est un très beau pays, la Libye. Mais les Libyens ils sont très méchants. On t’arrête et on te met en prison sans raison. Si tu montres que tu as un permis, ils le prennent et ils le déchirent devant toi, puis ils t’emmènent en prison. Tu te fais tirer dessus parce que tu es noir. Aujourd’hui, c’est devenu trop dangereux alors je suis parti ».

Chassés de Libye et licenciés des usines, de nombreux Africains suivent les récoltes, bougeant de région en région selon les saisons. Récoltes des tomates en été, récoltes des agrumes en hiver, cueillettes des fraises au printemps, ils sont sur les routes tout au long de l’année, transportant avec eux un petit sac contenant l’essentiel de leurs affaires : un pantalon, des baskets, un ou deux t-shirts et leur permis de séjour. L’argent qu’ils gagnent, ils le mettent aussi vite sur leur compte en banque pour l’envoyer au pays. « C’est trop dangereux de le garder avec nous et puis nos familles en ont besoin. Avec 70 euros, ma femme et mes enfants peuvent vivre un mois au Burkina Faso, en achetant un gros sac de riz et quelques poulets », me confie Salif.

Les sacs à dos transportant toutes leurs richesses à travers l’Italie. © Marc-Antoine Frébutte / Cristina Panicali
Beaucoup de migrants apprennent à lire et à écrire une fois arrivés en Italie. © Marc-Antoine Frébutte / Cristina Panicali

Le travail des récoltes à Venosa commence à la mi-août et finit à la fin septembre, légèrement décalé par rapport aux autres régions italiennes, en raison de la différence de topologie et de climat. Lever très tôt, départ en camion à l’aube vers les lieux de travail tenus secrets pour rendre la dépendance aux intermédiaires plus fortes. Le travail très physique consiste à arracher les pieds de tomates pour les secouer au-dessus de gros caissons qui seront ensuite chargés sur les camions et acheminés vers les usines de transformation. Pour ce travail très éprouvant, les travailleurs migrants seront payés « 3,50 euros, au mieux 4 euros par caisse de 300 kilos » me raconte Ahmed. « On gagne de 30 à 40 euros dans la journée, mais il n’y a pas de travail tous les jours. On ne vit pas avec ça, on ne fait pas de projets non plus. » Payer à la caisse est pourtant interdit dans beaucoup de régions en Italie. « C’est à cause de ce système que beaucoup de travailleurs agricoles meurent. On les pousse à bout, on prend toute leur énergie, on les force à se dépasser. Ils travaillent sous le soleil, plusieurs heures par jours, sans boire, sans pause » raconte Yvan Sagnet, ancien travailleur agricole, maintenant représentant syndical à la CGIL dans les Pouilles. « Les droits des travailleurs sont devenus facultatifs. Ça c’est l’idée du capitalisme, que tout est le marché, que le développement doit se faire à tout prix. »

Les contrôles ne se font presque pas, par manque de moyens humains mais aussi par une absence de volonté politique de faire changer les choses. « Comment voulez-vous que les politiques s’attaquent au travail au noir et à l’exploitation quand ce sont les exploitants agricoles et les industriels qui financent leur campagne électorale ? On ne mord pas la main qui nous nourrit ! » me glisse Ahmed, l’air résigné et de continuer : « Même quand la police passe, elle ne fait pas attention à nous. Elle ne demande pas si on est en règle, si on a un contrat. Elle fait partie du business, elle est corrompue aussi et travaille avec les producteurs. Ils se connaissent tous ! » Cette absence de contrôle permet à de nombreux petits exploitants de rentrer dans leurs coûts et de pouvoir survivre de leur travail et de la vente de leur production. Francesco, ancien agriculteur m’explique que « les agriculteurs gagnent peu. S’ils n’avaient pas les migrants, et qu’ils devaient payer les taxes, ils laisseraient les tomates pourrir dans les champs car ça leur coûterait plus cher de les récolter. Avant quand j’étais étudiant, on venait faire la cueillette dans les champs car ça payait bien mais aujourd’hui, on ne gagne plus rien, les jeunes n’ont plus envie d’y aller. Il faudrait commencer par payer correctement les agriculteurs et que les jeunes Italiens puissent aller travailler dans les champs dans de bonnes conditions. »

Pour les travailleurs migrants, le constat est le même. Pour Moussa, « les petits producteurs sont gentils. Ils viennent nous parler, ils nous apportent du café et des croissants le matin. Le problème, c’est dans les grandes exploitations où on ne connaît personne, où on ne voit pas le moindre blanc. Les caporali (intermédiaires) sont noirs et ils gèrent le travail. Ils prélèvent pour eux une partie de ce qu’on gagne. À la fin de la journée, on travaille pour pas grand chose. » Sans traçabilité des produits et de la production, ce sont les grands groupes qui profitent de ce système d’exploitation leur permettant de générer d’énormes profits. Ce système s’est vite généralisé en Italie, mais aussi en Europe, dans le monde agricole où les petits exploitants sont forcés de réduire les coûts. Ils reportent la pression des grands groupes et de la concurrence mondiale sur le dernier maillon de la chaîne de production, les ouvriers agricoles, qu’ils soient venus d’Afrique ou d’Europe de l’Est.

Depuis 50 ans, les conditions n’ont pas changé et ont même eu tendance à s’aggraver. Comme Salif qui « restera le temps de payer l’école et l’université à ses enfants », c’est souvent l’obligation de subvenir aux besoins des familles qui force les travailleurs à accepter les conditions imposées. Pour Maria et ses camarades, anciennes travailleuses agricoles dans les années 1980, « il n’y avait pas de travail dans la région et je prenais ce que je trouvais pour pouvoir nourrir ma famille et mes six enfants. Mon mari est parti pendant dix ans en Allemagne pour travailler comme maçon. On devait accepter les conditions sinon ils ne nous donnaient rien. Je faisais tout à la maison, la couture, le pain, les repas. Je ne dormais même pas cinq heures par nuit. C’était une vie de sacrifice pour que mes enfants s’en sortent. » Pour Louisa, la situation n’était pas bien différente : « Le capo venait nous prendre et nous emmenait dans les champs où on travaillait toute la journée, sept heures par jour. Puis il revenait à la fin pour nous prendre et nous ramener à Venosa. A la fin, le producteur donnait l’argent au caporalo, il prenait une partie et nous reversait le reste. Les patrons ne notaient pas les journées travaillées. Ils nous faisaient un contrat mais ils ne déclaraient pas les jours et ne payaient pas les cotisations sociales. Aujourd’hui, après avoir travaillé toute ma vie dans les champs, je ne gagne que 500€ de retraite. »

Maria devant les photos de ses enfants et petits-enfants qui ont presque tous émigré. © Marc-Antoine Frébutte / Cristina Panicali
Louisa doit survivre avec 500 euros de retraite par mois malgré presque 30 ans de travail dans les champs. © Marc-Antoine Frébutte / Cristina Panicali

Puis petit à petit, les Italiens ont délaissé ces boulots pour chercher un travail ailleurs ou sont partis travailler dans l’usine Fiat ouverte dans la région. Les migrants les ont progressivement remplacés dans les champs vers les années 1990. Ils vivent à l’écart des villes et des villages, isolés dans des ghettos qu’ils essaient de rebâtir comme un espace de socialisation. Regroupé entre Burkinabés, ils se retrouvent le soir près des restaurants en carton de Boreano pour manger quelques plats africains. Les poulets et moutons sont apportés par les éleveurs locaux et abattus sur place, au détriment des normes d’hygiène. Au fur et à mesure, les nouveaux arrivants viennent remplir le ghetto, squattant un espace laissé libre, construisant de nouvelles baraques, transportant à travers champs leur petit sac à dos d’enfants. Pascal, la trentaine, m’explique que « l’an dernier, à la mi-septembre, la police est venue pour nous expulser de Boreano, pour qu’on aille dans les centres d’accueil. Ils ont détruit les maisons où on habitait, mais après, à la mi-octobre ils nous ont dit que le centre fermait et on a dû partir. On s’est retrouvés sans endroit où vivre. C’est pour ça qu’on est revenu ici et on a reconstruit les petites cabanes. Cette année, pas question de bouger. »

Au final, ils ne se disent pas malheureux, juste déçus de ne pas pouvoir accéder à de meilleures conditions. En 2010 et 2011, il y avait eu des mouvements de protestations à Rosarno et à Nardo pour contester leurs conditions de travail et les discriminations dont ils étaient victimes, mais les choses n’ont pas vraiment changé pour eux depuis lors, si ce n’est que les meneurs de ces révoltes se sont retrouvés sans travail. Quelques lois ont été votées mais pour Ahmed, « la réalité est toujours la même pour nous. Des Blancs, il y en a plein qui sont venus faire des tours ici dans les ghettos, des médecins, des journalistes, des syndicats mais au final, rien ne change pour nous. On vit et on travaille toujours dans les mêmes conditions. » Comme le reconnaît Yvan Sagnet, « c’est dur de faire un mouvement cohérent. Il y a tellement d’origines différentes, d’intérêts différents, d’histoires différentes qu’il est presque impossible de réunir tous les travailleurs autour d’une seule cause pour améliorer leur quotidien. Les patrons joueront toujours sur les différences pour casser les mouvements et pour imposer leurs règles.» Ils sont déçus aussi que les services de la région ne fassent pas un effort pour leur apporter de l’eau et des douches et qu’on ne les laisse pas vivre ici tranquillement dans ce petit village qu’ils ont reconstruit. « Ici on est plus libre que dans les centres d’accueil. On est entre nous et il y a plus de divertissements. On a les bars, les restaurants. On peut voir les chaînes de télévisions de l’Afrique, les matchs de foot de l’Italie, de l’Angleterre et de la France. Le propriétaire, il a mis des panneaux solaires, le satellite et Sky, on peut tout voir de chez lui. »

En attendant que leur situation s’améliore peut-être, ils vont continuer à se lever très tôt chaque matin dans l’espoir qu’on leur offre du travail pour la journée, gagnant quelques dizaines d’euros qu’ils enverront à leurs familles et se réunissant le soir dans les bars du ghetto, afin de profiter des derniers rayons de soleil en écoutant les musiques venues de l’Afrique. « Il ne faut jamais abandonner tant qu’il y a de l’espoir. Jamais ! », conclut Salif en partant vers les champs.

Les baraques reconstruites juste devant les maisons détruites par la commune de Venosa. © Marc-Antoine Frébutte / Cristina Panicali
Des restaurants improvisés, faits de bois, de tôles et de carton. © Marc-Antoine Frébutte / Cristina Panicali

Par Marc-Antoine Frébutte

Photos: © Marc-Antoine Frébutte / Cristina Panicali

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Les Etats Généraux de l’Alimentation : vite fait, mal fait ?

©ulleo. Licence : CC0 Creative Commons.

Les Etats généraux de l’alimentation se terminent, déjà. L’occasion de dresser un premier bilan sur le fond mais surtout sur la forme prise par une consultation voulue par Emmanuel Macron et par le ministre de l’agriculture Stéphane Travert. Alors qu’on aurait dû assister à un véritable moment de démocratie alimentaire, les délais serrés et l’opacité de la consultation citoyenne n’ont pas permis d’inclure véritablement les citoyens dans le débat. En revanche, les défenseurs d’une agriculture industrielle et les représentants de la grande distribution se sont taillés la part du lion.

Le 20 juillet dernier, le Ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation, Stéphane Travert, lançait les Etats Généraux de l’Alimentation (EGA). Promesse de campagne du Président Macron, les EGA ont rassemblé les différents acteurs de l’agriculture et de l’alimentation afin de « trouver les voies d’avenir de l’agriculture française, de son secteur agroalimentaire, de celui de la pêche ». Le Ministre ajoutait « Nous avons l’agriculture la plus belle et la plus performante du monde », une manière d’encourager les troupes et surtout de satisfaire notre côté narcissique. Après cinq mois de travail, il est déjà l’heure pour le Premier Ministre Edouard Philippe de conclure ces EGA, le 21 décembre, et d’en dresser un premier bilan bien qu’il précise que « ces Etats généraux ne sont évidemment pas un aboutissement, mais un commencement ».

Attendus par de nombreux acteurs du secteur et par un grand nombre de citoyens, ces EGA apparaissaient comme le lieu rêvé pour discuter avec sérénité d’une question de société éminemment importante : Que voulons-nous manger ? Les EGA devaient enfin permettre de dessiner un modèle agricole, et à travers lui un modèle de société, partagé et ambitieux, prenant véritablement en compte les impacts sociaux et environnementaux. Les Français devaient être étroitement associés à son élaboration, notamment par l’intermédiaire d’une consultation citoyenne via une plateforme numérique permettant de collecter leurs propositions et de débattre. Alors que les EGA s’achèvent, que dire de ce grand moment de démocratie fondée sur l’échange et la co-construction ?

Devant l’engouement de certains qui pensaient que les politiques agricoles allaient enfin sortir du pré carré des acteurs du monde agricole, les participants aux EGA de 2000 ne manquaient pas de rappeler leur expérience. Si les EGA de 2000 avaient débouché sur certaines mesures concrètes, ils avaient surtout été un lieu d’« expertocratie » où les citoyens associés ne pouvaient influencer quoi que ce soit et étaient avant tout là pour écouter et se faire convaincre. Il s’agissait d’être vigilant pour que les mêmes erreurs ne se reproduisent pas. Mais alors, comment cela s’est-il passé concrètement en 2017 ?

Une consultation pour le moins opaque

La consultation citoyenne, qui s’est déroulée du 20 juillet au 20 octobre, constituait le principal vecteur de la parole citoyenne. Pour le Ministre de l’Agriculture, « il s’agit d’un exercice de démocratie participative inédit au service d’un projet collectif autour de l’alimentation ». Chaque participant pouvait formuler plusieurs propositions ainsi que voter et commenter les propositions des autres. La plateforme a recueilli 150 000 visites, 18 000 participants et 163 000 votes, ce qui peut paraître beaucoup mais ne représente en réalité qu’un nombre infime de Français. La plateforme était divisée en 14 rubriques représentants les 14 ateliers et chaque rubrique a reçu plusieurs centaines de propositions, plus ou moins abouties et fondées. Evidemment aucune information sur la manière dont les propositions allaient être traitées et considérées n’a été donnée. Chaque participant pouvait voter pour dire avec quelles propositions il était en accord ou en désaccord mais pour accéder aux propositions les plus lointaines il fallait faire défiler plusieurs dizaines de pages de propositions, aucune chance pour ces propositions éloignées de recevoir des votes…

Ceci est d’autant plus frustrant que les propositions formulées par la puissance publique sous l’étiquette « Etats généraux de l’alimentation » étaient épinglées en haut de page et ont par conséquent reçu un nombre de vote plus élevé. Nous ajouterons que lors des Journées du patrimoine, les visiteurs du Ministère de l’Agriculture étaient invités dès leur entrée à rejoindre une salle informatique pour créer un compte sur la plateforme et donner leur avis. Légèrement forcé, un certain nombre de visiteurs a accepté de participer et s’est retrouvé à voter rapidement pour deux ou trois propositions sur lesquelles il n’avait pas pris le temps de réfléchir avant de reprendre le cours de leur visite. Nous dirons que si cette consultation semblait une bonne idée, elle a surtout servi de caution pour des EGA une nouvelle fois trop peu démocratiques et participatifs.

Des ateliers dont l’animation ne permet aucun changement profond

Les ateliers se sont déroulés en deux phases, d’abord ceux traitant de la création et la répartition de la valeur ajoutée, puis ceux traitant d’une alimentation saine, sûre, durable et accessible à tous. Chaque atelier était composé d’une diversité d’acteurs, pas trop nombreux, censés représenter l’ensemble des organismes concernés par la thématique. Obtenir une accréditation relevait du parcours du combattant et les réunions des ateliers étaient fermées au grand public et aux chercheurs. Les délais n’ont pas permis aux participants des ateliers de se réunir plus de trois fois alors qu’il fallait arriver à des compromis entre acteurs aux enjeux divers sur des sujets importants. De plus, certaines présidences d’atelier ont fait beaucoup parler, comme celle de l’atelier 5, sur des prix rémunérateurs pour les producteurs, confiée à Serge Papin (PDG de Système U) et François Eyraud (DG de “Produits frais Danone”).

L’atelier le plus caricatural pour illustrer nos propos est sans doute l’atelier 12. Celui-ci portait sur la place de la France dans la lutte contre l’insécurité alimentaire au niveau international. Un sujet d’autant plus important qu’aujourd’hui encore 815 millions de personnes se trouvent en situation d’insécurité alimentaire et nutritionnelle. L’atelier 12 était le seul à traiter de cette problématique mais surtout une seule journée d’échange a été prévue (le 20 octobre). Autour de la table aucun représentant de la société civile des pays en développement mais plutôt des représentants de fondations (Fondation Avril, Fondation Crédit agricole). Les organisations de solidarité internationale (Oxfam France, Action Contre la Faim, Secours Catholique Caritas France et Agronomes et Vétérinaires Sans Frontières) étaient elles aussi présentes mais ont rapidement quitté la table. Devant le manque d’ambition de l’ordre du jour et le refus de la France de se poser les vraies questions concernant l’action de certaines de ces entreprises sur la sécurité alimentaire mondiale et sur la cohérence de ses politiques avec le respect du droit à l’alimentation pour tous, les ONG ont préféré ne pas apporter leur caution aux échanges.

Certaines avancées sont intéressantes, notamment sur l’atelier 5 (prix rémunérateurs pour les producteurs). Emmanuel Macron, dans son discours du 11 octobre à Rungis, affirme la « mise en place d’une contractualisation rénovée avec un contrat qui serait proposé par les agriculteurs et non plus par les acheteurs », il souhaite que ce contrat soit « pluriannuel sur 3 à 5 ans » et encourage les agriculteurs à se regrouper « beaucoup plus rapidement et beaucoup plus massivement » pour augmenter leur pouvoir de négociation. Le Président s’engage également à réserver 5 milliards d’euros du Grand plan d’investissement pour un plan d’investissement agricole. Pour le reste les mesures sont beaucoup moins concrètes. Lors du discours de clôture, Edouard Philippe parle de « 50% de produits bio, locaux ou écologiques en restauration collective » et de 15% de la surface agricole utile en bio d’ici la fin du quinquennat. Toutefois, il ajoute que la faisabilité de ces mesures reste à étudier donc elles restent hypothétiques à ce jour. Si sur certains points les réflexions débouchent sur des propositions concrètes et intéressantes qui vont être portées par le gouvernement, globalement c’est loin d’être suffisant.

Des EGA conclus dans la précipitation

La loi qui fera suite aux EGA sera présentée très prochainement et le Président ajoute même que « cette loi pourra prendre la forme d’ordonnances pour aller plus vite et avoir une promulgation complète au plus tard à la fin du 1er trimestre 2018 ». Pas le temps pour des réflexions plus poussées, il y a urgence !

Dès lors, comment inciter, encourager et renforcer la participation des citoyens à la construction des politiques publiques alors que chaque démarche participative semble leur dire « Dites nous ce que vous souhaitez et nous ferons ce qui nous arrange » ? Comment remplacer une approche technocratique et lobbyiste par une approche de bon sens basée sur les volontés citoyennes et des arguments objectifs ? La réponse à ces questions n’est pas évidente mais on peut dire sans trop se tromper que ce n’est pas dans la précipitation que nous y arriverons. Il faut prendre davantage de temps pour associer véritablement les citoyens à ces réflexions censées participer à l’élaboration d’un nouveau modèle de société.

Ce sont les mêmes questions qui se posent pour l’élaboration de la Politique Agricole Communes (PAC) à l’échelle européenne, révisée tous les 7 ans environ. Les négociations de la future PAC sont en cours et une consultation citoyenne a été organisée au cours du 1er semestre 2017. En plus de ne pas savoir comment les propositions des citoyens européens vont être considérées, les questions étaient techniques et peu appropriables par des personnes non spécialistes des problématiques et politiques agricoles. La Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles (FNSEA, syndicat agricole majoritaire en France) a même jugé bon d’appeler son réseau à répondre massivement à la consultation pour contrer la participation des ONG (dans le strict intérêt des agriculteurs, évidemment). Le syndicat proposait même un guide de réponse et encourageait les fédérations départementales à répondre à la place de leurs membres. Pour la suite, lorsqu’on connaît les positions de nos voisins européens sur les questions agricoles et alimentaires et que l’on sait que la PAC nécessite le consensus, il y a fort à parier que ce n’est pas de là que viendra une « révolution » du modèle de production et de distribution des denrées agricoles en faveur d’une véritable souveraineté alimentaire.

Les citoyens doivent reprendre confiance en eux, se réapproprier ce champ d’expertise (agriculture et alimentation) et libérer leur inspiration afin de penser le modèle agricole et alimentaire de demain. Dans le même temps, la puissance publique doit réapprendre à mettre en œuvre une véritable démocratie en donnant aux citoyens les moyens et le temps de saisir les enjeux du débat et de se positionner avant de prendre en compte leurs propositions dans la mise en œuvre des politiques.

Sources : 

Discours de Stéphane Travert, 20 juillet 2017 : http://agriculture.gouv.fr/egalim-discours-de-lancement-des-etats-generaux-de-lalimentation

Liste des présidences d’atelier, 3 août 2017 : http://agriculture.gouv.fr/egalim-presidence-des-ateliers-des-etats-generaux-de-lalimentation

Discours d’Emmanuel Macron, 11 octobre 2017 : http://www.elysee.fr/declarations/article/discours-du-president-de-la-republique-aux-etats-generaux-de-l-alimentation/

Communiqué de presse d’Agter, 20 octobre 2017 : http://agriculture.gouv.fr/egalim-discours-de-conclusion-du-premier-ministre-edouard-philippe

Discours d’Edouard Philippe, 21 décembre 2017 : http://www.agter.asso.fr/spip.php?page=article&id_article=1425

Article Euractiv, 14 avril 2017 : https://www.euractiv.fr/section/agriculture-alimentation/news/french-farmers-union-puts-post-2020-cap-consultation-at-risk/

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Oeufs contaminés : l’agrobusiness nous empoisonne !

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Sept pays européens sont (pour le moment) concernés par le scandale des œufs contaminés au Fipronil. Le 1er août 2017, l’organisme néerlandais chargé de la sécurité alimentaire et sanitaire a annoncé discrètement qu’une substance toxique a été détectée dans des œufs vendus à la consommation. Décryptage d’un nouveau scandale d’anthologie pour l’agrobusiness.  

Scandale estival sur les œufs

Peut-être comptaient-ils sur l’effet vacances pour étouffer le scandale dans l’œuf. Manque de chance, les associations et les médias relaient l’affaire. Après l’annonce néerlandaise, le ministère allemand de l’Agriculture confirme le 3 août, qu’au moins trois millions d’œufs contaminés ont été livrés et commercialisés en Allemagne. Le lendemain, la chaîne de supermarchés Aldi retire tous les œufs de ses 4 000 magasins implantés en Allemagne. En France, le ministère de l’Agriculture fait l’autruche et minimise les conséquences. Une enquête nationale est en cours chez et cinq entreprises ont été identifiées comme ayant importé des œufs contaminés. En France, d’après le ministère, “aucun œuf issu de cet élevage n’a été mis sur le marché”. Nous referait-on le coup de Tchernobyl et du nuage qui s’arrête à la frontière ? 

La vérité sur le Fipronil

Le pesticide en cause s’appelle le Fipronil. Les experts tombent d’accord sur sa faible toxicité, mais seulement sur les animaux à sang chaud (dont l’Homme) quand il est « présent dans l’enrobage de semences et utilisé dans de bonnes conditions ». On réalise à ce stade que l’on en ingère allègrement au quotidien, mais puisque l’on nous dit que tout va bien… Respirez.  Une controverse s’est pourtant développée dans les années 2000 quant à sa nocivité pour les abeilles et autres pollinisateurs. Depuis 2013, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa) considère qu’il présente “un risque aigu élevé” pour la survie des abeilles quand il est utilisé comme traitement des semences de maïs. Cette utilisation a donc été interdite en juillet 2013 par la Commission européenne. Si son usage est partiellement limité, il continue d’être utilisé comme insecticide, notamment contre les puces des animaux domestiques. Oui, c’est celui dont vous aspergez votre chat sous le nom-déposé « Frontline ». Utilisé également contre les termites, une étude réalisée en Inde a montré que le Fipronil persistait encore dans le sol 56 mois (oui, plus de quatre ans) après son application jusqu’à 30 cm de profondeur, et des résidus de Fipronil ont été retrouvés jusqu’à 60 cm de profondeur. Alors, rassurés ?

Cafouillage européen

Si l’affaire est révélée au grand public en août 2017, on réalise rapidement qu’elle couve depuis plusieurs mois. En Belgique, la première alerte est donnée à l’agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire (AFSCA) le 2 juin, par un exploitant qui constate lui-même la présence de Fipronil dans ses œufs. L’Afsca lance une série de tests et d’investigations pour remonter à la source de la contamination. S’agit-il d’un problème d’alimentation ou d’un problème de traitement antiparasites ? Le lien avec une entreprise basée aux Pays-Bas est fait et la Belgique demande des comptes. La réponse n’arrive qu’un mois plus tard, le 13 juillet. Le gouvernement belge notifie ensuite la Commission européenne via un système d’alerte mis en place en cas de risque pour la santé des consommateurs le 20 juillet. Les Pays-Bas font de même le 26 juillet, et l’Allemagne le 31. Deux mois ont passé. Cerise sur le gâteau : le ministre belge de l’Agriculture annonce le 9 août que : “L’Afsca, […] s’est vue transmettre par hasard des informations internes, […] un rapport de l’agence néerlandaise (de la sécurité alimentaire) transmis à son ministre néerlandais […] qui fait état du constat de présence de Fipronil au niveau des œufs néerlandais dès la fin novembre 2016. » Le gouvernement néerlandais dément, les états se renvoient la responsabilité ; et vous réalisez que pendant tout ce temps vous vous êtes innocemment gavés de pâtes fraîches à la Carbonara et de crèmes aux œufs.

Le consommateur, dindon de la farce

Côté français, on nous apprend qu’un seul élevage est pour l’instant mis en cause, après avoir lui-même signalé l’utilisation du fameux Fipronil. Si les analyses qui y ont été menées se sont révélées positives, soyez bien sûrs qu’ « aucun œuf issu de cet élevage n’a été mis sur le marché », nous dit le ministère de l’Agriculture. Les expressions françaises sont nombreuses pour exprimer le fait que l’on nous prend pour des naïfs tout juste sortis de l’œuf.  Pour nous rassurer deux fois plus, le ministère s’engage même à ce que ces œufs soient « détruits ». Encore heureux, faut-il les remercier pour cela ?

Le ministère souligne par ailleurs que la toxicité de ce produit est « peu élevée », d’autant qu’il n’est présent qu’à l’état de traces, suivant les constats de l’OMS qui le juge “modérément toxique”. Peut-on faire confiance aux autorités quand on sait que l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), sous-financée et dépendante de donateurs privés, avait fait l’objet de vives critiques suite à ses prises de positions sur le Glyphosate ? En mars 2015, le Centre international de recherche contre le cancer (CIRC) de l’OMS avait jugé le risque pour la santé humaine “probable” en cas de très forte exposition. Puis, le 16 mai 2016, estimait qu’il était “peu probable” que l’exposition alimentaire au Glyphosate soit cancérogène pour finalement classer le produit comme « cancérogène probable » en 2017. Ces hésitations n’ont par ailleurs pas empêché les deux agences européennes (celle des produits chimiques et celles de la sécurité des aliments) de considérer que le Glyphosate n’est ni cancérogène ni mutagène, ouvrant la porte à une nouvelle autorisation de commercialisation en Europe de celui-ci, et ce pour 10 années supplémentaires. Ces grandes agences et organismes ne sont-elles pas devenues les pantins des lobbyistes [1] de l’industrie agroalimentaire ?

Les ovoproduits : moins chers et plus pratiques

Le problème c’est le système dans son ensemble. A savoir la production intensive d’œufs consommés par millions en Europe sous toutes leurs formes. Ainsi que la multiplication des étapes de fabrication et d’intermédiaires : éleveurs, grossistes, casseries, usines diverses, grande distribution, etc. Notamment pour alimenter les besoins de la chaîne des ovoproduits, c’est-à-dire la base tous les produits transformés vendus dans nos rayons de supermarchés. Pâtisseries, glaces, plats cuisinés… Les ovoproduits sont partout. Chaque Français consomme ainsi en moyenne 216 œufs par an, dont 40% sous forme d’ovoproduits, d’après les chiffres du Conseil national pour la promotion de l’œuf. En 2013, quelque 290 000 tonnes d’ovoproduits ont étés fabriqués en France par une soixantaine d’industriels, selon France AgriMer. Et leur utilisation s’est fortement accrue ces dernières années. Pourquoi ? Car ils seraient bien plus simples d’utilisation pour les professionnels. Meilleur stockage et une conservation plus longue des produits, quoi de plus merveilleux pour la grande distribution !

Par ailleurs, on peut se demander pourquoi acheter des œufs dans d’autres pays alors que la France est la première productrice d’œufs de consommation dans l’Union européenne ? L’argument économique est mis en avant par la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) : “Les usines s’approvisionnent en priorité dans les pays du nord de l’Europe, essentiellement la Belgique et les Pays-Bas, car ils coûtent moins cher” [2], explique Christine Lambert, présidente. On touche du doigt l’absurde du ” jeu naturel de l’offre et la demande”. Si la France produit suffisamment pour subvenir à sa consommation, le grand déménagement permanent des produits est ridicule, surtout pour une économie de 2 centimes par œuf au détriment de la santé des citoyens. Si la production ne suffit pas, alors peut-être faut-il questionner notre consommation excessive ? Ce scandale n’est pas le premier du genre. N’est-il pas temps d’arrêter le massacre ? Relocaliser des productions de qualité semble plus que jamais une priorité. 

L’agrobusiness nous empoisonne

Tout ce cinéma a vite fait de faire oublier au consommateur que le problème n’est pas le degré de toxicité élevé ou non de tel ou tel produit, mais leur utilisation tout court dans nos circuits alimentaires. Pourquoi diable utiliser un produit pareil ? Ce que les autorités évitent de vous expliquer, c’est que ce produit est utilisé dans l’agroalimentaire pour traiter les invasions de poux rouges dans les élevages de volailles. Hors, si toutes les poules peuvent y être sujettes, les conditions d’élevage en cages (promiscuité, saleté, nombre de poules) favorisent leur développement.L’élevage en batterie est réglementé en Union Européenne depuis 2012. Pourtant, en 2015 en France, sur 47 millions de poules pondeuses, 32 millions sont en cages.[3] En élevage intensif, on compte 13 poules au mètre carré. Chaque poule dispose donc de moins d’espace que la taille de votre écran d’ordinateur. Cette proximité accentue les invasions d’insectes mais provoque également des maladies.  A commencer par la grippe aviaire, qui oblige à abattre régulièrement des milliers de bêtes. Le député écologiste belge Jean-Marc Nollet affirme avoir reçu “le témoignage d’un éleveur de poules belge qui a été démarché dès le mois de janvier 2017 par une entreprise hollandaise qui vendait un produit antiparasitaire soi-disant miracle”.[4] Plus il y a de virus et d’insectes, plus on vend de traitements. L’industrie pharmaceutique n’aurait-elle pas elle aussi des intérêts à ce que l’élevage intensif perdure ?

Ainsi, sont fabriqués des hectolitres d’ovoproduits issus de la production d’élevages intensifs, aromatisés aux pesticides-miracles dont l’utilisation fait la joie (et le compte en banque) de l’industrie pharmaceutique. Et qui empoisonnent jusqu’à la glace à l’italienne que vous savourez au bord de l’eau, par une chaude après-midi d’août.


[1] Pour en savoir plus, voir le documentaire d’Arte “L’OMS dans les griffes des lobbyistes”

[2] Crise des oeufs contaminés, les ovoproduits dans le collimateurLe Parisien, 8 août 2017

[3] Plongée dans l’univers sordide des élevages en batterie de poules pondeuses, Le Monde, 17 septembre 2014

[4] Oeufs contaminés, les lourdes accusations d’un député belge, Le Parisien, 9 août 2017

Crédits photos : ©Buecherwurm_65. Licence : CC0 Creative Commons.