Sont également mêlés à cette histoire, largement ignorée par les groupes médiatiques équatoriens, Xavier Macías Carmigniani, un lobbyiste impliqué dans des affaires de trafic d’influence, de vente d’armes et d’activités illégales diverses, et son épouse María Auxiliadora Patiño, qui est la fille de Conto Patiño.
Il est important de préciser que dans ce contexte, lobbies ne fait en aucun cas référence à quelqu’un qui représente les intérêts politiques d’une entreprise devant l’État, mais plutôt à quelqu’un qui assure des contrats publics aux entreprises en échange de pots-de-vin qu’il partage ensuite avec l’agent de l’État qui a signé le contrat. En réalité, c’est un moyen de verser des dessous-de-table via un acteur intermédiaire.
INA Investment Corporation
Tout a commencé avec INA Investment Corporation – INA est l’acronyme des prénoms des trois filles de Lenin Moreno: Irina, Karina et Cristina – une entreprise offshore enregistrée au Belize en mars 2012. Un des actionnaires principaux était le frère du président, Edwin Moreno Garcés. INA Corporation a ouvert le compte numéro 100-4-1071378 à la Balboa Bank au Panama. Comme le montre les documents, ce compte était utilisé par Xavier Macías pour gérer les transferts et/ou les paiements vers des tierces parties, en utilisant la même logique que pour les autres comptes. Il est ensuite revenu dans les mains de ses propriétaires et a été utilisé pour les acquisitions de ses mécènes. Des années plus tard, en mars 2015, Edwin Moreno a demandé que son nom soit retiré de l’entreprise, au profit de celui de María Auxiliadora Patiño, épouse de Miguel Macías Carmigniani.
L’existence de cette entreprise a été révélée au grand jour lorsque en décembre 2015, Auxiliadora Patiño a commis l’erreur de payer directement avec le compte d’INA Investment pour des meubles et d’autres biens de luxe achetés à Genève pour Rocío González de Moreno, actuelle première dame d’Équateur.
Cette preuve de corruption souligne les contradictions importantes de Lenin Moreno, de son administration et de leur prétendue promesse de s’attaquer à la corruption après les élections de mai 2017.
Le lobby de la famille Moreno
En 2009, alors vice-président de l’Équateur, Lenin Moreno, a organisé des rendez-vous d’affaires pour son ami proche Xavier Macías Carmigniani, qui se sont soldés par l’attribution de plusieurs contrats à l’entreprise publique chinoise Sinohydro en Équateur. Le vice-président Moreno envoyait en son nom Xavier Macías Carmigniani rencontrer des entreprises étrangères. Il agissait alors comme lobbyiste, recevait des pots-de-vin de l’entreprise chinoise desquels il reversait ensuite une partie à Moreno via la société écran INA Investment Corporation.
Avec le soutien de son beau-père, Corto Patiño, Macías a servi de lien entre les entreprises chinoises, les hommes d’affaires équatoriens et Lenin Moreno, pour recevoir et gérer, comme une figure de proue, une énorme fortune personnelle supérieure à 20 millions de dollars. Corto Patiño a lui-même reçu une commission de 18 millions de dollars de Sinohydro, qu’il n’a jamais déclaré aux autorités fiscales équatoriennes et a cherché à dissimuler en la déposant au Panama. Sous le gouvernement de l’ancien président Rafael Correa, cela avait été détecté par le Service de revenues internes (SRI) équatorien. Des enquêtes ont été ouvertes en mars 2015, qui ont conduit Edwin Moreno à demander que son nom soit rayé de la liste des actionnaires d’INA Investment.
Xavier Macías a également fait du lobbying pour l’attribution du contrat de Coca Codo Sinclair, d’un montant d’environ 2 800 000 000 de dollars américains, le plus important projet d’infrastructure publique de l’histoire de l’Équateur. Les courriels de décembre 2015 indiquent également que l’on avait promis à Xavier Macias un contrat avec Moreno pour la construction de la centrale ZAMORA de 3000 MW. Cette promesse a été faite lors d’un voyage en Europe avec Maria Patiño et l’épouse de Moreno, Rocio González.
De plus, les messages de Macias de 2016 signalent « le retard de 6 mois dans le paiement des commissions » d’août à septembre, et que Lenin Moreno, qui vivait alors à Genève, se plaignait du fait que Sinohydro n’avait pas respecté les dispositions précédemment convenues de paiement des pots de vin.
Macías a également consulté le directeur adjoint de Sinohydro, Hu Ning, au sujet du financement de biens immobiliers que Moreno voulait offrir comme cadeaux. Le montant du paiement obtenu pour ces achats s’élevait à 200 000 $. Dans sa réponse, Hu Ning a remercié Macías pour le soutien reçu de Sinohydro et expliqué qu’en ce qui concerne les projets d’achat de biens immobiliers, cela se ferait « proportionnellement au progrès économique de l’entreprise », c’est-à-dire sur la base de la signature, en cas de victoire aux élections présidentielles de 2017, des contrats promis par Lenin Moreno.
L’analyse approfondie des courriels, ainsi que des messages Telegram et WhatsApp, montre que le couple Macías-Patiño est le gestionnaire des actifs de la famille de Lenin Moreno, offrant ainsi une couverture pour dissimuler les richesses de l’actuel président.
Les routes de l’argent
Contrairement à d’autres cas présumés de corruption en Équateur, ici les preuves abondent : il existe une série de courriers électroniques, de dépôts, de virements, de reçus et même la délivrance d’une carte de crédit pour l’acquisition de biens de luxe tels que des bijoux, des sacs à main en cuir de crocodile et autres, et même le nom de l’appartement en Espagne, sur les rives de la Méditerranée, acheté pour les vacances de la famille présidentielle. Par exemple, des transferts d’un montant total de 19 342 dollars ont été effectués depuis le Panama pour l’achat de meubles à Moinat S.A. Antiquités en Suisse, qui ont ensuite été transportés vers l’appartement de Moreno à Genève alors qu’il était l’envoyé spécial de l’ONU pour les droits des personnes handicapées.
Dans un autre cas, des virements d’un montant total de 133 400 euros ont été enregistrés d’INA Investment vers un compte bancaire de l’Espagnol Emilio Torres Copado, inscrit à la Banque Santander, pour l’achat d’un appartement à Villajoyosa, Alicante. La piste de l’argent mène également aux frères Edwin et Lenin Moreno, via les services MAVCCO International et la société pétrolière Sertectep, appartenant à leur ami personnel, Eduardo López.
Les commissions en espèces ont été déposées dans plusieurs comptes situés dans des paradis fiscaux, qui ont ensuite été traités par INA Investment, en tant que bienfaiteur de la famille Moreno pour financer son style de vie luxueux en Europe et ses voyages à travers le monde.
Le 16 avril 2016, plusieurs provinces équatoriennes ont été secouées par un tremblement de terre de magnitude 7,8 sur l’échelle de Richter, qui a fait 673 morts et des milliers de blessés, en plus de dommages matériels importants. Il a également été prouvé que des fonds alloués à titre de dons aux victimes du tremblement de terre en Équateur avaient également été détournés.
En ce qui concerne cette tragédie, Lenín Moreno, avec son ami et maintenant conseiller présidentiel, Santiago Cuesta, ont pris l’initiative d’attirer des dons pour l’aide humanitaire. Cependant, l’argent collecté a été détourné vers des comptes privés.
Les répercussions
La conséquence la plus surprenante de ces allégations a peut-être été le silence presque complet d’information dans les principaux médias privés et publics en Équateur, ce qui témoigne d’un effort soutenu pour minimiser ces allégations en faveur du maintien de la présidence de Moreno. Moreno lui-même a nié toutes les allégations et tout acte répréhensible, affirmant le 20 février qu’on « a attaqué mon honneur et celui de ma famille, avec une série de données qui n’ont rien à voir avec moi ».
Le lundi 25 février, Ronny Aleaga, membre de l’Assemblée nationale équatorienne, a présenté les deux premières allégations formelles au bureau du Procureur spécial chargé de la lutte contre la corruption et le crime organisé (FECCCO) en Espagne, ainsi qu’à l’Agence fiscale de l’État. Dans les deux cas, les allégations impliquent Moreno et sa famille dans l’achat d’un appartement à Villajoyosa, à Alicante, vendu pour 135 000 euros par Emilio Torres, bien que la valeur réelle du département soit bien plus élevée. À son retour en Équateur, sa conférence de presse a été perturbée par un groupe d’assaillants qui seraient liés à l’ancien président Abdalá Bucaram ainsi qu’au gouvernement actuel. Cela souligne en outre la sensibilité et la probabilité que les allégations d’Aleaga soient vraies.
En outre, la gravité des allégations peut potentiellement invalider les accusations de corruption formulées par Moreno lui-même contre son ancien vice-président, Jorge Glas, et l’ancien président, Rafael Correa. Surtout, ils pourraient potentiellement s’avérer être le coup de grâce pour briser le dos du gouvernement de plus en plus instable de Moreno, qui doit faire face à une opposition croissante dans la rue en raison de sa politique de réduction des dépenses sociales et de la demande d’un programme d’aide financière totalisant 4,2 milliards de dollars du Fonds monétaire international (FMI).
Nous avons rencontré Ignacio Ramonet, ex-rédacteur en chef du Monde Diplomatique, co-fondateur d’Attac et du Forum Social Mondial. Ex-professeur à l’Université Paris VII devenu une figure marquante de l’altermondialisme, il s’est spécialisé dans l’étude de l’Amérique latine et du système médiatique. Il revient dans cet entretien sur les mutations qu’a connu le champ médiatique, sur la manière dont les réseaux sociaux contribuent à le modifier, sur l’érosion de l’hégémonie néolibérale, le phénomène populiste, ou encore les phénomènes politiques récents qui ont marqué l’Amérique latine (élection d’AMLO au Mexique, défaite de Gustavo Petro en Colombie, élection de Jair Bolsonaro au Brésil…). Propos recueillis par Vincent Ortiz et Antoine Cargoet. Retranscription réalisée par Marie-France Arnal.
LVSL – La loi anti “fake news”, préparée en concertation avec les grands patrons de presse et avec les firmes qui s’occupent des serveurs Internet et des réseaux sociaux, a été adoptée par l’Assemblée nationale française en novembre 2018. Que vous inspire le vote de cette loi ?
Ignacio Ramonet – Dans le champ médiatique, les fake news [fausses informations] ne constituent pas un élément réellement nouveau. Ce n’est pas parce que l’expression “fake news” est neuve que les contre-vérités et les mensonges dans les médias le sont également. On a connu la désinformation, la manipulation, l’intoxication et les bourrages de crâne depuis l’essor de ce qu’on appelle les “médias de masse” à la fin du XIXe siècle. Est-ce qu’on va enrayer l’actuelle épidémie d’infox par une loi ? L’intention est sans doute louable mais, personnellement, je suis sceptique.
Comme toutes les lois qui cherchent à empêcher les « excès » des médias, celle-ci aura un effet limité. C’est un peu comme si le législateur décidait qu’« il est interdit de mentir dans les médias ». Bien sûr, c’est moralement correct. Mais les lois sur la presse (dont, en France, celle de 1881), les codes de déontologie médiatique (comme la Charte de Munich de 1971) ou l’éthique professionnelle des journalistes l’imposent déjà. Et on en voit bien les limites… La preuve c’est qu’il a fallu inventer plus récemment, au sein des rédactions, la figure du « médiateur », puis les cellules de « fact checking » (vérification des faits)… Je pense que cette loi anti fake news répond surtout à une préoccupation de la société. Et qu’elle est, pour les grands oligarques des médias ainsi que pour bien de journalistes dominants, un simple alibi destiné à apaiser l’inquiétude sociale. Je ne pense pas qu’elle changera grand chose.
Nous sommes installés dans un système médiatique de type « quantique », qui opère aussi bien avec la vérité qu’avec le mensonge. Cette coexistence simultanée de la vérité et du mensonge est la caractéristique principale de la mécanique médiatique actuelle. Et c’est la menace centrale, en matière d’information, que doit affronter le citoyen. Il lui faut vivre désormais avec les infox comme, en matière de santé, il vit avec les menaces que représentent les virus ou les bactéries. Ce qui ne veut pas dire qu’il doit s’y résigner. Au contraire, il lui faut se mobiliser, s’armer pour les combattre et se vacciner contre ses effets nocifs. A cet égard, on pourrait même imaginer – sans être complètement paranoïaque -, que cette loi, en prétendant rassurer, vise d’une certaine manière à démobiliser les citoyens… Et à en faire, paradoxalement, des cibles encore plus faciles pour les fake news…
LVSL – D’aucuns estiment que les fake news sont le produit des réseaux sociaux qui fonctionnent au buzz, aux algorithmes… Pensez-vous qu’on a une lecture un peu simpliste du phénomène “fake news” ?
IR – Quelle devrait être la principale préoccupation de tout système médiatique ? Diffuser une information vérifiée, garantie « sans mensonges » comme certains produits alimentaires sont garantis « sans caféine », « sans sucre » ou « sans gluten ». « Zéro infox ». Informer les citoyens, mais en soumettant les infos à un filtrage préalable, une épuration (comme on dit « station d’épuration » pour dépolluer les eaux usées) qui élimine les fausses informations et les « infox » de toutes sortes…
Cependant, à partir du moment où l’accélération médiatique a atteint la vitesse de la lumière, la vérification sérieuse est devenue quasiment impossible. De surcroît, nous sommes tous désormais devenus, via les smartphones et les réseaux sociaux, des producteurs compulsifs d’informations. Le système médiatique et les journalistes ont donc perdu le monopole de la diffusion d’infos. Dans un tel contexte, les médias auraient tout intérêt à garantir la vérification, ne serait-ce que pour nous convaincre que les infos qui nous parviennent par leur intermédiaire sont plus crédibles que celles qui nous arrivent via le système sauvage des réseaux sociaux (Facebook, WhatsApp, Twitter, Instagram, YouTube, etc.).
Mais ce n’est pas le cas. Le système médiatique n’apporte pas, ou presque pas, de garanties complémentaires aux réseaux sociaux. Et ce n’est pas pour des raisons morales. Il ne peut le faire pour de simples raisons techniques, de concurrence et, en définitive, d’intérêts commerciaux. D’abord parce que, en raison de l’accélération de la circulation des infos, le hiatus entre l’instant où un media reçoit une information et celui où il la diffuse a disparu. Car devant la crainte qu’un media concurrent diffuse une info en premier, les medias ont désormais tendance à diffuser les infos dès qu’ils les reçoivent. Sans prendre le temps de les vérifier… Quitte à démentir ou à corriger plus tard. Ce qui place les citoyens en situation de ce que j’appelle une « insécurité informationnelle » car ils ne savent jamais si une info est vraie ou fausse…
Je compare souvent le journaliste contemporain au commentateur sportif d’un match de foot à la télé. Présent au stade, le commentateur n’en sait pourtant pas plus que le téléspectateur en ce qui concerne l’issue de la partie. Il ignore le score final du match, exactement comme la personne installée chez elle devant son petit écran. Si le téléspectateur – qui connaît les règles du jeu – venait à couper le son, il pourrait parfaitement suivre le match sans l’aide du commentateur…… A quoi sert donc celui-ci? Quelle est, en quelque sorte, sa « valeur ajoutée » ? Se poser ces questions est déjà significatif sur le rôle secondaire, voire négligeable, du commentateur.
Dans le champ de l’information, il se produit le même phénomène : le rôle du journaliste est en passe de devenir celui d’un simple commentateur… Incapables techniquement de vérifier les infos, les médias ne sont plus garants de la qualité de l’information, et enveloppent cette carence dans un surplus de commentaires… Moins ils en savent, plus ils en disent.
LVSL – Vous aviez écrit en 2011 un article intitulé ‟Automates de l’information”, dans lequel vous pointiez du doigt l’automatisation de l’information, chaque jour davantage régie par les algorithmes, destinée à un public de plus en plus ciblé. A l’époque, vous estimiez que ce n’était pas en passe de devenir un modèle dominant. Aujourd’hui, Facebook signe des contrats avec de grands journaux américains et français pour mettre en avant leurs publications et, en échange, ces médias peuvent s’adapter aux algorithmes de Facebook pour maximiser leurs vues. Pensez-vous que, à l’heure où tout le monde utilise Facebook, Twitter, etc. ce modèle d’information régi par les algorithmes est en passe de devenir le modèle dominant ?
IR – C’est déjà le cas. Qu’est-ce qui faisait qu’une info se retrouvait à la « une » des journaux de la presse papier traditionnelle ? C’est le conseil de rédaction ou, en dernière instance, le rédacteur en chef ou le directeur du journal qui décidait souverainement en fonction de l’actualité. Aujourd’hui, qui décide de placer en ouverture d’écran telle ou telle information dans la version web d’un média? C’est le nombre de « clicks », de consultations numériques, qui fait automatiquement « monter » l’information à la « une » et qui la tire parfois des abîmes digitaux où elle était enfouie. La hiérarchie de l’information est désormais déterminée par le nombre de « clicks ».
Mais d’autre part, on sait que Google comme Facebook faussent leurs données. C’est-à-dire qu’on a aujourd’hui la possibilité, moyennant finance, d’acheter les « premières places » pour se retrouver parmi les informations qui apparaissent le mieux situées sur l’écran quand on recherche une donnée sur le web. Les premières propositions de Google ne sont pas celles qui sont le plus consultées mais celles dont les firmes-mères font de la publicité et ont payé pour cela. Si l’internaute ne fait pas attention, il se laisse prendre. En dehors de ces cas, pour tous les médias, c’est le même système : ce sont les réseaux sociaux qui déterminent la hiérarchie de l’information.
Le champ médiatique ne se réduit plus à la seule galaxie médiatique traditionnelle, constituée de la sainte trilogie : presse écrite, radio, télévision. Aujourd’hui, le média dominant ce sont les réseaux sociaux. Rappelons que l’ancien président des Etats-Unis Barack Obama avait déjà gagné sa première campagne électorale, en novembre 2008, sur la base d’un usage novateur des réseaux sociaux. Et c’était pourtant à un stade embryonnaire. Obama allait encore sur les plateaux de télévision donner des entretiens parce que ses conseillers en marketing électoral pensaient que la télévision était encore le média dominant. Tout a changé en 2016. Pour la première fois depuis les années 1940 et l’essor de la télévision, Donald Trump a fait sa campagne électorale victorieuse sans donner un seul entretien à aucune des quatre principales chaînes américaines (ABC, CBS, NBC, Fox). Il faut savoir que l’audience moyenne cumulée des journaux télévisés des quatre principales chaînes des États-Unis est d’à peine 29 millions de téléspectateurs (dans un pays de 325 millions d’habitants…). En revanche, sur les réseaux sociaux, Donald Trump compte environ 30 millions d’ « amis » sur Facebook et quelque 60 millions de followers sur Twitter… A qui il parle directement…
Il faut également mentionner le phénomène nouveau des “moi-médias” et des influencers, c’est-à-dire de personnes qui – pour la première fois depuis l’apparition au XIXe siècle des mass media – ne doivent pas leur notoriété publique aux grands médias traditionnels (presse, radio, télévision) mais exclusivement aux réseaux sociaux. Ces influencers peuvent avoir une audience supérieure à celle, cumulée, de plusieurs grandes chaînes de télévision… C’est le cas, par exemple, de Kim Kardashian, au départ starlette de la téléréalité, qui possède, sur les réseaux sociaux Twitter, Facebook, Snapchat et Instagram, quelque 224 millions de followers cumulés… Rappelons, à titre de comparaison, que l’événement télévisuel qui rassemble la plus formidable audience au monde est le Super Bowl américain et ses 113 millions de téléspectateurs… Kim Kardashian, à elle seule, fait 100 millions de mieux !
Il y a désormais, à travers le monde, des centaines d’influencers très prescripteurs qui peuvent vendre, à leurs millions d‘abonnés fidèles, toutes sortes de produits : de la mode, des vêtements, des objets, du maquillage, des voyages, des hôtels, de la technologie, etc. Et aussi, bien entendu : des idées, des causes et des candidats à des élections… Ces « moi-média » n’existaient pas dans l’écosystème médiatique traditionnel dont parlent encore les facultés de communication ou les écoles de journalisme… Il n’y a donc pas que les automates… On est aujourd’hui dans une mécanique médiatique où les effets perturbateurs des réseaux sociaux vont bien au-delà de cette « explosion du journalisme » dont j’ai parlé.
“Une « démocratie médiatique » dont Jean-Luc Godard, on s’en souvient, avait cruellement démontré l’absurdité en la définissant ainsi: « Une minute pour les nazis, une minute pour les Juifs. »”
LVSL – A propos des réseaux sociaux et des médias dominants qui souvent se conjuguent, quelles stratégies de contournement sont possibles ? Quelles opportunités offre la mise à disposition des réseaux sociaux ?
IR – On sait que, dans les années 1990 ou 2000, quelques intellectuels hors cadre – par exemple, Pierre Bourdieu – ont fait le choix du contournement, en effet. Ne plus se rendre sur les plateaux télé parce qu’ils y étaient inaudibles à cause du cadre rhétorique qu’ils considéraient piégé. Pierre Bourdieu avait raconté, dans son livre Sur la télévision, comment il s’était insurgé contre le dispositif dans lequel on voulait le contraindre à penser. Il avait alors dénoncé la supercherie du « débat télévisé » dont se servent les médias dominants pour mettre en scène leur idée de la “démocratie médiatique”. Une « démocratie médiatique » dont Jean-Luc Godard, on s’en souvient, avait cruellement démontré l’absurdité en la définissant ainsi: « Une minute pour les nazis, une minute pour les Juifs. »
À la même époque, Noam Chomsky démontrait également que, à la télé, le signifiant déterminait le signifié. Parce que la structure médiatique finissait par conditionner ce que vous alliez dire. Il l’expliquait ainsi : « Dans un débat télévisé, si vous dites ce que tout le monde pense, c’est-à-dire si vous répétez la doxa sociale, une minute vous suffit en général pour défendre n’importe quel argument. Mais si vous voulez affirmer le contraire de ce que tout le monde pense, alors une minute ne suffit pas. Parce qu’il vous faut d’abord démentir les idées reçues, déconstruire, puis remonter une démonstration, etc. Il vous faut plus de temps. Mais alors on vous le refuse au prétexte qu’ « à la télévision ça va vite »… Donc, sur un plateau de télévision, vous ne pouvez jamais dire ce que vous pensez, si ce que vous pensez n’est pas ce que pense tout le monde… »
Sur ce même registre, il y a environ trente ans, un mensuel comme Le Monde diplomatique s’est construit également, par choix de sa rédaction, en marge du système médiatique dominant. Il a pris à cet égard deux décisions novatrices : d’une part, faire de la communication un sujet d’information. Créer une sorte de métagenre : informer sur l’information. Développer auprès du grand public un intérêt pour la théorie de la communication et pour la théorie de l’information. C’était nouveau. A part les revues spécialisées, les médias grand public n’en parlaient pas. Le Diplo a été pratiquement le premier à dire, dans ses colonnes, que la communication et l’information étaient des sujets politiques auxquels les citoyens devaient s’intéresser. Parce que les médias jouent un rôle déterminant dans la vie de la cité. L’économie de la presse, la propriété des médias, leur structure industrielle, la rhétorique des discours médiatiques, le dévoilement de manipulations ou la propagande sont des thèmes que des citoyens modernes doivent connaître au même titre que la géopolitique ou la géoéconomie. Cela d’ailleurs s’est imposé et généralisé.
La seconde décision était précisément celle dont vous parlez, du contournement. Nous pensions, au Diplo, qu’on ne pouvait pas conduire une véritable réflexion critique à l’égard des médias dominants tout en étant présents en permanence, en tant que journalistes invités, dans ces mêmes grands médias que nous critiquions. L’un de nos arguments était qu’intervenir dans les médias de masse revenait à se compromettre, à se laisser “récupérer” – pour reprendre un terme soixante-huitard – par les médias dominants dont il ne faut jamais oublier que la fonction première est de domestiquer le peuple. Il fallait donc observer une distance critique et prophylactique.
Je pense que, à l’heure de l’hégémonie des réseaux sociaux, il faudrait poursuivre cette réflexion sur le rapport aux médias dominants. Nous vivons un très grand chambardement technologique. Qui constitue l’un des défis principaux des sociétés contemporaines. Et ce sont les médias qui reflètent le mieux cette formidable mutation. Parce qu’ils se trouvent dans l’œil du cyclone. Ne pas oublier que ce qu’on appelle les « nouvelles technologies » sont avant tout des technologies de la communication et de l’information. Qui concernent, de plein fouet, le journalisme et les médias. Par conséquent il n’est pas possible d’avoir une théorie critique immuable sur les médias. Qui aurait été valable il y a trente ans et qui le serait encore aujourd’hui. Alors que tout a changé… En matière de théorie des médias, il faut donc reprendre l’analyse. Parce que les lois de la mécanique médiatique ne sont pas constantes.
Par exemple, à propos de cette question sur notre présence dans les médias dominants, le contexte a complètement changé. Si les médias dominants sont désormais les réseaux sociaux, la question d’y aller ou pas ne se pose plus. Chacun d’entre nous peut posséder maintenant son propre réseau social. Nul besoin d’aller chez quelqu’un d’autre. C’est vous qui imposez votre cadre. C’est à cela qu’a répondu Donald Trump. Il ne va pas dans les plateaux des grands médias classiques puisqu’il est son propre « moi-media ».
LVSL – Nous voudrions revenir plus en détail sur le regard rétrospectif que vous portez sur le rôle qu’ont assumé « Le Monde diplomatique », mais aussi ATTAC – dont vous êtes l’un des fondateurs – et le Forum Social Mondial dans les années 1990 et 2000, dans une période où régnait l’idée de « la fin de l’histoire » chère à Fukuyama et la résignation de la gauche institutionnelle. Quels rôles ont tenu ce type d’initiatives comme ATTAC (Association pour la Taxation des Transactions financières et pour l’Action Citoyenne) –, ou « Le Monde diplomatique » dans la refondation en train de s’engager ?
IR – Le moment néolibéral le plus dur, l’apogée de l’hégémonie néolibérale, a eu lieu en 1995, lorsque, en France, Édouard Balladur était premier ministre. Il y avait alors, non pas une croyance, mais une certitude quasi religieuse que la solution aux problèmes du monde était toute trouvée, que l’histoire était terminée. La démocratie libérale s’était imposée et l’économie de marché ainsi que le libre-échange devaient dominer la planète. C’était quelques années après la chute du mur de Berlin en novembre 1989 et l’implosion de l’Union soviétique en décembre 1991. Les forces de gauche étaient matraquées violemment. Et pas uniquement le Parti communiste, qui avait soutenu jusqu’au bout l’Union soviétique. La gauche dans son ensemble a été déstabilisée par cette pensée néolibérale dominante. Face à cela, nous avons alors proposé, pour nommer cet unanimisme des élites dirigeantes et des médias, le concept de “pensée unique“. Nous avons publié, sous ce titre, en février 1995, un édito qui a eu un certain succès.
C’est à ce moment-là que, au sein de la rédaction du Monde diplomatique, nous avons estimé que le journal devait aller au-delà de l’information, dans le sens de ce que nous réclamaient de nombreux lecteurs. Notre réponse traditionnelle jusque là consistait à dire que nous étions journalistes – intellectuels à la limite -, que nous étions là pour informer, pour analyser, réfléchir, mais pas pour prendre la place des organisations politiques. En d’autres termes, pour paraphraser Marx : interpréter oui, transformer non.
Nous avons décidé de briser cette tradition et, en quelque sorte, de miser sur l’action. Puisque nul ne le faisait, nous avons proposer de créer un instrument social d’intervention dans le débat public, politique, et nous avons lancé cette idée d’ATTAC dans un éditorial intitulé « Désarmer les marchés » en décembre 1997. Le nom de cette association n’était pas anodin bien entendu. Il voulait annoncer la fin de la résignation. Et appelait à passer intellectuellement, socialement, politiquement à l’offensive, « à l’attaque ». Pour transformer le monde et changer la vie. Elle a été crée dans un grand élan d’enthousiasme. Et a apporté une boîte à outils qui a permis de mieux comprendre la globalisation néolibérale pour mieux la dénoncer. Attac a favorisé aussi l’invention de nouvelles formes d’organisation des luttes. Son modèle s’est étendu à l’ensemble de l’Europe et au-delà.
Dans ce même esprit, nous avons conçu le projet du Forum Social Mondial, avec l’idée d’en faire le symétrique inversé du Forum de Davos qui est le rendez-vous international de tous les défenseurs de la globalisation néolibérale. Le premier Forum Social Mondial s’est tenu en 2001 à Porto Alegre au Brésil. Il a été conçu comme un espace d’éducation populaire, un laboratoire d’idées, d’échanges, de propositions mais aussi comme une fabrique de résistances. Beaucoup de phénomènes politiques survenus en Amérique latine dans les années 2000, et notamment les grandes expériences progressistes, ont été conduits par des personnalités (Hugo Chavez, Lula da Silva, Evo Morales, Rafael Correa, Fernando Lugo, etc.) venues aux Forums Sociaux. Ce fut une grande école de riposte sociale. De nombreux intellectuels y ont également apporté leurs points de vue, de Noam Chomsky à Eduardo Galeano, en passant par Arundhati Roy, José Saramago, John Berger, François Houtart…
Je dois préciser que l’essor d’Attac comme celui du Forum Social Mondial se sont faits en marge du Monde diplomatique. Nous avons certes contribué à les créer ou à les impulser. Mais une fois ces organisations lancées, nous pensions que ce n’était pas notre rôle que de nous impliquer directement dans la conduite concrète de mouvements pleinement engagés dans les luttes.
LVSL – On constate que l’hégémonie néolibérale s’écorne légèrement en Europe, sous la forme de plusieurs mouvements notamment d’une nébuleuse qu’on qualifie de “populiste”. Que pensez-vous du populisme ? Est-ce pour vous un mouvement uniquement réactionnaire ou alors peut-on y puiser les germes d’une pensée, d’un mouvement progressiste ?
IR – Je pense que nous sommes en train de vivre une sorte de nouveau millénarisme et cela provoque ou conditionne de nombreux phénomènes politiques. Qu’est-ce que ce millénarisme ? Après trente ans d’hégémonie néolibérale et dix ans de souffrances sociales accrues en raison des conséquences de la crise de 2008, ce millénarisme résulte de la prise de conscience, de plus en plus nette, qu’un monde – celui qui nous est familier – arrive à sa fin. Et que celle-ci est précédée de toutes sortes de menaces et de défis. Pensons, par exemple, à l’alerte écologique devenue quotidienne, qui annonce d’imminents changements climatiques dévastateurs. C’est non seulement un récit apocalyptique mais une réalité de plus en plus palpable. Cela conduit désormais les gouvernements à prendre des mesures – par exemple, en France, la taxation carbone sur les combustibles fossiles – qui bouleversent la vie des gens. Et les poussent, en retour, à protester… On le voit, en France, avec la révolte des « bonnets rouges », en 2013, contre l’écotaxe ou, plus récemment, celle quasi insurrectionnelle des « gilets jaunes » contre l’augmentation du diesel.
Il faut ajouter à cela l’autre grande mutation en cours dont j’ai parlé. Celle que produisent, dans tous les domaines de notre vie quotidienne, les changements technologiques qu’on observe partout: Internet, Big Data, intelligence artificielle, nanotechnologies, imprimantes 3D, objets connectés, biotechnologies, cybersurveillance, génomique, robotique, cyborg, etc. Tout notre environnement technique est chamboulé. Comme il l’avait été au XIXe siècle lorsque l’ère industrielle atteignit son apogée et fit table rase du passé au nom de ce qu’on a alors appelé la “modernité”. Un univers de traditions centenaires s’est brutalement effondré. Et ce phénomène, par le biais des conquêtes coloniales, avait touché le monde entier. Des modes de vies ancestraux avaient rapidement disparu. Rappelons-nous que c’est dans un tel contexte que l’Europe connut les plus violentes secousses politiques de toute son histoire : la naissance du nationalisme et du socialisme, ainsi que cinq grandes révolutions (1789, 1830, 1848, 1870, 1917) et une guerre mondiale…
Aujourd’hui, après quarante ans d’inégalités neolibérales, on vit donc deux grandes mutations simultanées. Et elles produisent à leur tour de formidables désarrois. Aux victimes de la désindustrialisation massive viennent désormais s’ajouter d’autres catégories professionnelles, dans le secteur des services, qui voient à leur tour leurs emplois menacés ou détruits ou dégradés : employés de banque, journalistes, éditeurs, postiers, chauffeurs de taxis, hôteliers, petits commerçants, etc. Cette grande mutation et les diverses « ubérisations » produisent une nouvelle classe de « forçats de la terre » : la masse des salariés précaires, le précariat. C’est ce précariat surexploité qui aura probablement un rôle important dans les luttes sociales à venir. Comme, au XIXe siècle, les ouvriers des usines se sont battus pour améliorer leur condition.
Tous ces perdants et tous ceux qui paniquent devant les mutations en cours sont à la base du populisme contemporain en Europe. Dont les caractéristiques sont le repli sur la nationalité et l’identité, la peur du changement et du déclassement, et la terreur de l’Autre (actuellement le migrant). C’est pour cette raison que le populisme européen diffère du populisme latino-américain. On n’explique pas le populisme hongrois ou italien de la même manière que le populisme au Venezuela ou en Equateur, en Amérique latine. C’est pour cela qu’on peut défendre, en effet, l’idée d’un populisme de gauche.
“S’appuyer sur les corps intermédiaires en Amérique latine, c’est tomber dans les mains de ces oligarchies qui dominent tout : banques, entreprises, gouvernements, parlements, justice, médias…”
LVSL – On effectue souvent le parallèle entre les populismes latino-américains comme vous le disiez et les populismes européens… Cette comparaison est-elle justifiée ? Quels sont les facteurs qui peuvent expliquer certaines différences ?
IR – En Amérique latine, la domination des élites, des oligarchies est telle que les sociétés luttent encore pour sortir d’une ère disons néo-féodale ou néocoloniale. S’appuyer sur les corps intermédiaires, dans cette région du monde, c’est tomber dans les mains de ces oligarchies qui dominent tout : banques, entreprises, gouvernements, parlements, justice, médias… A la base, ce sont des latifundistes (grands propriétaires terriens) qui possèdent les exploitations agricoles et les mines, c’est-à-dire le sol et le sous-sol, principaux facteurs de richesse dans cette région. Globalement, avec quelques variantes, les Etats latino-américains demeurent des exportateurs de produits du secteur primaire, agriculture et mines. Ils vivent de cela depuis des siècles. Le seul pays d’Amérique à avoir réussi à échapper à cette malédiction coloniale ; qui est passé de l’état de mono-exportateur de coton à celui de grande puissance, ce sont les États-Unis. A la différence du Mexique, du Brésil ou de l’Argentine, les Etats-Unis sont parvenus à développer un système bancaire et financier solide, allié à une politique commerciale protectionniste, qui leur a permis de bâtir une industrie nationale à une vitesse impressionnante. C’est à cette saga, cette success story à laquelle se réfère en permanence le populiste Donald Trump.
En Amérique latine, quand par miracle un candidat ou une candidate progressiste gagne les élections et arrive au pouvoir avec un programme de réformes sociales, il ou elle ne peut pas s’appuyer sur les oligarchies traditionnelles. Parce qu’elles contrôlent tout. Et que tout progrès social en faveur des humbles ne peut se faire qu’à leurs dépens… Il faut donc qu’il ou elle parle directement au peuple : c’est ça le populisme latino-américain. Prenons l’exemple d’Hugo Chavez, arrivé au pouvoir en février 1999. Lorsqu’il a souhaité mettre en oeuvre ses réformes sociales – alphabétisation, santé publique gratuite, éducation, nationalisations, etc. – les ministères eux-mêmes s’y sont opposés. Les cadres ministériels, issus des classes dominantes, bloquaient administrativement les réformes. Chavez a été obligé de créer des « missions » (misiones), des sortes de by-pass, pour contourner ses propres ministères… L’obstacle à ses réformes ne venait pas de l’opposition politique : c’étaient les cadres de l’Etat, les « énarques » vénézuéliens qui faisaient barrage… Chávez a donc dû en appeler au peuple. Voilà le sens du populisme en Amérique latine : s’adresser directement au peuple, passer par-dessus les corps intermédiaires dominés par les oligarchies, pour procéder aux indispensables réformes sociales.
Cela ne ressemble pas à ce que nous voyons surgir un peu partout en Europe. Ici, le populisme est le fait de gens paniqués – c’est le cas des Italiens qui perdent leur emploi à cause des mutations technologiques, ou celui des Hongrois qui craignent l’arrivée de migrants de l’Est ou du Proche-Orient. Le populisme est un « peurisme », le fruit pourri de peurs multiples. Il propose des solutions simples, imposées avec autoritarisme. C’est la différence que je vois entre le populisme latino-américain et européen.
Il faut dire toutefois que l’élection récente de Jaïr Bolsonaro au Brésil modifie la donne. Dans son cas nous avons affaire, je crois, à un populisme de droite de type européen – autoritariste, xénophobe et raciste – qui voudrait répondre, comme un retour de balancier, à une longue expérience politique de gauche conduite au Brésil pendant quatorze ans par le Parti des travailleurs (PT) de Lula da Silva et Dilma Rousseff.
LVSL – Les populismes de gauche en Europe importent un certain nombre de leurs recettes d’Amérique latine – rhétorique patriotique inclusive, place centrale du leader conçu comme à même de faire appel aux affects populaires… Cette importation est-elle justifiée?
IR – Le rôle du dirigeant est important, en Amérique latine comme ailleurs. Nous vivons dans des sociétés où les grands médias de masse ont imposé depuis longtemps une métonymie politique forte : un parti c’est l’homme ou la femme qui le dirige. Tout le système médiatique est structuré autour de cette idée : un parti c’est une personne, celle qui en est à sa tête. A la télévision, c’est le patron ou la patronne du parti qui est naturellement invité. Son point de vue est considéré comme étant celui de sa formation. On finit par associer naturellement son nom à celui du parti. Dans une campagne électorale c’est son visage qui figure sur les affiches, pas son programme.
Cette métonymie, ce sont les médias qui l’ont imposée. La gauche a été très réticente, pendant longtemps, à cela. Elle avait des « leaders » un peu honteux, qui n’étaient pas « présidents » du parti mais plus simplement « secrétaires généraux »… Elle mettait surtout en avant les idées, les programmes, plutôt que le chef. Mais je pense qu’aujourd’hui elle fait bien de repenser le rôle du (ou de la) leader. J’ai expliqué pourquoi en Amérique latine son rôle est important.
“Une période d’opposition ne fait pas de mal à un parti demeuré trop longtemps au pouvoir. En démocratie, nul n’a vocation à rester aux commandes éternellement”
LVSL – Il y a 6-7 ans, l’Amérique latine était en grande partie à gauche, dominée par des gouvernements sociaux-démocrates, voire socialistes. Aujourd’hui, les néolibéraux reviennent en force. On parle souvent de retour aux années 1980-1990, marquées par la mise en place de “plans d’ajustement structurels” dans les pays latino-américains, sous l’égide du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque Mondiale, consistant en la réduction des dépenses publiques, la compression des salaires et la libéralisation de l’économie et du commerce. Pensez-vous que cette comparaison est justifiée ?
IR – On a beaucoup théorisé sur la fin du “cycle progressiste” [ouvert par l’élection d’Hugo Chávez au Venezuela en 1999, suivi par l’élection de Lula au Brésil en 2002, Nestor Kirchner en Argentine en 2003, Evo Morales en Bolivie en 2006, Rafael Correa en Equateur la même année…]. En politique, il existe des cycles dont la durée de vie n’a rien à voir avec la pertinence ou non d’un programme. Les sociétés connaissent des cycles politiques, pour de bonnes ou de mauvaises raisons. L’expérience historique montre que, en général, au-delà de quinze ans, toute gestion politique conduite par une même personne, même élue démocratiquement, paraît insupportable… Des enfants qui avaient dix ans au moment où est arrivé au pouvoir tel ou tel président ont l’impression, au bout de quinze ans, de l’avoir connu toute leur vie… Ils en éprouvent une forme de lassitude. La politique n’est pas rationnelle. Et les électeurs dans nos « démocraties médiatiques », nos « sociétés du spectacle » sont souvent gagnés par le sentiment de « déjà vu » et de « ras le bol ».
En mai 1968, en France, une génération avait l’impression d’avoir toujours eu pour président le général De Gaulle qui n’était pourtant au pouvoir que depuis 10 ans… En Equateur, par exemple, Rafael Correa a été objectivement un excellent gouvernant démocratique avec des résultats spectaculaires, mais – au bout de dix ans – il a lui aussi fini par lasser une partie importante des citoyens… En Bolivie, Evo Morales, également excellent gouvernant en termes de résultats macroéconomiques, connaît aussi un effet de lassitude et – d’après les sondages actuels – pourrait avoir des difficultés à remporter l’élection présidentielle d’octobre 2019.
Il existe des exceptions, comme le cas de l’Uruguay, toujours solidement ancré à gauche. Et qui n’a pas connu les mêmes problèmes de corruption que d’autres pays progressistes latino-américains. Peut-être également en raison de trois changements de président pour un même parti, en quinze ans. Et sans doute aussi grâce au phénomène José Mujica, leader populiste modeste. Il faut ajouter que, dans certains pays (Paraguay, Honduras, Brésil), des présidents progressistes ont été renversés, parce que les oligarchies locales ont tout simplement décidé que cela suffisait…
D’une manière générale, une période d’opposition ne fait pas de mal à un parti demeuré trop longtemps au pouvoir. En démocratie, nul n’a vocation à rester aux commandes éternellement. C’est normal de perdre des élections, à condition qu’il n’y ait pas fraude. Car l’un des objectifs structurels des mouvements progressistes en Amérique latine, ne l’oublions pas, c’est de garantir dans la durée le fonctionnement de la démocratie. En soi cela constitue une grande avancée pour des sociétés qui ne la connaissent que depuis quelques décennies.
LVSL – “AMLO” (Andrés Manuel López Obrador) au Mexique et Gustavo Petro en Colombie sont deux nouveaux phénomènes en Amérique latine qui donnent l’impression qu’une nouvelle génération néo-progressiste émerge. Elle est assez différente de l’ancienne [Hugo Chávez, Evo Morales, Rafael Correa, Nestor et Cristina Kirchner, Lula…], dans la mesure où on ne note pas de références au “socialisme”, que les attaques contre le néolibéralisme se font plus discrètes, que ses objectifs socio-économiques paraissent modestes, voire contradictoires. Pensez-vous que cette nouvelle génération néo-progressiste a intériorisé certains aspects du néolibéralisme ?
IR – Le Mexique est un cas très particulier. Et celui d’ AMLO également. Le Mexique est un Etat proche de la faillite. Certains États mexicains – le Mexique est un État fédéral – sont des narco-États régionaux. La structure étatique est quasiment affaissée et le pays connait une telle violence depuis si longtemps que ce n’est pas un hasard si López Obrador, à sa énième tentative, a fini par être élu après que les électeurs aient tout essayé.
Le PRI (Parti Révolutionnaire Institutionnel) a gouverné depuis la fin de la révolution mexicaine en 1921 jusqu’en 2000, soit pendant quelque 80 ans… En raison de cette si longue domination, la société a souhaité changer et a élu, en 2000, Vicente Fox, candidat du principal parti d’opposition, le PAN (Parti Action Nationale), chrétien libéral. C’était déjà une révolution. Mais, après 13 ans au pouvoir, le PAN a également échoué et les Mexicains ont de nouveau élu, en 2013, un candidat du PRI, Enrique Peña Nieto. Lui aussi a échoué. Il ne restait donc qu’à essayer Andrés Manuel López Obrador, du parti Morena (Movimiento Regeneración Nacional)… Devant l’accumulation des désastres, la société mexicaine a choisi d’essayer quelque chose de nouveau. C’est la principale leçon du scrutin, me semble-t-il, au-delà du programme de López Obrador, à la fois nationaliste, progressiste et en effet timidement anti-néolibéral.
Le problème principal que devra régler López Obrador, hormis celui de la violence, c’est celui des inégalités qui restent abyssales. Songeons qu’il y a encore quelque 6% d’analphabètes, 110 ans après la Révolution mexicaine… Autre élément: les relations avec les États-Unis. Le cas López Obrador est donc sui generis, très particulier. Son système de pensée est adapté à la complexité de la situation politique mexicaine. Je ne crois pas que l’on puisse en tirer une leçon générale pour le reste de l’Amérique latine.
Le cas de Gustavo Petro, en Colombie, est différent et fort intéressant. Rappelons que la Colombie est l’un des rares pays d’Amérique latine – avec le Brésil – qui n’a pas fait de réforme agraire, réclamation de base des masses paysannes et cause de la guerre civile qui a duré 60 ans [en 1948, le leader populiste Jorge Eliécer Gaitán, soutenu par des organisations paysannes favorables à une réforme agraire, fut assassiné, déclenchant la guerre civile colombienne]. Petro est un ancien guérillero qui a été maire de Bogota. Il possède une exceptionnelle expérience de la vie politique. En juin 2018, la gauche rassemblée a voté pour lui. Petro a pu ainsi se qualifier pour le second tour. Et a finalement obtenu 42% des suffrages. Il y a là, sans doute, le germe de quelque chose de positif. A la prochaine élection, en 2022, la gauche pourrait arriver au pouvoir. Pour la première fois dans l’histoire de la Colombie.
Gustavo Petro a su notamment parler aux classes moyennes urbaines fort nombreuses parce que les campagnes ont été vidées en raison des violences de la guerre civile. Il a aussi fait campagne sans omettre de critiquer certaines expériences progressistes latino-américaines dans les termes que je signalais plus haut : le leader est essentiel, mais un leader permanent et éternel n’est pas nécessaire ; un système progressiste est positif, mais un système progressiste corrompu est éminemment critiquable ; un parti doit s’adresser aux classes populaires, mais aussi aux classes moyennes…
Ce dernier enjeu paraît essentiel : un gouvernement progressiste, par définition, si ses réformes ont du succès, fait chuter la pauvreté et renforce statistiquement les rangs des classes moyennes… Au Brésil, Lula et le Parti des travailleurs (PT) ont fait sortir de la pauvreté environ 40 millions de Brésiliens. Ces personnes ont donc intégré les classes moyennes. Mais le PT n’a plus eu de discours à leur égard. Il s’en est désintéressé. Abandonnés à eux-mêmes, ces ex-pauvres ont fini par tourner le dos à la gauche… Et nombre d’entre eux ont même voté pour Bolsonaro…
Le bras de fer durait depuis plus de vingt-cinq ans. D’un côté Chevron-Texaco, multinationale pétrolière implantée dans l’Amazonie équatorienne depuis les années 60, accusée d’avoir contaminé des sources d’eau potable. De l’autre, 30.000 indigènes exposés au pétrole de Chevron, “affectés” par les activités de celle-ci – décès, cancers, infections, malformations de naissance… La cour d’arbitrage internationale de la Haye a tranché : Chevron ne paiera de réparations ni aux victimes, ni à l’Équateur. Retour sur cet affrontement qui a marqué l’histoire récente de l’Amérique latine, et sur les causes de la victoire de Chevron – fruit d’une guerre médiatique, judiciaire et politique de plusieurs décennies.
“L’affaire Chevron-Texaco” remonte aux années 70, mais elle laisse des brûlures encore vives dans les villages à la lisière de l’Amazonie équatorienne. “Ma famille a été exposée à la pollution de Chevron-Texaco pendant quarante ans. Ma sœur est morte d’une leucémie en 1987. Mon père a consacré le reste de sa vie à dénoncer les activités de Chevron. Il est mort en 2013 ; il avait bu de l’eau contaminée par le pétrole pendant des années, et avait contracté de graves problèmes de santé“, témoigne Miguel, habitant d’un petit village situé à quelques kilomètres de la ville pétrolière de Lago Agrio, au Nord-Est de l’Équateur. Dans cette région, certains sont littéralement nés avec Chevron-Texaco. “J’ai grandi à deux cent mètres d’un forage pétrolier. Les colonnes de fumée s’élevaient si haut dans le ciel que par moments, pendant la journée, nous ne voyions plus le soleil“, rapporte Donald Moncayo ; militant depuis trente ans contre les actions de la multinationale, il est coordinateur de l’association “Union De Afectados Por Texaco” (UDAPT, “Union Des Affectés Par Texaco”).
Les membres de l’UDAPT, basée à Lago Agrio, se souviennent de Chevron-Texaco comme d’un envahisseur venu perturber la vie des communautés indigènes locales – au nombre de six : Kichwas, Shuars, A’i Kofan, Siekopai, Waorani, Siona -. “Les indigènes de cette zone de l’Amazonie n’ont été conquis ni par les Incas, ni pas les Espagnols ; en revanche, ils ont été envahis par Chevron-Texaco“, ajoute Donald Moncayo.
L’Equateur et le pétrole : la malédiction de “l’or noir”
Pour les gouvernements nationalistes des années 70, il s’agissait d’extraire le pétrole du sous-sol de l’Amazonie pour sortir l’Équateur du sous-développement. C’est dans cette perspective qu’ils ont encouragé l’exploitation de la forêt amazonienne, dirigée tantôt par des firmes privées – dont Texaco, alors indépendante de Chevron -, tantôt par des entreprises d’État. Dès les premières années, les associations représentant les communautés indigènes locales se font l’écho d’une série de plaintes : usurpation de territoires, expropriations, intimidations, mais aussi contamination des sources d’eau potable, pollution des airs… Celles-ci sont ignorées par les gouvernements successifs, n’y voyant que des obstacles à leur logique extractiviste.
“70 milliards de litres de matière pétrolière ont été déversés dans l’Amazonie”
L’histoire des relations entre Chevron-Texaco et le gouvernement équatorien est indissociable de l’histoire plus globale des relations entre l’Équateur et les multinationales pétrolières. Le pétrole était vu, au départ, comme une manne qui permettrait de financer programmes de développement et infrastructures. Cependant, le pouvoir croissant des multinationales pétrolières s’est avéré tel qu’elles ont peu à peu imposé à l’État équatorien une limitation drastique des contraintes qui pesaient sur elles : impôts, normes, planification étatique de l’exploitation… “L’or noir” était pensé comme un tremplin grâce auquel l’Équateur pourrait quitter son rang de pays exportateur de matières premières et peu industrialisé – un phénomène que l’on nomme généralement la “malédiction des matière premières”. Il est devenu, au fil des années, un facteur supplémentaire favorisant précisément cette “malédiction des matières premières”.
Portrait présidentiel de Jaime Roldos (1979-1981)
En 1981, le président équatorien Jaime Roldos soumet au Parlement un projet de loi visant à encadrer drastiquement les conditions d’exploitation du pétrole en Amazonie. Depuis son élection en 1979, Roldos n’avait eu de cesse de dénoncer le danger que représentaient les entreprises multinationales pour l’Équateur, et l’impunité dont elles bénéficiaient. Quelques semaines plus tard, il décède dans un mystérieux accident d’avion. Dès lors, l’asymétrie entre l’État équatorien et les multinationales pétrolières (Texaco et Shell), ne connaît plus de limites. L’Équateur subit dans les années 80 et 90 une série de thérapies de choc néolibérales qui consistent dans la privatisation des entreprises d’État, la baisse d’impôt sur les entreprises étrangères, l’abolition des barrières douanières ou encore la restriction du contrôle des capitaux. Plus les années passent, et plus le périmètre d’action de l’État se réduit – ainsi que l’autonomie de son processus de décision. Une note stratégique interne à Texaco, datant de la moitié des années 80, donne une idée de la nature des relations entre l’État équatorien et les multinationales : “nous allons instruire les nouveaux ministres de la situation économique de Texaco et continuer à user de notre influence au sein des plus hautes sphères du gouvernement afin d’en tirer les bénéfices nécessaires. Nous nous attendons à réussir raisonnablement bien…“.
C’est dans ce contexte de privatisation de l’État équatorien, de limitation de sa souveraineté et de soumission de son économie à la logique néolibérale, que les mouvements indigènes des provinces Succumbio y Orellanas, au Nord-Est de l’Équateur, parviennent enfin à faire aboutir une plainte contre Texaco à la Cour Fédérale de New-York, pour crimes environnementaux et sanitaires.
“Chevron-Texaco vs Ecuador I”
Depuis les années 60, en effet, des torrents de pétrole et de déchets toxiques avaient été déversés par Texaco dans l’Amazonie, se mêlant aux fleuves et sources d’eau potable des provinces de Succumbios et Orellana, les recouvrant d’une couche noire et luisante. Au total, ce sont plus de 70 milliards de litres de matière pétrolière qui ont été répandus en pleine nature selon l’ONG Acción Ecológica. Autre corollaire de l’extraction massive de pétrole : la diffusion de gaz toxiques dans l’atmosphère de la région, qui se sont répandus dans les nuages et ont modifié la composition de la pluie. “L’eau de la pluie et des fleuves est fondamentale pour les peuples indigènes. Nous n’avions aucun accès à l’eau potable“, témoigne Willian Lucitante, membre de l’UDAPT.
L’exposition combinée à un air insalubre et une eau riche des 2.000 molécules toxiques que contient le pétrole n’a pas laissé les populations locales indemnes. Une étude, conduite par les chercheurs Adolfo Maldonado et Alberto Narváez menée en 2003, réalisée sur 1.500 personnes, donne une idée de l’ampleur des effets de l’exploitation pétrolière sur les populations ; selon leurs travaux, 82% des personnes situées à moins de cinq cent mètres d’un puits de pétrole appartenant à Texaco (c’est-à-dire la grande majorité des habitants des provinces de Succumbios y Orellanas) ont été victimes d’une maladie provoquée par la pollution : complications respiratoires, infection oculaires, dysfonctionnements digestifs… Le taux de cancer des habitants de ces régions est trois fois plus important que la moyenne nationale. Le nombre d’enfants nés avec des difformités physiques et mentales y est également anormalement élevé.
Au total, ce sont 30.000 personnes qui auraient été “affectées” par Texaco (maladies, cancers, infections, malformations de naissance…). Les membres de l’UDAPT affirment que ces chiffres, généralement retenus, sont bien inférieurs à la réalité, dans la mesure où ils ne prennent en compte que les populations des provinces de Succumbios y Orellanas, les plus directement touchées par Texaco, mais non les seules. “Ce sont jusqu’à 200.000 personnes qui ont été “affectées” par Texaco en Equateur“, avance Donald Moncayo.
Durant ses 28 ans d’exploitation pétrolière, Texaco n’a diffusé aucune information sur la dangerosité que représentait l’eau mêlée à de la matière pétrolière, ou l’air à proximité de ses forages.
Aux dommages physiques s’ajoutent le traumatisme psychologique dû à la destruction d’un habitant et d’un mode de vie parfois millénaires. “C’est dans la forêt que résident, depuis des millénaires, notre alimentation, nos plantes sacrées, nos plantes médicales, les terres que nous cultivons“, déclare Willian Lucitante. Il insiste sur la violence culturelle que représente la destruction de plantes et d’animaux pour les populations indigènes d’Amazonie, qui accordent au règne animal et végétal une valeur toute autre que celle qu’ils possèdent dans le monde occidental.
La plainte des “communautés affectées”, représentées par l’avocat Pablo Fajardo, aboutit en 1993 auprès de la Cour Fédérale de New-York. Un bras de fer judiciaire s’engage.
Les années 90 voient la naissance d’un mouvement indigène de plus en plus puissant et structuré, qui gagne la sympathie d’une partie considérable de l’opinion équatorienne, jusqu’à devenir la force d’opposition la plus importante. C’est ainsi que les “communautés affectées” par Texaco sont parvenues à attirer l’attention du gouvernement équatorien de l’époque, et l’ont poussé à ouvrir une enquête sur les agissements de la multinationale en Équateur. La décennie 90 est aussi, on l’a vu, celle de l’acmé du processus néolibéral, qui avait réduit les prérogatives de l’État équatorien à portion congrue. Que pesait-il face à la gigantesque firme Texaco, qui se préparait à fusionner son capital avec celui de Chevron, devenant ainsi la quatrième multinationale pétrolière au monde ? Maniant la carotte et le bâton, les représentants de Chevron-Texaco pressuraient les responsables étatiques équatoriens, tandis qu’ils dépensaient plusieurs dizaines de millions de dollars en guise de réparation pour les dommages matériels causés – une somme jugée insignifiante par les “communautés affectées”. C’est donc sans surprises que le gouvernement de Jamil Mahuad (1998-2000) a rapidement conclu que les activités de Chevron-Texaco en Équateur n’avaient rien eu d’illégal. Cette décision a provoqué un grand désarroi au sein des mouvements indigènes, et donné l’impression d’une collusion entre l’État équatorien et les puissances économiques. “Je suis engagée dans la lutte contre Chevron-Texaco depuis trente-cinq ans. J’ai vu défiler de nombreux gouvernements. Pendant des années, aucune attention n’a été prêtée aux “communautés affectées”. L’État était de mèche avec Chevron“, témoigne Carmen Zambrano, membre de l’UDAPT.
“En 2000, Texaco fusionne avec Chevron, devenant ainsi la quatrième multinationale pétrolière du monde”
La cour Fédérale de New York, cependant, refusait d’absoudre si facilement Chevron-Texaco. La multinationale a donc fait pression sur les juges new-yorkais pour transposer l’affaire auprès de la justice équatorienne, jugée plus corruptible. Elle a fini par obtenir gain de cause.
Chevron, la “Révolution Citoyenne” et les victoires des communautés indigènes
Coup de théâtre : la justice équatorienne donne raison aux “communautés affectées”… et condamne Chevron à payer une amende de 9,5 milliards de dollars en 2012 – sous la forme de réparations matérielles pour les infrastructures, et symboliques pour les “affectés”. Existe-t-il un lien de cause à effet entre cette décision de justice et l’élection de Rafael Correa à la tête de l’Équateur en 2006, promoteur d’une “Révolution Citoyenne” dirigée contre la toute-puissance des multinationales ? C’est ce qu’affirment sans preuve les avocats de Chevron. C’est aussi ce que sous-entendent certains collaborateurs du gouvernement équatorien, sous couvert d’anonymat. C’est ce que démentent formellement, en revanche, aussi bien les partisans de l’ex-président Correa que les militants impliqués dans la lutte contre Chevron.
Quoi qu’il en soit, Chevron a pris prétexte de cette ingérence supposée pour attaquer en justice l’État équatorien et les plaignants auprès de plusieurs tribunaux internationaux, dont la cour d’arbitrage internationale de la Haye, réclamant l’abolition de la sentence. Pour appuyer son argumentaire, une série de traités bilatéraux d’investissements signés par le gouvernement équatorien durant la période néolibérale, et certaines clauses du droit international privé. La longue tradition de soumission de l’État équatorien aux multinationales augurait une capitulation rapide de l’Équateur. Seconde déconvenue pour Chevron : le gouvernement ne cédait pas. Au contraire, il dépensait des millions de dollars pour défendre sa cause à la Haye. Dans le même temps, le président Rafael Correa initiait une campagne médiatique intitulée “la mano sucia de Chevron” (la main sale de Chevron), consistant à dénoncer les dégâts matériels causés par la compagnie pétrolière en se rendant dans les puits de pétrole creusés dans les années 70, qui en étaient encore emplis.
La “Révolution citoyenne” initie donc une rupture profonde dans les relations entre l’État équatorien, Chevron et les “communautés affectées”. Si certains militants de l’UDAPT reprochent à Rafael Correa d’avoir “invisibilisé” leur lutte, ou même de l’avoir instrumentalisée afin de gonfler sa popularité, la majorité estime que c’est sous la “Révolution Citoyenne” qu’ils ont enfin été reconnus par l’État comme victimes des activités de Chevron, et sujets de droit.
Le manichéisme de la situation – 30.000 indigènes d’un pays de l’hémisphère Sud en lutte contre un géant pétrolier – a généré un vent de sympathie international en faveur des “communautés affectées”. Il fallait, pour Chevron, construire un récit médiatique alternatif.
La riposte de Chevron : le bloc juridico-médiatique mondial pour briser l’État équatorien
Il fallait inverser, dans la perception de l’opinion, la place du fort et du faible dans cet affrontement. Les responsables de Chevron ont fait appel à l’agence de communication états-unienne Singer Associates, dont ils ont facturé les services plusieurs millions de dollars. Une note interne à la multinationale intitulée “Ecuador communication strategy“, datant de 2008, révèle les dessous de sa stratégie de communication. Elle a pour but “d’améliorer la couverture médiatique de Chevron en Équateur afin de préserver sa réputation“, de sorte que l’opinion “questionne la légitimité des accusations des plaignants” et de l’État équatorien. Pour cela, le document suggère de présenter le gouvernement équatorien comme “autoritaire”, “menaçant pour la liberté d’expression“, et Rafael Correa comme un “homme à poigne menant l’Équateur vers la voie du socialisme“. Il conseille également de pointer du doigt les contrats signés par l’Équateur avec l’Iran et la Chine en termes d’armement et d’énergie, ainsi que les liens diplomatiques tissés avec la Russie, pour sous-entendre que Rafael Correa serait le responsable de la “prochaine crise des missiles de Cuba“.
“Les médias équatoriens ont reçu des financements massifs issus de Chevron”
On trouve dans ce document un condensé de l’argumentaire qui a été déployé par la grande majorité de la presse privée – équatorienne et internationale – contre le gouvernement de Rafael Correa pendant une décennie. “Les médias équatoriens ont reçu des financements massifs venant de Chevron durant les campagnes électorales, que ce soit via des publicités ou des lobbies. Ils m’ont moi-même invité à dîner !“, rapporte Orlando Perez, directeur du Telegrafo, le principal quotidien public sous le mandat de Rafael Correa.
Dans ce récit, Chevron devient donc une entité “persécutée” par un gouvernement “socialiste“, “hostile aux entreprises” et “en collusion avec les plaignants” contre Chevron. Les tenants de cette stratégie ont ainsi tenté, avec une habileté certaine, de rejeter sur l’État équatorien les stigmates qui pesaient sur Chevron – autoritarisme, mépris des droits humains et de l’État de droit, corruption, proximité avec des gouvernements autoritaires…
Un certain nombre de sources (compilées dans le livred’Orlando Perez El caso Chevron – la verdad no contamina) dénoncent l’existence de rencontres informelles entre les responsables de Chevron et les diplomates états-uniens. Des câbles de Wikileaks révèlent que lors de ces entrevues, les dirigeants de Chevron ont demandé, et obtenu, le soutien du gouvernement des États-Unis contre celui de l’Équateur. Ce soutien, cependant, ne s’est pas même avéré nécessaire ; “nous estimons que les litiges sont traités correctement par les tribunaux, et qu’une action directe du gouvernement des États-Unis n’est pas actuellement requise“, estime de manière prophétique Jefferson Brown en 2006, chargé d’affaire à l’Ambassade des États-Unis en Équateur – comme le révèle le câble06QUITO705_a de Wikileaks.
C’est en effet via le tribunal international de la Haye que le coup de grâce a été porté aux “communautés affectées”. En septembre 2018, dans un contexte de retour en force de l’hégémonie néolibérale en Amérique latine, le tribunal d’arbitrage international de la Haye a fini par conclure à la culpabilité du gouvernement équatorien dans l’affaire Chevron. L’accusant d’avoir violé certaines clauses du traité bilatéral de protection des investissements signé avec les États-Unis (annulé sous la présidence de Rafael Correa), il frappe de nullité la sentence de la justice équatorienne, et condamne l’Équateur à verser une indemnité à Chevron. En parallèle le nouveau gouvernement équatorien, dirigé par Lénin Moreno, prenait une série de mesures pour absoudre Chevron de ses actions passées. Élu sur une plateforme de continuité avec la “Révolution Citoyenne” avec le soutien de Rafael Correa, Lénin Moreno a brutalement effectué un virage à 180° suite à son arrivée au pouvoir.
Une décision qui provoque l’ire des proches de Rafael Correa : “le gouvernement abandonne le combat contre l’entreprise responsable du plus grand écocide au monde !”, rage Orlando Perez. Il pointe du doigt les collusions entre le nouveau gouvernement et Chevron : “l’oncle du secrétaire personnel de Lénin Moreno est un avocat de Chevron !“. Les membres de l’UDAPT, de leur côté, sont partagés. Attachés à l’autonomie de leur combat par rapport à l’État équatorien, certains se montrent optimistes. Willian Lucitante estime que le combat juridique n’est pas perdu : “nous allons continuer auprès de la Cour Inter-américaine des Droits de l’Homme“, déclare-t-il, ajoutant que “si le droit, si les lois ne servent qu’à défendre les intérêts des puissants, elles sont des lettres mortes“.
On voit mal cependant comment la situation pourrait tourner, à court terme, en leur faveur. D’une part, le droit international n’offre aucune solution univoque au cas Chevron, dans la mesure où, selon qu’une Cour se base sur le droit international privé ou sur le Protocole de Kyoto, elle donnera raison à Chevron ou aux “communautés affectées”. D’autre part, même si la Cour inter-américaine des Droits de l’Homme donne tort à Chevron, on ne voit pas à l’aide de quelle force exécutive son verdict pourrait se matérialiser.
La force de frappe combinée des tribunaux d’arbitrage internationaux et des campagnes de presse internationales qui visent à délégitimer l’État équatorien semble avoir procuré une victoire durable à Chevron. Un bloc juridico-médiatique que l’on retrouve à échelle nationale, l’action conjointe du pouvoir juridique et du pouvoir médiatique travaillant à assassiner politiquement, en Équateur, les partisans de la “Révolution Citoyenne”.
William Lucitante a conscience des embûches qui se dressent sur son chemin, ainsi que du pouvoir considérable des entreprises multinationales sur les institutions internationales. Il compte sur une mobilisation populaire pour contraindre le gouvernement à se mettre au service des “communautés affectées” : “le gouvernement ne tire sa force que du peuple ; c’est le peuple qui nomme ses représentants, il peut les renvoyer“. Avant d’ajouter : “en Équateur, nous en avons l’habitude ; nous avons contraint trois présidents à quitter le pouvoir avant la fin de leur mandat !“[1].
[1] Les présidents Abdala Bucaram (1996-1997), Jamil Mahuad (1998-2000), et Lucio Gutiérrez (2003-2005) ont donné leur démission avant que leur mandat n’arrive à échéance, partiellement sous la pression de mouvements populaires massifs.
Pour aller plus loin :
– Orlando Perez : El caso Chevron – La verdad no contamina. Disponible en espagnol ici. Il s’agit de l’analyse d’un proche de Rafael Correa, favorable à la “Révolution Citoyenne” et à son action contre Chevron.
– L’étude d’Adolfo Maldonado et Alberto Narváez intitulée Ecuador ni es, ni será ya, país amazónico – Inventario de impactos petroleros, basée sur l’analyse des conditions sanitaires de 1.300 habitants des provinces de Succumbio y Orellana, est l’une des plus rigoureuses pour qui s’intéresse aux dommages causés par Chevron-Texaco dans l’Amazonie équatorienne. Disponible en espagnol ici.
– L’étude “Que Texaco limpie lo que ensucio” contient une batterie de détails techniques concernant l’activité de Chevron-Texaco en Amazonie. Disponible en espagnol ici.
– Le témoignage de John Perkins (Confessions of an economic hitman), agent américain repenti, permet de comprendre le contexte dans lequel Chevron-Texaco s’est implanté en Equateur et y a acquis un tel pouvoir. Le livre est disponible en anglais ici.
Français de naissance, Guillaume Long a étudié en Grande-Bretagne avant de rejoindre la “Révolution Citoyenne” d’Équateur comme ministre sous plusieurs gouvernements dirigés par Rafael Correa. Il a notamment été ministre des Affaires Etrangères en 2016-2017, lors d’une des phases les plus tendues de l’affaire Julian Assange. Cet entretien est l’occasion pour lui de revenir sur les acquis, les erreurs et les perspectives de la “Révolution Citoyenne” ; sur le cas Julian Assange, et les orientations géopolitiques du gouvernement équatorien ; sur la politique mise en place par le gouvernement de Lenín Moreno ; et sur la nouvelle vague néolibérale et pro-américaine qui balaye l’Amérique latine.
LVSL – Vous avez été ministre sous plusieurs gouvernements présidés par Rafael Correa (2007-2017), avant d’être nommé représentant de l’Equateur aux Nations Unies suite à l’élection de Lenín Moreno. En décembre 2017, vous avez démissionné de votre poste en protestant contre « l’autoritarisme » de Lenín Moreno. Pouvez-vous revenir sur les raisons de ce choix ?
Guillaume Long – J’ai participé à la Révolution Citoyenne [processus politique de rupture avec le néolibéralisme initié par l’élection de Rafael Correa à la présidence de l’Équateur en 2006] depuis son commencement. J’ai accepté, après la fin du gouvernement Correa, d’exercer la fonction de représentant de l’Équateur aux Nations Unies, à partir du moment où le projet de Lenín Moreno s’inscrivait dans la continuité de la Révolution Citoyenne. Comme la politique de Lenín Moreno initiait une rupture assez radicale avec celle de Rafael Correa, j’ai décidé de rompre avec son gouvernement. Le référendum du 4 février [référendum convoqué par Lenín Moreno portant sur des changements constitutionnels en Equateur], en particulier, a été mené de façon complètement anticonstitutionnelle. Il fait partie d’une stratégie réactionnaire de récupération du pouvoir. Son but est de revenir sur dix ans de Révolution Citoyenne par la destruction du leadership de l’ex-président Correa. Être représentant d’un gouvernement comme celui-là, qui cherche à détruire les acquis du gouvernement dont j’ai fait partie en tant que ministre, entrait en contradiction avec mes convictions politiques.
Guillaume Long et Rafael Correa
Je pense que le gouvernement de Moreno fait partie de cette nouvelle vague réactionnaire en Amérique latine. On a récemment vu plusieurs gouvernements de droite succéder aux gouvernements progressistes : c’est légitime à partir du moment où c’est le résultat de changements électoraux. Dans le cas de l’Équateur, il est donc légitime que Monsieur Moreno soit au pouvoir puisqu’il a été élu, mais il l’avait été sur une plateforme progressiste de continuité avec la politique de Rafael Correa, et il a effectué une volte-face complète. Il a été jusqu’à dire publiquement qu’il n’aimait pas les citoyens qui avaient voté pour lui, et préférait ceux qui avaient voté contre lui ! Avouer qu’on a menti et manipulé tout le monde, que le programme pour lequel les citoyens ont voté n’est pas celui qui sera mis en application, est assez grave d’un point de vue démocratique.
“Tous les partis politiques – tous, sans exception – et tous les médias équatoriens ont fait campagne pour le “oui” au référendum. Celui-ci a été soutenu par l’oligarchie équatorienne, car il portait sur la suppression d’une loi votée sous la Révolution Citoyenne, qui s’attaquait directement à l’accumulation du capital des grands oligarques”
LVSL – Pouvez-vous revenir sur les conditions dans lesquelles s’est déroulé le référendum du 4 février 2018, et sur les nouvelles orientations politiques de Lenín Moreno ?
Guillaume Long – Lenín Moreno a mené cette affaire intelligemment. Dans les autres pays d’Amérique latine, la contre-offensive de la droite s’est déroulée d’une manière différente : on a mis en place des mesures néolibérales et attaqué conjointement les leaders historiques de la gauche. C’est ce qui s’est passé en Argentine et au Brésil, avec l’attaque portée au leadership de Cristina Kirchner et de Lula dans le même temps que l’on mettait en place des mesures néolibérales. Un virage à 180° a donc été opéré sur tous les plans. Dans le cas de l’Équateur, la droite a pris soin d’attaquer le leadership de Rafael Correa – en l’empêchant de se représenter à l’élection présidentielle via le référendum – avant d’entreprendre des réformes libérales. C’est une stratégie intelligente, qui a permis de tromper un certain nombre d’électeurs de gauche en leur faisant croire que le projet de Lenín Moreno s’inscrivait dans la continuité de la Révolution Citoyenne.
Le référendum consistait en sept questions. Quatre d’entre elles n’avaient aucune importance. Le « oui » l’a emporté facilement tant elles étaient démagogiques. Leur but était d’orienter le vote des électeurs pour les trois autres questions, c’est sur celles-ci que Moreno tenait à gagner. Il l’a emporté sur les sept questions, mais sur ces trois-là avec un pourcentage moindre puisque c’est sur elles que Rafael Correa a fait campagne pour le « non ». Quelles étaient ces trois questions ? L’une portait sur la non-réélection illimitée d’un président d’Equateur : cela vise évidemment la possible réélection de Rafael Correa. Une autre, sur le Conseil de Participation Citoyenne, qui a pour fonction de nommer les autorités de contrôle indépendantes de l’État équatorien : le procureur, la cour des comptes, la cour constitutionnelle, le conseil de la magistrature… Ces instances ont la capacité d’exercer un contrôle sur l’État en Équateur, via une forme de judiciarisation de la politique. Suite au référendum, les anciens membres de ce conseil ont été limogés ; Moreno a promis des élections pour en nommer de nouveaux, mais en attendant, pendant la transition, c’est le Président Moreno lui-même qui nomme les membres de ce conseil… qui pourront à leur tour nommer tous les drigeants de ces instances judiciaires. Cela lui permet de nommer des personnes qui persécutent légalement ses opposants. C’est un exemple typique de judiciarisation de la politique en Amérique latine, qui permet aux néolibéraux d’écarter du pouvoir leurs adversaires.
“La droite voyait en Lenín Moreno quelqu’un capable de tuer politiquement Rafael Correa à l’intérieur de son propre parti. C’est là toute la tragédie, et en même temps le génie de cette opération politique : un Cheval de Troie a été placé dans Alianza Pais (le parti de Rafael Correa) pour en expulser la mouvance “corréiste””
LVSL – Jorge Glas, vice-Président équatorien sous Rafael Correa, a été victime d’une procédure d’impeachment et condamné à 6 ans de prison pour « corruption ». Qu’en est-il ?
Guillaume Long – Jorge Glas a été emprisonné, et Moreno se sert de ces mécanismes judiciaires pour attaquer tous les sympathisants de l’ex-président Correa – voilà pour la deuxième question importante de ce référendum, dont il fallait lire l’astérisque et l’annexe pour en comprendre le contenu, et qui donne de facto les pleins pouvoirs au Président Moreno.
La troisième question importante de ce référendum portait sur l’élimination de l’une des lois les plus progressistes votées sous Rafael Correa, qui avait pour objet de lutter contre la spéculation dans la vente, revente et trafic de terres et de biens immobiliers. Elle avait été votée en 2015 avec beaucoup de difficultés. Il s’agissait d’une « winful tax law », dont voici le principe : lorsque survient une augmentation brutale de la plus-value sur une propriété, l’État prélève un impôt extraordinaire sur cette propriété. Cette loi concernait, par exemple, des terres rachetées à 10,000 dollars l’hectare par ceux qui ont obtenu des informations privilégiées grâce à leur réseau ou leur famille (qui sont donc en capacité de savoir que des travaux vont avoir lieu sur ces terres), et qui revendent ces terres à des millions et des millions de dollars grâce aux travaux qui ont été effectués dessus. Ils achetaient donc des terres agricoles à trois fois rien, et devenaient millionnaires en l’espace d’une nuit. Cette loi sur la plus-value mettait directement en cause l’accumulation du capital des grands oligarques. Son abolition était l’une des conditions posées par l’oligarchie féodale équatorienne (on parle ici des grands planteurs) au gouvernement Moreno pour le soutenir depuis son élection, et soutenir le « oui » au référendum. En théorie, des lois comme celles-ci se débattent et se changent à l’Assemblée nationale, mais l’oligarchie a insisté pour qu’elle soit modifiée à l’issue d’un référendum pour l’éliminer complètement du débat politique équatorien. C’est terrible, parce qu’il y a eu en Équateur une « gauche » qui a défendu le président Moreno jusqu’au bout, alors qu’on voyait bien que le projet qui déboucherait sur la victoire du référendum n’était en rien progressiste !
L’intention derrière ce référendum était en premier lieu de tuer politiquement Rafael Correa. Celui-ci a tout de même récolté 36-37% des voix sur ces trois questions ; cela peut sembler faible, mais il ne faut pas oublier que tous les partis politiques d’Équateur – tous sans exception – ont fait campagne pour le « oui ». [Le Conseil National Electoral d’Équateur a empêché Rafael Correa de créer un mouvement politique à trois reprises]. Tous les médias ont fait campagne pour le « oui ». Avant, tous les médias privés étaient hostiles à Rafael Correa, mais ce n’était pas forcément le cas des médias publics, qui exerçaient une forme de contre-pouvoir. Aujourd’hui, Moreno a limogé tous les PDG des médias publics et en a installé d’autres qui lui sont favorables… et beaucoup plus à droite que les propriétaires des médias privés ! Aujourd’hui, la droite exerce donc une forme d’hégémonie politique via les moyens de communication, comme on n’en avait pas connue depuis trente ou quarante ans.
La droite voyait en Lenín Moreno quelqu’un capable de tuer politiquement Rafael Correa à l’intérieur de son propre parti. Tous les candidats que la droite avait présentés contre Correa à l’extérieur de son parti ont perdu avec un écart considérable. C’est là toute la tragédie de leur opération politique : ils ont trouvé un cheval de Troie qui a réussi, avec l’appui de certains secteurs de l’État, à expulser la mouvance “corréiste” présente à l’intérieur d’Alianza Pais [le parti qui a porté Rafael Correa au pouvoir]. C’est une opération politique terrible, maligne, mais brillante.
LVSL – Il y a donc une stratégie consciente de la part de la classe dominante qui vise à écarter les partisans de Correa du pouvoir ?
Guillaume Long – J’en suis convaincu, bien que n’étant pas partisan des grandes théories conspirationnistes. La droite a trouvé quelqu’un à l’intérieur de notre parti politique pour détruire l’héritage de la Révolution Citoyenne et écarter la personne dont elle avait le plus peur : l’ex-président Correa. Je disais tout à l’heure que Rafael Correa avait gagné 36-37% des voix sur les questions importantes du référendum : il a ces voix, il les a eues tout seul. Ces votes, c’est le noyau dur du corréisme qui subsiste dans les pires circonstances, au moment où les accusations de corruption se multiplient à l’égard des proches de Correa, amplifiées par les médias, et où Rafael Correa n’a même plus de parti politique avec lequel faire campagne ! On a dû faire une campagne complètement à l’écart des moyens traditionnels de communication, via les réseaux sociaux notamment. Les 62-63% de Lenín Moreno sont d’une quarantaine de partis politiques d’Équateur, alors que seules quatre associations (ce n’étaient même pas des partis, plutôt des ONG) ont fait campagne pour le « non ». Vous mesurez le niveau d’asymétrie des forces en présence – et le socle politique de Correa.
Je pense que Rafael Correa fait encore peur à ses adversaires. Il est affaibli, mais ce référendum a permis de montrer que son socle politique est solide. Je pense qu’ils n’ont pas réussi à l’écarter de la lutte politique en Equateur.
Guillaume Long et Julian Assange
“J’ai très peur pour Monsieur Assange. La droite fait pression sur Lenín Moreno pour qu’il se rapproche des Etats-Unis”
LVSL – Vous avez été ministre des Affaires Etrangères de Rafael Correa à l’une des périodes les plus tendues de l’affaire Julian Assange (2016-2017). Craignez-vous que le gouvernement de Lenín Moreno revienne sur le droit d’asile que Rafael Correa avait accordé à Julian Assange ? D’une manière plus générale, pensez-vous que Lenín Moreno remettra en cause la politique d’indépendance nationale par rapport aux États-Unis initiée par Rafael Correa ?
Guillaume Long – Je le crains. Maintenant que Lenín Moreno a gagné le référendum, la droite lui demande d’effectuer des changements très importants en Équateur pour qu’il dispose d’une majorité parlementaire : des changements dans le domaine de la politique économique et de la politique étrangère en particulier. Dans le domaine de la politique étrangère, elle exige un rapprochement avec les Etats-Unis. On est déjà en train de l’observer : l’ambassadeur des États-Unis est omniprésent en Équateur. Il fait la Une de tous les journaux, et on le trouve toujours en compagnie du véritable ministre des Affaires Étrangères en Équateur, c’est-à-dire le ministre du Commerce et des investissements, très à droite.
En ce qui concerne Julian Assange, Lenín Moreno a toujours été contre la politique d’asile qui lui a été accordée. À plusieurs reprises, il a tenu des propos publics très graves, qualifiant notamment Monsieur Assange de « hacker », ce que même les États-Unis ne font pas ! [Assange est reconnu comme journaliste par l’Équateur, et bénéficie à ce titre du droit d’asile] Des déclarations de cette nature sabotent ouvertement la position juridique de l’Équateur qui est devenu, grâce à Correa, une référence en ce qui concerne le droit d’asile. J’ai très peur pour Monsieur Assange. J’espère qu’il continuera à bénéficier de la protection de l’Équateur, d’autant que sa position s’est renforcée ces derniers mois, avec la fin de l’ordre d’arrestation européen et l’abandon des poursuites à son encontre en Suède. Tout l’effort qu’il y a eu de la part d’un certain nombre d’acteurs, notamment médiatiques, pour faire de l’affaire Assange un cas d’abus sexuel, s’est maintenant effondré. Retour à la case départ : si Julian Assange est contraint de demeurer dans l’Ambassade, c’est par crainte d’une demande d’extradition de la part des États-Unis. Il reste au gouvernement britannique un petit argument contre Julian Assange : la liberté conditionnelle qu’il a violée lorsqu’il a changé de juridiction en entrant dans l’Ambassade d’Équateur. D’ordinaire, ce genre de cas se résout avec une légère amende, que l’État équatorien, j’imagine, serait ravi de payer ! Le maximum que pourrait encourir Julian Assange pour cette infraction à la loi britannique serait un mois de prison ; mais durant ce mois, les États-Unis pourraient demander une extradition de ce dernier… Ils ont d’ailleurs signé des accords avec le Royaume-Uni, à travers lesquels ils pourraient effectuer une extradition en vingt-quatre heures.
LVSL – Quel regard politique portez-vous sur Julian Assange et Wikileaks ? Les médias occidentaux mettent en avant une forme de complicité entre Julian Assange et Rafael Correa (unis par leur opposition à l’impérialisme américain). Pourtant, Julian Assange plaide pour une forme de dé-souverainisation du monde (Wikileaks retire tout de même aux États le droit de garder des secrets…), tandis que la Révolution Citoyenne a au contraire inité un processus de re-souverainisation de l’Équateur et de construction d’un État-nation…
Guillaume Long – Je me suis entretenu de longues heures avec Julian Assange, ce qui n’a pas été le cas de Rafael Correa. Ils ne se sont jamais parlé, sauf au cours d’une émission publique, dans laquelle Correa était l’invité d’Assange. Il n’y a aucun “axe Assange-Correa”. Je ne sais pas quelle est la position de Julian Assange sur les questions de souveraineté dans le cas des pays du Sud, je ne sais pas s’il prône une désouverainisation aussi radicale que pour les pays industriels avancés. Mais il y a incontestablement une dimension anarchiste dans la pensée de Julian Assange, qui n’est pas celle de la Révolution Citoyenne d’Équateur. On l’a vu quand Julian Assange a nui à la campagne démocrate d’Hillary Clinton, et quand le gouvernement équatorien – j’étais ministre des Affaires Étrangères à l’époque – a coupé la connexion internet de Monsieur Assange, considérant que l’Équateur ne devait s’ingérer d’aucune manière dans le processus électoral d’un autre pays. On sait trop bien ce que signifie l’ingérence dans nos propres processus électoraux pour accepter que Monsieur Assange participe depuis notre ambassade, en territoire équatorien et en situation d’asile, à l’élection de Monsieur Trump. Monsieur Assange s’en est plaint sur Twitter, de manière virulente. L’hypothèse d’un axe “Assange-Correa-Poutine” que certains médias se plaisent à promouvoir est donc délirante !
Il y a en revanche une responsabilité de la part de l’État équatorien. On l’a vu avec Chelsea Manning : si Monsieur Assange est extradé aux États-Unis, ce ne sera pas pour y passer du bon temps ! Ses droits humains sont menacés ; l’ONU l’a reconnu comme prisonnier politique. C’est une responsabilité de l’État équatorien que de le protéger. L’Équateur a reçu dans cette affaire une forte solidarité de nombreux pays latino-américains. Souvenons-nous de l’époque où le ministre des Affaires Étrangères d’Angleterre a maladroitement suggéré, en août 2012, qu’il allait envahir l’Ambassade équatorienne dans un raid nocturne ! Il a été obligé de se rétracter, parce que tous les pays latino-américains se sont montrés solidaires de l’Équateur.
LVSL – Vous avez un parcours plutôt atypique, puisque vous avez été ministre d’un gouvernement équatorien alors que vous êtes né et que vous avez grandi en France. Pourquoi avoir choisi de rejoindre le gouvernement de Rafael Correa ?
Guillaume Long – Au départ, j’étais chercheur – je terminais mon doctorat à Londres. Rafael Correa est élu en 2007, et j’avais beaucoup de sympathie pour ses propositions politiques. Un ami, nommé ministre de la Planification et du Développement, me propose de le rejoindre en tant que conseiller. Je me dis que quand il y a des opportunités de cette nature, si on a une conscience politique, si on a un sens de la responsabilité politique, on ne doit pas la manquer. Ce Ministère était très important au début du mandat de Rafael Correa, puisqu’il était au cœur de son activité réformiste (je dirais même révolutionnaire). C’était le Ministère qui était chargé de planifier ce que serait l’Équateur des trente prochaines années, et qui décidait d’une bonne partie de l’agenda législatif. Les projets de lois en sortaient souvent pour être votées à l’Assemblée. Leur but était de transformer les structures de la société ; il y avait une vision très structurelle, très structuraliste derrière ce projet. Ce Ministère était composé en grande partie d’économistes, j’étais l’une des seules exceptions. En tant qu’historien, j’accordais de l’importance à la longue durée et partageais cette vision structurelle de la politique.
J’ai connu petit à petit le Président Correa, au départ sur le dossier de la réforme de l’enseignement supérieur. Ce dernier a été complètement transformé en Équateur via une nouvelle loi sur laquelle j’ai beaucoup travaillé. C’est dans ce contexte que j’ai connu Correa, qui m’a proposé de présider un conseil d’État sur la qualité de l’enseignement supérieur. Je suis devenu un personnage public lorsque ce conseil d’État a défendu une décision très importante : fermer quatorze universités créées pendant l’époque néolibérale, qu’on appelle en Amérique latine des « universités de garage », qui vendaient, au sens propre et figuré, des diplômes à leurs étudiants. Ces universités faisaient énormément de tort à l’éducation supérieure et au monde professionnel. J’ai donc fait fermer ces quatorze universités, ce qui n’a pas été facile car elles accueillaient 10% de la population étudiante.
“Rafael Correa pensait que la redistribution interne, à elle seule, était insuffisante ; il a mis en application cette vieille idée de la gauche : il faut changer la place de l’Équateur dans la division internationale du travail. Il fallait cesser d’être exclusivement des producteurs de matières premières et d’importer tout le reste”
LVSL – Quel bilan tirez-vous des dix ans de « Révolution Citoyenne » en Équateur ?
Guillaume Long – Je pense que la Révolution Citoyenne a été immensément positive pour l’Équateur. Elle a entraîné une réduction considérable de la pauvreté, qui a concerné près de 2 millions de personnes sur une population de 16 millions. Les inégalités ont chuté : le coefficient de Gini est passé de 0,54 à 0,46 en moins de dix ans [Le coefficient de Gini est un indice qui mesure les inégalités en comparant le revenu des 10% les plus riches et des 10% les plus pauvres de la population, 0 correspondant à une parfaite égalité et 1 à l’inégalité la plus absolue]. C’est un processus qui a réduit les inégalités dans tous les domaines : les inégalités liées à l’ethnie, au genre, etc.
Guillaume Long à l’ONU
C’est, j’insiste sur ce point, un processus institutionnaliste. Rafael Correa est un institutionnaliste : il a voulu mettre en place des institutions, dans un pays qui en était largement dépourvu. L’État s’est renforcé, et par là-même le contrat social entre les citoyens et le gouvernement. On pourrait entrer dans les détails à plusieurs niveaux (santé, éducation, etc.), mais ce qui fait la spécificité du processus équatorien, si on le compare aux autres processus latino-américains, c’est ce caractère institutionnaliste. La Révolution Citoyenne avait pour but de mettre en place des institutions d’État, là où dans d’autres pays des institutions parallèles ont été créées. Créer des institutions parallèles peut être important en phase de transition quand il y a une urgence et une institutionnalité étatique défaillante. Mais à long terme, les institutions parallèles ne sont pas viables. Il vaut mieux développer les institutions étatiques existantes, quitte à les supprimer pour les remplacer par d’autres, que d’avoir des systèmes à multiples institutions. On ne peut pas avoir trois banques centrales. On peut supprimer celle qui existe et la remplacer par une autre, mais il en faut une seule. C’est ce que Rafael Correa a compris du fait de sa formation d’économiste. Il était préoccupé par l’efficacité (c’est un des mots qu’il employait le plus) de ses réformes, et la rationalité dans l’utilisation des ressources.
Deuxième chose très importante, qui là encore s’explique par la formation d’économiste de Rafael Correa et de son entourage : l’insistance sur le changement de la matrice productive et de la division internationale du travail. Depuis le début, Correa pensait que la redistribution interne, à elle seule, était insuffisante. On pourrait bien sûr réduire la pauvreté en redistribuant les richesses domestiques, mais l’Équateur ne deviendrait jamais un pays prospère, ne jouerait jamais un rôle important dans les prises de décision internationales s’il n’y avait pas une redistribution à l’échelle mondiale. Comme il n’existe pas de gouvernement universel, cette redistribution devait se faire en changeant les structures économiques de l’Équateur : il fallait cesser d’être exclusivement des producteurs de matières premières et d’importer tout le reste. D’où l’importance du secteur de l’éducation supérieure, des sciences et de la technologie, qui a été réformé dans la perspective d’un changement économique de long terme, sur vingt ou trente ans. Si on ne comprend pas cela, on ne comprend pas le “corréisme” comme phénomène politique et économique. L’Équateur est devenu le pays qui investissait le plus dans l’éducation et dans l’éducation supérieure d’Amérique latine par rapport à son PIB : 2,13% d’investissement public dans l’éducation supérieure, quand la moyenne en Amérique latine est de 0,8%, et la moyenne des pays de l’OCDE de 1,7%.
En lien avec ces mesures, Rafael Correa a mené à bien une réforme fiscale qui est la plus ambitieuse de l’histoire récente des Amériques, et peut-être même du monde. On est passé de revenus fiscaux de 3,6 milliards de dollars par an en 2006 à 15 milliards de dollars par an depuis 2015. Les revenus de l’État liés aux impôts ont donc été multipliés par quatre, sans que les impôts n’aient été substantiellement augmentés : 88% de l’augmentation de ces revenus découlent de l’efficacité du prélèvement des impôts qui existaient déjà, et seuls 12% sont liés à l’augmentation des impôts. Cela montre que les riches ne payaient pas leurs impôts, mais aussi que les petites entreprises ne faisaient pas de factures avec la TVA, etc. Aujourd’hui, l’application de la TVA a été généralisée car elle permet à ceux qui la paient d’avoir une déduction d’impôts sur le revenu. Je ne vais pas rentrer dans les détails techniques, mais des réformes ont été faites de sorte que les gens demandent à ce que la TVA soit prélevée. En conséquence, de l’argent entre dans les caisses de l’État, ce qui lui permet d’investir, de relancer l’économie, et de créer un cercle vertueux.
J’insiste sur l’importance de cette réforme fiscale : d’une manière générale, dans les pays pétroliers, les impôts sont très faibles, car on considère que le pétrole suffit. Quand dans les années 1970 l’Équateur a été frappé par une grande crise, le Président de l’époque a dit : « plus besoin d’impôts, maintenant on a le pétrole ! ». Rafael Correa a fait tout le contraire. Je vous donne tous ces détails car on a souvent en tête une image stéréotypée des pays pétroliers d’Amérique latine dirigés par des gouvernements populistes, qui seraient démagogiques dans leur gouvernance. Cela n’a pas été le cas de Rafael Correa. Il a gouverné pour le futur, et mis en place des institutions et des règles du jeu qui échappent totalement aux stéréotypes que l’on accole aux populismes pétroliers.
LVSL – Comment expliquez-vous que l’économie équatorienne n’ait pas subi le même sort que d’autres pays pétroliers suite à la chute du cours du pétrole à partir de 2014 ?
Guillaume Long – Pourquoi est-ce que l’Équateur ne s’est pas effondré après 2014 ? Parce qu’il y a un plan B. D’ordinaire, les pays latino-américains se sont construits sur un modèle d’agro-export. Correa a tenté de faire évoluer l’Équateur vers un modèle de diversification économique du capitalisme. On peut toujours regretter que ce processus n’ait pas été davantage socialiste, mais il s’agit sans aucun doute d’une modernisation progressiste du capitalisme, doublée de la mise en place d’un Etat-providence qui a permis à l’Équateur de se montrer résistant face à la crise pétrolière de 2015-2016. Rafael Correa a mis en application cette vieille idée de la gauche : il faut changer la place de l’Équateur dans la division internationale du travail ; la redistribution domestique doit se doubler d’une redistribution globale. Même si des critiques peuvent être émises quant à la réussite de cette tâche (certains écologistes radicaux reprochent à Correa d’avoir continué à exploiter le pétrole, par exemple…), je pense que nous avons semé la graine de changements structurels profonds.
La crise de 2015 a été la plus terrible depuis… 1948. À cause de la dollarisation équatorienne, on ne pouvait pas dévaluer le dollar pour accroître notre compétitivité, ni dévaluer le secteur externe. Ajoutez à cela un tremblement de terre, en 2016, qui nous a coûté 3,5% du PIB en reconstruction… Ce que Correa a fait en 2015-2016 relève du miracle. C’est un sujet sur lequel les chercheurs devraient se pencher – les universitaires ont souvent tendance, en sciences sociales, à se focaliser sur ce qui s’est passé, et non sur ce qui ne s’est pas passé. La crise de 1999 en Équateur, lors de laquelle nous avons perdu notre monnaie nationale, a conduit au départ d’un million de personnes, avec en prime un coup d’État, mais elle a pourtant été moins grave que celle de 2015. Et pourtant, la crise de 2015 n’a pas duré : nous avons subi une année de décroissance, qui a été douloureuse, mais la croissance a repris.
Le processus politique de la Révolution Citoyenne en Équateur a donc des caractéristiques qui lui sont propres et qui le rendent très différent d’autres processus politiques progressistes en Amérique latine.
“Une polarisation croissante s’est mise en place entre Rafael Correa et les médias, utilisés par les oligarques pour étendre leur influence”
LVSL – Les relations du gouvernement équatorien de Correa vis-à-vis de la presse ont fait couler beaucoup d’encre. Certains accusent l’État d’avoir bridé la liberté de la presse, tandis que Rafael Correa reproche aux médias dominants leur caractère anti-démocratique (cf son article pour le Monde Diplomatique intitulé « gouverner sous les bombes… médiatiques »). Comment analysez-vous ces relations tendues entre la presse et le gouvernement équatorien, en tant qu’ex-ministre des Affaires Etrangères ?
Guillaume Long – Lorsque nous sommes arrivés au pouvoir, quatre chaînes nationales sur cinq étaient la propriété de grandes banques équatoriennes – pour vous donner une idée de ce qu’était la presse équatorienne. Rafael Correa avait un programme de régulation financière et de lutte contre les abus des banques, qui évidemment n’allait plaire ni aux banques, ni à leurs médias. Une polarisation croissante s’est donc mise en place entre Rafael Correa et les médias. Je pense qu’il était important de mener cette bataille, car elle était dirigée contre le pouvoir des oligarques, qui possédaient une influence politique considérable via ces médias.
Ceci étant dit, nous n’avons peut-être pas toujours été assez fins dans la manière dont nous avons mené cette bataille. Elle a pu nous donner une réputation d’anti-libéraux auprès de certains, alors qu’il n’y a jamais eu aucune forme de répression contre les journalistes, aucune forme de censure contre la presse, même lorsqu’elle était ouvertement alignée sur Fox News, raciste ou machiste. Ce n’est pas seulement une presse qui est néfaste d’un point de vue politique : elle perpétue tous les stéréotypes qui perdurent depuis l’époque coloniale, qu’ils concernent les classes les plus défavorisées, ou les femmes.
Il y eu sans aucun doute un affrontement très violent entre Rafael Correa et la grande presse équatorienne, notamment le samedi lors de son émission hebdomadaire, durant laquelle il répondait en termes extrêment durs aux médias qui s’étaient attaqués à lui du lundi au vendredi. Il a même été jusqu’à déchirer un journal en direct à la télévision, un geste qui a été brandi par les médias comme la preuve qu’il existait une dictature liberticide en Équateur !
Sur la longue durée, nous aurions aimé que cette polarisation soit moins forte. Nous avons voulu créer une chose qui n’existait pas en Équateur : des médias publics – nous avons voulu qu’ils soient des médias publics, et non des médias de propagande qui véhiculeraient notre message. C’est ce que nous n’avons pas réussi à faire. À la fin du mandat de Rafael Correa, les médias publics étaient perçus comme correistas, tandis que les médias privés étaient toujours perçus comme anti-correistas. Aujourd’hui, Lenín Moreno a limogé tous les directeurs des médias publics et les a remplacés par des personnes favorables à son projet politique.
Les médias passent souvent pour des contre-pouvoirs. Mais des “contre-pouvoirs” face à quoi ? Aux pouvoirs publics ? Aux puissances économiques ? C’était une lutte qu’il était nécessaire de mener, même si elle aurait pu l’être avec moins de dureté. Nous étions hyper-réactifs – je le reconnais ! –, parce que nous étions tellement scandalisés par la malhonnêteté des médias qu’au quart de tour, nous ripostions. Je dirais la même chose quant à notre relation avec certaines ONG (je ne parle pas de celles qui étaient directement liées à la CIA, auxquelles nous ne pouvions pas ne pas nous attaquer…), qui avaient une vision quelque peu infantile de la politique, qui nous reprochaient par exemple d’exploiter le pétrole : j’aurais dû chercher à créer des ponts avec elles. Nous étions hyper-réactifs car attaqués par tout le monde, notamment par les Etats-Unis, par les grands pouvoirs économiques, par certains secteurs des forces armées. Nous trouvions injustes que certaines personnes qui se disaient « de gauche » ne comprennent pas la situation dans laquelle nous étions, et ne se montrent pas plus solidaires avec nous !
LVSL – En Europe, la « souveraineté nationale » était il y a quelques années un concept tabou dans les mouvements progressistes. En tant qu’ex-ministre des Affaires Etrangères d’un pays historiquement confronté à l’impérialisme, quel est votre avis sur cette question ?
Guillaume Long – Je pense qu’en Europe, le débat sur la souveraineté nationale est lié à l’Union européenne ; si l’Union européenne était autre, les revendications “souverainistes” seraient moins importantes ! Je suis internationaliste, et je pense que la souveraineté nationale a lieu d’être quand on est confronté à l’impérialisme – pas forcément face à des tentatives d’intégration régionale, comme on a pu en connaître en Amérique latine. Il faut contextualiser la souveraineté nationale ; elle a évidemment son importance, surtout lors de processus de construction d’Etat-nations qui sont encore très fragiles. C’était le cas de l’Équateur en 2006 : les institutions étaient défaillantes, la politique économique était dictée par Washington et non par Quito, et nous avions deux bases américaines sur notre sol. Dans un tel contexte, la souveraineté nationale a évidemment un rôle à jouer !
La souveraineté nationale est un moyen, pas une fin – la fin est l’émancipation des peuples. C’est ce qui est intéressant avec l’expérience de la Révolution Citoyenne : on a eu affaire à un gouvernement patriotique, “souverainiste”, mais qui n’a jamais versé dans la xénophobie ou le chauvinisme. Au contraire : il s’est énormément ouvert à l’internationalisation de nombreux secteurs. C’est le cas du secteur universitaire par exemple, dans lequel nous avons accepté une certaine concurrence internationale lorsqu’elle était intéressante pour l’Équateur. LÉquateur a décrété la citoyenneté universelle, a reçu tous les réfugiés de la guerre civile colombienne qui voulaient y venir (au nombre de 120,000 !), a légalisé le vote des étrangers, leur a permis d’exercer des postes de fonctionnaires, etc. C’est donc une pratique de la souveraineté nationale qui tranche avec un bon nombre d’expériences “nationalistes”, “républicaines” ou “socialistes”, qui parfois se méfiaient des étrangers.
Je répondrais à votre question en affirmant que la défense de la souveraineté nationale est importante, bien qu’il faille penser au XXIème siècle un internationalisme beaucoup plus fluide que le nationalisme très étroit que l’on a pu connaître au XXème siècle.
“L’intégration régionale latino-américaine est compromise par le retour d’une droite hyper-féodale au Brésil, en Argentine ou en Equateur”
LVSL – L’Équateur a fait des efforts importants d’intégration régionale autour de la CELAC, de l’UNASUR [Communauté d’Etats Latino-Américains et Caraïbes et Union des Nations Sud-Américaines, deux institutions internationales qui promeuvent l’intégration régionale des pays latino-américains]. Ces projets ont-ils abouti ?
Guillaume Long – Oui, mais ce projet est en crise : l’UNASUR n’a toujours pas de secrétaire général, la CELAC est affaiblie… Nous avons énormément travaillé à l’édification d’une souveraineté régionale via la CELAC et l’UNASUR. Malheureusement, le grand virement à droite des dernières années permet à l’OEA de revenir au devant de la scène.
LVSL – Et l’affaiblissement de l’ALBA ne doit pas arranger les choses… [Alliance Bolivarienne pour les Peuples d’Amérique, union intergouvernementale fondée en 2004 par Hugo Chavez et Fidel Castro sur des bases anti-impérialistes ; l’Équateur a rejoint l’ALBA suite à l’élection de Rafael Correa]
Guillaume Long – J’ai peut-être une position sur l’ALBA qui tranche avec celle de certains à gauche. J’étais favorable à l’intégration de l’Équateur à l’ALBA, mais j’ai toujours considéré que l’ALBA n’était pas une organisation d’intégration régionale, mais une organisation politique. C’était une plateforme grâce à laquelle l’Équateur pouvait peser dans les espaces multilatéraux. L’ALBA a joué un rôle important au sein de l’ONU lorsqu’il s’est agi de souder les membres autour de positions communes sur toutes sortes de dossiers (droits humains, questions économiques, environnementales…). Mais pour moi, c’est par l’UNASUR que devait passer l’intégration régionale productive, géographique et infrastructurelle. L’ALBA ne peut remplir une telle fonction car elle est de nature politique. On le voit lorsqu’un des pays membres passe à droite et quitte l’ALBA, alors que l’UNASUR promeut l’intégration régionale sur le long terme, que les pays membres soient de gauche ou de droite. Il faut bien sûr un accord idéologique a minima. C’est ce qui a fait le succès de la construction européenne jusque dans les années 90 : avant le grand tournant néolibéral, social-démocratie et démocratie-chrétienne s’accordaient sur le fait qu’il fallait un rôle clef de l’État dans l’économie afin de réguler le capitalisme. Si nous avions un accord a minima sur la nécessité de moderniser le capitalisme, l’intégration régionale avancerait plus vite. C’est ce qui est compromis par le retour de la droite hyper-féodale en Argentine, au Brésil ou en Équateur. Si nous n’avions pas une droite de planteurs mais une bourgeoisie industrielle en Amérique latine, l’intégration régionale serait plus faisable – dans l’enceinte du capitalisme, ce qui n’enlève rien à mes convictions socialistes par ailleurs.
LVSL – Un mot sur le traité de libre-échange entre l’Équateur, le Pérou, la Colombie et l’Union européenne signé par le gouvernement précédent ? Vous vous y étiez opposé à l’époque où vous étiez dans le gouvernement de Rafael Correa.
Guillaume Long – Je m’y suis opposé – pas publiquement puisque je faisais partie du gouvernement. La position du président Correa était au départ de ne pas faire partie de l’accord que le Pérou et la Colombie avaient signé avec l’Union européenne et d’exiger la renégociation. Il y avait à l’intérieur du gouvernement une opposition considérable à la signature de ce traité. Les négociations ont été très tendues, et c’est alors qu’est survenue la crise de 2015. Le grand tremblement de terre a frappé de plein fouet la province qui dépendait le plus de ses exportations vers l’Union européenne. Cela a signé l’échec des opposants au traité. Notre argument s’inscrivait dans une perspective de longue durée : il fallait changer la place de l’Équateur dans la division internationale du travail. Sur la courte durée, une telle solution aurait été douloureuse. On peut être à gauche et avoir de grands idéaux, mais ne pas signer signifiait que l’année prochaine, nos produits allaient coûter le double de ceux de nos voisins… J’étais pragmatique. J’étais opposé au traité, mais pas dogmatique : j’en ai beaucoup parlé avec le Président Correa, et comprenais le dilemme auquel il était confronté. Ces dilemmes sont souvent simplifiés par la gauche (« on est pour ou contre les accords de libre-échange »). Les bananes étaient notre plus grande source d’exportation après le pétrole. Sur la courte durée, il est évident que nous avions besoin d’être compétitifs.
Cet accord de libre-échange est cependant beaucoup moins agressif (bien qu’il le soit indéniablement) qu’un accord signé avec les États-Unis. C’est le jour et la nuit : par rapport aux standards de l’Amérique latine, il s’agit d’un traité très léger. Dans le cas d’un accord signé avec les États-Unis, je pense que j’aurais donné ma démission.
“Je rêve encore d’une société bien plus démocratique et socialiste que celle de l’Équateur d’aujourd’hui. Mais si on tient à arriver au pouvoir et à effectuer de vrais changements, je pense qu’il faut accepter une logique pragmatique et oecuménique, consistant à faire des clins d’oeils à certains secteurs qui ne sont pas “de gauche”, mais qui peuvent appuyer des réformes progressistes”
LVSL – Il existe en Europe un débat sur la pertinence du clivage « droite-gauche ». Le mouvement politique auquel vous apparteniez, Alianza Pais, était idéologiquement ancré à gauche, mais s’adressait plutôt au « peuple » ou à la « patrie » qu’à la gauche. Quel est votre opinion sur la pertinence du clivage droite-gauche dans le monde actuel ?
Guillaume Long – Alianza Pais est un parti qui défend toutes sortes de propositions qui sont traditionnellement celles de la gauche. C’est un parti de gauche, mais aussi un parti de masse, assez pluriel, comme l’a été son expression politique, la Révolution Citoyenne. Celle-ci a été soutenue, à ses débuts, aussi bien par le Parti Communiste que par certains secteurs identifiés comme de “centre-droit”. C’est le produit d’une stratégie consciente de la part de Rafael Correa. J’étais sans ambiguïté à la gauche d’Alianza Pais et à gauche du gouvernement (considéré par la presse comme un des « gauchistes » du gouvernement !), mais j’approuvais cette stratégie. Je me battais avec la droite du gouvernement, mais étais favorable à sa présence au sein du gouvernement.
Historiquement la « vraie gauche », la « gauche pure et dure », ne dépasse pas 3% aux élections en Équateur. Rafael Correa a très bien compris qu’il ne parviendrait au pouvoir qu’à condition d’inclure des secteurs “patriotiques” ou “populaires” de la droite dans son projet de refondation de l’État-nation et du contrat social. Je pense qu’il est impossible, après la grande révolution néolibérale des années 80-90 en Amérique latine, de parvenir au pouvoir avec un projet de « gauche pure et dure ». Maintenant, il faut faire la distinction entre la “droite” féodale d’une part, la “droite” qui accepte une transformation étatiste du capitalisme, des réformes keynésiennes, la mise en place d’un New Deal…
Aujourd’hui, s’acheminer vers la mise en place d’un Etat-providence, après la révolution néolibérale des années 80, est révolutionnaire ! Il existe une gauche (dont le slogan est « tout ou rien ») qui ne veut pas l’entendre, qui considère que toutes les formes de « capitalisme » se valent, qu’il soit néolibéral, keynésien, ou tempéré par un Etat-providence… La Révolution qu’on a faite n’est certes pas celle dont j’ai rêvé lorsque j’avais 18 ou 20 ans ; mais c’est une Révolution dont je suis très fier, parce qu’on l’a faite !
Une petite précision : ce que je dis ne revient aucunement à justifier le blairisme ! [de Tony Blair, premier ministre britannique qui a succédé à Margaret Thatcher et approfondi certaines de ses réformes néolibérales, malgré son appartenance au Parti Travailliste ; par extension, le « blairisme » désigne cette mouvance de la social-démocratie qui accepte le néolibéralisme et ne se différencie plus des partis de droite sur les questions socio-économiques] Le blairisme c’est le néolibéralisme et l’austérité. Je ne dis absolument pas que n’importe quel projet « de gauche » est légitime ! En revanche, il faut que la gauche soit pragmatique, beaucoup plus oecuménique et beaucoup moins fondamentaliste qu’elle ne l’a été par le passé. S’il est possible de faire des clins d’oeil à certains secteurs qui ne sont pas de gauche, mais qui peuvent appuyer des réformes progressistes, il ne faut pas hésiter à les faire. En Équateur, certains secteurs industriels nous ont aidé à changer la société.
Si nous vivions à une autre époque, dans un autre contexte historique, avec d’autres forces, je tiendrais un tout autre discours. Je rêve encore d’une société bien plus démocratique et socialiste que celle de l’Équateur d’aujourd’hui ; mais si on tient à arriver au pouvoir et à effectuer de vrais changements, je pense qu’il faut accepter cette logique pragmatique qui a été celle de Rafael Correa.
LVSL – Ce débat traverse aussi les partis européens. En Europe, le simple fait de restaurer l’État-providence aurait également quelque chose de révolutionnaire…
Guillaume Long – Bien sûr. Cela ne signifie pas nécessairement « revenir en arrière ». On peut très bien restaurer l’État-providence et miser sur de nouveaux secteurs productifs : il faut pour cela investir dans la science et les nouvelles technologies, dans les énergies renouvelables par exemple, qui peuvent créer énormément d’emplois et de même de la croissance.
LVSL – Cela permettrait-il de donner un horizon aux classes moyennes qui, en Amérique latine, se détournent assez rapidement des gouvernements nationaux-populaires qui leur ont permis de sortir de la pauvreté ?
Guillaume Long – C’est l’autre grand débat politique. Parmi ceux qui ont voté pour Guillermo Lasso en 2017 [le candidat de droite qui s’est présenté contre Lenín Moreno, à l’époque où il apparaissait encore comme le successeur de Rafael Correa], représentant des tendances les plus oligarchiques de la droite, un grand nombre de personnes ont bénéficié de la Révolution Citoyenne et sont sorties de la pauvreté grâce à elle. Il y a une dimension esthétique dans ce choix, qui consiste à ne pas voter pour le « candidat des pauvres » car on n’est plus pauvre, et fier de ne plus l’être. Raison pour laquelle je pense que la gauche gagnerait beaucoup à travailler sur son esthétique, et pas seulement sur la dimension éthique de ses propositions.
“Le “populisme”, c’est tout ce que les élites ne comprennent pas”
LVSL – On a parfois qualifié le gouvernement de Rafael Correa de « populiste », ce qui en Amérique latine renvoie aussi bien à Juan Peron qu’à Hugo Chavez. En Europe, certains mouvements progressistes revendiquent ce concept, d’autres le rejettent. Pensez-vous que ce concept soit pertinent, d’un point de vue analytique ou politique ?
Guillaume Long – Sur le plan analytique, je suis d’accord avec les thèses de Chantal Mouffe. Je pense que le “populisme” est d’ordinaire mal défini ; « populisme » vient de « populaire » : ce n’est pas un terme par essence péjoratif. C’est un terme, au contraire, qui me semble pertinent. La politique implique nécessairement une dose de populisme, et l’hyper-politique plus encore. Un climat hyper-politisé est par excellence un moment populiste. Qu’on pense au Général de Gaulle ou à Churchill, il y avait une dimension populiste dans leur pratique ou leurs discours – Il faudrait rappeler aux médias que les héros qu’ils vénèrent ont tous été de grands “populistes” !
Au niveau politique, maintenant, faut-il le revendiquer ? Je ne sais pas. La presse l’utilise de façon tellement floue – ils ont successivement qualifié Bush, Obama et Trump de « populistes » ! – que ce terme finit par ne plus vouloir rien dire. Rafael Correa avait une très bonne définition : il disait que le populisme, « c’est tout ce que les élites ne comprennent pas ». Je n’utilise pas ce terme, car dans la sphère médiatique je pense qu’il est contre-productif de le revendiquer. Il faut donc distinguer plusieurs niveaux : politique et académique.
Le “populisme” n’est absolument pas un terme péjoratif, mais je ne l’utilise pas car je pense que ce serait contre-productif, du moins en Amérique latine.
Jair Bolsonaro a cultivé pendant sa campagne la nostalgie qu’éprouve encore une partie des Brésiliens pour les deux dictatures militaires qu’a connues leur pays. Le nouveau président a en effet multiplié les déclarations ouvertement favorables à ces périodes de l’histoire brésilienne. Au XXème siècle, le Brésil a vécu durant trente-quatre ans sous le joug de deux régimes dictatoriaux : le régime à parti unique de Getulio Vargas de 1930 à 1945 (l’Estado Novo) puis celui de la junte militaire initiée par le coup d’Etat de Castelo Branco, de 1964 à 1985. La dictature de Vargas, à caractère corporatiste, protectionniste et nationaliste, diffère assez largement de celle de la junte: libérale et pro-américaine, cette dernière s’est singularisée par sa politique économique et sociale, dictée par le FMI et favorable aux grandes multinationales. Sans surprises, le souvenir du second régime est davantage mobilisé par Bolsonaro. Préfigurerait-il la politique qu’il se prépare à mettre en place ?
L’Estado Novo, en toile de fond.
Notre plongée dans les méandres dictatoriaux du Brésil débute en 1930. Une révolution menée par Gétulio Vargas, alors gouverneur de l’Etat de Rio Grande do Sul, met fin à la Republica Velha (« La Vieille République ») et instaure un régime dictatorial. Les griefs contre cette première République étaient nombreux. Parmi eux, la pratique du « colonelisme » qui s’était mise en place au fil des années du fait de la forme fédérale de l’Etat, et qui consistait à déléguer aux oligarques locaux des pouvoirs considérables. Les collusions de ceux-ci avec les exploitants de café – principalement installés à São Paulo – ou de lait étaient flagrantes. Ces deux secteurs étaient alors tellement importants que l’on disait de la politique brésilienne que c’était une politique du café com leite (café au lait), puisque les gérants faisaient la pluie et le beau temps dans la vie politique du pays. La corruption n’est pas un phénomène neuf dans la vie politique brésilienne !
Getulio Vargas.
Lors de son arrivée au pouvoir, Vargas choisit de répondre à cette situation par la mise sous tutelle des États fédérés. Il place à leur tête des interventores (administrateurs) chargés de nommer les autorités au sein des Etats. Au début des années 1930, suite au krach de 1929, le pays se trouve dans une profonde crise économique. La production est en forte baisse : elle perd 4% en 1930 et 5% en 1931; le gouvernement manque de moyens car les réserves d’or ont fondu comme neige au soleil. Pour ne rien arranger à cet état de fait, l’agriculture connaît une situation catastrophique, le pays ne peut plus exporter. Enfin, la monnaie de l’époque, le cruzeiro, est dévalué de 40% et l’Etat brésilien suspend le remboursement de sa dette. Vargas entreprend de résoudre ces problèmes par des mesures travaillistes, protectionnistes et corporatistes. Il s’inspire de la doctrine sociale du Pape Léon XIII qui promeut une collaboration des classes sociales, basée sur un idéal de charité de la part des patrons et de modération de la part des travailleurs. C’est ainsi que sont mises en place sous la bannière de l’Estado Novo des mesures telles que la journée de travail de 8 heures, l’abolition du travail des enfants, la mise en place de congés payés, ou encore le droit de vote des femmes. Ces mesures ont valu à Vargas le surnom de « Père des pauvres ».
Il faut cependant faire remarquer toutes les limites de cette politique sociale. D’une part, elles n’ont concerné qu’une minorité de travailleurs : ceux des villes et qui occupaient des postes réglementés. Les travailleurs informels ne bénéficiaient eux d’aucune protection. D’autre part, les syndicats demeuraient fortement encadrés par l’État, et les mouvements sociaux ont été réprimés avec une grande violence par le gouvernement, Vargas ayant été jusqu’à ordonner la déportation de ses opposants communistes dans les camps de concentration de l’Allemagne nazie. L’éducation était quant à elle réservée à l’Église catholique. Enfin, la Constitution de l’Estado Novo, qui proclamait le droit de vote des femmes, n’a jamais été appliquée: le Parlement brésilien ne s’est pas réuni une seule fois sous le régime de Vargas.
Le régime ne manque pas de traits autoritaires. Son nom, l’Estado Novo, est une reprise du titre officiel de la dictature de Salazar au Portugal, et sa Constitution est dite “polonaise” tant elle rappelle celle du maréchal Pilsudski de 1926. On y retrouve les traits habituels des dictatures catholiques qui pullulent en Europe : parti unique, police politique, suspension des libertés individuelles, culte de la personnalité.
Le nationalisme constitue un autre trait structurant du régime de Vargas. Ce dernier a notamment instrumentalisé le carnaval de Rio et le football pour consolider la « brésilianité » de ses habitants, instauré une « préférence nationale » pour les Brésiliens et favorisé un climat de xénophobie envers les étrangers qu’il désignait comme des « kystes ethniques ». L’ère Vargas n’a pas été pour rien dans l’importance que revêt aujourd’hui le football dans la culture brésilienne, la dictature subventionnant massivement les clubs en échange de la loyauté politique des joueurs. L’écho considérable qu’a rencontré l’appel à voter Bolsonaro de la part de joueurs comme Ronaldinho ou Kaka est, au moins en partie, un héritage de la dictature de Vargas.
Une affiche de propagande de l’Estado Novo de 1940
L’Estado Novo connaît son épilogue en 1945, lorsque Gétulio Vargas est déposé par l’armée avec l’aide des Etats-Unis. On le soupçonne alors d’être devenu pro-communiste à cause de son rapprochement avec Moscou à la fin de la guerre…
L’héritage de Vargas est perçu comme ambivalent et contradictoire. Le volet social de sa politique mène parfois à l’amnésie concernant les aspects répressifs de son régime. Pour nombre de Brésiliens, Vargas est d’abord connu pour sa fin tragique – un suicide – et pour le « testament » qu’il a rédigé à la veille de sa mort.« Le Père des pauvres » s’y dépeint en protecteur héroïque de la nation brésilienne, acculé par les puissances étrangères à mettre fin à ses jours : « Je me suis battu contre le pillage du Brésil. Je me suis battu contre le pillage du peuple. Je me suis battu avec la poitrine ouverte. La haine, l’infamie, les calomnies ne m’ont pas submergé. »
On comprend donc que les références faites à l’Estado Novo pendant la campagne de Jair Bolsonaro aient été discrètes – l’hommage à la dictature corporatiste et interventionniste jurait avec le caractère néolibéral du programme de Bolsonaro. De Vargas, Bolsonaro retenait surtout la nécessité d’un leadership fort et personnalisé garant de la stabilité sociale, d’une pratique éthique de la politique teintée de catholicisme, et d’un encadrement des mouvements sociaux et syndicaux. C’est à la junte militaire brésilienne (1964-1985) que va la préférence du nouveau président brésilien.
Le spectre de 1964.
La prise de parole la plus célèbre de Bolsonaro à ce sujet s’est produite lors du vote de l’impeachment de la présidente Dilma Rousseff en 2016. Au micro de la Chambre, il rend un hommage public au colonel Carlos Alberto Brilhante Ustra, premier militaire à être reconnu coupable de torture pendant la dictature.
Cette dictature militaire est inaugurée par un coup d’Etat des généraux brésiliens perpétré à l’encontre du président João Goulart, le 31 mars 1964. Bien que n’étant pas un radical, celui-ci était perçu comme un sympathisant communiste par l’administration américaine, les classes supérieures brésiliennes et la hiérarchie ecclésiastique, car il défendait la mise en place d’une réforme agraire et le renforcement de la protection des travailleurs brésiliens. Le coup d’État, soutenu par la CIA, survient à l’issue d’une campagne de presse hostile dépeignant João Goulart comme un nouveau Fidel Castro.
João Goulart
Le maréchal Castello Branco, placé au pouvoir, prétend « remettre la maison en ordre ». Les similitudes avec la situation actuelle ne manquent pas. L’anticommunisme, la volonté de mettre fin à un régime « extrémiste de gauche » qui favorise l’agitation sociale, et de rétablir « l’ordre » au Brésil, ont été des éléments rhétoriques structurants de la campagne de Bolsonaro. Celui-ci n’avait de cesse de pointer du doigt les liens entre son adversaire Fernando Hadad, Cuba et le Venezuela. Il l’accusait d’avoir pour projet d’intégrer le Brésil à une « Union des Républiques Socialistes d’Amérique Latine ». Par ailleurs, on retrouve des acteurs sociaux similaires derrière le coup d’Etat de 1964 et la campagne de Bolsonaro sont les mêmes : les multinationales, les propriétaires terriens, une partie du secteur médiatique.
“La Marine chasse Goulart”, 1965
La dictature instaurée en 1964 n’est pas sans évoquer celle de Pinochet au Chili ou de Videla en Argentine. Le Parlement brésilien est officiellement maintenu dans ses fonctions, mais son rôle n’est plus que décoratif ; l’exécutif s’autorisant à révoquer les députés qui s’opposent à ses projets, il se transforme en chambre d’enregistrement. L’administration fait l’objet de purges, la délation est encouragée et la torture institutionnalisée. On estime qu’au total, ce sont 20 000 Brésiliens qui ont été victimes des chambres de torture sous la junte militaire ; parmi eux, la future présidente Dilma Rousseff, âgée de vingt ans, qui a acquis une certaine aura grâce au stoïcisme dont elle a fait preuve alors. La peine de mort, supprimée en 1891, est rétablie : au cours de la junte militaire, 400 Brésiliens, victimes de la répression étatique, trouvent la mort. Faisant écho à cette période, Bolsonaro a déclaré lors de sa campagne qu’il souhaitait « une police qui tire pour tuer », qu’il rétablirait la peine de mort abolie depuis, qu’il condamnerait ses opposants les plus radicaux à l’exil, et que « l’erreur » des tortionnaires brésiliens avait été de ne « pas tuer » leurs victimes.
« Remettre la maison en ordre » passe aussi par l’économie. Le Brésil de la junte traverse une crise importante avec des taux d’inflation de quasiment 100%, que le régime réussit à diviser par trois avec son PAEG (Programa de Ação Econômica do Governo : Programme d’action économique du gouvernement). Celui-ci prévoit la limitation des salaires que le précédent gouvernement avait revus à la hausse. De 1969 à 1973, l’économie fait un gigantesque bond en avant. Surviennent ensuite les krachs pétroliers de 1973 (mandat d’Ernesto Garrastazu Médici) et 1979 (mandat de João Figuereido) qui minent l’économie. Il n’est pas anodin de noter que cette relance est soutenue par le FMI qui prête massivement à l’Etat brésilien : 125 millions pour contenir l’inflation en 1965, puis 13,2 milliards entre 1982 et 1985 pour attirer les investisseurs étrangers – corollaire de sa politique de gel des salaires et de répression des mouvements syndicaux et sociaux.
Si la hiérarchie ecclésiastique brésilienne soutient également la mise en place de la dictature, saluant le coup d’Etat militaire, elle s’en désolidarise bien vite au moment des « années de plomb » qui marquent le durcissement de la dictature. Les évangélistes qui soutiennent actuellement le président brésilien suivront-ils la même évolution si celui-ci se livre à des pratiques répressives similaires ?
Aujourd’hui, une situation comparable ?
Un travail mémoriel important a été effectué au Chili ou en Argentine à l’égard de la période dictatoriale ; cela n’a pas été le cas au Brésil. Cette différence s’explique notamment par le vote d’une loi d’amnistie, en 1979 (sous la dictature militaire), qui protège, aujourd’hui encore, les tortionnaires de poursuites pénales. Bien que la « Commission Nationale de la Vérité » brésilienne ait demandé sa suppression à plusieurs reprises, le statu quo demeure. Pour l’historienne Armelle Enders, la création de cette Commission en 2011 signe le retour sur la scène publique des nostalgiques de la dictature initiée par Castelo Branco.
Si les deux dictatures brésiliennes (l’Estado Novo de Vargas et la junte militaire de 1964) partagent de nombreuses points communs – la volonté d’ordre, l’autoritarisme, la fibre ecclésiastique, le discours nationaliste et conservateur -, elles ont eu des implications sociales et tenu des positionnements géopolitiques différents. Défenseur de « l’ordre » et conservateur, partisan d’un Etat fort, protecteur de la police et de l’armée (même lorsqu’elles se comportent comme des milices politiques), militaire lui-même, Bolsonaro est sans conteste un avatar du militarisme de ces régimes. Ce n’est pas pour rien qu’il expose fièrement les portraits des dictateurs successifs dans son bureau. Néolibéral, pro-américain, soutenu par l’oligarchie brésilienne, il s’inscrit cependant bien davantage dans la continuité du second régime que du premier.
Ces deux dictatures ont été mises en place lors de crises économiques importantes, or le Brésil traverse aujourd’hui ce que le FMI considère comme la plus grave crise économique de son histoire, avec une récession de 7.2% du PIB sur deux ans, soit bien plus que les 5.1% perdus suite au krach de 1929.
L’une des bases idéologiques sur lesquelles reposaient les dictatures brésiliennes était la désignation et le rejet de bouc-émissaires par le gouvernement. Aux communistes et aux étrangers, se sont aujourd’hui ajoutés les membres de la communauté LGBT: Bolsonaro a accompagné et légitimé les actions violentes perpétrées à leur égard, en s’appuyant sur les groupes évangélistes les plus radicaux, et fait ainsi l’apologie d’une société uniformisée sous l’égide d’un homme fort, lui aussi en uniforme.
Dans un contexte social de plus en plus tendu, doit-on craindre que Bolsonaro ne mène le Brésil vers un autoritarisme croissant, et ne tue une deuxième fois Camus, qui écrivait que « la démocratie n’est pas la loi de la majorité, mais la protection de la minorité » ? La violence de ses propos à l’égard de l’opposition, des « communistes » supposés du PT (Parti des travailleurs), des LGBT, des Afro-Brésiliens et des communautés indigènes, ainsi que les tensions multiples qui traversent le Brésil, ne présagent en tout cas rien de rassurant.
Pour aller plus loin :
FAURE Michel, Une histoire du Brésil, Place des éditeurs, 2016
ZIEGLER Jean, L’Empire de la honte, seuil, 2006
Ce dimanche 1 juillet la gauche mexicaine s’apprête à “faire l’Histoire” après trente années de défaite aux élections présidentielles. “Faire l’Histoire”, c’est le slogan de la coalition menée par le Mouvement de Régénération Nationale, un mouvement progressiste et transversal dirigé par le candidat Andrés Manuel López Obrador. Il s’agit d’un événement majeur au Mexique, où le pouvoir exécutif joue un rôle déterminant dans la vie politique, et doit trouver un juste équilibre entre stabilité et démocratie. Néanmoins, un tel événement constituerait une victoire sur le tard pour le Mexique par rapport aux autres pays latino-américains, qui bien souvent en sont déjà au crépuscule de leurs expériences progressistes et populaires. Cette victoire pourrait-elle enclencher une nouvelle “vague rose” dans le continent latino-américain, à l’instar de l’élection d’Hugo Chavez en 1999 ? Où serait-elle plutôt la dernière vaguelette de celle-ci ?
Un parcours éprouvant
Cette candidature est pour Andrés Manuel López Obrador (surnommé “AMLO” au Mexique) le sprint final d’une longue course d’endurance. Sa courte biographie politique commence en l’an 2000, où AMLO devient chef du gouvernement du District Fédéral de Mexico jusqu’en 2005. Il s’agit d’une responsabilité, Mexico étant la plus grande ville d’Amérique Latine et l’une des plus grandes du monde. Il est nommé 2eme meilleur maire du monde en 2004 par un classement organisé par des municipalités du monde entier. Mais quel est concrètement son bilan ?
Ses performance économique apparaissent comme plutôt mitigées. Sous son mandat, la croissance du PIB dans le District Fédéral connaît une hausse plus faible que sous ses adversaires (1,51%). Néanmoins, il parvient davantage qu’eux à réduire le taux de chômage, qui tombe à 4,25%. De plus, il se montre le maire plus attractif pour les investisseurs, qui ont déboursé dans la ville de Mexico la somme de 6.226 millions de dollars durant son mandat ; un chiffre qui n’est pas anodin, puisque l’une des principales critiques adressées à la gauche mexicaine est justement de ne pas être crédible quant à la gestion des budgets. Mais là c’est sur le terrain de la sécurité qu’AMLO possède son bilan le plus positif. Le taux d’homicides passe de 9,47 à 8,03/100.000 habitants sous son mandat. Aucun de ses successeurs ne s’est montré capable de redescendre à ce chiffre. Le niveau de vols avec violence a également été largement réduit. C’est pour cette raison qu’AMLO a achevé son mandat comme le maire le plus apprécié du début du XXIème siècle dans une grande ville, avec un taux d’approbation de 76%. [1]
Ce bilan lui permet de se présenter aux élections présidentielles de 2006. Sa popularité croissante lui vaut la persécution politique du Président Vicente Fox, qui était en faveur du successeur à la tête de son parti (PAN) Felipe Calderon. Fox s’est attaqué à l’immunité juridique d’AMLO sur la base de la construction “illégale” d’une rue qui donnait accès à un hôpital, annulant sa candidature à l’élection présidentielle à cause d’une affaire judiciaire. Un geste qui a été perçu comme arbitraire, dans la mesure où le Parlement venait de d’accorder son pardon au parti au pouvoir dans le cadre d’une gigantesque affaire de financement électoral illégal (l’affaire “Pemexgate”). Mais au lieu de le neutraliser, Fox avait fait d’AMLO un martyr, et entraîné une grande perte de crédibilité pour son gouvernement. Le tribunal a fini par rejeter l’accusation, et AMLO a pu mener sa candidature.
Dans ce contexte, Fox a été obligé de déclarer officiellement qu’il n’empêcherait personne d’accéder au poste de Président de la République mexicaine. Suite à cette annonce, AMLO a frappé un grand coup médiatique en rassemblant 1 million de personnes à Mexico. Dans son discours, il se présentait comme en rupture face aux deux partis qui se partageaient alors le pouvoir au Mexique : le PAN et le PRI. L’appareil de ce parti décida de contre-attaquer avec une technique devenue familière : assimiler le projet d’AMLP au Venezuela d’Hugo Chavez. Cette campagne, basée sur la peur, a permis au conservateur Felipe Calderón de gagner l’élection présidentielle, à 0.7% près. AMLO a qualifié l’élection de frauduleuse, et s’est proclamé “Président légitime” du Mexique ; malgré cette défaite, il était parvenu à crédibiliser son image de victime des deux partis de l’establishment, et à se présenter comme la seule option viable pour un vrai changement au Mexique. Cette image, qui n’a pas non plus été suffisamment prégnante à l’élection suivante (2012), est aujourd’hui l’ingrédient fondamental de sa probable victoire le 1er juillet.
Idéal-type de la gauche latino-américaine
Si AMLO n’est ni Fidel Castro, ni Húgo Chávez, on ne peut nier son ancragé dans le profil politique de la gauche latino-américaine. Comme Evo Morales et Rafael Correa [président de Bolivie depuis 2006, et président d’Equateur entre 2007 et 2017], il a transformé son mouvement politique en un véritable parti politique basé sur la participation des militants, autorisant l’inclusion des couches les plus modestes du Mexique. à l’instar de Jose Mujica [ex-président de l’Uruguay, connu pour sa sobriété et sa simplicité], il s’est forgé une image de dirigeant politique modeste, refusant le luxe ambiant de la classe politique; il refuse de vivre dans le palais présidentiel de Los Pinos, et souhaite vendre son avion officiel qui coûte plus de 350 millions de dollars. Il a été jusqu’à déclarer qu’il refuserait d’être accompagné par des gardes du corps lorsqu’il se déplacerait au Mexique – l’un des pays les plus dangereux du monde en terme de criminalité. Enfin, comme Hugo Chavez, AMLO propose de rythmer son mandat par une série de référendums, afin que son gouvernement soit légitimé en permanence par un plébiscite, ou révoqué.
Surtout, le point commun du mouvement d’AMLO avec les expériences progressistes latino-américaines est la centralité du “peuple” comme acteur politique, identité transversale et moteur de l’histoire nationale. AMLO refuse le clivage “gauche-droite”, et lui préfère le clivage “peuple-élite, qu’il qualifie de “mafia du pouvoir”. Cette élite a profité de l’orthodoxie néo-libérale du système économique mexicain et des privatisations massives opérées depuis des décennies, qui étaient censées faire ruisseler les richesses du haut vers le bas, sur le modèle d’une fontaine; le jet d’eau s’est stabilisé, et les classes populaires ont senti que celui-ci ne les approvisionnerait pas comme prévu. Ces réformes néolibérales avaient constitué une rupture avec le système précédent, où les classes populaires étaient incluses, même de manière superficielle, grâce à un Etat autoritaire, mais corporatiste et interventionniste. Ainsi, AMLO souhaite rendre au peuple son identité d’acteur central de la politique.
Comme ses partenaires au Sud, AMLO joue de la mythologie nationale pour solidifier son soutien populaire et souligner l’importance du peuple comme acteur historique. Il déclare que présidence constituera la quatrième grande transformation du Mexique après l’Indépendance, la Réforme (où l’Etat mexicain s’est mis en place) puis la Révolution de 1910. Il se compare aux “grands hommes” de ces périodes: Miguel Hidalgo, Francisco Madero et Lazaro Cárdenas. à l’inverse, il assimile le néo-libéralisme au porfiriato, la période dictatoriale oligarchique et libérale contre laquelle s’organisa la Révolution de 1910. Le discours d’AMLO est en outre chargé de messianisme : son projet politique ne serait finalement qu’une nécessité historique à laquelle il donne simplement un visage.
Pourquoi maintenant?
Comment peut-on expliquer que ce moment historique se présente quand les mouvements progressistes refluent en Amérique latine, et que le Mexique est entré dans un cycle néolibéral qu’il lui semble difficile de terminer ? Le Mexique a signé en 1994 le NAFTA, traité de libre-échange avec les Etats-Unis et le Canada, qui a accru sa dépendance à l’égard de son voisin du nord. Cette ouverture totale au libre marché, accompagnée d’une vague massive de privatisations, semblait condamner à la faillite tout projet politique non libéral.
Les choses ont cependant changé. La Maison Blanche est aujourd’hui occupée par un président sceptique à l’égard du libre-échange, qui inclut la renégociation du NAFTA dans son agenda de protectionnisme économique. Cela impliquerait pour le gouvernement mexicain de diversifier ses partenaires commerciaux, ou de dynamiser son marché intérieur – deux thèmes présents dans le programme d’AMLO. Il faut ajouter à cela que la corruption a atteint dans ce dernier cycle libéral un niveau dramatique. Lors des 13 dernières années, le Mexique est passé du 116eme pays le plus corrompu au monde au 45eme dans les classements de l’ONU. Les affaires de corruption au sein de la famille de l’actuel Président Peña Nieto ont achevé de briser le lien qui unissait encore la population aux partis traditionnels. Le programme d’AMLO, centré sur une lutte contre la corruption, trouve dans ce contexte un terreau privilégié.
La crise migratoire entre le Mexique et les Etats-Unis, qui a été récemment illustrée par des images dramatiques de séparations familiales, demande une réponse imminente. Enfin, la lutte contre la criminalité est devenue un thème central de la vie politique mexicaine, un sujet sur lequel AMLO s’est illustré en tant que gouverneur du District Fédéral de Mexico. L’année 2017 est la plus violente de l’histoire récente du pays, et la politique répressive des forces publiques mexicaines apparaissent comme de moins en moins crédibles : elle ignore les causes structurelles de la criminalité, parmi lesquelles on trouve la pauvreté et les inégalités. La lutte contre celle-ci n’est possible qu’avec une emprise accrue de l’Etat sur l’économie et une politique de redistribution des richesses – une ligne directrice que l’on retrouve dans le programme d’AMLO.
Résultat de ces problèmes non résolus : aujourd’hui 79% des Mexicainsestiment que leur pays va dans la mauvaise direction.
Un pied dans le statu quo
Le projet d’AMLO sera certainement plus complexe à mettre en place qu’à théoriser. Afin de ne pas diviser son électorat, AMLO a décidé de ne pas se prononcer sur une série de questions qui préoccupent principalement les jeunes et les classes moyennes : l’avortement, le mariage gay (“mariage égalitaire” au Mexique) ou la transition vers un nouveau modèle énergétique seront soumis à des consultations populaires. Cela permet à AMLO de mettre l’accent sur la lutte contre la corruption comme point central de son programme politique. Celui-ci se caractérise par son caractère hétéroclite. En effet, AMLO a voulu inclure tellement de secteurs dans son mouvement politique qu’il risque de se mettre lui-même en difficulté. Plusieurs électeurs ont été alarmés par l’incorporation de grands entrepreneurs, anciens militants du PRI et du PAN ainsi que de personnalités soupçonnées de corruption.
Un autre sujet polémique concerne la fiscalité : comment AMLO pourra-t-il réaliser son programme de restructuration économique sans augmenter les impôts ? Sous pression du discours orthodoxe dominant, AMLO s’est engagé à ne pas augmenter la pression fiscale qui est aujourd’hui celle du Mexique (elle est déjà inférieure à moyenne latino-américaine). Afin de financer son budget, AMLO compte sur deux mesures. Premièrement, une lutte acharnée contre la corruption, les surcoûts et les détournements de fonds publics ; celle-ci pourrait rapporter entre 300 et 500 millions de pesos. Deuxièmement, AMLO défend un plan “d’austérité républicaine” consistant à réduire les salaires, pensions à vie et autres privilèges des hauts fonctionnaires mexicains, qui comptent au nombre des mieux payés au monde. L’opposition estime que ces deux mesures ne suffiront pas à financer son budget, et une partie de l’électorat s’en inquiète.
Vers une nouvelle hégémonie?
La “quatrième grande transformation” martelée par AMLO ne prend donc pas en compte toute une série d’enjeux sociaux. On lui reproche ainsi de se focaliser excessivement sur la corruption, au point d’éluder les autres questions ; mais c’est sur ce point consensuel qu’il estime pouvoir traiter l’autre problème majeur duquel découle l’immigration et la criminalité : l’inégalité.
Assistons-nous à l’ouverture d’un nouveau cycle politique pour le Mexique ? L’opportunité unique de changement que présente cette candidature pourrait être son élément déclencheur. Mais l’histoire n’est pas mécanique. Sur les épaules d’AMLO pèse la lourde responsabilité de garantir le sérieux et la crédibilité de la gauche après trente ans d’hégémonie néolibérale. Les réformes que Lopez Obrador souhaite entreprendre nécessiteront six années d’action politique pour aboutir. Il sera donc incapable d’imposer une nouvelle hégémonie en un seul mandat présidentiel ; charge à lui de convaincre qu’il s’agit d’un projet viable et positif pour le Mexique.
Assisterait-on à l’émergence d’une seconde “vague rose” en Amérique Latine, semblable à celle qu’Hugo Chavez a initié en 1999 ? Celle-ci trouverait une autre composante dans le projet de Gustavo Petro en Colombie. Il ne faut pas pour cela considérer la “vague rose” comme un moment chronologique dans l’histoire de l’ensemble de l’Amérique latine, mais comme une étape de rupture avec le néolibéralisme qui se décline dans chaque pays. L’heure a-t-elle sonné pour le Mexique ?
[1] On peut retrouver toutes ces données sur ce lien : https://goo.gl/EPLD2P
La Colombie vit actuellement une période cruciale de son histoire. Les élections présidentielles ont enclenché des dynamiques politiques qui ont placé le pays à la croisée des chemins. Par Sergio Coronado, ex-député de la 2ème circonscription des Français de l’Étranger, et Christian Rodriguez, responsable des relations internationales Amérique Latine de la France Insoumise.
Les Colombiens étaient appelés aux urnes ce dimanche 27 mai pour le premier tour de l’élection présidentielle.
Iván Duque est arrivé en tête avec 39,1% (7 569 693 voix), candidat de l’extrême-droite soutenu par le parti Centro Democrático (Centre Démocratique) de l’ancien président Álvaro Uribe (2000-2010), devançant Gustavo Petro, ancien maire de Bogotá et ancien guérillero du M19, candidat de Colombia Humana (Colombie Humaine), 25,1% (4 851 254 voix). Ces deux candidats sont suivis de Sergio Fajardo, ancien maire de Medellín, soutenu par la Coalición Colombia (Coalition Colombie) composée du Polo Democrático (Pôle Démocratique), qui est le parti de la gauche colombienne, et du Partido Verde (Les Verts).
Le négociateur des accords de paix et candidat du Partido Liberal (Parti Libéral), Humberto de la Calle, est quant à lui arrivé loin derrière avec 2,06% (399 180 voix). Le bulletin de vote en faveur du vote blanc a obtenu 0,3% (6 0312 voix).
L’ancien vice-président Vargas Lleras, représentant de l’oligarchie traditionnelle, enregistre un échec cuisant avec 7,28% (1 407 840 voix), alors même que tout laissait croire qu’il allait bénéficier de ce que l’on appelle traditionnellement la maquinaria (c’est-à-dire les puissants relais clientélistes qui maillent une partie du pays, et qui pèsent lourd lors des élections). Le résultat de l’ancien vice-président a été l’un des symboles de cette élection, l’une des plus propres sans doute de l’histoire politique du pays. Les réseaux clientélistes dont il semblait disposer devaient le hisser au second tour, et il n’en fut rien. Cela ne signifie pas que ces réseaux n’ont pas agi. Mais leur action a été moindre, et au bénéfice de Duque. Il y a eu certes de la fraude, mais sans commune mesure avec le passé, et les électeurs ont pu voter sur l’ensemble du territoire.
Des élections de temps de paix
La presse a pris l’habitude de présenter ce second tour, depuis l’annonce des résultats, comme l’affrontement de deux extrêmes. Il est vrai que les projets en compétition sont tout à fait opposés, mais il est pour le moins discutable de présenter ainsi le duel de cette présidentielle.
Cette élection arrive dans un contexte particulier, historique même. Après des décennies de conflit, elle se déroule dans un pays sans affrontement armé, puisque les FARC sont signataires des accords de paix avec le gouvernement de Juan Manuel Santos, et que la dernière guérilla en activité, l’ELN, a décrété un cessez-le-feu unilatéral et négocie avec le gouvernement.
Les accords de paix sont fragiles puisqu’ils ont été rejetés dans un premier temps lors du référendum d’octobre 2016, et que les principaux soutiens du candidat Iván Duque, arrivé en tête au premier tour de l’élection, ont fait campagne en promettant de les “déchirer”. Ils sont fragiles aussi car ils n’ont pas mis un terme définitif au recours à la violence. En effet, de nombreux assassinats ciblés ont été commis depuis leur signature contre des responsables des communautés indigènes et d’organisations sociales, comme le rappelle Harol Duque dans Mediapart.
L’un des enjeux de tout accord de paix en Colombie, car le pays n’en est pas à son premier, réside dans la capacité de l’État à respecter ses engagements et à garantir la sécurité des combattants armés ayant finalement rendu les armes au profit de l’engagement politique institutionnel. Le massacre de la Union patriótica (Union Patriotique) reste le meilleur exemple des échecs passés.
Ils sont d’ailleurs d’autant plus fragiles que, lors des dernières élections parlementaires, le Centre Démocratique d’Alvaro Uribe, l’ancien président et parrain de la droite dure, est arrivé en tête, et ce même si la répartition au Congrès est diverse, avec notamment une forte présence de la Coalition Colombie.
Un paysage politique en mutation: l’effondrement des partis traditionnels
Dans un pays très longtemps dominé par les deux partis traditionnels, Parti Conservateur et Parti Libéral, le panorama électoral est pour le moins surprenant. En effet, si au Congrès libéraux et conservateurs conservent une forte représentation, cette élection présidentielle a acté la disparition de ces deux partis comme éléments structurants de la vie politique nationale.
Le Parti Conservateur n’était déjà plus en capacité de présenter seul un candidat à l’élection présidentielle puisque l’une des siennes, Marta Lucía Ramírez, l’a quitté pour devenir la candidate à la vice-présidence de Duque ; et le résultat du premier tour marque une forme d’acte de décès du Parti Libéral, gangrené depuis des décennies par la corruption, sa collusion avec le trafic de drogue et les groupes paramilitaires, et aujourd’hui condamné à jouer les seconds rôles, faute de stratégie et d’orientation.
Le candidat libéral, Humberto de la Calle, a été lâché par son parti, dirigé par l’ancien président Gaviria, qui n’a guère tardé à rallier le candidat uribiste. Les bases libérales ne sont pas unanimes dans ce soutien qui marque une rupture dans l’histoire du parti. Il en est de même des figures montantes du libéralisme. En ralliant Duque, la direction du Parti Libéral se prive d’un rôle de premier plan au Congrès.
Après avoir laissé entendre qu’il soutiendrait un rapprochement avec la Coalition Colombie et Gustavo Petro, le candidat libéral a fait savoir qu’il voterait blanc. Campagne et sortie ratée pour cet homme de qualité par ailleurs, qui s’est ainsi extrait du jeu de façon peu élégante. Dans la compétition électorale entre l’oligarchie traditionnelle et les nouvelles élites régionales, liées bien souvent aux groupes paramilitaires, ces dernières sont en train de gagner la bataille qui dure depuis deux décennies.
À l’uribisme triomphant se soumettent désormais les adversaires d’hier, conservateurs et libéraux. Les élites, de l’ancien et du nouveau monde, font corps contre le candidat Gustavo Petro.
La Coalition Colombie, ou l’expression d’un vote d’opinion
Ce fut l’une des surprises de l’élection présidentielle. Sergio Fajardo et Claudia López ratent de peu une qualification pour le second tour, et gagnent à Bogotá, alors que les enquêtes d’opinion les donnaient presque toujours à moins de 20%.
Cette Coalition réunit sur la lancée de la Ola Verde (Vague Verte), Les Verts, et notamment les personnalités en vue de la vie politique nationale (Antanas Mockus, Claudia López, Angélica Lozano, Navarro Wolf…), les amis de Sergio Fajardo et le Pôle Démocratique, et le parti de la gauche colombienne, sous la direction de Jorge Enrique Robledo, dont une partie des militants et des élus choisit néanmoins de soutenir Gustavo Petro, qui fut dans le passé l’un des leurs.
Les Verts et la Vague Verte – qui est une sorte de mouvement politique plus large et plus souple que le parti, surtout dominé par des personnalités – avaient déjà eu un candidat au second tour de l’élection présidentielle en la personne d’Antanas Mockus, ancien maire de Bogotá et ancien président de l’Université Nationale, en 2010.
Cette Coalition est souvent abusivement présentée comme une force de gauche, sans doute en raison de la présence de Robledo et du Pôle Démocratique. Elle est en grande partie l’expression de ce que l’on a coutume d’appeler en Colombie le vote d’opinion, qui est un vote d’adhésion (par opposition au vote clientéliste). Il est la plupart du temps urbain, et le fait d’un électorat en général plus éduqué que la moyenne. Son positionnement, depuis sa création, la situe dans un centre extrême, qui rejette la polarisation de la vie politique colombienne, et fait de la lutte contre la corruption son principal axe de bataille. Son discours sur la rénovation de la participation politique est un élément central de leur offre, même s’il est peu concret. Ils insistent aussi sur la défense des minorités sexuelles. Le volet environnemental est néanmoins moins solide et radical que celui du programme de Petro.
Si nombre de propositions de la Coalition Colombie sont compatibles avec le projet de Gustavo Petro, il semble peu probable qu’elle lui apporte de manière unanime un soutien pour le second tour, alors même que les principales figures firent campagne sur la notion de vote utile les dernières semaines, en expliquant que le meilleur moyen de battre Duque était le bulletin de vote en faveur de Fajardo, dont le rejet dans l’opinion serait moindre que pour Petro.
Avant l’année électorale, Humberto de la Calle, la Coalition Colombie et Colombie Humaine furent pour nombre d’électeurs les composantes d’une coalition rêvée en faveur des accords de paix et de plus de justice.
L’appel au vote blanc du candidat Fajardo avant même que l’ensemble de la Coalition ne se réunisse montre la faiblesse stratégique de celle-ci, et un positionnement parfois opportuniste et politicien. Elle a fait campagne en se présentant comme la plus efficace pour battre le candidat uribiste, et une fois celui-ci qualifié, elle est désormais incapable de prendre une décision claire en tant que coalition.
Le Pôle prit position en faveur de la campagne de Petro sans tenir compte du point de vue de Robledo qui a décidé de voter blanc. Entre Robledo et Petro, le passif est lourd, depuis les années communes passées au Pôle. Des désaccords personnels expliquent en partie cette situation, mais l’essentiel est politique.
La Coalition est d’abord un accord entre des personnalités de premier plan aux parcours politiques parfois éloignés, elle n’est pas une force sociale en tant que telle, alors que Petro doit en grande partie son succès à la mobilisation de communautés organisées (indigènes, quartiers populaires, etc.) et de relais syndicaux de poids. La gauche sociale et politique choisit en très grande majorité Petro depuis longtemps.
La Coalition surfe bien souvent sur l’opinion, s’adresse en priorité à la jeunesse urbaine des universités, a un programme économique aux tonalités libérales et des exigences environnementales modérées. Elle se veut l’avenir du pays, sa face moderne. Elle a fait dans les dernières semaines une campagne ciblée contre Petro pour lui ravir la seconde place, reprenant parfois les arguments de la droite la plus dure (populisme, extrémisme, Venezuela).
Les figures les plus jeunes (Claudia López et Angélica Lozano) ont toujours ciblé en priorité les questions sociétales et la lutte contre la corruption, laissant de côté la question des inégalités et de la concentration de la richesse. Même si Claudia López partage avec Petro un combat frontal contre les groupes paramilitaires et l’ancien président Uribe.
Il y a dans leur refus de se prononcer clairement en faveur de Petro à la fois des questions de positionnement, mais aussi une forme de mépris de classe. Petro est une figure populaire. C’est un intellectuel de la politique issu d’un milieu simple. Son succès et son attitude, ni plus ni moins hautaine que celle des autres candidats, suscitent des critiques dans un pays de castes, où tout est dans les mains d’une oligarchie puissante.
Le ticket présidentiel de la Coalition Colombie (Fajardo/López) porte une lourde responsabilité en choisissant le vote blanc. Leur volonté de changement semble avoir été, aux yeux de nombreux électeurs, une tactique électorale plutôt qu’une stratégie de transformation réelle du pays. Heureusement, Les Verts appellent en majorité à voter Petro et rejoignent ce vendredi la campagne du second tour avec ses principales figures parlementaires.
La meilleure façon de conquérir le vote en faveur de Fajardo au premier tour est de remettre la question de la paix dans le débat, de faire de la lutte contre la corruption et de la défense des libertés et de l’état de droit les éléments de plus forte influence sur le vote d’opinion.
Petro, une surprise malgré tout
La qualification de Gustavo Petro pour le second tour de l’élection présidentielle avait été annoncée par les sondages, elle n’en demeure pas moins une surprise. La crainte de fraude était fondée, et il est à souligner que cette élection a été sans doute la plus propre de l’histoire électorale du pays, malgré des fraudes constatées par la Mission d’observation électorale. La présence au second tour d’un ancien membre d’une guérilla dans un pays marqué par plusieurs décennies de conflit armé n’avait rien d’évident, tant le rejet de la lutte armée semble ancré dans l’électorat. Les résultats électoraux des FARC en sont la meilleure preuve : leur candidat s’est retiré faute d’audience et de soutiens, et d’autre part dans les régions longtemps sous contrôle des FARC, c’est le candidat uribiste qui vire très largement en tête.
Gustavo Petro avait fait l’objet d’une campagne d’une violence inouïe lors de son passage à la mairie de Bogotá. Il avait même été destitué pendant un moment et son bilan fait l’objet d’attaques en règle de la part de la presse et de la classe politique traditionnelle, sans que celles-ci soient confirmées par des indicateurs objectifs. La figure d’un mauvais gestionnaire a été alimentée depuis fort longtemps.
La campagne promue par la droite dénonçant les risques de castro-chavisme a eu beaucoup d’impact dans l’opinion, en raison de la proximité de la crise vénézuélienne et de la présence de nombreux vénézuéliens en Colombie, de même que les appels au vote utile en faveur de Fajardo.
Il n’en reste pas moins que pour la première fois dans l’histoire du pays un candidat issu des rangs de la gauche parvient à un tel résultat. Il y parvient, qui plus est, sans l’appui d’un parti, mais grâce au recueil de 846 000 signatures. Il réussit son pari en mobilisant un électorat populaire éloigné du vote, et méfiant à l’égard des institutions. Colombie Humaine s’inscrit dans la foulée du Mouvement progressiste que Petro avait lancé après son départ du Pôle Démocratique dans la conquête de la mairie de Bogotá.
Colombie Humaine réussit à mettre en mouvement la plupart des secteurs de la gauche sociale et politique, des responsables communautaires et des associations des quartiers défavorisés. La campagne fut en grande partie portée et organisée par une plate-forme numérique qui a donné lieu à des manifestations monstres dans les rues et les places, événements rares dans la vie publique colombienne.
Ses propositions se sont articulées sur trois axes : combattre la ségrégation et les discriminations, renforcer le secteur public (santé, éducation…), et lutter contre le changement climatique. Sa campagne s’inscrit dans le cadre très large des soutiens aux accords de paix et aux discussions avec l’ELN. Son ticket présidentiel est Angela Robledo, candidate à la vice-présidence et membre des Verts.
Son adversaire Iván Duque porte un projet opposé. Il a joué sur sa jeunesse, 42 ans, et son entrée récente en politique. Après une vie professionnelle aux États-Unis, il est devenu sénateur. Ses propositions sont, pour un candidat uribiste, “relativement” modérées. Il n’en reste pas moins que son opposition aux accords de paix, sa volonté de suppression des Hautes Cours afin d’en finir avec l’indépendance de la justice, son alignement sur le patronat et son soutien des secteurs les plus réactionnaires font craindre pour la paix, l’État de droit et la situation des plus pauvres et des minorités. Le volet environnemental est inexistant. Il est en fait un soutien de l’extractivisme dans toutes ses formes. Il a aspiré une grande part de l’électorat traditionnellement conservateur et réactionnaire avec une tonalité plus mesurée que celle habituellement utilisée par les uribistes, promettant même un changement des pratiques politiques, via notamment les limitations des mandats.
Il est désormais le candidat de l’oligarchie, du patronat, et des secteurs les plus corrompus du pays. Il bénéficie du soutien de la classe politique traditionnelle dans son ensemble : partis conservateur et libéral, le parti de la U et Cambio radical (Changement Radical).
Un second tour aux enjeux clairs
La situation politique a mis quelques jours à se décanter, notamment en raison des incertitudes du positionnement de la Coalition Colombie et de ses membres. Le paysage est désormais connu. Face à Gustavo Petro se dressent non seulement l’uribisme et son candidat du Centre Démocratique mais l’ensemble de la classe politique traditionnelle colombienne, oligarchie et nouvelles élites régionales, patronat et éditorialistes, et les secteurs les plus conservateurs et corrompus du pays.
À vrai dire, les enjeux de ce second tour ne se résument pas tant à l’affrontement de la gauche et de la droite, mais plutôt au face-à-face du pays et de la société colombienne contre la classe politique traditionnelle, clientéliste et corrompue. Ceux qui tiennent le pays, ceux qui ont toujours préféré la guerre, qui leur rapporte, à la paix, et ceux qui ont un temps déclaré soutenir la paix mais jamais au prix de leur privilèges. Ceux qui volent, trichent, se servent dans les caisses de l’État. Ceux qui au nom de Dieu mènent désormais une guerre contre les libertés individuelles et les minorités. Tous ceux-là sont maintenant réunis, main dans la main, contre Gustavo Petro.
Il serait audacieux de dire que la victoire est à portée d’urne pour Colombie Humaine, mais le candidat Petro apparaît aujourd’hui clairement comme l’alternative à cette classe politique gangrenée. Il peut lever une vague citoyenne, être l’outil de tous ceux qui ont en assez d’un pays sous tutelle. Il peut donner de la force à cette volonté de changement qui est celle d’une grande partie du pays. Place au revolcón (la culbute). Enfin, cependant que les électeurs débattent des options du second tour, la Colombie vient de faire son entrée à l’OCDE et à l’OTAN.
Brésil, Colombie, Costa Rica, Cuba, Mexique, Venezuela. L’Amérique latine ne manque pas d’élections présidentielles cette année. Parmi elles, les élections colombiennes du 27 mai et du 15 juin pourraient être celles d’un possible changement politique. A l’approche du premier tour de la présidentielle, retour sur la candidature de Gustavo Petro, seul candidat de gauche à l’élection présidentielle dans un pays depuis longtemps acquis à la droite conservatrice et libérale.
Un pays traditionnellement de droite libérale-conservatrice
Difficile pour la gauche institutionnelle de se faire une place dans le paysage politique colombien : elle n’a jamais été au pouvoir et le terme de « gauche » a systématiquement été associé aux guérillas armées révolutionnaires. Suite à la démocratisation du pays dans les années 1950, le Parti conservateur et le Parti libéral ont monopolisé le pouvoir sans interruption dans la seconde moitié du 20ème siècle. Cette monopolisation s’est incarnée notamment dans la création du Frente National (1956), coalition qui organisait des alternances pour la présidence jusqu’en 1974. Si cet accord s’est arrêté à cette date, la mainmise de ces deux partis sur le pays a continué jusqu’en 2002. Contrairement à la vague progressiste touchant l’Amérique Latine dans les années 2000, après dix ans de politiques néolibérales sur la majorité du continent, la première décennie du siècle en Colombie a été celle de l’approfondissement de la logique de marché et de politiques sécuritaires.
C’est ainsi qu’Alvaro Velez Uribe arrive au pouvoir en 2002 en se présentant en tant que candidat indépendant après son retrait du Parti libéral. Grand propriétaire terrien et multimillionnaire, il met alors en place pendant deux mandats une politique à la fois néolibérale et sécuritaire. Pro-américain et ennemi juré de son homologue Hugo Chavez, Uribe s’oppose à la politique du Venezuela en maintenant avec Caracas des relations particulièrement tendues.
Il lance sur le plan économique une série de réformes de flexibilisation du travail, privatisations d’entreprises publiques (Banques, télécommunications, énergie) et signe en 2006 le Traité de Libre Commerce (TLC) avec les États-Unis. Les « années Uribe » sont également marquées par son programme de « sécurité démocratique », visant à mettre fin à la guérilla par une lutte répressive. Adulé par une partie des Colombiens pour lesquels il est l’homme qui a affaibli considérablement la guérilla, il est haï par une autre pour ses scandales de corruption et sa proximité avec les paramilitaires.
En 2010, Juan Manuel Santos, ministre de la défense d’Uribe et ancien ministre du commerce extérieur de César Gaviria pendant l’ouverture économique des années 90, prend le pouvoir avec le soutien d’une coalition de centre-droit. Il poursuit la ligne économique libérale de son prédécesseur en menant une politique en faveur des plus riches. Pendant son mandat, de nombreuses entreprises publiques sont vendues à des multinationales : 308 exactement, selon le ministère du logement et du crédit public, vendues au privé entre 1986 et 2016. De plus, les réformes mises en place augmentent l’imposition indirecte touchant directement les plus pauvres ou facilitent l’extractivisme minier, pilier économique de la stratégie de croissance du gouvernent Santos.
Juan Manuel Santos s’est fait néanmoins plus pacifiste que son prédécesseur dans son rapport avec la guérilla en entamant le processus de négociations avec les FARC menant à l’Accord de la Havane de 2015. Celui-ci met fin à plus de 50 ans de guerre civile, inclut le désarmement de la guérilla et la possibilité pour elle de se reconvertir en parti politique et de se présenter aux élections. L’accord est alors dénoncé par la droite uribiste qui y voit un laxisme envers la guérilla et souhaite, en cas de victoire aux prochaines présidentielles, « le modifier structurellement ».
Après deux mandats de Santos, les prochaines élections présidentielles du 27 mai s’annoncent comme déterminantes pour l’Accord de paix qui polarise le pays. Après diverses primaires internes et alliances entre partis, cinq candidats principaux sont en lice pour l’élection : Ivan Duque, (Centro democratico d’Alvaro Uribe et soutenu par le Partido Conservador, « ultradroite »), Gustavo Petro (Colombia Humana, gauche), Sergio Fajardo (Coalición Colombia, centre), German Vargas Lleras (Mejor Vargas Lleras, ex vice-président de Santos, droite libérale-conservatrice) et Humberto de la Calle (Partido Liberal, droite libérale).
Gustavo Petro, un espoir pour la gauche
Aujourd’hui, dans un pays parmi les plus inégalitaire de la planète, il semblerait qu’un candidat de gauche, Gustavo Petro, ait une chance d’arriver au pouvoir. Économiste de formation, guérillero du M-19 dans les années 80 et aujourd’hui à la tête de la coalition Colombia Humana, il se place actuellement deuxième parmi les intentions de votes des derniers sondages.
Auparavant membre et candidat en 2010 (il obtient alors 9,14% des votes) du principal parti de gauche institutionnel, le POLO, il s’en écarte et crée le Mouvement Progressiste en 2011. Il pourrait cette fois réussir à passer au second tour en étant actuellement le seul candidat de gauche en lice à la présidentielle colombienne avec le soutien du Parti communiste colombien, de l’Alliance Sociale Indépendante et du Mouvement Alternatif Indigène et Social. Ce monopole de Gustavo Petro à gauche s’explique principalement par deux facteurs : l’absence de candidat des partis de gauche et le retrait des FARC de la campagne présidentielle. Le POLO et les Verts, qui rassemblaient les votes de gauche lors des dernières élections, se sont ralliés à la coalition centriste de Sergio Fajardo, jugée plus à même de rassembler. Quant aux FARC, ils avaient lancé leur campagne pour la présidentielle mais s’en sont retirés suite à des perturbations fréquentes lors de leurs réunions publiques et des problèmes de santé de leur leader Timochenko.
Idéologiquement, Gustavo Petro se déclare progressiste de gauche mais non marxiste et n’a pas caché son admiration par le passé pour Hugo Chavez, tout en condamnant actuellement la politique de Nicolas Maduro au Venezuela. Il se dit aujourd’hui plus proche des idées de Pepe Mujica.
On lui reconnaît des compétences de bon orateur, dont la technique se base sur un discours populiste, antisystème et anti-establishment. Dans un pays où la défiance envers une classe politique corrompue est source d’une abstention électorale monumentale, il a, comme on peut le lire dans El Pais« su canaliser, du moins pour le moment, un mécontentement allant au-delà des divergences relatives à l’accord avec la guérilla, un des facteurs ayant dominé la politique colombienne pendant les dernières années. Petro développe un discours qui séduit particulièrement les jeunes, les habitants de la capitale et ceux de la côte caraïbe (région dont il est lui-même originaire).
Petro est en Colombie clairement situé à gauche dans le paysage politique et réussit, dans un pays libéral-conservateur, à se démarquer par sa volonté d’un service de santé et d’une éducation publique. Il prône une économie se détachant des industries pétrolières et minières dans une optique de baisser l’impact sur le changement climatique. Il s’engage à s’attaquer aux problèmes fonciers du pays où de grands espaces possiblement productifs appartiennent à de grands propriétaires terriens. Pour cela, il propose de les taxer fortement pour les inciter à vendre leur terre, que l’État pourrait racheter et revendre à des paysans. Il cherche par ailleurs à reconnaître des droits aux minorités tels que les indigènes ou LGBT.
De plus, Gustavo Petro peut compter également sur un contexte actuel plus favorable à la gauche. Selon José Fernando Flórez, docteur en sciences politiques « L’oscillation dans le spectre idéologique des préférences politiques des Colombiens lors des dix dernières années montre que les postures de gauche sont apparues en crescendo par rapport à celles de droite qui ont diminué ». Le politiste s’appuie notamment sur une étude du LatinoBaromètre de 2016 selon laquelle 19,7% des Colombiens s’identifiaient de gauche en 2007, alors qu’ils étaient 30,7% en 2016.
Une droite apeurée par le « castrochavisme »
La possibilité d’une victoire de Gustavo Petro fait pourtant débat. Ivan Duque, celui que Daniel Pecault, politiste spécialiste de la Colombie, nomme « la créature d’Uribe », pointe en tête des sondages. Ne pouvant se représenter en vertu de la Constitution colombienne, l’ancien président Uribe actuellement sénateur garde une grande popularité et conserve son influence médiatique dans le pays. La coalition menée par Duque et Uribe est farouchement opposée à l’Accord de paix et défend un programme pro-marché et sécuritaire soutenu par les élites économiques. Rappelons que cette dernière a raflé les sièges lors des législatives du 11 mars dernier. Par conséquent, le pouvoir législatif est un des plus à droite de l’histoire colombienne, malgré l’éclatement partisan en œuvre depuis une décennie. Dans la dynamique de ces résultats, Ivan Duque apparaît sans conteste comme le favori de la prochaine élection.
Le combat de l’ultradroite contre Petro s’effectue par une dénonciation médiatique de l’ancien guérillero « proche des soviétiques » et de son programme « castro-chaviste » (terme inventé par Uribe) car celui-ci mènerait la Colombie à un « second Venezuela ». Dans un contexte d’entrée massive en Colombie de migrants vénézuéliens, ces propos provoquent une stigmatisation claire et sont repris par la plupart des opposants de Petro et par les grands médias qui occultent la plupart des sujets que le candidat de Colombia Humana présente. La campagne présidentielle du côté de la droite se fait donc principalement en prônant les dangers d’une victoire adverse.
Quelles perspectives pour l’élection ?
Si la Colombie s’est démarquée dans les années 2000 en Amérique Latine par l’absence d’élection d’un candidat de gauche, on pourrait aujourd’hui espérer y voir une victoire progressiste dans un contexte de retour en force conservateur en Amérique Latine lors des dernières années (Sebastian Piñera au Chili, Mauricio Macri en Argentine, Michel Temer au Brésil).
Mais les chances de victoire de la gauche soutenant Petro sont pourtant minces tant Ivan Duque apparait comme favori. Une autre surprise pourrait être celle de la présence au second tour face à Duque du candidat centriste Sergio Fajardo, beaucoup moins clivant que Petro et considéré comme plus à même de vaincre la droite dure.
En supposant de sa présence au second tour, le candidat de Colombia Humana devra alors réussir à rallier les votes obtenus par Fajardo au premier tour dans une logique de maintien de l’accord de paix. Mais cela risquerait encore d’être insuffisant pour remporter la tête de l’exécutif.
Même en cas de victoire de Gustavo Petro à l’élection présidentielle, la mise en place effective de son programme reste hypothétique. Il devrait faire face à un combat contre la droite dure détenant le pouvoir législatif, les élites économiques du pays et la presse qui feront certainement tout pour l’empêcher d’appliquer ses propositions. N’ayant personne sur sa gauche à qui se rallier et ne bénéficiant pas d’un parti politique structuré, le risque serait alors de tomber dans les méandres de la social-démocratie européenne si prompte à abandonner tout progrès social pour une dose de libéralisme économique. Cependant, dans un pays où les mouvements sociaux d’ampleur peinent à prendre forme, il semble aujourd’hui que seul Gustavo Petro puisse être capable de provoquer une avancée sociale.
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José Mujica : un ex-guérillero au pouvoir en Uruguay
Uruguay’s president-elect Jose Mujica celebrates winning the presidential run-off election in Montevideo November 29, 2009. Mujica, a former guerrilla fighter who has pledged to take a moderate path won Uruguay’s presidential run-off election on Sunday and his rightist opponent conceded. REUTERS/Andres Stapff (URUGUAY POLITICS ELECTIONS IMAGES OF THE DAY)
L’Amérique latine en question – Au fil du mois de mars et du mois d’avril, LVSL met à l’honneur l’Amérique latine à travers une série d’articles et d’entretiens. Pour mieux saisir l’ampleur des bouleversements politiques et sociaux qui agitent les pays latinoaméricains, et afin de poser un regard nuancé sur les expériences progressistes aujourd’hui remises en cause de part et d’autre du continent, nous avons souhaité croiser les points de vue de rédacteurs, de chercheurs et d’acteurs politiques.
En 2005, le Frente Amplio, coalition de gauche, est arrivé au pouvoir. Tabaré Vázquez devient président succédant à Jorge Battle Ibañez. Ce dernier appartient au Parti Colorado, l’un des deux partis traditionnels uruguayens : l’autre étant le Partido Blanco ou Partido Nacional. Élu le 31 octobre 2004 et investi de ses fonctions le 1er mars 2005, Tabaré Vázquez devient le premier président de gauche et met fin au bipartisme en place en Uruguay depuis plus de 150 ans. Depuis sa victoire, le Frente Amplio n’a plus quitté le pouvoir. Tabaré Vázquez a même été réélu en octobre 2014 pour un deuxième quinquennat (2015-2020). Entre temps, l’Uruguay a changé de président. En octobre 2009, c’est l’ex-Tupamaro José Mujica qui est choisi pour accomplir les fonctions présidentielles. José Mujica est un personnage tout à fait atypique qui a suivi une trajectoire politique singulière. À travers lui, c’est l’histoire d’un mouvement que nous pouvons appréhender : celle du MLN-T (Movimiento de Liberación Nacional – Tupamaros). Il s’agira dans cet article de proposer une approche de la transformation de ce mouvement guérillero en mouvement intégré au jeu démocratique et accédant au pouvoir sous la bannière du Frente Amplio et du MPP (Movimiento de Liberación Nacional).
Le MLN-T et la guérilla (années 1960 – 1973)
Le MLN-T est né au cours des années 1960 d’abord sous l’initiative de Raúl Sendic. Ce dernier avait pour objectif de créer et d’organiser ce qu’Alain Labrousse appelle des « îlots de prolétariat rural ». À partir de 1955, il fut possible de déceler dans la campagne des foyers de conflits latents. Il s’agissait « d’îlots de prolétariat rural » fixés autour des champs de betteraves, des rizières et surtout des plantations de canne à sucre.[1]
Ces derniers devaient permettre de faire naître en Uruguay les conditions d’une lutte révolutionnaire en mettant en avant une représentation de la misère : les « cañeros » (travailleurs agricoles) vivaient dans des conditions lamentables, étaient sous-payés, sans cesse en proie au chômage… Raúl Sendic voit donc dans la mise au premier plan de ces derniers, le moyen de créer la conscience commune qui manque à l’Uruguay pour se lancer dans la Révolution. Il organise plusieurs marches. La première a lieu en 1962. Elle regroupe des coupeurs de canne. Accompagnés par leurs femmes et leurs enfants, des membres de l’UTAA (Union des travailleurs du sucre d’Artigas fondée par Raúl Sendic et regroupant des ouvriers des entreprises américaines Cainsa et Azucarlito) parcourent quelques 600 kilomètres. D’autres marches sont organisées en 1964 et 1965. Les revendications qu’elles portent ne trouvent aucun écho favorable auprès du pouvoir central. Ces luttes apparaissent comme vaines. Raúl Sendic laisse entrevoir la suite des événements :
Sendic est […] tout à fait conscient de l’inutilité de ces luttes à l’intérieur de structures politiques liées à l’oligarchie terrienne. À sa sortie d’un bref séjour en prison, il publie un article au titre significatif : « En attendant le guérillero ».[2]
« Le MLN-T, durant les années 1960, luttait, armes en main, pour la « libération nationale et le socialisme » (…) La guérilla est alors la seule option envisagée par les Tupamaros pour parvenir à leurs fins politiques. »
La lutte se dirige tout droit vers le recours systématique à la guérilla : tactique politique et militaire qui a fait ses preuves quelques années auparavant à Cuba permettant à Fidel Castro de s’emparer du pouvoir, en entrant à la Havane victorieux le 1er janvier 1959. D’une part, on se rend compte, et Raúl Sendic le premier, de l’inefficacité des luttes syndicales mais également de celle du jeu électoral ; d’autre part, on est convaincu du fait que seule l’action permettra de fédérer et d’acquérir l’appui de l’opinion publique. Il est difficile de dater la naissance exacte du MLN-T. Pour notre part, les plus anciens documents auxquels nous avons pu avoir accès datent de 1967. C’est dans tous les cas dans la seconde partie de la décennie 1960 que le MLN-T se lance véritablement dans la guérilla.
Le MLN-T, durant les années 1960, luttait, armes en main, pour la « libération nationale et le socialisme ». Il était l’incarnation de la passion révolutionnaire et ainsi le pire ennemi du « réformisme », du « verbalisme » et de l’« électoralisme » dans lequel, selon les dirigeants du mouvement guérillero, la gauche traditionnelle était plongée.[3]
La guérilla est alors la seule option envisagée par les Tupamaros pour parvenir à leurs fins politiques. La question du parti politique se pose pourtant dès ces premières années. En effet, le Frente Amplio est fondé en 1971. Un des documents du MLN-T, daté du 5 février 1971, revient sur son émergence. Dans une « déclaration constitutive », on pointe du doigt la crise économique qui sévit en Uruguay depuis les années 1950, la dépendance à l’étranger et notamment la prédominance d’une oligarchie en lien direct avec l’impérialisme américain. On déplore également la politique répressive et la lutte « anti-subversive » mises en place par le gouvernement de Pacheco.
Bref, les causes évoquées sont pour la plupart communes aux Tupamaros. Le Frente Amplio semble pouvoir représenter une alternative légale au mouvement guérillero. Cependant, le lien qu’entretiennent les Tupamaros avec l’alliance politique de gauche demeure partiel. Ils vont apporter leur soutien au Front pour les élections nationales de 1971 (ce dernier remporte 18 % des voix) fondant même une organisation légale qui intègre le Front : il s’agit du Mouvement du 26 Mars fondé en avril 1971. Aucun Tupamaro n’intègre les listes du Frente Amplio, préférant se tenir à l’écart. En réalité, dans l’imaginaire tupamaro, l’option légale est toujours perçue comme inefficace. On continue de lui préférer l’option militaire.
Drapeau du Mouvement de Libération Nationale – Tupamaros.
En décembre 1970, peu de temps avant la création du Frente Amplio, les Tupamaros réaffirmaient cette idée : « Pour autant, nous ne pensons honnêtement pas, qu’aujourd’hui, en Uruguay, nous puissions parvenir à la révolution par les urnes »[4]. À quoi ils ajoutent : « Le Mouvement de Libération National (Tupamaros) trouve positif qu’une union, si importante, des forces populaires se forge, bien qu’il regrette que cette dernière ne se soit constituée qu’au moment des élections et pas avant »[5]. Les Tupamaros n’envisagent pas le Frente Amplio comme le moyen d’accéder au pouvoir mais plutôt comme un vivier capable d’attirer les masses : « Le Front peut constituer un courant populaire capable de mobiliser un important secteur de travailleurs dans les prochains mois et après les élections »[6]. Le Mouvement du 26 Mars va alors être perçu par de nombreux Tupamaros comme le moyen de recruter de nouveaux guérilleros. José Mujica a déclaré :
« Il est probable qu’à l’époque nous n’avons pas perçu l’option des masses comme un élément qui puisse se révéler décisif. Chez nous, primait la certitude que le pays allait inévitablement au coup d’État. De là, le fait que l’option militaire ait prévalu. L’évolution de l’économie et de la société nous disait que le pays allait devoir affronter un coup d’État : c’est le facteur qui est à l’origine de notre organisation. Au moment de notre plus grande force, où nous aurions sans doute dû prendre un virage vers une organisation de masse ouverte et légale, nous sommes restés retranchés dans la primauté donnée à la solution militaire. Il est possible que ce soit ça qui s’est passé. »[7]
On le comprend donc bien, durant cette première phase, c’est bien la guérilla (essentiellement urbaine) qui prévaut. Plusieurs actions menées par les Tupamaros remportent de francs succès et leur permettent de s’attirer la sympathie de la population uruguayenne (pour plus de précisions concernant les moyens d’action du MLN-T, lire Nous les Tupamaros[8] suivi d’un texte de Régis Debray « Apprendre d’eux »). Tandis que Pacheco a été remplacé par Juan María Bordaberry qui poursuit et intensifie sa politique répressive et antisubversive, le gouvernement devient de plus en plus autoritaire. Bordaberry devient le premier dictateur de l’Uruguay suite au coup d’État du 27 juin 1973. S’ouvre alors une période particulière pour les Tupamaros. Le Mouvement est complètement anéanti. Ses principaux leaders sont détenus, les autres membres de l’organisation sont emprisonnés ou sont contraints de s’exiler pour échapper aux griffes de la dictature. Jusqu’au retour à la démocratie en 1985, le MLN-T n’existe plus.
Autocritique et transition démocratique (1985 – 1995)
En 1985, avec le retour de la démocratie en Uruguay, le MLN-T voit ses membres libérés. Une nouvelle période s’ouvre alors pour le mouvement. Il s’agit d’une période de discussion. La question posée est la suivante : doit-on poursuivre la lutte armée ou intégrer le cadre légal prévu par la démocratie, c’est-à-dire mener une révolution par les urnes ?
Deux camps vont alors s’affronter chacun représentant une option différente. Adolfo Garcé définit les catégories suivantes : d’un côté, on trouve les « grandfrondistes »[9] (partisans de l’intégration du MLN-T au jeu électoral dont Raúl Sendic fait partie) et de l’autre, les « prolétariens »[10] (partisans de la poursuite de la guérilla). Entre les deux on trouve des « conciliateurs »[11] dont José Mujica et Eleurerio Fernández Huidobro font partie. Ces derniers vont occuper une place centrale à partir de 1994 en faisant glisser définitivement le MLN-T dans la lutte légale. Avant cela, les deux tendances vont s’opposer.
Les « grandfrondistes » semblent avoir de nombreux arguments disponibles pour plaider leur cause. Les premières raisons qui les ont certainement conduits à adopter cette attitude favorable à la transformation en parti, semblent provenir de l’épisode dictatorial lui-même. Au-delà des conditions de détention inhumaines[12] dans lesquelles les Tupamaros ont été séquestrés par le régime (on pense ici à José Mujica qui a passé près de deux années au fond d’un puits), c’est le discours sur la responsabilité des Tupamaros dans l’avènement de la dictature qui a pu conduire une partie des Tupamaros à reconsidérer leur stratégie d’action. La démocratie semble être devenue un idéal à défendre et à préserver. Il ne faut plus prendre le risque de glisser vers l’autoritarisme qui mène droit à la dictature. En effet, nombreux sont ceux qui ont cherché à faire des Tupamaros les responsables du coup d’État de 1973, à commencer par les militaires eux-mêmes.
« Les militaires justifient l’avènement de la dictature par un discours de nature nationaliste : luttant contre le groupement révolutionnaire, les militaires auraient, selon leurs dires, permis de préserver la nation uruguayenne. »
Aldo Marchesi, dans un article intitulé « Tupamaros et dictature : Débats sur le coup d’État de 1973 en Uruguay » revient sur ce discours. Les militaires s’inscrivent dans la lignée de la politique initiée par le gouvernement de Pacheco : dans leur logique donc, l’action des Tupamaros a consisté en une « subversion antinationale ». Le terme « antinational » est ici tout à fait important. En effet, les militaires justifient l’avènement de la dictature par un discours de nature nationaliste : luttant contre le groupement révolutionnaire, les militaires auraient, selon leurs dires, permis de préserver la nation uruguayenne. Deux ouvrages ont été rédigés par les forces armées : le premier, Las fuerzas armadas al pueblo oriental (composé de deux tomes, La Subversión et El proceso político) et le second, Testimonio de una nación agredida. Aldo Marchesi écrit :
« Face aux témoignages des personnes ayant subi le terrorisme d’État, les militaires cherchent à transformer la nation en victime, la présentant en « proie des mouvements internationaux qui sapent les fondations du pays », tout en montrant « les mesures adoptées pour sa propre défense ». »[13]
Dans un tel discours, la « subversion » tupamara est inscrite dans un cadre beaucoup plus large : celui de la menace communiste. Aldo Marchesi nous fait notamment remarquer que les militaires font remonter les débuts de la subversion à l’année 1848, date de la publication du Manifeste du parti communiste. Nationalisme et lutte contre le communisme, voilà les jalons du discours développé par les forces armées au pouvoir. Cependant, le discours cherchant à faire porter la responsabilité de la mise en place de la dictature aux Tupamaros, n’est pas propre aux militaires. Les partis traditionnels uruguayens ont également cherché à remettre en cause le MLN-T. Aldo Marchesi écrit :
« À partir du retour de la démocratie en 1985, la majorité du Partido colorado et une frange significative du parti national, construisent par la voix de leurs dirigeants respectifs, les ex-président Julio María Sanguinetti et Luis Alberto Lacalle, un discours en certains points semblable à celui des militaires concernant le rôle du MLN-T dans le processus qui conduit au coup d’État ».[14]
José Mujica lors d’un meeting en 1985.
Les membres des partis traditionnels qui soutiennent ce genre de discours voient les acteurs du MLN-T comme des « ennemis de la démocratie ». Cependant, bien qu’en accord sur ce point avec les militaires, ils les condamnent également. Leur argumentation se base sur ce qu’Aldo Marchesi qualifie de « théorie des deux démons ». Il s’agit d’une tentative d’explication historique du coup d’État par l’action de ces deux minorités, et ainsi une façon de décharger les acteurs démocratiques (les partis traditionnels notamment) de toute responsabilité dans la mise en place de la dictature militaire. L’ex-président, Julio María Sanguinetti a déclaré dans un article intitulé « Las lecciones de la historia » : « Dans notre cas, la guérilla a préparé le chemin de l’intervention des militaires, qui dans l’ivresse du succès, ont excédé leur mission et ont fini par exercer directement le pouvoir ».
L’action des Tupamaros a été, si l’on prend en compte ce discours, la cause première du coup d’État de 1973 (l’élément déclencheur). Cependant, dans leur discours, il ne s’agit pas non plus de défendre les militaires : ils auraient dû s’arrêter à leur mission première et une fois la subversion battue (ce qui était le cas en 1972) cesser leur action. Les pouvoirs de crise auraient dû être suffisants. Il y a donc tout de même une condamnation de la dictature et du coup d’État par ces acteurs politiques.
Ce genre de discours qui remet en cause le groupe révolutionnaire conjugué aux conditions de détention ainsi qu’à l’anéantissement du mouvement durant la période dictatoriale, a largement contribué à la redéfinition de la ligne politique du MLN-T. La démocratie est devenue, pour de nombreux Tupamaros, un idéal à défendre et à préserver. Dans une entrevue réalisée en septembre 1987, il est posé à Raúl Sendic la question suivante : « Pourrais-tu définir en quelques mots ce qu’est « un socialisme à l’uruguayenne » ? »[15]. Voilà sa réponse :
« Bien, il y a une mentalité [particulière] dans notre pays. Nous, nous ne vivons pas dans une société qui a été tsariste comme l’Union Soviétique, ni dans une société présidée par les mandarins comme la Chine. Une certaine tradition démocratique très enracinée dans la mentalité du peuple, soucieuse des libertés et d’autres éléments, est présente en Uruguay. Nous devons adapter le socialisme à cette réalité uruguayenne. Un socialisme qui soit compatible avec toute cette tradition, nous dirons libertaire, de tout le peuple uruguayen.« [16]
Cette citation permet d’éclairer notre propos. En effet, Raúl Sendic défend ici l’idée de démocratie. Contrairement aux années 1960 et 1970 où il prônait une socialisme révolutionnaire, c’est bien à un socialisme adapté à la démocratie et donc aux institutions qui vont avec que Raúl Sendic se réfère ici. La référence à la démocratie devient de plus en plus dominante, et exclut de fait le recours à la forme armée.
Cependant, le changement de cap ne se fait pas en un claquement de doigt. Plusieurs actions armées sont menées durant la décennie 1985-1995. C’est d’ailleurs l’une d’entre elle qui va faire définitivement adopter le choix de l’action légale aux Tupamaros. Il s’agit du massacre de Jacinto Vera (du nom du quartier où il se produisit) également appelé affaire de l’hôpital de Filtre qui a lieu en mars 1994. Alain Labrousse dans son article « Les Tupamaros : de la lutte armée à la voie électorale » pointe du doigt cet événement. Au départ, il s’agissait d’un mouvement de solidarité envers trois militants basques de l’ETA que le gouvernement uruguayen avait accepté d’extrader à la demande de l’Espagne. Dans l’attente de leur extradition, ils avaient été placés à l’hôpital de Filtre. Le 24 mars, alors qu’une foule s’était rassemblée devant l’hôpital, la police a cherché à les déloger. Ce qui a conduit à de violents affrontements : jets de pierres contre balles réelles tirées par la Garde Républicaine. Un ouvrier est tué, de nombreuses personnes sont blessées. Les Tupamaros étaient prêts pour en découdre : ils étaient munis de cocktails Molotov et d’armes à feu. Quelques mois avant les élections nationales, cet événement semble avoir joué en la faveur des adversaires du Frente Amplio en disqualifiant ce dernier : Tabaré Vázquez perd en effet les élections devancé de seulement 30 000 voix par le Partido Colorado. Alain Labrousse écrit :
« Cela a poussé Mujica et Fernández Huidobro, même s’ils ne s’en sont jamais expliqués, à prendre un virage radical. Face aux « prolétariens », ils penchaient pour la lutte légale, mais n’avaient pas osé rompre avec leurs compagnons des luttes passées. À partir de ce moment-là, ils s’engagèrent résolument dans la voie de la compétition électorale, entraînant la masse de leurs partisans et obligeant les secteurs les plus militaristes, soit à quitter l’organisation […], soit à s’aligner sur leurs positions ».[17]
En 1994, le virage semble être pris. Cependant, l’année 1995 semble mieux correspondre à un point de rupture dans la ligne politique du MLN-T. En effet, cette année-là, Jorge Zabalza et d’autres « prolétariens » ont décidé de quitter l’organisation. C’est alors que le MLN-T va pouvoir réellement se lancer dans une redéfinition de sa stratégie politique en se basant sur son parti créé en 1989 (le MPP) et sur le Frente Amplio. Adolfo Garcé écrit :
« Avec le départ de certaines des figures principales des prolétariens, et dans le contexte général de l’évanouissement de l’« imaginaire insurrectionnel », la stratégie politique du MLN-T s’est retrouvée sous l’emprise de José Mujica et Eleuterio Fernández Huidobro ». [18]
Ascension et arrivée au pouvoir de José Mujica (1995-2015)
José Mujica devient rapidement ce qu’Aldofo Garcé qualifie de « phénomène ». Il est très médiatisé. L’intérêt des journalistes et de l’opinion pour José Mujica ne provient pas que de son passé de guérillero : tout semble, chez lui, retenir l’attention. Tout d’abord son apparence, son style de vie également, son langage et enfin ses idées (« il exprimait des concepts peu communs chez les politiques de gauche et réellement inattendus chez un ex-guérillero »)[19]. Il ne renie pas son passé guérillero (qui constitue même, contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’« attribut fondamental de son capital politique »). Le 8 octobre 2004, trois semaines avant les élections nationales, le MLN-T commémore publiquement comme chaque année la prise de la ville de Pando, survenue le 8 octobre 1969. Quelques semaines avant les élections, cela aurait pu passer pour une erreur de campagne, or en réalité cela n’a pas été le cas, Tabaré Vázquez, candidat du Frente Amplio est élu président.
José Mujica se lance dans une transformation profonde du MLN-T allant dans le sens de celle prônée par Raúl Sendic dans les propos que nous citions plus haut. Ces premières années ont consisté à adapter l’organisation à la démocratie et à l’intégrer à la lutte légale : l’objectif était d’arriver au pouvoir par les urnes. Ainsi, comme le note Adolfo Garcé , « dans son discours, les thèmes politiques privilégiés par Raúl Sendic dans ses dernières années sont réapparus : lutte contre la pauvreté, défense de la nation, nécessité d’un Grand Front », ce à quoi il ajoute quelques pages plus loin : « Mujica a lutté pour substituer à l’« imaginaire insurrectionnel », la perspective d’un gouvernement populaire, progressiste, conçu comme le prologue de transformations plus profondes mais quasi inévitables dans le futur »[20].
José Mujica est élu député en 1994, sénateur en 1999, il intègre le gouvernement de Tabaré Vázquez dès mars 2005 en tant que ministre de l’élevage, de l’agriculture et de la pêche. C’est en octobre 2009 qu’il est élu président de la République, fonction qu’il débute en mars 2010. Il est élu en tant que candidat du Frente Amplio (comme membre du MPP). Son parcours politique incarne bien la transformation et le succès de la transformation du mouvement guérillero en mouvement intégré à la lutte légale. C’est désormais à la politique qu’il a menée en tant que chef d’État qu’il faut nous intéresser.
« Comme le note Adolfo Garcé, « Mujica a lutté pour substituer à “l’imaginaire insurrectionnel”, la perspective d’un gouvernement populaire, progressiste, conçu comme le prologue de transformations plus profondes mais quasi inévitables dans le futur ». »
Il faut d’abord s’intéresser aux lois sociales novatrices qui ont été instituées durant son mandat. En effet, ce sont ces dernières qui semblent conférer aux années José Mujica un caractère révolutionnaire. L’ensemble des propos qui vont suivre s’appuient sur l’article de Sabastián Agiar et Felipe Arocena intitulé « Menant la marche : l’Uruguay et ses trois lois avant-gardistes »[21]. Pour les deux auteurs : « ces trois lois ont placé l’Uruguay au sommet du nouvel agenda progressiste ou libéral ». Ces trois lois sont les suivantes : dépénalisation de l’interruption volontaire de grossesse (IVG), droit au mariage pour les personnes de même sexe (loi dite du « mariage égalitaire ») et enfin légalisation et régulation du cannabis par l’État.
En dépénalisant l’IVG, le gouvernement de José Mujica a mis fin à un débat lié à une demande sociale ancrée dans la société. En effet, dès les années 1930, des revendications en faveur de l’IVG se font entendre. Après la dictature, plusieurs organisations féministes appellent à l’égalité entre les hommes et les femmes et font de l’IVG l’une de leurs revendications principales. Dans les années 1990, le problème de l’avortement se transforme en problème de santé publique à cause des avortements clandestins. En 1998, un premier projet de loi apparaît dans le Parlement. En 2002, ce dernier a débattu un projet de loi sur l’IVG qui parvient à recueillir le vote de la majorité de la Chambre des députés mais qui échoue car rejeté par le Sénat en 2004.
Avec l’arrivée au pouvoir en 2005 de Tabaré Vázquez et du Frente Amplio, le mouvement social reprend de l’ampleur. En 2007, un projet de loi est à nouveau débattu à la Chambre des députés. Il est adopté en octobre. Le Sénat l’approuve le 11 novembre sous l’appellation « loi de santé sexuelle et reproductive ». Cependant, c’est cette fois-ci au veto du président que la loi se heurte. Même Tabaré Vázquez, pourtant représentant du Frente Amplio et donc du progressisme uruguayen, refuse l’adoption d’une loi favorable à l’IVG. Ceci mine les revendications sociales. Au début du quinquennat de José Mujica, le débat autour de la question de l’avortement est relancé. Mujica s’était prononcé contre le veto présidentiel. Un projet de loi est à nouveau proposé : il est successivement approuvé par la Chambre des députés et le Sénat, et aboutit à l’approbation définitive de l’IVG en octobre 2012. La loi de dépénalisation de l’IVG stipule que seule la volonté de la femme suffit pour que soit pratiquée l’intervention. Cette dernière disposant d’un délai de douze semaines pour en décider.
L’une des deux autres lois « avant-gardistes » est celle du mariage dit égalitaire. Dès les années 1980, des organisations uruguayennes ont dénoncé des discriminations liées à l’orientation sexuelle. En 2007, les revendications qui n’ont pas tari depuis, aboutissent à l’approbation de l’union civile qui permet l’union entre deux personnes de même sexe. Dans les mois qui ont suivi l’adoption de cette loi, d’autres avancées ont eu lieu : l’adoption par les couples homosexuels est désormais possible, on approuve également le changement identitaire dans les documents officiels en raison de l’identité sexuelle, les homosexuels peuvent intégrer les forces armées…
L’idée du mariage égalitaire est évoquée en 2009 peu de temps avant les élections nationales. La société uruguayenne est majoritairement favorable à l’adoption du mariage identitaire dès 2010. Le Frente Amplio est unanimement favorable à ce dernier. La loi est votée le 11 décembre 2012 à la Chambre des députés puis le 2 avril 2013 au Sénat. La loi est définitivement adoptée le 10 avril 2013.
Enfin, on en vient à la question du cannabis. Fumer du cannabis en Uruguay n’est plus un délit depuis 1974 alors même que sa distribution et sa vente sont pénalisées. C’est à la fin des années 1980 que la demande pour la légalisation totale du cannabis est formulée.
« Pour les associations et acteurs sociaux, la légalisation du cannabis relève d’un droit et d’une liberté de choix. Pour le gouvernement, il s’agit surtout d’une sorte d’expérimentation et d’innovation dans la lutte contre la criminalité liée à la drogue. »
Avec l’arrivée au pouvoir de Tabaré Vázquez, un durcissement du discours de « guerre contre les drogues » se manifeste. Cela est lié à l’apparition d’une nouvelle drogue – la pasta base – dérivé de la cocaïne, proche du crack. C’est alors que des organisations qui militent en faveur de la légalisation du cannabis commencent à se manifester publiquement : on organise la « manifestation mondiale pour le cannabis » qui a réuni 7000 personnes à Montevideo. À partir de 2009, le mouvement s’est renforcé. En 2010 un « débat national sur les drogues » est organisé. Le pouvoir exécutif s’empare de la question et se prononce en faveur de la régulation du cannabis. Cette dernière est proposée dans la perspective d’une politique de lutte contre le trafic de drogues. Un projet de loi est présenté : il établit le principe d’un monopole étatique en ce qui concerne la production, distribution et vente du cannabis.
Le projet de loi est voté par la Chambre des députés à la fin du mois de juillet 2013 et finalement adopté par le Sénat le 11 décembre 2013. La loi établit la possibilité de cultiver jusqu’à six plants de cannabis par foyer et autorise la formation d’associations composées de 15 à 45 personnes pour la production conjointe. L’État établit également un système de production, de distribution et de vente : une personne a le droit d’acheter jusqu’à 40 grammes de cannabis par mois. Des campagnes de prévention concernant les risques et préjudices liés à la consommation de cannabis sont également mises en place. Pour les associations et acteurs sociaux, cette légalisation relève d’un droit et d’une liberté de choix. Pour le gouvernement, il s’agit surtout d’une sorte d’expérimentation et d’innovation dans la lutte contre la criminalité liée à la drogue qui si elle s’avère efficace, pourrait être étendue à d’autres substances.
Ces trois grandes lois constituent les avancées fondamentales liées au gouvernement de Mujica. Pour le reste, ce dernier semble se situer en continuité avec son prédécesseur Tabaré Vázquez. Durant le mandat de celui-ci, des avancées sociales indéniables ont eu lieu. Celles-ci ont été permises par des politiques sociales mises en œuvre pour améliorer les conditions de vie des personnes les plus défavorisées. Mariela Quiñones et Marcos Supervielle l’exposent très bien dans leur article « L’action sociale du gouvernement du Frente Amplio »[22]. Un ministère est crée dès mars 2005 : il s’agit du Ministère du Développement social. Ce dernier, à peine opérationnel, mettait déjà en œuvre le Plan d’attention à l’urgence sociale (PANES). Les différentes politiques conçues dans le cadre de ce plan, sont coordonnées avec les politiques de santé, d’éducation, de logement, de Sécurité sociale et de dialogue social. Un cabinet ministériel du développement social est prévu à cet effet. Marcos Supervielle et Mariela Quiñones notent : « Ces politiques sociales se sont donc inscrites dans un ensemble de politiques sociétales qui visaient à transformer des dynamiques sociales, autrement dit à modifier le fonctionnement de la société dans son ensemble ».
En 2005, ce ne sont pas moins de 330 000 personnes qui, en situation d’extrême pauvreté, ont bénéficié du plan mis en œuvre par le Ministère du Développement social. Certes ce plan avait pour vocation première de régler une urgence. Cependant, il tendait à se convertir en plan d’équité durable en couvrant des catégories sociales dans leur ensemble. Le plan d’équité est appliqué depuis janvier 2008.
Autre aspect de ce gouvernement : il est parvenu à articuler économie de marché et politiques sociales. Daniel Olesker, dans une entrevue, traite de cette question.[23] Une des premières actions de Tabaré Vázquez, une fois au pouvoir a été de rétablir les négociations salariales à travers les conseils des salaires. Cette décision a eu un impact très important dans la mesure où elle a permis aux travailleurs des secteurs les plus précaires de faire entendre leur voix et surtout où elle a permis de rendre formel le travail : en deux ans, on compte 120 000 nouveaux travailleurs affiliés à la Sécurité Sociale. Cette décision a également renforcé le secteur syndical : les affiliations à la centrale syndicale PIT-CNT sont passées de 150 000 à 200 000 travailleurs en deux ans de gouvernement du Frente Amplio.
Beaucoup de lois semblent aller prioritairement dans le sens des travailleurs. Daniel Olesker résume ainsi : « les thèmes des droits des travailleurs, des négociations collectives, du salaire minimum, de la lutte contre la précarité, font partie du premier paquet de mesures qui implique de « mettre de l’ordre dans la maison » ».
Cet article est accompagné de nombreux graphiques tout à fait révélateurs. Le PIB de l’Uruguay est ainsi passé de 13,1 milliards de dollars en 2004 à 31,7 milliards de dollars en 2009 (entre 2005 et 2008, le PIB a augmenté de 35, 4 % alors qu’entre 1998 et 2002, il avait baissé de 17%). Le PIB par habitant a également fortement augmenté en passant de 4 003 dollars à 9 200 dollars. Ces indicateurs semblent révéler un enrichissement de l’Uruguay. Un enrichissement qui s’explique à la fois par les investissements et la reprise des exportations. D’un point de vue sociétal, le chômage a quant a lui baissé passant de 16,1 % en 2003 à 7,3 % en 2008. Enfin, le taux de pauvreté est passé de 30,9 % en 2004 à 21,7 % en 2007. Les dépenses sociales n’ont cessé de croître entre 2004 et 2009, il en va de même en ce qui concerne les salaires. Au regard de ces différents chiffres et de l’approche de quelques politiques sociétales mises en place par le gouvernement de Tabaré Vázquez, il apparaît donc bien que la croissance économique a été le facteur d’une « croissance sociale ».
L’exemple uruguayen permet bien d’appréhender ce que peut être l’adaptation d’un mouvement guérillero à la réalité démocratique. En effet, le parcours du MLN-T, sa mutation en parti politique et son accès au pouvoir mettent en évidence la réussite d’une telle adaptation. Ainsi, le MLN-T pourrait être l’exemple à suivre pour d’autres mouvements anciennement guérilleros qui cherchent aujourd’hui à intégrer le jeu traditionnel des partis politiques.
Lucas d’Albis de Razengues
[1]Alain Labrousse inLes Tupamaros : guérilla urbaine en Uruguay, Paris, Ed. du Seuil, 1971, p. 35.
[3]Adolfo Garcé in Donde hubo fuego : el proceso de adaptación del MLN-Tupamaros a la legalidad y a la compentencia electoral (1985-2004), Fin de Siglo, Montevideo, 2006, p. 18. « El MLN-T, durante la década del sesenta, luchaba, armas en mano, por la “liberación nacional y el socialismo”. Era la incarnación de la pasión revolucionaria y, como tal, el peor enemigo del “reformismo”, el “verbalismo” y el “electoralismo” en el que, según los dirigentes del movimiento guerrillero, estaba sumida la izquierda tradicional ».
[4]« Por lo tanto, no creemos, honestamente, que en el Uruguay, hoy, se pueda llegar a la revolución por las elecciones ».
[5]« El Movimiento de Liberación Nacional (Tupamaros) entiende positivo que se forje una unión de fuerzas populares tan importantes, aunque lamenta que esa unión se haya dado precisamente con motivo de las elecciones y no antes ».
[6]« El frente puede constituir una corriente popular capaz de movilizar un importante sector de trabajadores en los meses próximos y después de la elecciones ».
[7]Propos de José Mujica rapporté dans Alain Labrousse, Les Tupamaros : des armes aux urnes, Monaco, Ed. Du Rocher, 2009, p. 133.
[8]MLN-T, Régis Debray, Nous les Tupamaros suivi de « Apprendre d’eux », Paris, Maspero, 1971.
[9]Traduction d’Alain Labrousse pour « frentegrandistas ».
[10]Traduction d’Alain Labrousse pour « Proletarios ».
[11]« Ni proletarios, ni frentegrandistas » dans l’ouvrage d’Adolfo Garcé.
[12]Pour appréhender ces conditions, on pourra lire l’ouvrage de Mauricio Rosencof et Eleurerio Fernández Huidobro, Memorias del calabozo (Montevideo, La República, 1995) qui est en train d’être adapté au cinéma.
[13]Aldo Marchesi in « Tupamaros et dictature. Débats sur le coup d’État de 1973 en Uruguay », Vingtième Siècle, Revue d’histoire, n°105, janvier 2010, p. 62.
[15]« ¿ Podrías definir en pocas palabras qué es “un socialismo a la uruguaya” ? ».
[16]« Bueno, hay una mentalidad en el país. Nosotros no estamos en una sociedad que haya sido zarista como la Unión Soviética, ni en una sociedad presidida por mandarines como China. Tenemos cierta tradición democrática muy arraigada en la mentalidad del pueblo, por libertades y todo eso, y nosotros tenemos que adaptar el socialismo a la realidad uruguaya. Un socialismo que sea compatible con toda esa tradición, digamos libertaria, de todo el pueblo uruguayo ».
[17]Alain Labrousse in « Tupamaros : de la lutte armée à la voie électorale (1964-2009) », Problèmes d’Amérique latine, n°74, avril 2009, p. 31.
[18]Adolfo Garcé in Donde hubo fuego : el proceso de adaptación del MLN-Tupamaros a la legalidad y a la compentencia electoral (1985-2004), Fin de Siglo, Montevideo, 2006, p. 139 : « Al retirarse algunos de los principales referentes de los proletarios, en el marco general de desvanecimiento del “imaginario insurreccional”, la estrategia política del MLN-T pasó a ser marcada por José Mujica y Eleuterio Fernández Huidobro ».
[19]Adolfo Garcé in Donde hubo fuego : el proceso de adaptación del MLN-Tupamaros a la legalidad y a la compentencia electoral (1985-2004), Fin de Siglo, Montevideo, 2006, p. 140-141. Les phrases originales sont, dans l’ordre : « Mujica nunca se puso un traje o una corbata para ir al Parlamento » ; « el líder tupamaro utilizó sistemáticamente un lenguaje sencillo, popular, directo » ; « expresaba conceptos poco habituales en políticos de izquierda y realmente inesperados en un ex guerrillero ».
[20]Adolfo Garcé in Donde hubo fuego : el proceso de adaptación del MLN-Tupamaros a la legalidad y a la compentencia electoral (1985-2004), Fin de Siglo, Montevideo, 2006, p. 141 et 143 : « en su discurso reaparecieron los ejes políticos que Raúl Sendic había priorizado en sus últimos años de vida : la lucha contra pobreza, la defensa de la nación, la necesidad de un Frente Grande » ; « Mujica luchó para sustituir el “imaginario insurreccional” por la perspectiva del gobierno popular, progresista, concebido como prólogo de transformaciones más profundas pero casi inevitable lejanas ».
[21]Sebastián Aguiar et Felipe Arocena in « Menant la marche : l’Uruguay et ses trois lois avant-gardistes », Cahiers des Amériques latines, n°77, 2014, p. 69-86.
[22]Mariela Quiñones, Marcos Supervielle in « L’action sociale du gouvernement du Frente Amplio », Problèmes d’Amérique latine, n°74, avril 2009, p. 79-94.
[23]Daniel Olesker in « Un modèle économique en mutation ? L’Uruguay dans le contexte économique régional et international », Problèmes d’Amérique latine, n°74, avril 2009, p. 63-78.
L’Amérique latine en question – Au fil du mois de mars, LVSL met à l’honneur l’Amérique latine à travers une série d’articles et d’entretiens. Pour mieux saisir l’ampleur des bouleversements politiques et sociaux qui agitent les pays latinoaméricains, et afin de poser un regard nuancé sur les expériences progressistes aujourd’hui remises en cause de part et d’autre du continent, nous avons souhaité croiser les points de vue de rédacteurs, de chercheurs et d’acteurs politiques.
Pour la seconde fois depuis la fin de la dictature, la coalition de droite a conquis le pouvoir au Chili lors des élections de novembre dernier. Bien que nous ayons assisté à un nouveau match opposant les deux coalitions traditionnelles, une nouvelle force semble avoir bousculé le bipartisme en faisant mentir tous les pronostics : le Frente Amplio ; ce mouvement s’impose comme troisième force politique, et manque de peu le second tour. Nous avons rencontré des militants parisiens de ce mouvement. Retour sur la situation politique du Chili, la déception des mandatures Bachelet (2006 – 2010 et 2014 – 2018) et le nouvel espoir des opposants au néolibéralisme dont ce pays fut le laboratoire.
Changer l’Education pour transformer la société : la grande aspiration démocratique chilienne
Impossible de comprendre la politique chilienne et l’avènement du Frente Amplio sans revenir sur les événements liés à la question de l’éducation qui est centrale au Chili, et qui concentre en elle beaucoup des fractures de la société. Pour mieux appréhender les secousses politiques chiliennes autour de l’enseignement, il faut revenir sur le triste passé dictatorial du pays. Le Chili fut le laboratoire des économistes de l’École de Chicago, Milton Friedmann en tête ; c’est au Chili qu’on a expérimenté pour la première fois le modèle néolibéral, appelé à devenir universel et incontestable. Dans cette perspective, tous les secteurs de la société étaient destinés à être peu à peu être livrés au marché, y compris l’éducation. El Ladrillo, le programme économique conçu par les “Chicago boys” et que les putschistes qui ont renversé le président Salvador Allende se sont employés à mettre en œuvre, précisait qu’ « une politique éducative doit garantir gratuitement des niveaux minimaux d’éducation puisque, par ceux-ci, on atteint la formation de base du citoyen. […] Le profit pratique et direct tiré de la scolarisation à ce niveau, est relativement bas, et alors il est nécessaire d’en garantir la gratuité […] les niveaux supérieurs d’éducation procurent un bénéfice direct qui ne justifie pas la gratuité ». La récréation est terminée : les jeunes Chiliens pourront apprendre à lire et compter, pour le reste il faudra payer.
La loi organique de 1980 vient réglementer la marchandisation de l’enseignement. Pinochet met en place un processus de régionalisation des universités à la tête desquelles il nomme des militaires, et de municipalisation des établissements scolaires, aggravant considérablement les inégalités entre les villes les plus riches et les autres. Des fractures considérables se creusent également entre les écoles privées et publiques, ainsi qu’entre les universités ; le salaire et la place que l’on trouve dans la société est en grande partie conditionné par le diplôme que l’on possède, dont la valeur dépend de l’Université qui le délivre. Pendant notre entretien, Claudio Pulgar rappelle : « Au cours de l’année 1980, Pinochet a modifié la structure et le financement des universités publiques ; il a créé les conditions de la libéralisation pour le marché des universités privées, qui comptent aujourd’hui 70% des étudiants. La démarche de Macron est très similaire à la sienne, même si bien sûr en dictature c’est allé plus vite. »
“La privatisation de l’Education remonte à l’ère Pinochet, dont les réformes ont creusé des fractures considérables entre les écoles et les universités privées et publiques”
Avec la fin de la dictature et l’arrivée au pouvoir d’une coalition de centre-gauche (unissant la démocratie-chrétienne et le parti socialiste), le débat sur l’éducation est relancé, et beaucoup s’attendent à un retour sur ces privatisations qui ont accru les inégalités dans un pays déjà fracturé. Pourtant, pour Christian Rodriguez qui fit partie de ces professeurs exilés en France et de retour au Chili juste après la dictature, « il n’y a pas vraiment eu de changement, on n’a pas touché à la Constitution de 1980 ». L’Université reste la propriété du marché poursuit-il : « Le Business de l’Université privée, c’est un business énorme dans lequel on trouve des militaires, des gens de droite, et ceux de gauche qui sont au gouvernement. ».
Le statut quo sur cette question a été entretenu par les coalitions de gauche, dont certains membres possédaient des intérêts dans ce juteux commerce, comme le décrit la journaliste María Olivia Mönckeberg dans son ouvrage « El négocio de las Universidades en Chile ». Cela devient un point majeur de la contestation chilienne dans les années 2000, menée par les lycéens et leur « révolution des pingouins » de 2006 puis, à son acmé, par les étudiants qui ont conduit une immense mobilisation en mai 2011. Cette génération qui n’a pourtant pas connu la dictature s’élève contre un système qui reste un legs de la politique néolibérale appliquée par un gouvernement militaire.
En 2006 los pingüinos, ces jeunes lycéens, renversent trois ministres du gouvernement de Michelle Bachelet, fraîchement élue. Les raisons de la colère ? Le prix des transports publics trop élevé, une éducation de mauvaise qualité, de trop grandes inégalités entre le privé et le public, le prix exorbitant de l’Université – 200 000 pesos par mois quand le salaire moyen s’élevait à 120 000 -, en bref une volonté générale de prise en charge étatique de cette éducation privatisée. Attachés à ce legs néolibéral, le Parti Socialiste et la Démocratie Chrétienne au pouvoir cèdent sous la pression de la jeunesse en accordant aux plus démunis la gratuité des transports ainsi que des bourses, mais ne reviennent pas sur la racine du problème : la privatisation de l’enseignement et les profit qu’en tire le secteur privé.
“Les mandats de la coalition de centre-gauche a provoqué un sentiment de déception chez les électeurs, qui considèrent que la gauche ne fait finalement rien de plus que la droite”
Cinq ans plus tard, ce sont les étudiants qui investissent la rue et occupent lycées et universités pendant de longs mois, rejoints par les syndicats et de nombreux citoyens. Cette fois, c’est face au premier gouvernement de droite depuis l’ère Pinochet que la jeunesse du pays entre en lutte. Ce bras de fer s’inscrit dans la durée, rassemble des centaines de milliers de jeunes au cours de dizaines de marches réclamant la refonte du système éducatif et s’opposant à sa marchandisation. En réponse, le président Piñera accorde aux manifestants une faible hausse du budget et un accès facilité aux prêts étudiants. Pas de quoi calmer l’exaspération d’une génération ressentant toujours plus profondément l’exclusion causée par un système extrêmement inégalitaire. Alors qu’en 2013 les manifestations n’ont pas cessé, bien que plus éparses, Michelle Bachelet promet de revenir sur la privatisation pendant sa campagne électorale, ainsi que sur la Constitution de 1980 pour y introduire plus de participation. Comme lors de son premier mandat, elle n’en fit rien fit rien ; revenue au pouvoir en 2014 en s’appuyant sur les revendications des mouvements sociaux, elle provoque une immense déception pour les électeurs qui avaient placé leurs espoirs dans une coalition de centre-gauche – dans laquelle se trouvait le Parti Communiste et même une figure de la contestation étudiante, Camilla Vallejo, élue députée au parlement – dont ils espéraient qu’elle aurait le courage de revenir sur ces réformes libérales.
Le retour de la droite aux affaires: l’échec cuisant de la coalition des partis traditionnels de gauche
Les revendications de la société chilienne qui avaient mené Bachelet à son second mandat n’ont pas trouvé de débouché politique, du fait de l’immobilisme cuisant d’une coalition pariant davantage sur sa communication que sur l’action politique que l’on attendait d’elle. Cet alliage entre une rhétorique dénonçant le “business” et une pratique politique qui s’en accommode très bien n’est pas sans rappeler le destin de la social-démocratie européenne. Dans les deux cas, elle provoque un sentiment de déception chez les électeurs qui considèrent que la gauche ne fait finalement rien de plus que la droite ; et qui réclament – surtout parmi les plus jeunes, galvanisés par l’émulation des dernières années – le renouvellement et la réinvention de la politique.
Les élections de 2017 voient la coalition de droite – soutenue au second tour par un nostalgique de Pinochet, José Antonio Kast – l’emporter face à la coalition de centre-gauche. L’échiquier politique semblait alors marqué par une bipolarisation entre deux coalitions, sans qu’aucune alternative politique ne puisse émerger. C’était sans compter sur les nombreuses synergies provoquées par des années de luttes étudiantes, syndicales ou écologistes. Un nombre croissant de Chiliens ont compris que le processus de privatisation – qui a concerné aussi bien le domaine de l’éducation que de la santé, l’eau, le logement, les transports, les télécommunications, l’énergie, les ressources naturelles… – était sans fin, et que cette gauche compromise avec le modèle néolibéral ne constituait en rien une alternative.
Et pourtant de cette élection est née une réelle force d’alternative, dans un pays si longtemps érigé en bastion et modèle néolibéral – on a parlé du “miracle chilien”. Si les deux coalitions traditionnelles se sont affrontées au second tour, il s’en est fallu de 150 000 voix, à peine 2%, pour que le Frente Amplio ne se substitue à la coalition de gauche dans la confrontation avec la droite.
“Le constat est le même au Chili qu’en France ou en Espagne : le signifiant « gauche » a été vidé de son sens par la politique des sociaux-libéraux et de leurs alliés au pouvoir“
Une nouvelle force populaire: le Frente Amplio face aux structures néolibérales
En janvier 2017, plusieurs partis politiques et mouvements indépendants donnent naissance au Frente Amplio. Cette coalition très éclectique rassemble notamment Revolución Democrática – qui a participé au deuxième gouvernement Bachelet avant de le quitter -, Izquierda Autonoma, le Partido Igualdad, Izquierda Libertaria issue des mouvements étudiants, le parti pirate chilien… Bien que classée à l’extrême gauche de l’échiquier politique par les observateurs, le Frente Amplio se voit comme transversal, intégrant d’ailleurs le Parti Liberal ou encore les verts chiliens qui ne se revendiquent ni de gauche ni de droite. Le constat est le même au Chili qu’en France ou en Espagne : le signifiant « gauche » a été vidé de son sens par la politique des sociaux-libéraux et de leurs alliés au pouvoir. C’est l’analyse que fait Gonzalo Yañez : « C’est un débat au niveau communicationnel. C’est la stratégie Podemos : on est ouvert à tout le monde, on a des objectifs communs et si vous êtes d’accord, vous êtes les bienvenus. C’est la stratégie populiste ». Le Frente Amplio permet l’émergence de nouveaux signifiants, éloignés de ceux de la gauche traditionnelle, dans un pays pourtant profondément marqué par les trois années de gouvernement socialiste de Salvador Allende.
Mais le Frente Amplio permet surtout d’articuler des demandes très hétéroclites qui émanent d’acteurs très divers dans le champ politique et social – d’abord par les mouvement sociaux -. Comment une telle synthèse a-t-elle été réalisée ? L’explication tient beaucoup à la méthode. Une fois le mouvement déclaré il fallait un socle commun, qu’allait constituer le programme. Dans chaque ville, tous les militants des partis et mouvements du Frente Amplio, mais aussi ceux qui se reconnaissaient dans la démarche sans appartenir à aucune organisation, étaient invités à se rassembler en « comunales », c’est-à-dire en assemblées communales. De ces assemblées ressortent de nombreux textes qui ont conduit à l’élaboration du programme, « el programa de muchos y muchas ». L’accord n’a pas toujours été évident, certaines revendications trouvant des réponses politiques différentes selon la sensibilité du mouvement. De façon très agile, le Frente a procédé à un vote sur les questions à même de créer des divisions, puis sur le programme dans son ensemble. Plus de 300 000 personnes ont participé et voté le texte, un chiffre considérable pour un pays de 17 millions d’habitants ; ce processus a créé un fort sentiment d’inclusion dans un projet politique, jusqu’en France où Claudio Pulgar se réjouit que « ce que nous avons écrit à Paris se retrouve dans le programme, comme la partie où nous proposons que le Chili devienne un pays d’accueil pour tous les réfugiés du monde ». Afin de renforcer cette indispensable cohésion, le candidat à l’élection présidentielle fut choisi par vote après l’adoption du programme. La primaire citoyenne opposait Beatriz Sanchez, journaliste de radio et TV soutenue par Revolución Democrática, à Alberto Mayol Miranda, sociologue et universitaire, soutenu par le mouvement Nueva Democracia et le Partido Igualdad, considéré comme plus radical. « La Bea » l’emporte avec 67% des voix, et devient la porte-parole du rassemblement. Les militants parisiens reconnaissent avoir voté pour Alberto, le malheureux candidat de la primaire, mais déclarent sans amertume : « Même si on a perdu la primaire, nous sommes restés forts derrière Beatriz, voir encore plus forts ! Parce que le programme avait été construit en commun, et que Beatriz n’était que notre porte-parole. ».
Cette méthode semble avoir porté ses fruits : un programme solide, avec comme principal objectif de sortir du fondamentalisme néolibéral bien ancré au Chili. Et comme revendications clefs : la démocratisation du pays par un changement de Constitution et la conquête de droits que les militants considèrent comme allant de soi : droit à l’éducation, droit à la retraite, droit à la santé. Il n’est pas question de socialisation des moyens de production, bien que certains militants le revendiquent, mais simplement de lutter contre le productivisme, et contre les « capitaux » qui dépossèdent les habitants de leur accès à la terre, à l’eau et détruisent les habitats naturels, notamment des peuples indigènes dont les plus connu sont les Mapuches. Selon une militante du Frente Amplio Paris, ces demandes existent chez la plupart des habitants du pays qui voient leur conditions de vie et leur environnement proche se dégrader ; les revendications qui en découlent et qui ne trouvaient pas forcément de débouché politique sont prises en compte par le Frente qui s’en saisit en leur apportant des réponses que l’on qualifierait ici d’écologistes et anti-productivistes.
Mobilisation du Frente Amplio pour le droit à la retraite. http://www.fal33.org/le-frente-amplio-front-elargi-et-le-second-tour/
En bref, un programme qui a réussi à donner un débouché politique à de nombreuses demandes de la société chilienne et à les articuler entre elles, autour de nouveaux signifiants vides et d’un ennemi commun : le néolibéralisme, héritage de la dictature, et la classe politique au pouvoir depuis la transition démocratique. Il semble que cette méthode populiste, où le leader prend ici une place moins importante qu’ailleurs, ait réussi son pari : arrivé en troisième place avec 20,27% des voix, le Frente Amplio flirte avec le second tour, et ce alors que les sondages les donnaient loin derrière … La jeune coalition obtient d’ailleurs 20 députés, un sénateur, plusieurs conseillers régionaux et dirige la troisième ville du pays : Valparaiso.
Le retour de Piñera au pouvoir risque de raviver les mouvements sociaux désorientés par l’exercice du pouvoir de Bachelet pendant les quatre dernières années. Le Frente Amplio ne pourra que s’en trouver renforcé, et espérer faire de 2022 le début du déclin de l’ère néolibérale, au Chili et ailleurs. En effet, l’arrivée au pouvoir d’une telle coalition dans un pays comme le Chili, petite-fille des Etats-Unis et bastion néolibéral, pourrait avoir des conséquences sur la région toute entière.