« L’alliance avec le M5S a fourni une caution contestataire à la Lega » – Entretien avec Pierre Martin

Le Premier Ministre italien Guiseppe Conte et son ex-Ministre de l’Intérieur Matteo Salvini. © robertsharp via Flickr, Presidenza del Consiglio dei Ministri & U.S. Army photo by Elizabeth Fraser / Arlington National Cemetery via Wikimedia Commons.

La démission surprise de Luigi Di Maio de la direction du Mouvement 5 Etoiles a de nouveau démontré l’imprévisibilité du jeu politique italien. La probable victoire de la Lega aux élections d’Emilie-Romagne ce week-end devrait en effet affaiblir la surprenante alliance entre le M5S et le Partito Democratico, qui avait permis d’éviter des élections nationales suite au départ de Salvini à la fin de l’été 2019. Si Salvini est le favori des sondages, Matteo Renzi demeure toujours en embuscade, tandis que les néo-fascistes “frères d’Italie” (Fratelli d’Italia) progressent dans les intentions de vote. Pour décrypter le jeu politique transalpin, nous avons interrogé le politologue Pierre Martin, ingénieur de recherche au CNRS, enseignant à l’IEP de Grenoble et spécialiste de l’étude des élections. Retranscription par Dany Meyniel, interview par William Bouchardon.


LVSL – La coalition qui a émergée en Italie après les élections de mars 2018 a surpris tout le monde. Pourquoi le mouvement 5 étoiles a-t-il formé un gouvernement avec la Lega ?

Pierre Martin – Deux choix ont été déterminants dans cette affaire : celui du M5S de gouverner et celui de la Ligue de rejoindre ce gouvernement. Au départ, le Mouvement 5 Étoiles est un mouvement protestataire, centré sur le social, la réforme politique, la démocratisation, la lutte contre la corruption et les enjeux environnementaux. Or, on constatait déjà dans la campagne de 2018 du M5S un changement de ton par rapport à la campagne précédente, beaucoup plus contestataire, menée par Beppe Grillo. Le choix de leaders comme Luigi Di Maio et d’un discours qui insistait sur la volonté d’être une composante importante du gouvernement, notamment à travers une critique beaucoup moins forte de l’Union européenne, le traduit. Pour les électeurs du M5S, dont beaucoup sont des personnes en situation sociale difficile et en particulier dans le Sud de l’Italie, il était nécessaire d’obtenir du concret, donc il faut gouverner, et le M5S s’est donc modéré. Mais dans le même temps, ce programme social et environnemental est en opposition par rapport aux politiques néolibérales menées par le Parti Démocrate et la droite dirigée par Berlusconi et promues par l’Union européenne. On mesure donc la difficulté du M5S à pouvoir gouverner pour répondre aux attentes de ses électeurs alors que l’essentiel des forces politiques qui avaient gouverné précédemment étaient des adversaires, dont le M5S avait dénoncé les politiques et le degré considérable de corruption. Voilà donc une première explication.

« Si le M5S n’avait pas pu former un gouvernement, il y aurait eu un gouvernement technocratique qui aurait mené une politique néolibérale dure. C’était le scénario prévu par les élites politiques italiennes, qui était sur le point d’avoir lieu s’il n’y avait pas eu l’accord surprise entre le M5S et la Ligue. »

Cette volonté de résultats pour ses électeurs, nous l’avons vu à travers la loi sur le revenu de dignité [fixé à 780€/mois/personne, soit moins que le seuil de pauvreté, et avec quasi-obligation d’accepter le premier emploi venu, ndlr], une des priorités de Luigi Di Maio, la volonté de revenir sur la réforme des retraites et sur le Job Act de Renzi, etc. De toute façon, quand vous avez obtenu plus de 30% des suffrages, vous ne pouvez pas vous dérober. Qu’aurait-on dit ? Si le M5S n’avait pas pu former un gouvernement, il y aurait eu un gouvernement technocratique qui aurait mené une politique néolibérale dure. En fait, c’était le scénario prévu par les élites politiques italiennes, qui était sur le point d’avoir lieu s’il n’y avait pas eu l’accord surprise entre le M5S et la Ligue. Or, pour le M5S, une force opposée aux politiques économiques néolibérales et que je qualifierai de force de gauche contestataire, seule la droite radicale peut fournir l’allié nécessaire à la formation d’un gouvernement dans une situation de ce genre. Cette situation n’est pas sans précédent : en 2015, en Grèce, Syriza n’a pu former un gouvernement qu’en s’alliant avec une force de droite radicale, les Grecs Indépendants. Ce chemin-là est symétrique parce que la droite classique néolibérale et le centre-gauche refusent de soutenir des politiques en contradiction avec l’Union européenne et les politiques économiques qu’ils ont menées.

La deuxième question est donc : pourquoi la Ligue a-t-elle accepté ce gouvernement sous l’égide de Giuseppe Conte, qui est très proche du M5S ? D’abord, les sondages permettaient d’avoir une idée assez précise du fait probable qu’il n’y aurait pas de majorité claire, et Salvini a sans doute eu des contacts avec le M5S, ce qui est normal en campagne électorale. L’alliance de droite, entre la Ligue, Fratelli d’Italia (FdI) et Forza Italia, n’a en effet pas eu de majorité. Par contre l’événement à droite en 2018, c’est que, pour la première fois, la Ligue arrive devant Berlusconi et cette première percée a donné une responsabilité à Matteo Salvini. Il ne faut toutefois pas oublier qu’il y a d’abord eu une tentative exploratoire de la part du bloc de droite, qui avait fait 37% au total et a le plus de députés, de gouverner avec un allié qui serait minoritaire dans le gouvernement, soit le M5S, soit le Parti Démocrate. Chacun des deux a dit non. Le Président de la Chambre (un M5S) a alors été chargé de tester l’hypothèse d’un gouvernement avec le Parti Démocrate. Sans surprise, celui-ci a dit non, et le Président Sergio Mattarella a alors envisagé l’option du gouvernement technique, l’option favorite de la plupart des principales élites italiennes, afin de continuer la politique précédente. Or, ni le M5S, ni Matteo Salvini n’avaient intérêt à cette solution.

En passant devant Berlusconi, Matteo Salvini a compris que la lutte contre l’immigration était un thème populaire et a voulu être en position de l’incarner pleinement. Au vu de la politique déjà très restrictive sur l’immigration du précédent gouvernement du Parti Démocrate, il est probable que ce gouvernement technique aurait mené une politique encore plus dure sur l’immigration afin de prendre à Salvini une bonne part de son électorat. Evidemment, ce gouvernement ne pouvait avoir comme cible électorale les électeurs anti-austérité du M5S, donc il n’avait pas le choix. Je pense que c’est cela qui a motivé le choix de Matteo Salvini d’aller avec le M5S, en passant un accord minimum sur les politiques économiques en échange d’une politique restrictive en matière d’immigration qu’il incarnerait en tant que Ministre de l’Intérieur.

« Après 2008, une partie des élites économiques italiennes a rompu avec le néolibéralisme habituel, notamment au niveau du libre-échange tel que défendu par l’Union européenne, en estimant que cet aspect-là n’était pas dans leur intérêt. »

C’était possible parce qu’il y avait un point de convergence économique entre la Ligue et le M5S : après 2008, une partie des élites économiques italiennes a rompu avec le néolibéralisme habituel, notamment au niveau du libre-échange tel que défendu par l’Union européenne, en estimant que cet aspect-là n’était pas dans leur intérêt. S’est donc constituée une fraction qu’on pourrait appeler “néolibérale nationaliste” dans certains milieux économiques, qui a influé sur le programme économique de la Ligue. Le point commun de la Ligue et du M5S, l’hostilité aux politiques économiques de l’UE  et une volonté de relance justement de l’économie s’est bien vu dans le premier gouvernement Conte. Cette relance s’est faite à la fois par une baisse d’impôts qui favorise les électeurs de la Ligue, qui n’a certes pas obtenu autant que ce qu’elle voulait, et par une relance de la consommation via la fin de l’austérité en faveur des milieux les plus populaires, ce que voulait le M5S. Tout cela nécessitait l’affrontement avec l’Union européenne sur le premier budget, il ne faut pas l’oublier. Et l’UE a été obligée de transiger…

De plus, Matteo Salvini a su, avec beaucoup de brio je dois dire, incarner la politique anti-immigration en tant que Ministre de l’Intérieur. La presse libérale et de gauche italienne mais aussi étrangère, l’a beaucoup aidé dans ce sens puisqu’elle en a fait l’emblème du « méchant ». Or, en Italie comme ailleurs, beaucoup d’électeurs rejettent les médias et leurs discours que l’on peut qualifier de bien-pensants, et soutiennent une restriction de l’immigration. Cet effet médiatique a été magnifique pour la Ligue, qui a très vite eu une énorme progression dans les sondages, pour arriver à plus de 30% en seulement deux, trois mois. Les élections européennes n’ont fait qu’enregistrer un phénomène prévu depuis plusieurs mois. Plus intéressant, cette dynamique a démarré avant même que le gouvernement ne soit définitivement fixé, mais dès l’officialisation d’une discussion entre la Ligue et le M5S. L’alliance avec le M5S a donc fourni une caution contestataire à la Ligue, ce qui en dit long sur le rejet des électeurs italiens des élites en place. Tout cela a été très positif pour Matteo Salvini, mais ce choix était aussi très risqué, car il mettait gravement en danger l’alliance électorale de droite. Comme la stratégie gouvernementale de la Ligue était dénoncée à la fois par Berlusconi et par les Fratelli en raison de la position minoritaire de la Lega vis-à-vis du M5S, il y avait un risque de pertes électorales sur les questions économiques. Or, c’est l’inverse qui s’est produit, en particulier concernant Forza Italia, ce qui montre une nouvelle fois à quel point les politiques néolibérales classiques et les élites qui les incarnent étaient rejetées en Italie. Cette double image contestataire de Matteo Salvini, à la fois contre les élites européennes au sujet de l’immigration mais aussi au fait d’être allié avec le M5S, répondait à la demande des électeurs. Il ne faut pas oublier que ce gouvernement populiste avec le M5S a été soutenu par une majorité jusqu’au bout.

LVSL – Pourquoi Matteo Salvini a-t-il rompu la coalition à la fin de l’été ? Et pourquoi n’y a-t-il pas eu de nouvelles élections ?

P.M. – Parce qu’il avait obtenu une situation dominante exceptionnelle pour la Ligue. Or, la Lega, ce n’est pas « le perdreau de l’année » : elle existe comme formation importante depuis 1990 et comme formation de gouvernement, avec des hauts et des bas électoraux, depuis 1994, elle a participé à de nombreux gouvernements, a beaucoup d’élus, dirige des régions… Donc la Ligue est une force très implantée, capable de concrétiser un potentiel électoral. Pendant le gouvernement M5S-Lega, la dynamique sondagière de Salvini, vérifiée dans des élections locales, lui a permis d’attirer beaucoup d’élus locaux de droite. A mon avis, si Matteo Salvini a rompu avec le M5S, c’est qu’il s’est dit que la situation ne pouvait que se dégrader pour lui. Il espérait obtenir des élections, qu’il avait toutes les chances de gagner avec l’alliance électorale de droite traditionnelle et avec un système électoral qui n’aurait pas changé, et c’est précisément pour ça qu’il fallait rompre avant la réforme institutionnelle prévue pour le mois de septembre 2019. Cette réforme, qui comprend la réduction du nombre de parlementaires, est très populaire, donc il fallait rompre avant et trouver un prétexte pour ne pas paraître s’y opposer…

D’autre part, du fait de la position minoritaire de la Ligue dans la coalition et dans les deux chambres, Matteo Salvini savait qu’il ne pouvait pas obtenir les baisses d’impôts que voulaient ses électeurs. Il était en effet hors de question pour le M5S d’avoir un budget trop en déséquilibre, qui aurait débouché sur l’augmentation de la TVA, où le M5S aurait eu le soutien de la population contre la Ligue. Si la Lega était restée au gouvernement, elle aurait dû affronter le M5S au moment du budget et d’autre part et se heurter à ses dirigeants des régions du Nord, qui aussi réclamaient des baisses d’impôts et une diminution des transferts du Nord vers le Sud. La popularité de Salvini aurait donc décru. Avec le prétexte du désaccord sur le Lyon-Turin, sur lequel le M5S s’oppose à toutes les autres forces politiques, Matteo Salvini a pu se séparer des 5 Étoiles, même s’il était déjà en campagne, parcourait les plages, etc. depuis des mois.

Par ailleurs, Salvini était persuadé qu’il allait y avoir des élections parce que c’était la position du Parti Démocrate. Or, la surprise pour Matteo Salvini, et pour la majorité des observateurs, a été que le Parti Démocrate change son fusil d’épaule et s’oppose finalement aux élections. Le rôle de Matteo Renzi est ici fondamental: c’est ce dernier qui avait la direction du Parti Démocrate jusqu’aux élections en mars 2018, fonction qu’il a cédé au Président de la région Latium, Nicola Zingaretti, qui a gagné les primaires internes du parti. Or, Matteo Renzi et ses partisans sont majoritaires au sein du Parti Démocrate dans les deux groupes à la Chambre. Pourquoi ? Parce que c’est la direction du Parti qui fait les listes pour les élections ! Donc au moment de la rupture de Matteo Salvini du gouvernement, les renzistes au sein du Parti Démocrate savent que, s’il y a des élections, ils seraient éliminés ou très fortement diminués. Ils n’avaient donc aucun intérêt à ces élections, d’autant plus que Matteo Renzi et bon nombre de ses partisans avaient compris qu’ils n’avaient aucune chance de reconquérir le Parti Démocrate et avaient donc comme objectif de former un autre parti, hypothèse déjà envisagée publiquement et testée par les instituts de sondage italiens avant les élections européennes. La scission opérée par Matteo Renzi n’était donc nullement une surprise mais pour qu’elle soit possible, il fallait évidemment qu’il n’y ait pas d’élections. Faute de quoi les renzistes n’auraient pas eu le temps de bâtir leur parti et auraient été éliminés des listes démocrates, ce qui aurait réduit leur poids parlementaire. 

« Pour le Parti Démocrate qui se présente en permanence comme le rempart anti-Salvini, après avoir fait de l’anti-berlusconisme pendant des années, comment peut-on soutenir des élections que Salvini a toutes les chances de gagner ? »

Matteo Renzi, dans la grande intelligence politique qu’on lui connaît, a donc coincé Nicola Zingaretti en seulement quelques jours après la crise provoquée par Salvini. D’une part, il semble que Romano Prodi a menacé Nicola Zingaretti en lui téléphonant avant un vote décisif au Sénat en lui laissant entendre que si le Parti Démocrate votait avec la Ligue pour des élections, Prodi le dénoncerait publiquement. D’autre part, Matteo Renzi, un peu plus tard, a publiquement déclaré qu’il était impossible de se présenter aux électeurs comme le rempart contre Matteo Salvini si on avait voté avec ce dernier pour qu’il y ait des élections. Il mettait le doigt sur la contradiction forte de la direction du Parti Démocrate : pour un parti qui se présente en permanence comme le rempart anti-Salvini, après avoir fait de l’anti-berlusconisme pendant des années, comment peut-on soutenir des élections que Salvini a toutes les chances de gagner ?

D’autant plus que Giuseppe Conte, lui, ne s’est pas incliné et a décidé de se battre devant le Parlement pour rester Premier Ministre, ce qui a mis la Ligue et une partie des démocrates au pied du mur. Les démocrates n’ont pas eu d’autre choix que d’accepter un gouvernement dirigé par Conte et dominé par le M5S. Une fois la réforme constitutionnelle du vote enclenchée, il ne peut plus y avoir d’élections avant un certain temps puisque précisément ça nécessite une modification de la loi électorale… Je vous passe les détails techniques mais entre les délais de vote de la nouvelle loi électorale, d’autre part les délais de la possibilité d’organisation d’un référendum pour ceux qui sont contre, il me semble impossible qu’il y ait des élections avant mars-avril. Cela laisse tout le temps à Renzi de former son nouveau parti. Il l’a fait tout de suite, en disant que ce nouveau parti n’était pas contre le gouvernement, tout ne s’y engageant pas afin de garder ses distances. Enfin, en empêchant les élections, Renzi permet aussi à des parlementaires berlusconistes de réfléchir, son but étant de les détacher de Forza Italia et de les attirer vers son nouveau parti. Quant à la loi électorale, il est probable que la réduction du nombre de parlementaires poussera à une plus forte proportionnelle, qui serait un élément défavorable à la tentative centriste de Matteo Renzi, qui a donc besoin de nouvelles troupes.

LVSL – Jusqu’en 2018, les 5 Etoiles étaient porteurs de beaucoup d’espoirs chez les Italiens en déclassement ou menacés de l’être. Comment le M5S a-t-il évolué depuis qu’il dirige le gouvernement ?

P.M. – En fait, pour une force contestataire, on a systématiquement observé que la première expérience du pouvoir est toujours dramatique. Daniel-Louis Seiler, dans son ouvrage « Les Partis Politiques » paru en 2000, explique que, dans ce cas, deux phénomènes sont à l’oeuvre : d’une part un très fort espoir de la part des électeurs pour ce parti et de l’autre une situation difficile qui permet l’arrivée au pouvoir d’un nouveau parti contestataire. Le M5S est dans cette situation et, mis à part les municipalités de Rome et de Turin, il n’a aucune expérience de gouvernement local, aucune majorité dans aucune région… Bien sûr, il a des élus dans les régions mais ne dirige, ni ne participe à aucun gouvernement régional. Donc il y a un fossé pour ce nouveau parti entre l’ampleur des résultats électoraux, 32% des voix, auprès d’un électorat très récent qui n’a pas d’habitude de vote et ne correspond pas à des implantations locales fortes, excepté Rome et Turin, et les espoirs suscités. Tous ces éléments permettaient de prévoir des difficultés électorales et la déception qui ont eu lieu.

Le politologue Pierre Martin dans son bureau.

Par ailleurs, il faut rester prudent sur ce qui pourrait se passer lors de prochaines élections. Bien sûr, beaucoup de choses dépendront de la volonté du Parti Démocrate et de sa direction de rester dans l’alliance jusqu’à la fin du mandat de la Chambre ou de la rompre avant. Mais on ne peut pas simplement projeter le faible niveau des 5 Étoiles dans les sondages et aux élections européennes du M5S pour de futurs scrutins. La figure de Giuseppe Conte comme rempart contre Matteo Salvini peut jouer, même si on ne sait pas quel sera le lien entre ce dernier et le M5S. L’avenir du M5S se jouera aussi dans le renouvellement du personnel politique via ses règles et décisions de non-professionnalisation des élus. Il est normal qu’il y ait eu une forte déception des électeurs du M5S, mais il peut y avoir une remontée. Tout dépendra de la teneur des débats politiques.

« Pour l’instant, aucune force n’est capable de se substituer au M5S quant à la mobilisation sur l’hostilité aux politiques d’austérité. »

Les électeurs de M5S qui sont attirés dans les sondages par Matteo Salvini le sont plus par rapport à l’immigration, mais ils peuvent être remobilisés si le M5S a un bilan suffisant au point de vue économique et social via un discours du type « l’alliance de droite est une menace pour nos réformes sociales ». Jusque-là, les résultats du M5S étaient liés à la mobilisation contestataire. Beppe Grillo incarnait cela en 2013 sans être lui-même candidat. Or, même si certains électeurs ont été déçus par ces résultats qu’ils perçoivent insuffisants, il y a quand même une inflexion économique significative sur les retraites et un certain nombre de choses ont été faites comme le revenu minimum, par exemple.

Pour l’instant, aucune force n’est capable de se substituer au M5S quant à la mobilisation sur l’hostilité aux politiques d’austérité. Aucune force de gauche contestataire n’est capable de rivaliser avec le M5S et n’a profité des espoirs déçus. Le M5S est toujours perçu comme la force qui est la plus proche des préoccupations sociales. Par contre, ce n’est pas obligatoirement une bonne image dans le Nord de l’Italie où beaucoup d’électeurs sont défavorables à des transferts financiers en faveur du Sud. L’électorat du PD est un bloc très proche de celui de Macron en France, quant à la Lega, il suffit de se souvenir de son histoire…

LVSL – En face, l’alliance électorale des droites va-t-elle pouvoir se maintenir ?

P.M. – S’il y avait eu des élections précipitées, Silvio Berlusconi était prisonnier de cette alliance. Dans le système électoral actuel au scrutin uninominal, Forza Italia aurait été marginalisée, dans le Nord de l’Italie voire dans tout le pays, par la dynamique Salvini, donc il ne pouvait pas rompre. Aujourd’hui, la donne est très différente avec la très vraisemblable modification du mode de scrutin par la réforme institutionnelle. Cela dépendra aussi de la capacité qu’aura Matteo Renzi à réussir un rapprochement avec des élus de Forza Italia. Il y a aussi des dynamiques européennes, puisque Renzi joue sur le fait d’avoir voté avec Forza Italia (et le M5S) pour l’investiture de la nouvelle présidente de la Commission Européenne et parle d’une « majorité européenne ». 

Avec le discours de plus en plus hostile à l’Union européenne de Matteo Salvini alors que Forza Italia demeure le représentant du PPE (dans la majorité au Parlement Européen) en Italie, une rupture peut advenir. Si la dimension majoritaire du mode de scrutin est supprimée, les élus de Forza Italia savent qu’ils risquent d’avoir leur portion congrue s’ils restent alliés à Matteo Salvini. Ils peuvent donc être incités à tenter une autre aventure, celle que leur propose Matteo Renzi en formant un parti distinct du PD, un peu comme Emmanuel Macron. Si la proportionnelle domine le nouveau mode de scrutin, l’alliance des droites est en danger.

LVSL – Et en ce qui concerne Fratelli d’Italia, quelle est la nature de ce parti et pourquoi constate-t-il une certaine dynamique ? En quoi se différencie-t-il de la Lega de Salvini ?

P.M. – L’origine de Fratelli d’Italia renvoie à la première crise politique italienne majeure, autour de 1993-1994 avec l’effondrement de la démocratie chrétienne et des socialistes (après celui des communistes un peu plus tôt). Cela avait été l’occasion pour les néo-fascistes du MSI, jusque là confinés dans l’opposition, de participer à des majorités gouvernementales, en se transformant en Alliance Nationale (Alleanza Nazionale), en renonçant à une bonne part de leur programme économique étatiste. En gros, ils se sont convertis au libéralisme et se sont ensuite directement avec Silvio Berlusconi, alliance dont la dynamique électorale leur a profité. Après la fusion de l’Alliance nationale et de Forza Italia au sein du Popolo Della Liberta, toujours dominé par Berlusconi, une minorité d’anciens de l’Alliance nationale a estimé qu’il fallait recréer un parti alors que le berlusconisme entrait en déclin. Cela a donné les Fratelli d’Italia, qui restaient dans une alliance avec Silvio Berlusconi et qui conservaient le nationalisme, d’ailleurs quand on regarde le nom, “Frères d’Italie”, c’est explicite !

« D’une certaine manière, le fait que Matteo Salvini ait rompu avec le M5S a donné raison aux Fratelli qui soutenaient sa politique migratoire mais dénonçaient son alliance avec le M5S. »

Ce parti est resté en dehors du gouvernement et a critiqué l’alliance Matteo Salvini avec le M5S, mais pas sa position hostile à l’immigration, qu’il partage. Il y a donc deux forces de droite radicale, la Ligue et les Fratelli. D’abord, la Ligue a eu une dynamique électorale spectaculaire, mais maintenant on a le sentiment que la Ligue piétine et ce sont les Fratelli qui en profitent. Ils sont aujourd’hui devant Forza Italia dans les sondages. D’une certaine manière, le fait que Matteo Salvini ait rompu avec le M5S a donné raison aux Fratelli qui soutenaient sa politique migratoire mais dénonçaient son alliance avec le M5S. Si Giorgia Meloni est moins connue que Matteo Salvini, elle commence à l’être, et son parti incarne le nationalisme depuis déjà un certain nombre d’années et auprès d’une part importante des électeurs. Malgré toutes les tentatives de Matteo Salvini, la Ligue reste très fortement marquée par ses origines autonomistes du Nord et l’héritage néo-fasciste italien a toujours été différent. Il s’agit d’accepter le jeu démocratique, tout en restant un parti très centraliste, qui défend l’unité italienne comme le faisait Mussolini. C’est d’ailleurs pour ça d’ailleurs que l’Alliance nationale était très hostile à la Ligue au début des années 1990 : Quand Silvio Berlusconi avait négocié en 1994 son alliance avec la Lega et Alleanza Nazionale, il a été obligé de faire deux alliances séparées, une dans le Nord de l’Italie avec la Ligue et sans les néofascistes de l’Alliance nationale et une dans le Sud et le centre de l’Italie avec l’Alliance nationale où la Ligue n’existait pas… Puisque la Lega reste marquée par les intérêts économiques et spécifiques qu’elle défend du Nord de l’Italie, il y aura toujours un espace politique pour les Fratelli.

LVSL – Et en ce qui concerne le positionnement des forces politiques italiennes sur l’Union européenne ? 

P.M. – Au niveau des rapports avec l’Union européenne, l’abandon du discours anti-européen du M5S pendant la campagne électorale de 2018 a été confirmé. Mais entre la crise grecque, le Brexit et les difficultés allemandes, l’UE n’est plus en situation d’avoir un affrontement avec un gouvernement italien qui ne veut pas mener une politique austéritaire trop forte. Elle a elle-même été obligée d’évoluer. C’est ce contexte qui a permis la transaction entre l’UE et le premier gouvernement Conte sur le budget et qui facilite aussi la situation actuelle. De fait, les élites européennes n’ont pas intérêt à provoquer un conflit avec l’Italie, c’est la différence avec la Grèce. Le M5S n’a pas été obligé de « manger son chapeau » contrairement à ce qui s’était passé pour Syriza. Au fond, le M5S soutient désormais la Commission européenne et les politiques européennes rapprochent les composantes du gouvernement. Cela s’est concrétisé par la nomination du commissaire Paolo Gentiloni, qui a été une concession du M5S au PD, mais permet aussi à l’Italie d’avoir un poids dans la Commission européenne. Il n’y a pas du tout eu de conflit entre le gouvernement italien et la Commission européenne comme il y en a un entre le gouvernement français et le Parlement européen et cela renforce le gouvernement actuel. 

« Les forces de droite radicale s’opposent entre elles : les conservateurs en Pologne et en Hongrie ne veulent pas entendre parler de répartition de migrants alors que l’Italie, qui est en première ligne, a besoin de cette solidarité. »

C’est aussi un élément qu’il faudra prendre en compte aux prochaines élections : la droite dominée par Matteo Salvini est en conflit avec les élites européennes, ce qui n’est pas obligatoirement une position de force pour lui parce que cela peut inquiéter les électeurs.  De ce point de vue, il n’y a plus que les forces radicales de droite, la Ligue et les Fratelli, qui tiennent un discours d’hostilité qui peut les mettre en difficulté dans la mesure où une partie des élites italiennes hésitera. Ces rapports tendus à l’UE peuvent pousser la composante Forza Italia à rompre avec ses alliés de droite. On voit bien le calcul de Renzi, dont il est trop tôt pour évaluer les résultats. Mais tout cela dépendra aussi des évolutions au niveau européen, la rapport de Salvini à l’UE est aussi lié au fait qu’elle ne soit pas capable d’imposer une solidarité sur les migrants vis à vis de l’Italie. C’est paradoxal, mais les forces de droite radicale s’opposent entre elles : les conservateurs et la majorité des électeurs en Pologne et en Hongrie ne veulent pas entendre parler de répartition de migrants alors que l’Italie, qui est un des pays en première ligne, a besoin de cette solidarité. D’un autre côté, ça facilite par contre l’écho au niveau national l’écho des discours anti-UE des droites radicales.

Ne perdons pas non plus de vue également que l’attitude du M5S est mouvante :  s’il y avait une nouvelle crise économique et financière, les rapports peuvent se durcir considérablement et cela dépendra des capacités de réaction de l’Union européenne. N’oublions pas que ce sont avec les politiques économiques austéritaires imposées par l’Union européenne, en particulier au moment du gouvernement de Mario Monti, que se situe l’origine de l’hostilité du M5S à l’UE. C’est à ce moment que le M5S a surgi comme force politique majeure. Son discours anti-européen était bien lié à une réalité d’une pression très forte de l’UE, d’Angela Merkel et de Nicolas Sarkozy qui ont obligé Silvio Berlusconi à démissionner. Aujourd’hui, nous ne sommes pas dans une telle situation et le M5S n’a pas pas d’opposition de caractère idéologico-nationaliste ou identitaire vis-à-vis de l’UE. Mais en cas de nouvelle crispation, tout cela peut ressurgir très rapidement.

Grandeur et décadence du Mouvement cinq étoiles

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Beppe Grillo, figure historique du M5S ©Niccolò Caranti

Le Mouvement cinq étoiles, en Italie, constitue un objet de fascination pour les politistes, tant il défie les catégories établies pour caractériser les formations politiques en fonction de leur type d’organisation ou de leur orientation idéologique. Emblématique de « l’ère populiste » dans laquelle nous sommes censés être plongés, et outsider autoproclamé du paysage politique italien, ce mouvement original et hétéroclite a connu une ascension rapide, jusqu’à sa nette victoire lors des élections législatives de mars 2018 et son accession au pouvoir en coalition avec la Lega de Matteo Salvini. Pourtant, la dynamique semble depuis lors s’être essoufflée, à tel point que le rapport de force entre les deux partis de gouvernement s’est inversé au profit des leghisti. Les difficultés rencontrées par les Cinque Stelle sont nombreuses, du chaotique exercice du pouvoir au niveau local à l’absence d’identité politique claire à opposer à la ligne de droite radicale avancée par Salvini, en passant par la difficile gestion de l’évolution organisationnelle rapide du parti. Au-delà de certains traits idiosyncratiques du mouvement, la plupart des difficultés qu’il rencontre peuvent être comprises en croisant l’approche laclauienne du populisme et l’analyse politologique du contexte politique de l’Italie post-guerre froide.


 

Le 4 mars 2018, jour des dernières élections législatives italiennes, David Broder publiait dans Jacobin un article au titre provocateur : « Italy is the Future »[1]. Quoi ? Un pays traînant le boulet d’une dette publique considérable et d’une croissance économique atone, décrié pour sa gestion clientéliste des ressources publiques, marqué par des profondes inégalités territoriales, en proie à la succession de mouvements populistes depuis trente ans, témoin impuissant de la montée d’une extrême droite néo-fasciste, incarnerait l’avenir de l’Europe ? Une telle affirmation était d’autant plus subversive qu’elle heurtait de plein fouet le récit dominant, porté par l’extrême-centre de Tony Blair à Emmanuel Macron, selon lequel l’avenir réside dans « l’économie de la connaissance », la flexibilité, l’ouverture, la rationalisation. Ce récit portait en lui un diagnostic qui a joué le rôle de mantra pendant la crise de la zone euro : les économies de la périphérie européenne étaient inadaptées, il fallait les réformer en profondeur pour qu’elles puissent jouir à plein des bienfaits de la mondialisation et de l’intégration européenne par les marchés. Dans ce contexte, la « tentation populiste » – il y aurait beaucoup à dire sur le recours à un champ lexical de l’antéchrist dans le discours antipopuliste, mais ce n’est pas notre objet ici – est elle-même perçue comme un signe de l’arriération de certains secteurs de la population, les fameux « perdants de la mondialisation ». Souvent à leur insu, les observateurs qui proposent ce genre d’interprétations retombent en fait sur un vieux topos des théories de la modernisation en vogue dans les années 1960 et 1970, qui percevaient la montée en puissance de certains mouvements et régimes dans les pays du Tiers-monde comme la marque d’une résistance de certains secteurs de ces sociétés contre les transformations induites par la modernisation/mondialisation[2].

Il y avait donc un côté extrêmement provocateur et contre-intuitif à considérer que l’Italie puisse incarner une quelconque version du « futur de l’Europe ». Pourtant, à y regarder de plus près, il bel paese a présenté de façon extrêmement précoce et marquée l’ensemble des traits que les politologues désignent comme des évolutions structurelles des démocraties occidentales : déclin de la participation politique, effondrement des partis traditionnels et de la gauche historique en particulier, médiatisation et personnalisation de la vie politique, montée en puissance concomitante de la technocratie et du populisme, résurgence de l’extrême droite, etc. Les appareils de partis de masse qui avaient marqué la politique italienne de l’après-guerre se sont en effet effondrés ou ont connu une recomposition forcée à la suite du scandale de Tangentopoli au début des années 1990 ; la montée en puissance de Berlusconi a préfiguré celle de nombreux leaders populistes actuels ; l’accès aux responsabilités exécutives se partage depuis lors entre des gouvernements populistes, d’extrême-centre et « technocratiques » (Lamberto Dini, Mario Monti) ; la Lega Nord, enfin, s’est très tôt affirmée comme mouvement précurseur de la déferlante d’extrême droite qui touche aujourd’hui le continent européen.

La convergence des principaux partis de gouvernements autour de la nomination du gouvernement « technique » et sévèrement austéritaire de Mario Monti, a achevé de décrédibiliser la classe politique italienne.

À ce contexte de moyen terme, marqué par de profondes évolutions du paysage politique italien, il faut ajouter celui de la crise de la zone euro et de sa gestion dans la péninsule. La convergence des principaux partis de gouvernements autour de la nomination du gouvernement « technique » et sévèrement austéritaire de Mario Monti, a achevé de décrédibiliser la classe politique italienne. Cette alliance dissipait en effet les dernières illusions d’une alternance possible et véhiculait l’image d’élites complices et soumises aux injonctions européennes. Bref, le scénario de la « post-politique », ou de la gouvernance « post-démocratique », pour reprendre les termes utilisés respectivement par Chantal Mouffe et Colin Crouch, semblait se matérialiser pleinement.

C’est dans ce double contexte qu’il faut comprendre l’ascension du Movimento Cinque Stelle (M5S), créé formellement en 2009 et qui connaît ses premiers succès électoraux durant les années de crise économique, avant que sa progression régulière ne finisse par lui ouvrir les portes du gouvernement national en 2018, en tant que première force politique de la botte. Mouvement atypique du point de vue organisationnel et idéologique, il a su se poser en unique alternative à « l’establishment », canaliser la profonde désaffection des citoyens à l’égard de celui-ci et se construire dans l’espace laissé vide entre l’individu et l’État par la désagrégation des appareils partisans. La lune de miel entre le M5S et l’électorat italien semble pourtant déjà bel et bien terminée. Outre les difficultés liées à la normalisation et à l’institutionnalisation d’un jeune mouvement qui avait fait de son extériorité au « système » sa marque de fabrique, les précoces expériences d’exercice du pouvoir au niveau local (à Turin et à Rome, en particulier) n’ont pas été sans heurts ni sans polémiques. Surtout, les récentes élections européennes ont acté une transformation radicale du rapport de force entre les deux acteurs du gouvernement italien, le Movimento et la Lega : alors que le premier a vu son score passer de 32% à 17% entre le scrutin législatif national et le scrutin européen, le second a opéré un bond spectaculaire de 17% à 34% sur la même période. Depuis lors, le leader de la Lega a profité de son avantage pour précipiter une crise de gouvernement, dont l’issue reste pour l’instant très incertaine et qui pourrait même, paradoxalement, raviver un M5S moribond. C’est ici que les cinq étoiles posent un défi intellectuel majeur : est-il possible de comprendre à la fois leur ascension fulgurante et leurs déconvenues à partir d’un même prisme d’analyse ? Pour cela, il faut évoquer le contexte politique italien de ces trente dernières années afin d’analyser ce qui, parmi les caractéristiques propres du Mouvement cinq étoiles, détermine sa faculté d’adaptation à celui-ci tout autant que son incapacité à le transformer véritablement.

La post-démocratie du vide

L’Italie, décrite comme une « particratie », lieu par excellence de la confrontation entre partis fortement organisés et idéologisés pendant la guerre froide (en particulier entre la démocratie chrétienne et l’eurocommunisme), a bien changé depuis lors. Le scandale de corruption survenu au début des années 1990 (Tangentopoli) y a provoqué un véritable séisme politique et forcé la disparition (ou la recomposition) des forces dont l’opposition avait rythmé la vie politique des quarante années antérieures. Le pays est devenu, en l’espace de quelques années, un véritable laboratoire politique des évolutions que connaissent aujourd’hui peu ou prou toutes les démocraties occidentales.

L’effondrement des partis de masse italiens intervient en pleine période de triomphe néolibéral et de proclamation de la « fin de l’Histoire », symbolisée en Italie par l’émerveillement candide d’Achille Occhetto, dernier secrétaire du Parti communiste italien, devant le spectacle des gratte-ciels de Manhattan[3]. La disparition des appareils partisans traditionnels n’a pas donné lieu à l’émergence de formations du même type. Les nouvelles forces politiques de la « Seconde République » n’étaient plus ces structures intermédiaires, ancrées dans des univers sociaux bien distincts et fonctionnant comme des lieux-objets de l’identification collective. La forme classique du parti politique du XXème siècle était en effet celle d’une organisation fortement structurée, dotée d’un ancrage social et territorial profond et stable. Elle fonctionnait comme une courroie de transmission entre les groupes sociaux et l’État, dans les deux directions : d’une part, elle agissait comme vecteur d’expression et de représentation des revendications de sa base sociale dans les institutions étatiques et, d’autre part, elle contribuait à l’encadrement et à la politisation de cette base tout en veillant à la satisfaction de ses revendications par la redistribution de ressources publiques. Elle était à la démocratie ce que les corporations étaient à l’Ancien Régime.

Les anciennes structures intermédiaires ont laissé leur place à des formations politiques extrêmement dépendantes de la figure d’un leader charismatique, dans un contexte de médiatisation aiguë et de personnalisation exacerbée de la vie politique.

Ce modèle, en Italie comme presque partout ailleurs, avait déjà entamé un processus d’érosion depuis la fin des années 1970, sous le double effet d’un évidement par le bas et par le haut. Par le bas, avec le début de la désaffiliation partisane, de la complexification du jeu politique, de l’émergence d’une classe moyenne et de la désaffection à l’endroit des institutions. Par le haut, avec le phénomène de « cartélisation »[4] des partis politiques, de plus en plus associés à l’Etat et dépendants de ses ressources à mesure que leur ancrage dans la société se fragilisait. Là où une telle évolution s’est poursuivie sous la forme d’une érosion lente dans la plupart des démocraties occidentales – baisse continue de la participation politique, déclin électoral des partis de gouvernement traditionnels, poursuite de la désaffiliation partisane (et syndicale), etc. – l’Italie a donc connu son accélération brusque avec l’implosion du système politique au début des années 1990, qui a plongé le pays dans une nouvelle ère.

C’est le moment de l’ascension du « phénomène » Silvio Berlusconi et de son « non-parti »[5], Forza Italia, qui allaient profondément et durablement transformer la société et la politique italiennes. Manifestation avant-gardiste d’un populisme de riches hommes d’affaires dont les exemples sont légion aujourd’hui, et dont le plus édifiant est sans aucun doute celui de Donald Trump, Berlusconi a amorcé la transformation du système politique italien vers une « démocratie du leader »[6]. Les anciennes structures intermédiaires ont laissé leur place à des formations politiques extrêmement dépendantes de la figure d’un leader charismatique, dans un contexte de médiatisation aiguë (à laquelle Berlusconi, propriétaire de nombreux médias italiens, a lui-même fortement contribué) et de personnalisation exacerbée de la vie politique. Sans surprise, de telles mutations organisationnelles ont été accompagnées de transformations idéologiques correspondantes, avec l’effacement de clivages autour des grandes orientations de la société au profit d’un clivage pro-/anti-Berlusconi qui allait rythmer la vie politique italienne jusqu’au début des années 2010.

Ces évolutions sont extrêmement emblématiques de « l’évidement » des démocraties occidentales décrit par Peter Mair[7], c’est-à-dire de la disparition des formes d’encadrement, de représentation et de médiation qui avaient caractérisé le modèle de démocratie des partis à son apogée, durant les Trente Glorieuses. Par ailleurs, cette tendance s’est trouvée accentuée et ossifiée par le processus d’intégration européenne. En transférant toujours plus de compétences au niveau européen – soit pour les exercer conjointement dans les espaces de négociation intergouvernementaux, soit pour les déléguer à des institutions technocratiques non élues – les élites politiques nationales se sont insularisées vis-à-vis de toute forme de pression populaire.

Le niveau national serait devenu le règne de la « politique sans attributions », tandis que le niveau européen incarnerait au contraire une logique « d’attributions sans politique ».

Cet isolement s’est concrétisé dans deux transformations majeures. La première est une transformation institutionnelle au cœur de l’État même. L’État-nation européen se serait progressivement transformé en État membre[8], dont la dépendance accrue à l’égard des partenaires européens confère une prévalence toujours plus grande au pouvoir exécutif au détriment des Parlements nationaux, pourtant seuls véritables dépositaires de la souveraineté populaire. La seconde transformation réside dans le creusement d’un fossé entre les lieux d’exercice de cette souveraineté et les lieux d’élaboration concrète des politiques publiques. Le niveau national serait devenu le règne de la « politique sans attributions » (politics without policies), tandis que le niveau européen incarnerait au contraire une logique « d’attributions sans politique » (policies without politics)[9]. C’est une autre manière de réciter l’adage selon lequel « ceux que nous élisons n’ont pas de pouvoir, et ceux qui exercent le pouvoir, nous ne les élisons pas », qui nourrit l’inquiétude de nombreux observateurs quant à la nature post-démocratique de notre temps.

Dans une telle situation, les ressources et l’espace manquent pour conduire des politiques publiques alternatives. L’impression de collusion entre élites politiques d’obédiences variées concourt à creuser un peu plus le vide entre ceux-ci et leur base sociale. En retour, cette distance encourage les élites à approfondir encore ce processus d’auto-isolement, ce qui conduit à terme à une délégitimation du système de représentation et de décision dans son ensemble. Ce phénomène explique en grande partie la prolifération de partis dits populistes et anti-establishment un peu partout en Europe.

L’un des éléments clés de ce processus est bien sûr l’appartenance à l’Union économique et monétaire. Celle-ci réduit considérablement l’espace des politiques économiques disponibles au niveau national en interdisant toute dévaluation unilatérale et en imposant des normes strictes en matière de contrôle de l’inflation et de la dépense publique. L’Italie, économie inflationniste, coutumière des dévaluations compétitives et dépositaire d’une dette publique faramineuse – mais qui n’a jamais suscité d’inquiétude véritable avant la crise de la zone euro[10] – a subi plus que quiconque l’impact de cette nouvelle donne. Les nouvelles élites politiques acquises au dogme néolibéral, du centre-gauche au centre-droit de l’échiquier politique, faisaient à l’unisson l’éloge de l’Union européenne comme « contrainte extérieure » (vincolo esterno) favorisant une « rationalisation » salutaire des finances publiques. Avec l’éclatement de la crise des dettes souveraines au sein de la zone euro, un cap supplémentaire a été franchi. Alors que la situation économique et sociale se détériorait considérablement dans la péninsule, et sous la pression aiguë des institutions européennes, l’ensemble des forces politiques de l’establishment ont soutenu la nomination d’un gouvernement technique, dirigé par Mario Monti, qui a couplé des mesures d’austérité budgétaire et des réformes structurelles d’une ampleur inédite.

C’est dans ce contexte bien spécifique, situé au croisement des transformations de long terme du paysage politique et des effets de décrédibilisation de la classe politique italienne dans le cadre de la crise économique, que le Movimento cinque stelle a engrangé ses premiers succès électoraux.

Naissance, caractéristiques et évolution d’un mouvement atypique

Le Mouvement cinq étoiles est né sous l’impulsion du duo constitué de Beppe Grillo, humoriste et acteur connu pour ses diatribes à l’encontre de la classe politique italienne, et de Gianroberto Casaleggio, entrepreneur et consultant informatique. Ensemble, ils fondent en 2005 le blog beppegrillo.it (géré par l’entreprise du second, Casaleggio Associati), qui deviendra en l’espace de quelques années l’un des blogs les plus consultés d’Italie. Les années suivantes seront marquées par l’organisation d’événements à partir de plateformes en ligne (rencontres meetups, vaffanculo days, etc.) et par de premières participations aux élections municipales à travers des listes « Amis de Beppe Grillo ». À l’été 2009, Grillo propose sa candidature aux élections internes du Parti démocratique (PD), d’orientation sociale-libérale, qui sera refusée en raison de ses attaques répétées contre les élites dirigeantes de ce même parti. Dans la foulée, le nom et le symbole du Mouvement cinq étoiles sont présentés en octobre.

Depuis ses débuts, le M5S affiche un profil organisationnel et idéologique extrêmement atypique, qui déroute les observateurs et déjoue la plupart des explications et catégories classiques de la science politique.

À partir de là, le mouvement connaît un succès croissant lors des échéances électorales successives. Il obtient d’abord de bons résultats aux élections régionales de 2010 en Emilie-Romagne et dans le Piémont. Il est ensuite définitivement consacré comme force politique nationale lors des élections locales de 2012, au cours desquelles il obtient notamment la mairie de Parme. Premier parti en nombre de voix lors des élections régionales siciliennes de la même année, il s’impose comme troisième force politique de la botte aux élections législatives de 2013 (qui font suite à l’interlude du gouvernement « technique » de Mario Monti) avec 25,56% des voix à la Chambre et 23,80% au Sénat. Ces résultats spectaculaires sont tout simplement les meilleurs, pour une première participation électorale à l’échelle nationale, enregistrés en Europe depuis 1945[11]. Il confirme – quoiqu’avec un léger tassement – ces résultats lors des élections européennes de 2014, à l’issue desquelles il obtient 17 eurodéputés. Il étend ensuite sa couverture territoriale lors des élections régionales successives et parvient même, en 2016, à accéder au pouvoir dans les métropoles de Turin (Chiara Appendino) et de Rome (Virginia Raggi). L’aboutissement de cette montée en puissance régulière advient lors des élections législatives de mai 2018. Profitant de l’effondrement spectaculaire du PD et de la parabole descendante de Berlusconi, le Mouvement cinq étoiles s’impose très nettement comme première force politique avec 32,68% des suffrages exprimés. À la suite de ce résultat, il constitue un gouvernement avec la principale force de la coalition de droite, la Lega de Matteo Salvini (17,35%).

Depuis ses débuts, le M5S affiche un profil organisationnel et idéologique extrêmement atypique, qui déroute les observateurs et déjoue la plupart des explications et catégories classiques de la science politique[12]. Sur le plan de l’organisation, le parti – qui se présente comme un mouvement – est caractérisé à son origine par l’absence presque totale de structures intermédiaires. Il se partage entre le leader et son blog d’une part, et les activistes présents sur le territoire, d’autre part. Véhiculant l’image d’une organisation aux mains de ses activistes et reposant sur la délibération en ligne de ses inscrits, le mouvement se caractérise surtout par une centralisation extrême autour de son leader, qui profite de l’absence de structures intermédiaires pour exercer un droit de contrôle exclusif sur la sélection des candidats et l’élaboration des programmes. Progressivement, à partir de son entrée au Parlement en 2013, le mouvement va connaître l’apparition d’un troisième terme, le groupe parlementaire. Il s’engage alors dans un timide processus d’institutionnalisation, avec l’adoption de critères de rotation des charges internes à ce groupe, la mise en place de codes de comportement à signer avant d’entrer en fonction, ainsi que la désignation d’un « directoire » servant de point de référence. Avec la montée en puissance du groupe parlementaire et des élus locaux, la complexification de la structure du mouvement, la mort de Casaleggio en 2016 et les questions soulevées par la gestion de son entreprise, les tensions entre les trois pôles du parti (le leadership, les activistes et les élus) vont s’accentuer et émailler la vie du mouvement jusqu’à aujourd’hui.

Sur le plan idéologique et programmatique, le profil des Cinque Stelle n’est pas moins atypique. Les thèmes examinés sur le blog reprenaient en grande partie ceux que Grillo abordait dans ses spectacles : écologie et affres de la mondialisation, défauts de la société de consommation, corruption, servilité des grands médias et incurie de la classe politique italienne dans son ensemble. Ceux-ci se retrouvent dans les propositions programmatiques du parti, qui mêlent des thèmes classiques de la gauche (environnement, décroissance, protection sociale) et des thèmes plus nettement marqués à droite (euroscepticisme, chauvinisme économique). Le résultat de ce double ancrage est que les principales échelles de mesure positionnent le parti vers le centre (quoique légèrement à gauche) ; toutefois, ce positionnement semble résulter de l’équilibre entre des positions de gauche et de droite plutôt que d’une position « ni de gauche, ni de droite ».

L’identité idéologique du mouvement est rendue d’autant plus complexe et incertaine qu’elle varie considérablement entre les composantes du parti (le leadership, le groupe parlementaire, la base activiste et l’électorat) et dans le temps. En définitive, l’armature idéologique du mouvement semble reposer sur deux piliers. D’une part, elle promeut l’inclusion de thématiques délaissées par les autres forces politiques mais rencontrant un écho considérable dans l’électorat, permettant ainsi de combler un déficit de représentation. D’autre part, elle agite la promesse d’un renouvellement et d’une « moralisation » de la classe politique. La coexistence de thèmes hétéroclites et d’éléments parfois contradictoires est assurée précisément par la focalisation sur cette « question morale », véritable ciment permettant la jonction de positions difficilement conciliables.

Les caractéristiques spécifiques du M5S, qui en font un sujet politique sui generis du point de vue organisationnel et idéologique, ne doivent pas être sous-estimées et oubliées au profit de son inclusion dans des catégories théoriques préétablies. Il est pourtant difficile de résister à la tentation de lire ce mouvement à partir de la grille d’analyse du populisme d’Ernesto Laclau, tant celle-ci semble idéale aussi bien pour en décrire les caractéristiques que pour en analyser la genèse et l’évolution ou en évaluer les forces et les faiblesses. Son approche du populisme, développée en partie avec sa compagne Chantal Mouffe au fil de plusieurs ouvrages[13], est désormais bien connue dans l’espace francophone. Elle tranche avec les définitions classiques qui assimilent le populisme à une idéologie, un style politique ou un type de mouvement spécifique ; elle l’envisage plutôt comme une logique politique, une manière de construire et d’articuler les identités politiques. Cette logique consiste en la construction d’un sujet populaire, d’un « peuple », à partir de la création d’une frontière antagonique entre un « nous » (le sujet populaire) et un « eux » (son adversaire/ennemi).

Deux éléments sont fondamentaux dans ce processus de construction. En premier lieu, ce processus est contingent : le contenu des identités politiques n’est pas donné au préalable (par exemple par le processus de production qui réduirait l’opposition nous/eux à un conflit entre travailleurs et propriétaires), mais est le produit d’une articulation discursive. Il s’ensuit que le contenu du populisme peut tout aussi bien être émancipateur que réactionnaire, selon la façon dont sont construits le peuple (comme un sujet politique et inclusif ou ethnique et exclusif, par exemple) et son adversaire/ennemi (les élites économiques et politiques, les migrants, les intellectuels, etc.). En second lieu, l’unité du sujet populaire n’est pas le résultat de caractéristiques positives que ses membres partagent, mais est produite négativement par la commune opposition à l’adversaire/ennemi. Celui-ci est tenu pour responsable de l’insatisfaction d’un ensemble de demandes sociales hétérogènes qui, parce qu’elles partagent cette commune insatisfaction, peuvent être agrégées et former une « chaîne d’équivalence », soit l’armature du sujet populaire.

Enfin, dans ce processus, il est courant que l’une des demandes assume la fonction de représentation de l’ensemble de la chaîne. On parlera alors de « signifiant (tendanciellement) vide » : il s’agit d’une demande qui perd progressivement son contenu spécifique à mesure qu’elle devient l’incarnation de toutes les autres. L’exemple classique donné par Ernesto Laclau est celui de la lutte du syndicat Solidarnosc en URSS, devenu le symbole de l’ensemble des aspirations démocratiques de la société. Plus proche de nous, les gilets jaunes ont fourni l’exemple le plus limpide de ce processus : le gilet jaune, au départ lié à la protestation originelle contre la taxe sur le carburant, s’est progressivement chargé d’une signification beaucoup plus large pour incarner les aspirations de justice fiscale et de démocratie directe de tout une frange de la population française.

Le M5S court-circuite la logique d’affrontement entre centre-gauche et centre-droit en lui substituant une opposition entre les « citoyens honnêtes », les « petites gens », et les élites politiques et économiques de tous bords, dépeintes comme un ensemble indifférencié et corrompu.

Le M5S correspond pleinement à cette logique populiste décrite par Ernesto Laclau, tant il présente l’ensemble des traits qui lui sont associés. Il naît et prospère dans un moment de dislocation sociale profonde, où les effets de la crise économique génèrent une insatisfaction croissante des demandes sociales. Ces demandes ne peuvent toutefois pas être exprimées et traitées via les canaux politiques établis en raison de la crise structurelle de représentation politique dans laquelle le pays est plongé depuis les années 1980. Le M5S peut alors, sur la base de celles-ci, construire un nouveau sujet populaire uni par son opposition aux élites politiques et économiques, tenues pour responsables du dévoiement de la souveraineté populaire. Il court-circuite la logique d’affrontement entre centre-gauche et centre-droit en lui substituant une opposition entre les « citoyens honnêtes », les « petites gens », et les élites politiques et économiques de tous bords, dépeintes comme un ensemble indifférencié et corrompu. D’ailleurs, le M5S est probablement l’une des manifestations les plus pures[14] du populisme à la Laclau – reflétant par là le degré de délitement du paysage politique italien et la pureté de ses épisodes technocratiques. En effet, contrairement à de nombreux partis populistes dits « de gauche » (Podemos, La France Insoumise) ou « de droite » (Front national, AfD), il repose sur une chaîne d’équivalence extrêmement étendue qui couvre la quasi-totalité du spectre politico-idéologique de l’électorat italien. Ceci est rendu possible par la mise sous le tapis des questions potentiellement clivantes en son sein – celle de l’immigration, par exemple – et par la focalisation sur la « question morale » (la corruption des élites politiques et la nécessité de donner les clés de l’activité politique aux citoyens ordinaires). Cette dernière joue le rôle de signifiant vide permettant, grâce à son caractère vague et protéiforme, de maintenir l’unité du mouvement. À bien des égards, le M5S n’est pas sans rappeler, toutes proportions gardées, le phénomène du péronisme argentin, dans lequel la centralité de la figure du leader exilé jouait le rôle de signifiant vide permettant d’agréger des groupes hétérogènes allant du fascisme au marxisme[15].

En plus d’incarner à plein la logique populiste, le M5S est aussi la plus parfaite expression, sur un plan organisationnel, de l’air du temps, cette ère de la désintermédiation dont l’Italie fournit un exemple particulièrement précoce et avancé. Le rôle central dévolu au leader, l’absence presque totale de structures intermédiaires, l’organisation lâche et flexible, le recours à internet et aux réseaux sociaux, les mécanismes de participation directe en ligne, l’absence de liens organiques vis-à-vis du monde syndical et associatif, tous ces éléments font des grillini une espèce politique particulièrement adaptée au nouvel écosystème. Combinant paradoxalement les traits d’une verticalité et d’un centralisme extrême, d’une part, et d’un fonctionnement se voulant horizontal et participatif, d’autre part, il représente une forme politique aux antipodes du parti de masse du XXème siècle.

Malgré ces nombreux points forts, le M5S est actuellement en proie à d’énormes difficultés. Sa participation au gouvernement national se révèle être un fiasco.

Nul doute que la combinaison de ces éléments, qui fait du M5S un populisme 2.0 particulièrement adapté à l’ère de la désintermédiation, est pour beaucoup dans l’ascension fulgurante du mouvement et ses succès. Au nombre de ceux-ci, on peut compter la revitalisation d’un système politique moribond, la représentation de secteurs électoraux extrêmement défiants vis-à-vis des institutions, la mise sur le tapis de thèmes peu traités par les autres partis (l’environnement, l’éthique en politique, etc.) ou encore l’adoption de mesures économiques et sociales timides mais tangibles (dont le fameux « revenu de citoyenneté »). C’est précisément parce qu’il est une coupole extrêmement large et ambiguë que le mouvement est parvenu à étendre son appel électoral et à concentrer sur lui le vote des secteurs aliénés de la population. L’absence de tradition idéologique bien définie – hormis l’anti-partisme de Adriano Olivetti[16] – a donné une flexibilité inédite au M5S et lui a permis de recueillir des voix chez les déçus de toutes les formations politiques, toutes obédiences idéologiques confondues. C’est aussi en raison de sa stratégie organisationnelle originale et innovante qu’il est parvenu à mobiliser et à créer un sentiment d’identification collective.

Malgré ces nombreux points forts, le M5S est actuellement en proie à d’énormes difficultés. Sa participation au gouvernement national se révèle être un fiasco. En l’espace d’un an et demi, la Lega emmenée par un Matteo Salvini déchaîné est parvenue à renverser le rapport de force en sa faveur, devenant très largement le premier parti d’Italie dans les intentions de vote – concrétisées lors du scrutin européen de mai 2019 – et réduisant de moitié celles du Mouvement cinq étoiles. Avec un flair politique certain, il n’a pas cherché à traduire son avantage immédiatement par une renégociation des attributions ministérielles, mais s’est attelé à le renforcer un maximum en augmentant progressivement la pression sur son partenaire de gouvernement. Au plus fort de sa domination, après des mois passés à faire porter le chapeau au M5S sur un certain nombre de dossiers et à jeter le doute sur sa loyauté politique – par exemple en le faisant passer pour complice du PD dans la confirmation des forces de l’establishment au niveau européen, incarnée par le vote en faveur de la nouvelle Commission – il a porté l’estocade décisive. Profitant d’un vote défavorable du M5S sur un projet de loi avancé par la Lega concernant la ligne Lyon-Turin, il a fait voler en éclats la coalition gouvernementale. Il espère ainsi un retour aux urnes rapide qui le consacrera comme première force politique de la botte et devrait lui permettre de gouverner seul ou en maître incontesté d’une coalition avec d’autres forces de la droite italienne.

Comment expliquer un retournement aussi rapide et profond du rapport de force entre le M5S et la Ligue ? Forte est la tentation de l’attribuer au talent communicationnel du leader de la seconde qui, à partir de sa position de ministre de l’Intérieur, est parvenu mieux que quiconque à imposer son agenda, à attirer l’attention médiatique et à utiliser les possibilités de communication directe offertes par les réseaux sociaux. Au mieux, une telle explication est cependant partielle. Au pire, elle relève d’une forme de pensée tautologique (puissance communicationnelle et force politique se confondent et s’expliquent l’une l’autre), voire magique (le charisme du chef est doté d’une origine mystérieuse et d’un statut presque mystique). Elle ne prend en compte ni les particularités du M5S – après tout, le mouvement n’est pas en reste en termes de maîtrise de la communication – ni les nombreux signes annonciateurs de ses difficultés actuelles, des tensions internes (avec force expulsions des figures dissidentes) aux turbulences ayant marqué sa gestion des grandes villes (Parme, Turin, Rome). Sans rejeter totalement cette explication, il est donc nécessaire de la replacer dans un cadre plus large et de réfléchir au déclin du M5S sur la base de l’analyse structurelle développée plus haut. De cette façon, on pourra à la fois dresser un tableau plus fin et plus complet de ce déclin et se donner les moyens de tirer les leçons politiques qui en découlent.

Le Mouvement cinq étoiles, traitement ou symptôme ?

Sur la base des éléments évoqués plus haut – le contexte de la vie politique italienne depuis le début des années 1990, les caractéristiques particulières du M5S – on peut avancer une série d’hypothèses plausibles pour expliquer le brusque déclin actuel du mouvement. Certaines ont trait à sa jeunesse, d’autres à ses particularités organisationnelles et idéologiques, d’autres enfin sont liées aux conditions structurelles du nouvel écosystème politique dans lequel il évolue, cette ère de la désintermédiation. Ces hypothèses ne s’excluent pas mutuellement, mais sont au contraire complémentaires ; mises bout à bout, elles dressent le tableau d’une scène politique italienne (et, suivant l’analogie prophétique évoquée en début d’article, européenne) complexifiée. La volatilité exacerbée des allégeances politiques rend difficile la mise en place d’une stratégie pérenne capable de jouer avec les codes de la nouvelle donne politique sans tomber dans le vide d’une politique-marketing orpheline de toute structure organisationnelle et de toute tradition idéologique stables.

La première hypothèse que l’on peut avancer a trait à la jeunesse du mouvement et ne lui est donc pas, à proprement parler, spécifique : le M5S serait simplement victime de son ascension trop rapide. Celle-ci aurait posé des problèmes épineux en termes de gestion de l’institutionnalisation du mouvement. Comment choisir des candidats et assurer un contrôle efficace de ceux-ci, souvent novices en matière d’exercice d’une quelconque fonction politique ? Comment garantir le respect des critères éthiques que le mouvement défend au sein de ses propres rangs ? Comment assurer la cohérence idéologique et organisationnelle d’un mouvement hétéroclite, partagé entre le leadership (un personnage fantasque dans la lumière et un entrepreneur dans l’ombre), la base des activistes en ligne et dans les groupes locaux, et un groupe d’élus qui croît exponentiellement ? Comment organiser la coexistence de ces différentes composantes et, le cas échéant, trancher les conflits qui émergeraient entre celles-ci ? Ces questions sont d’autant plus complexes à gérer pour un mouvement ayant fait de la transparence sa raison d’être et sa marque de fabrique ; à ce titre, le moindre écart de conduite risque d’être jugé bien plus sévèrement que pour ses concurrents. C’est ainsi que le M5S s’est trouvé dans l’embarras lorsque son leader, Luigi di Maio, cherchant à centraliser davantage le contrôle du mouvement et à le stabiliser, a voulu étendre à trois le nombre maximum de mandats qu’un élu peut exercer, précédemment limité à deux. Confronté à la difficile justification de ce choix pour un mouvement tirant à boulets rouges sur la professionnalisation de la politique, il a introduit le concept de « mandat zéro », selon lequel le premier mandat exercé par les élus du mouvement ne comptait pas – une expression qui sera facilement tournée en dérision par les commentateurs de tous bords.

La seconde hypothèse, la plus fondamentale, est que les caractéristiques organisationnelles et idéologiques de ce mouvement, atouts considérables pour construire rapidement une force politique majoritaire en période de crise économique et politique, sont devenus par la suite les principaux obstacles à la solidification de ce mouvement et à son inscription dans la durée en tant que force radicale porteuse d’un projet de transformation de la société.

Le M5S ne dispose d’aucun socle électoral fidélisé sur lequel se reposer lors des périodes difficiles, ni de réseaux de clientèle pérennes facilitant l’exercice du pouvoir au niveau local ou régional. C’est peut-être là que réside une différence fondamentale avec la Lega de Salvini.

Sur le plan organisationnel, le choix mouvementiste du M5S et son refus d’adopter un modèle d’organisation hiérarchisé et territorialisé peut constituer un désavantage relatif par rapport à ses principaux concurrents. Certes, comme cela a été avancé plus haut, aucun des partis politiques actuels (centre-gauche, centre-droit et Lega) ne dispose de l’ancrage territorial, de l’encadrement social et des liens organiques avec la société civile qui caractérisaient les partis de masse de l’après-guerre. Néanmoins, ceux-ci ont eu la possibilité, en vingt-cinq ans d’existence, de se construire des clientèles relativement stables. Le M5S, au contraire, ne dispose d’aucun socle électoral fidélisé sur lequel se reposer lors des périodes difficiles[17], ni de réseaux de clientèle pérennes facilitant l’exercice du pouvoir au niveau local ou régional. C’est peut-être là que réside une différence fondamentale avec la Lega de Salvini, capable mieux que quiconque de combiner un modèle d’organisation solide et stable dans le Nord du pays avec une communication renouvelée, fondée sur la fiction d’un échange direct entre son leader et le citoyen.

Sur le plan idéologique, l’ambiguïté du mouvement constitue également une arme à double tranchant. Avantageuse dans la période de construction du mouvement dans l’opposition, cette caractéristique se retourne brusquement contre lui lorsqu’il accède à des positions de pouvoir. Confronté à la nécessité de s’allier et de mener des politiques publiques spécifiques, le M5S se trouve obligé de prendre parti, d’abandonner sa posture de pure extériorité vis-à-vis des acteurs du système et de déterminer quelles sont les compromissions acceptables et quelles sont ses lignes rouges. Or, quand bien même une partie de plus en plus significative des nouveaux affrontements politiques échappe à la logique gauche-droite, cela ne signifie pas pour autant qu’elle ait entièrement disparu, ne fut-ce que comme point de repère axiologique. Certes, la correspondance entre un groupe social, un appareil partisan et une position idéologique bien identifiable sur l’axe gauche-droite n’est plus aussi nette qu’auparavant ; certes, une partie toujours plus grande de l’électorat (en particulier jeune) refuse de se définir à partir de celui-ci. Mais cet imaginaire politique n’a pas pour autant disparu du jour au lendemain, et continue de peser dans la lecture d’une partie de l’électorat et du personnel politique.

Par conséquent, la plupart des acteurs et des politiques publiques continuent de charrier une connotation relative à cet axe, et la prétention du M5S à n’être « ni de gauche, ni de droite », se heurte à la première expérience concrète d’exercice du pouvoir. S’allier avec l’extrême droite (la Lega), l’extrême centre (le PD) ou un groupuscule de la gauche radicale (Potere al Popolo), voter une réforme fiscale ou une loi sur la sécurité et l’immigration, ne sont aucunement anodins de ce point de vue. Au moindre choix opéré en la matière, la solidarité interne du mouvement s’effrite, une partie de l’électorat fait défection et des dissensions internes apparaissent. Salvini l’a bien compris, lui qui n’a eu de cesse d’orienter l’agenda autour de son propre point fort, l’immigration, sachant que celui-ci constituait en même temps l’enjeu le plus tabou pour le M5S, dont les activistes et les électeurs sont notoirement divisés sur le sujet. Pris à la gorge, le Mouvement cinq étoiles n’a pensé qu’à se défendre et à se donner de l’air. Pourtant, il aurait pu contre-attaquer en déplaçant le débat sur le terrain où son partenaire de coalition est le plus faible, la question régionale. Celle-ci reste en effet l’objet d’un compromis extrêmement précaire entre les barons locaux, garants de l’identité historique et régionaliste de la Ligue, et Salvini, tenant d’une stratégie électoraliste et nationale[18]. Mais là aussi, une telle stratégie offensive est difficilement praticable pour un mouvement peu sûr de son identité idéologique, de son ancrage territorial et de sa base sociologique.

En bref, les caractéristiques organisationnelles et idéologiques du Movimento Cinque Stelle, si elles étaient particulièrement adaptées à une conquête rapide du pouvoir exécutif par les urnes dans un contexte de crise économique et politique profonde, manquent cruellement de consistance lorsqu’il s’agit de promouvoir un projet de société contre-hégémonique capable de remettre en question la doxa néolibérale, incarnée par les forces de centre-droit et de centre-gauche, et sa transfiguration nationale-autoritaire, incarnée par la Lega. En termes gramsciens, le M5S s’est focalisé sur une « guerre de mouvement » prématurée en négligeant totalement de jeter les bases nécessaires à la poursuite d’une « guerre de position » sur le long terme. Pour cela, il aurait fallu recréer patiemment une véritable contre-culture populaire avec ses infrastructures, ses réseaux et ses ressources intellectuelles, sur le terrain laissé dramatiquement vide par le déclin des organisations de la gauche historique. Le M5S a pourtant fait exactement l’inverse, en construisant un modèle organisationnel et idéologique capable, en théorie, de faire l’économie de ce travail de longue haleine. Ce faisant, il a contribué à accentuer les évolutions contemporaines de la démocratie : l’atomisation de l’électorat, la désaffiliation partisane, le déclin des corps intermédiaires, la personnalisation de la vie politique, etc. Avec quelques années de recul, il nous apparaîtra peut-être évident qu’une telle initiative politique ne pouvait à la fois constituer le symptôme d’une dégénérescence démocratique et le traitement à administrer au système pour le soigner de celle-ci. Il est probablement encore trop tôt pour affirmer avec certitude lequel de ces deux diagnostics est le plus en phase avec la réalité ; néanmoins, à ce stade, le Movimento Cinque Stelle semble être devenu la victime choisie de la volatilité politique qu’il a contribué à accentuer et le prisonnier des caractéristiques qui semblaient faire sa force. Ce qui n’est pas le moindre, ni le dernier de ses paradoxes.

[1] David Broder, « Italy is the Future », Jacobin, 4 mars 2018

[2] Anton Jäger, « The Myth of ‘Populism’ », Jacobin, 3 January 2018

[3] « Occhetto, l’ultimo amico americano », La Repubblica, 17 Mai 1989 

[4] Ce phénomène de cartélisation des partis politiques a été théorisé et décrit par Richard S. Katz et Peter Mair dans plusieurs travaux devenus classiques en science politique. Il désigne le phénomène, initié dans les années 1970 et 1980, de fusion des intérêts des partis et de l’appareil d’État, généralement accompagné et favorisé par l’introduction du financement public des partis politiques. Les partis politiques, de plus en plus dépendants des ressources publiques et de moins en moins redevables vis-à-vis de leur base militante, auraient ainsi tendance à collaborer pour se partager ces ressources et empêcher l’émergence de nouveaux acteurs (d’où le terme de « cartel »). En Italie, la situation est un peu particulière, puisque le financement public des partis y a été introduit en 1974, avant d’être abrogé en 1993 dans le contexte de scandale de corruption frappant le pays, pour être ensuite progressivement réintroduit sous la forme d’un remboursement post-électoral dans les années suivantes.

[5] Caterina Paolucci, « Forza Italia : un non-parti aux portes de la victoire », Critique internationale, 2011/1, p.12-20.

[6]Mauro Calise, La democrazia del leader, Roma-Bari, Laterza, 2016.

[7] Peter Mair, Ruling the Void. The Hollowing Out of Western Democracies, London, Verso, 2013.

[8] Christopher Bickerton, European Integration : From Nation-States to Member States, Oxford, Oxford University Press, 2012.

[9] Vivien Schmidt, Democracy in Europe : the EU and National Polities, Oxford, Oxford University Press, 2012.

[10] La dette publique italienne était depuis bien longtemps très élevée, mais ne générait pas d’inquiétude profonde à la fois en raison de la réputation du Trésor italien en matière de gestion de celle-ci et en raison de sa structure très nationale (liée notamment au patrimoine immobilier des ménages italiens) la rendant peu vulnérable à la spéculation étrangère. Son internationalisation relative après des années d’appartenance à la zone euro, ainsi que les craintes de contagion financière dans le cadre de la crise grecque, finiront par jeter une lumière nouvelle sur la dette publique italienne et par alarmer les marchés financiers et les autres gouvernements européens.

[11] Nicolò Conti, Filippo Tronconi & Christophe Roux, « Le Mouvement cinq étoiles. Organisation, idéologie et performances électorales d’un nouveau protagoniste de la vie politique italienne », Pôle Sud, 2016/2, p.21-41.

[12] Pour une description des caractéristiques organisationnelles et idéologiques du mouvement, voir notamment : Filippo Tronconi, Beppe Grillo’s Five Star Movement. Organisation, Communication and Ideology, Fenham, Ashgate, 2015.

[13] Voir, entre autres : Ernesto Laclau & Chantal Mouffe, Hegemony and Socialist Strategy, Londres, Verso, 1985 ; Ernesto Laclau, On Populist Reason, London, Verso, 2005 ; Chantal Mouffe, Pour un populisme de gauche, Paris, Albin Michel, 2018.

[14] Rappelons que pour Ernesto Laclau, le populisme et l’institutionnalisme constitue les deux pôles d’un continuum déterminé par l’extension respective de la logique d’équivalence et de la logique de différence. À ce titre, le populisme peut se manifester concrètement à des degrés divers.

[15] C’est du moins l’analogie que nous avons proposée, mon collègue Samuele Mazzolini et moi-même, dans le cadre d’un autre article (Mazzolini S. & Borriello A. (2017) “Southern European populisms as counter-hegemonic discourses? Podemos and M5S in comparative perspective”, in Marco Briziarelli & Oscar Garcia Augustin (eds.) Podemos and the New Political Cycle. Left-wing Populism and Anti-Establishment Politics, Palgrave Macmillan : 227-254).

[16] Ingénieur et politicien italien durant l’après-guerre, Adriano Olivetti défendait une position hostile à la « démocratie des partis » au nom d’une conception corporatiste et territoriale de l’organisation de l’Etat.

[17] Roberto Biorcio, « The reasons for the success and transformations of the 5 Star Movement », Contemporary Italian Politics, Vol.6, n°1, 2014, p.37-53.

[18] Daniele Albertazzi, Arianna Giovannini & Antonella Seddone, « ‘No regionalism please, we are Leghisti !’ The transformation of the Italian Lega Nord under the leadeship of Matteo Salvini », Regional & Federal Studies, Vol.28, n°6, 2018, p.646-671.

Courte histoire du M5S, la première force politique italienne

Beppe Grillo, fondateur et figure tutélaire du Mouvement Cinq Etoiles ©Niccolò Caranti

Cet article d’Alberto Tena a initialement été publié par la revue Contexto le 4 mars 2018 et fournit des clés de compréhension importantes sur l’histoire du Mouvement Cinq Étoiles. Les résultats impressionnants du 4 mars démontrent la vigueur de la deuxième phase du mouvement, moins contrôlée par Beppe Grillo. Traduction réalisée par Lou Freda. 


Sur tous les schémas électoraux où les politologues ont l’habitude de situer les partis de gauche à droite, du rouge au bleu, le M5S est placé au centre et affublé d’une couleur gris foncé. Parmi ceux qui l’analysent et le critiquent, on retrouve le même lieu commun : l’absence totale de définition et l’incapacité à mettre sur pied un programme politique cohérent en matière de valeurs et techniquement solide.

Cela s’est d’ailleurs reflété dans la grande difficulté du M5S à trouver des soutiens parmi les intellectuels italiens. Seuls quelques historiens de l’intelligentsia de gauche, comme Dario Fo, ou des chanteurs tels que Ramazotti ou Rafaella Carrá, ont publiquement déclaré leur appui au mouvement. Mais on ne peut qu’observer la perte continuelle de soutiens de la part de profils plus solides, comme celui de l’économiste et ancien collaborateur de Stiglitz, Mauro Gallegati, qui a fini par abandonner le mouvement pour cause de divergences avec la direction.

En dépit de ces lacunes, le M5S est parvenu à se maintenir – avec des hauts et des bas et de nombreuses disparités géographiques – depuis 2013 autour de 20% des voix. Aux élections du 4 mars, le mouvement a obtenu plus de 32% des votes et est devenu la première force politique d’Italie.

Jusqu’à mi-2014, le Cinq Etoiles demeure un phénomène peu connu pour ceux qui ne s’informent que par le biais de la télévision. C’est précisément en 2014 que Beppe Grillo accepte pour la première fois de donner une interview en direct dans une émission qui vise à présenter le M5S « al popolo della televisione ». Jusqu’alors, tout s’était joué exclusivement sur internet et à l’échelle locale. Bien que le parti soit officiellement né en 2009, les difficultés à comprendre la nature du M5S persistent, à l’étranger tout comme en Italie. Totalement transversal d’un point de vue idéologique, né sur les réseaux sociaux et doté d’une ligne politique très claire consistant à ne tisser aucun pacte avec les autres partis (ligne tantôt abandonnée, tantôt réaffirmée), le Mouvement Cinq Etoiles suscite encore de grandes interrogations.

Giuseppe Grillo était surtout connu pour avoir été expulsé de la télévision publique en 1987, — il n’y est pas revenu jusqu’à l’interview de 2014 déjà mentionnée —, après avoir raconté une série de blagues sur la corruption du Parti Socialiste et de Bettino Craxi. C’est à partir de ce moment qu’il s’est dédié presque exclusivement au théâtre, où ses monologues et ses satires politiques sur la corruption, la surconsommation et la mondialisation, et en particulier sur l’environnement et l’eau publique, ont obtenu un énorme succès. Cette notoriété et son obstination en matière de contestation politique l’ont poussé à démarrer une activité militante à travers son blog. Aux côtés de son ami Gianroberto Casaleggio, directeur d’une entreprise de conseil en webmarketing, il a réussi à en faire l’un des blogs en langue italienne les plus influents du monde.

“Les « V-days » ont été des manifestations massives et ont constitué un processus de mobilisation sociale capable de connecter, de manière très semblable à ce qu’on a pu observer en Espagne dans les années 2010, les réseaux sociaux et la politique, internet et la rue.”

A cette époque, les campagnes les plus connues de Beppe Grillo exigeaient le retrait des forces armées en Irak, ou visaient à rassembler des signatures pour la démission d’une vingtaine de députés condamnés pour corruption. Entre 2007 et 2008, à partir de son blog, Grillo organise deux grandes manifestations, intitulées « Vaffanculo-Day », le jour du « on envoie tout le monde se faire enculer ». La première de ces journées visait la démission des députés condamnés pour corruption et la limitation des mandats, la deuxième s’opposait au financement public des moyens de communication et à la connivence de ces derniers avec l’élite au pouvoir. Les « V-days » ont été des manifestations massives et ont constitué un processus de mobilisation sociale capable de connecter, de manière très semblable à ce qu’on a pu observer en Espagne dans les années 2010, les réseaux sociaux et la politique, internet et la rue. La grande différence réside dans le fait que cette mobilisation s’est formée en marge non seulement des structures des partis, mais aussi des organisations historiques des mouvements sociaux, apparus durant la vague de mobilisations de la fin des années 60 et toujours actifs aujourd’hui. Dans les années suivantes, des convergences sont tout de même apparues autour de revendications plus concrètes, comme le refus de la ligne à grande vitesse Lyon-Turin, ou l’eau publique.

Connaître ces éléments est tout aussi important que de connaître l’origine de Pablo Iglesias et des fondateurs de Podemos en Espagne (précisons que les parallélismes entre le M5S et Podemos servent ici exclusivement à mieux comprendre le phénomène des nouveaux partis). Il est nécessaire de laisser de côté les théories complotistes qui ont accompagné jusqu’alors les analyses du M5S, qui en viennent à présenter le mouvement comme le résultat d’une manipulation des réseaux sociaux ou comme une sorte de fascisme camouflé.

Une explication (inutile) qui est très semblable à celle avancée par la gauche pour rendre compte du succès de Berlusconi, avec les nouvelles technologies en plus.

Deux éléments sont à prendre en compte dans l’ascension du Mouvement Cinq Etoiles. Le premier concerne la capacité de Grillo et du M5S à s’approprier les demandes latentes construites pendant le berlusconisme et abandonnées par la suite par le Parti Démocratique, pour les mêmes raisons que les autres partis de la social-démocratie européenne. En conjuguant cela à la désaffection transversale à l’égard de l’Etat et de son système de partis depuis Tangentopoli, le M5S a ouvert la voie à un processus de construction d’une identité politique alternative. Le deuxième élément renvoie à l’innovation dans la construction de l’organisation, différente des partis traditionnels, et qui par sa singularité parlera sans doute à bien des activistes espagnols. Le M5S partage avec Podemos et ses alliés la caractéristique fondamentale d’être un parti véritablement nouveau, en ce sens qu’il s’est construit en dehors et en autonomie vis-à-vis des partis classiques et de la plupart de leurs traditions organisationnelles.

Depuis sa naissance, le M5S a vivement rejeté l’idée de devenir un parti formel, doté de son appareil professionnalisé et organisé, et qui se présenterait comme un représentant, un médiateur entre les citoyens et les institutions. « Nous ne sommes pas un parti, nous ne sommes pas une caste, nous sommes des citoyens, un point c’est tout », clame l’un des hymnes du M5S qui circulent sur la toile. La loi d’airain de l’oligarchie, théorisée par le sociologue Robert Michels, est une référence sans cesse mobilisée par les militants du M5S entre 2005 et 2009, période de création de l’organisation. C’était là selon eux la clé qui expliquait la désaffection et la prise de distance des citoyens à l’égard des partis. L’organisation du mouvement devait donc rompre avec cette dynamique et produire de la participation depuis le bas. Pour éviter la dérive oligarchique, la structure devait rester liée à la base. Dans la pratique, cela s’est traduit par une grande fragilité : la figure omniprésente de Grillo de même que les dynamiques d’organisation du groupe parlementaire national sont remises en question par de nombreux secteurs qui voient dans l’enracinement sur le territoire la principale force du mouvement. Cette analyse courante parmi les cyberactivistes du M5S est celle qui explique le mieux la plupart des décisions prises dans la période de gestation du mouvement.

En juillet 2005, Grillo a proposé aux followers de son blog de se coordonner par le biais de l’outil virtuel Meetup, dans l’intention de « transformer une discussion en un mouvement pour le changement ». Un réseau social pensé spécifiquement pour faciliter la coordination entre les différents groupes, ouvrir des espaces de débat et organiser des rencontres.

C’est précisément dans les meetup locaux qu’on constate la plus forte dynamique de mouvement et la plus grande distance vis à vis de la figure et du pouvoir de Beppe Grillo”

Quiconque a participé à un processus comme le Mouvement des Indignés en Espagne peut comprendre que les outils virtuels, employés à des fins d’organisation, jouent un rôle crucial dans les dynamiques politiques. On peut observer comment se sont progressivement formés trois niveaux de participation : les militants (inscrits sur le blog et sur Meetup), les sympathisants (ceux qui lisent régulièrement le blog et le suivent sur Facebook ou Twitter) et les électeurs. Il existe en même temps une forte indépendance entre les échelles nationale et locale : c’est précisément dans les meetup locaux qu’on constate la plus forte dynamique de mouvement et la plus grande distance vis à vis de la figure et du pouvoir de Beppe Grillo.

Les votes en ligne sont très fréquents et servent à établir les listes électorales, les programmes ainsi que les lignes politiques locales, qui doivent toujours rester en conformité avec les orientations générales du mouvement. Pour participer pleinement à un groupe meetup local, il faut attester d’une présence de six mois, bien que toute personne qui souhaite s’inscrire puisse le faire.

Dans les meetup nationaux, la question est beaucoup plus complexe. Actuellement, une grande partie de l’activité est centralisée autour d’une nouvelle plateforme du nom de Rousseau. C’est un système d’exploitation qui leur a permis d’élaborer, de manière participative, leur programme électoral, de rassembler des fonds et d’engager des votes en ligne sur différents thèmes : l’immigration, le concubinage, des alliances au sein du Parlement européen. Mais à cette échelle, et jusqu’à récemment, l’influence de Grillo s’est avérée bien plus déterminante, bien que l’humoriste n’occupe aucun poste au sein de l’organisation ou des institutions. En 2017, Grillo a cessé d’exercer officiellement la fonction de porte-parole, mais il détient toujours un pouvoir informel, ce qui engendre un certain nombre de problèmes et de critiques, notamment lorsqu’il a été question d’exclure certaines personnalités du mouvement.

Les cas des députés Massimo Artini et Paola Pinna sont particulièrement emblématiques. Accusés de ne pas rendre de compte à propos de leurs rémunérations, ils ont été expulsés sans même avoir la possibilité de se défendre, suite à une proposition de vote en ligne improvisée par Grillo. La seule consultation d’importance qui s’est traduite par un revers pour la ligne de Grillo est celle qui a amené les inscrits du M5S à refuser de proposer le rétablissement du délit d’immigration clandestine.

“Grillo, en tant que « signifiant », est devenu l’élément capable d’agglutiner et d’unifier les différents aspects du mécontentement”

En 2013, quand le M5S atteignait son apogée en tant qu’organisation, il existait environ 1 200 groupes meetup dans plus de 900 villes, et autour de 150 000 membres affiliés à Grillo ou au mouvement. Celui-ci rassemblait plus de 5 000 personnes à Naples, et près de 2000 à Milan, Rome, Florence et Bologne. Ce sont eux qui ont créé la colonne vertébrale du M5S, surplombée par l’outil virtuel que constituait le blog de Beppe Grillo. D’un point de vue formel, il semble difficile de déchiffrer clairement la relation entre Grillo et le M5S. Grillo s’est toujours présenté comme le « mégaphone » du mouvement, comme celui à même d’ouvrir des espaces pour que tous les membres du mouvement puissent s’exprimer, ou encore comme un « gardien » de l’exécution des accords collectifs.

La clé du leadership de l’ex-comique réside dans sa faculté à construire une unité à partir de l’hétérogénéité des membres des meetup. C’est ce rôle qui lui a conféré le nom de « Chef politique ». Les militants du M5S se voient d’ailleurs appelés « Grillini ». Grillo, en tant que « signifiant », est devenu l’élément capable d’agglutiner et d’unifier les différents aspects du mécontentement, qui s’exprimaient depuis un moment sans pour autant se référer aux mêmes problèmes. Cette donnée est essentielle pour comprendre le pouvoir informel mais central de Beppe Grillo au sein du M5S, bien supérieur aux intérêts obscurs de l’entreprise Casaleggio Associati ou au rôle de la manipulation technologique.

Grillo n’a jamais fait partie « organiquement » de la structure du mouvement, sinon en tant que fondateur, et il ne s’est jamais présenté comme candidat au poste de député ou de premier ministre. Mais le fait que l’émergence du M5S soit étroitement liée à sa personne et à son site internet lui confère une influence décisive dans la construction du discours, ce qui constitue l’aspect le plus despotique de son pouvoir. Car cette position échappe sans aucun doute au contrôle démocratique des bases et attribue à Beppe Grillo une capacité politique concrète, la possibilité de définir le dehors et le dedans du mouvement. Ce qui semble clair aujourd’hui, c’est que la relève assurée par Luigi Di Maio, nouveau secrétaire général de l’organisation, aux côtés d’autres figures visibles, va marquer une étape bien différente de celle de l’époque Beppe Grillo. Les résultats impressionnants des élections du 4 mars témoignent de la consolidation de l’ère post-Grillo du M5S.

“La bataille n’est pas entre droite et gauche, mais entre citoyens et puissants” – Entretien avec Alessandro Di Battista, numéro 2 du M5S

Alessandro DI Battista pendant la campagne électorale.

Alessandro Di Battista, 39 ans, est l’une des principales figures du Mouvement Cinq Etoiles, le premier parti politique d’Italie. Avant de rejoindre le mouvement de l’humoriste Beppe Grillo, Di Battista a travaillé pour l’UNESCO et auprès du Conseil Italien pour les Réfugiés (CIR). Il a également parcouru l’Amérique latine en tant que reporter. Élu à la chambre des députés en 2013 pour la région du Lazio, il réalise une entrée remarquée dans la politique institutionnelle. Alors que le Mouvement Cinq Etoiles verrouille scrupuleusement sa communication, il est l’un des rares députés à s’exprimer devant les caméras, et la virulence de ses interventions en font l’un des porte-paroles les plus en vue. Souvent considéré comme le représentant de l’ « aile gauche » du parti, garant de son esprit contestataire originel, Di Battista est aussi régulièrement présenté comme l’alter ego de Luigi Di Maio, leader du M5S depuis 2017 et actuel Ministre du développement économique et du travail. Lors de la campagne décisive pour les élections de mars 2018, tandis que Di Maio entame une quête de respectabilité auprès des élites économiques italiennes et européennes, Di Battista sillonne les places du pays et harangue la foule au cours de meetings survoltés. Alessandro Di Battista aime cultiver et mettre en scène sa proximité avec les citoyens ordinaires, les « gens d’en bas ». Le 25 avril dernier, avant la concrétisation de l’alliance de gouvernement entre le M5S et la Lega (extrême-droite), il nous recevait au seuil d’un modeste café à deux pas de son appartement, au Nord de Rome. Dans ce long entretien, celui qui a renoncé à se présenter à sa réélection pour se consacrer à sa famille, « faire le tour du monde et écrire », évoque volontiers l’identité, insaisissable, de l’OVNI politique M5S. Nous l’avons également invité à nous en dire plus sur son expérience en Amérique latine, son rapport aux gauches européennes et à Emmanuel Macron, sur la démocratie directe et la fracture Nord-Sud en Italie, ou encore sur les positions fluctuantes du M5S au sujet de la question européenne. 


LVSL – Dans votre livre A testa in su, vous revenez sur votre expérience en Amérique Latine, et vous écrivez : « Cette année au Guatemala m’a amené à me passionner pour la politique avec un P majuscule ». Qu’entendez-vous par politique avec un P majuscule ? De quelle manière cette expérience latino-américaine a-t-elle été structurante pour vous ?

Alessandro Di Battista – Pour moi, la politique est sans doute l’activité la plus importante qu’un être humain puisse exercer. Les politiques, peut-être les partis, l’ont dévalorisée. Cela dit, pour moi, la politique est splendide. Ainsi, quand je parle de politique avec un P majuscule, je parle de la politique qui se fait partout, et pas seulement à l’intérieur du parlement. J’ai passé quasiment un an au Guatemala. J’y suis retourné pour travailler dans une communauté indigène composée d’ex-guérilleros. Ils s’étaient rassemblés après les accords de paix et tentaient de vivre une vie un peu plus digne et juste, tous ensemble.

J’étais alors conscient des problématiques de ce pays, qu’elles soient sociales, économiques ou financières. J’ai vu comment s’organisaient ces gens qui cherchaient simplement à se construire une vie digne. Pour moi, la politique, c’est la résolution collective des problèmes. C’est se mettre ensemble, et essayer de trouver une solution pour résoudre un problème précis. La politique avec un P majuscule, c’est cela. Ce ne sont pas les partis et les élections. Les élections sont importantes bien sûr, mais pour l’amour de Dieu, la politique doit signifier la tentative collective d’améliorer la société dans laquelle nous vivons. Dans ce sens-là, la politique avec un P majuscule, j’en ferai toute ma vie, y compris en dehors du parlement.

LVSL – Ce lien avec l’Amérique Latine est un point que vous avez en commun avec plusieurs leaders de Podemos et Jean-Luc Mélenchon. Qu’est-ce qui vous rapproche et qu’est-ce qui vous distingue d’eux ?

Alessandro Di Battista – Je ne connais pas les propositions qu’ils mettent en avant de manière exhaustive. Je ne connais personnellement ni Pablo Iglesias ni Jean-Luc Mélenchon. Reste que j’ai un peu étudié leurs programmes et leurs débats. Il me semble que ces forces politiques, tout comme le Mouvement 5 Étoiles, se sont beaucoup intéressées aux droits économiques et sociaux. C’est ce que toute force politique devrait faire. Cela dit, il me semble que ces deux partis sont très connotés à gauche sur le plan politique. Bien que Podemos ait toujours expliqué qu’il se situait en dehors du clivage gauche/droite, ces deux forces sont ancrées dans cet espace politique. Elles restent perçues comme des formations de gauche.

Avant le Mouvement 5 Étoiles, j’ai toujours voté à gauche. Cependant, aujourd’hui, gauche et droite sont deux catégories qui ne représentent pas les citoyens. Elles ne sont plus capables de représenter, non seulement les nuances politiques qui segmentent les citoyens, mais également le fonctionnement du monde.

« Durant la dernière campagne électorale, l’un des rares arguments du PD a consisté à dire : « nous avons fait tous ces droits civils ». Reste que si les gens ne savent pas comment se déplacer, comment se soigner, et où s’installer pour vivre, ils ne votent pas pour toi. Les jeunes fuient l’Italie car il n’y a pas de travail, et qu’il y a un énorme problème d’éducation publique. Les gens ne votent pas pour les partis qui se concentrent exclusivement sur les droits civils. »

C’est notre principale différence. Podemos et la France Insoumise appartiennent au monde de la gauche. Or, c’est une mouvance qui se meurt.

Elle dépérit avant tout parce qu’elle s’est beaucoup trop concentrée sur les droits civils. Que les choses soient claires : les droits civils sont importants. L’un des derniers votes que j’ai fait au Parlement concernait justement le bio-testament.

Cela dit, je remarque que durant les 30 dernières années, les gouvernements occidentaux se sont concentrés sur les droits civils. Pendant ce temps, les droits sociaux, les droits économiques, et l’État social ont été démantelés. Dans une logique de « social washing », on présente les droits civils comme une avancée. Très bien. Les droits civils sont importants, mais si les droits économiques et sociaux sont abandonnés, alors les gens ne votent pas pour toi.

Le Partito Democratico a massacré l’Etat social de la même manière que Berlusconi. Du point de vue des politiques menées, je ne vois pas de différence entre le PD et Berlusconi. Durant la dernière campagne électorale, l’un des rares arguments du PD a consisté à dire : « nous avons fait tous ces droits civils ». J’ai compris. C’est important. Il n’y a aucun doute là-dessus. Reste que si les gens ne savent pas comment se déplacer, comment se soigner, et où s’installer pour vivre, ils ne votent pas pour toi. Les jeunes fuient l’Italie car il n’y a pas de travail, et qu’il y a un énorme problème d’éducation publique. Les gens ne votent pas pour les partis qui se concentrent exclusivement sur les droits civils.

En cela, le Mouvement 5 Étoiles est différent de toutes les autres formations européennes. Je note que le score du Mouvement 5 Étoiles a été beaucoup plus élevé que celui de Mélenchon ou de Podemos, ce qui laisse à penser que notre méthode est la bonne.

« Le populisme, c’est la capacité de déceler les exigences populaires. Et aujourd’hui, ce que je peux vous dire, c’est qu’il est nécessaire de placer à nouveau les droits économiques et sociaux au centre du débat. Tout simplement parce qu’ils n’existent plus en Italie. Ils disparaissent aussi petit à petit en France, alors que ce pays a longtemps été un modèle international d’État social. »

Une dernière remarque. Les médias et les politiques nous définissent comme populistes. C’est la même chose pour Podemos et Iglesias. C’est moins le cas pour Jean-Luc Mélenchon. Je peux me tromper, mais il me semble qu’il n’a pas été défini comme populiste comme nous l’avons été.

LVSL – Mélenchon a également été qualifié de populiste…

Alessandro Di Battista – Peut-être est-ce le cas. Je ne connais pas bien sa situation. Il n’en demeure pas moins que pour moi, ce n’est pas du populisme. Le populisme, c’est la capacité de déceler les exigences populaires au niveau mondial, au niveau national, et au niveau social. Il s’agit ensuite de définir les réponses à apporter. Et aujourd’hui, ce que je peux vous dire, c’est qu’il est nécessaire de placer à nouveau les droits économiques et sociaux au centre du débat. Tout simplement parce qu’ils n’existent plus en Italie. Ils disparaissent aussi petit à petit en France, alors que ce pays a longtemps été un modèle international d’État social.

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Alessandro Di Battista, numéro 2 du M5S, ©Kaspo

LVSL – Avant de venir, nous avons regardé une de vos interventions télévisées. Celle-ci a eu lieu chez vous. Nous avons pu observer que votre bibliothèque est remplie d’auteurs comme Lénine, Brejnev, et Gramsci. En quoi ces auteurs et cette tradition politique et intellectuelle vous inspirent ? 

Alessandro Di Battista – La pensée de Gramsci est pour moi très actuelle. C’est un homme dont l’histoire mérite un énorme respect, une énorme considération, et qui reste pertinent aujourd’hui. En ce qui concerne les biographies de Lénine et Brejnev, c’est avant tout parce que je suis un lecteur friand. Ce journaliste, qui est un peu de gauche, a cadré ces livres, pour jouer un peu, en disant qu’ils ne seraient pas chez Massimo D’Alema, et qu’il les avait trouvés chez moi. Cela dit, à côté, il y a aussi des livres de géographie, des biographies de Gengis Khan ou de Napoléon Bonaparte, ou des livres sur la Révolution française et beaucoup d’autres choses. J’aime lire, j’aime beaucoup les biographies. D’ailleurs, la biographie de Brejnev ne m’a pas vraiment influencé. Je pense être l’un des rares Italiens à avoir une biographie de Brejnev. La vie de Lénine est plus intéressante. J’aime énormément lire. Lire crée de l’indépendance.

« De nos jours, la bataille n’est pas entre droite et gauche, mais entre les citoyens qui veulent reprendre un peu de souveraineté, et les puissants, qui continuent à centraliser non seulement le pouvoir, mais aussi d’énormes richesses. »

Il est vrai que certains journalistes disent que je représente « l’âme de gauche » du Mouvement 5 Étoiles. La vérité est qu’il n’y a ni âme de gauche, ni âme de droite. Je le répète, ce sont des catégories du passé. Nous analysons les problèmes, nous les décortiquons et nous cherchons une solution. Quelquefois, la solution apparaît comme une solution de droite. Soutenir les entreprises avec une banque publique d’investissement peut être vu comme une solution venant de la droite. D’autres penseront à l’inverse qu’il s’agit d’une solution de gauche. Le revenu de citoyenneté peut apparaître comme une solution de gauche au problème de la pauvreté. C’est d’abord une solution juste, qui peut ensuite influer positivement sur l’économie. En effet, certains entrepreneurs y voient des avantages, car cela augmente le pouvoir d’achat des citoyens italiens, ce qui constitue un élément positif pour les entreprises.

Je désavoue complètement ces catégories. Il en a toujours été ainsi dans l’histoire du M5S. On a toujours cherché à nous étiqueter et à nous cataloguer. Ainsi, quand on veut abolir Equitalia [Ndlr, une société publique qui perçoit l’impôt pour le compte de l’État] et avoir une fiscalité plus juste, nous sommes de droite. Pourtant, c’est le centre-droit qui a créé Equitalia. Quand nous voulons protéger les travailleurs, nous sommes de gauche. Or, c’est le centre-gauche qui a aboli l’article 18 du Statut des travailleurs [Ndlr, article qui protégeait les salariés contre les licenciements injustifiés]. Vous voyez bien qu’il y a une sorte de court-circuit à ce sujet. De nos jours, la bataille n’est pas entre droite et gauche, mais entre les citoyens qui veulent reprendre un peu de souveraineté, et les puissants, qui continuent à centraliser non seulement le pouvoir, mais aussi d’énormes richesses. Regardez ce qui se passe au niveau mondial. La richesse est concentrée en si peu de mains…

Dans un mois, je pars avec ma famille. Nous allons voyager de San Francisco à Panama. Je ne suis jamais allé à San Francisco. Cela dit, je lis sur le sujet. San Francisco est probablement une des villes les plus riches du monde. Cette ville a tout pour plaire : la Silicon Valley, Steve Jobs, d’immenses multinationales, des droits civils incroyables, etc. Au niveau mondial, c’est sans doute la ville la plus avant-gardiste pour ce qui concerne les droits civils. Elle porte un discours quasi-libertaire. Or, c’est une des villes du monde où il y a le plus de sans-abris et de personnes qui vivent dans la rue. Vous avez donc le lieu le plus riche du monde, qui en même temps est l’endroit où vivent le plus de personnes dans la rue.

« Je crois aux réseaux sociaux, car si tout n’y est pas bon à prendre, Internet est un lieu où se rompt l’intermédiation. Je me suis un peu intéressé à tout ce qui touche à la blockchain et aux cryptomonnaies, car cela pourrait aussi devenir une façon de rompre un peu les intermédiations financières. Aujourd’hui, ce qui dirige le monde n’est ni la droite ni la gauche, c’est le capitalisme financier. »

Vous voyez que le problème n’est plus de trouver une solution de gauche ou de droite, mais d’apporter un minimum de redistribution des richesses et de rééquilibrage dans la société au niveau mondial. Le statu quo nous amène à l’implosion. L’humanité ne pourra pas y survivre. Je crains des guerres pour l’eau. Je crains une centralisation des pouvoirs. Je crains également l’augmentation des phénomènes de racisme et de xénophobie. Il est clair que ces phénomènes de racisme sont liés à la désintégration de l’État social. Il y a un moyen de détruire la xénophobie et d’attaquer le racisme, c’est de renouer avec les droits économiques et sociaux. Sinon, les populations se battent entre elles. Les pauvres se font souvent la guerre entre pauvres plutôt que de la faire à ceux qui sont responsables. Nous tendons à pointer du doigt ceux qui sont dans une situation pire que la nôtre.

J’ai choisi le M5S car je crois fermement à la rupture de l’intermédiation. Pour moi, l’intermédiation est une manière d’exercer le pouvoir. En fait, je me suis intéressé au mouvement car il a réussi à rompre cette intermédiation entre partis et institutions. Je suis entré au Parlement sans connaître qui que ce soit et sans argent. J’ai dépensé 140€ en frais de campagne la première fois. Je crois aux réseaux sociaux, car si tout n’y est pas bon à prendre, Internet est un lieu où se rompt l’intermédiation. Je sais qu’il y a des problèmes avec les algorithmes et des histoires comme celle de Cambridge Analytica. Je me suis un peu intéressé à tout ce qui touche à la blockchain et aux cryptomonnaies, car cela pourrait aussi devenir une façon de rompre un peu les intermédiations financières. Aujourd’hui, ce qui dirige le monde n’est ni la droite ni la gauche, c’est le capitalisme financier. C’est le primat de la finance sur la politique. Quand je vous parle de politique avec un P majuscule, je parle d’une politique qui commanderait à la finance. C’est la politique, entendue comme représentation de tous les citoyens, qui doit commander la finance. Nous pouvons aussi parler de démocratie directe, car je crois que c’est notre avenir

LVSL – En France, le Mouvement 5 Étoiles est défini comme populiste, anti-système, et tend à être perçu comme incohérent, ou sans colonne vertébrale idéologique. Comment le définiriez-vous ? Quelles sont ses influences idéologiques ?

Alessandro Di Battista – Qui dit cela en France ? Le Monde ? Ce sont sans doute eux qui nous définissent ainsi. C’est encore l’establishment. Les mêmes qui n’ont absolument rien compris à ce qui s’est passé au cours des 10 dernières années. Le comble est qu’il s’agit du même establishment qui a soutenu Hillary Clinton aux Etats-Unis. Finalement, c’est Trump qui a gagné. C’est le même establishment qui a soutenu le « remain ». Or, c’est le Brexit qui a gagné. Ils ne comprennent toujours pas pourquoi.

« Nous sommes le fruit d’une sorte de réaction à un système politique qui ne nous représente plus ! Auparavant, je votais PD, tandis que certains de mes camarades votaient pour d’autres partis. Nous nous sommes dit collectivement : très bien, on va se débrouiller tout seuls »

Probablement parce qu’ils regardent le monde et le Mouvement 5 Étoiles du haut de leur tour d’ivoire dans le centre de Paris. Je les définis comme des intellectuels « faucille et cachemire » [Ndlr, un équivalent de « gauche caviar »]. Que dois-je ajouter ? Que ce serait comme dire que 11 millions d’Italiens sont sans colonne vertébrale idéologique…

Ce n’est pas le cas. Ce n’est évidemment pas le cas. La vérité, c’est qu’à chaque fois que naît un mouvement politique qui tente de changer le système, la première chose que fait le système est de trouver quelque chose qui le décrédibilise. Il tente d’abord de l’étiqueter comme « populiste ». Cela ne marche pas car plus le système nous attaque, plus les personnes qui sont contre ce système injuste soutiennent le Mouvement Cinq Étoiles. C’est donc une stratégie aveugle. Regardez plutôt : ils ont attaqué Trump de tous les côtés, et les gens ont finalement voté Trump.

En définitive, la chose la plus populiste qui soit aujourd’hui est de définir comme populiste une force politique qui tente de changer les choses. Anti-système… On nous a qualifié d’anti-système. Que signifie anti-système ? Vouloir changer les choses ? Oui ! Mais comment essayons-nous de les changer ? En se présentant aux élections, en faisant des réunions sur des places, sans jamais un incident, sans prendre de financements publics, en gagnant les élections à Rome, à Turin, en se présentant aux élections européennes… Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’avons-nous fait de mal ?

Nous nous sommes présentés aux élections et nous avons obtenu de nombreuses voix, voilà tout. C’est ce que les paladins de la démocratie attaquent. La vérité est qu’ils ne parviennent pas à comprendre comment une force politique, fondée par un brillant intellectuel [Ndlr, Roberto Casaleggio], et un comique [Ndlr, Beppe Grillo], a pu s’imposer sans argent public et sans siège au parlement. C’est quelque chose qu’ils ne veulent pas voir. Ils sont là à se creuser la tête. Et que disent-ils ? Attaquons-les, attaquons-les, attaquons-les… Ils ne comprennent pas qu’ils obtiennent l’effet inverse à celui attendu.

Roberto nous a dit une chose : les partis, avant de disparaître, chercheront à nous ressembler. C’est ce qui se passe en ce moment. Je note que quelques élus comme l’ancien vice-président de la Chambre, renoncent au cumul des mandats, à la double indemnité de mandat et au double salaire. Je note aussi qu’ils se déplacent tous sans escorte policière et qu’ils essaient de limiter l’usage des fonds publics. Désormais, ils cherchent à jouer les amis du peuple, à faire des photos dans la rue, en chemise plutôt qu’en costume-cravate. Tout cela est inutile ! Ils tentent de copier le Mouvement 5 Étoiles.

Ils veulent diminuer l’adhésion au Mouvement 5 Étoiles ? Il n’y a qu’une manière de le faire : voter pour les lois que nous voulons ! S’ils réussissent à faire voter une vraie loi anticorruption, un revenu de citoyenneté, un paquet de lois sur les conflits d’intérêts, une politique de soutien aux finances publiques, et de développement des droits économiques et sociaux, le Mouvement 5 Étoiles n’a plus de raison d’exister ! Nous sommes le fruit d’une sorte de réaction à un système politique qui ne nous représente plus ! Auparavant, je votais PD, tandis que certains de mes camarades votaient pour d’autres partis. Ils faisaient comme tout le monde. Ils soutenaient un parti, puis un autre, etc.

Quand ils ont compris que tous ces partis ne les écoutaient pas, nous nous sommes dit collectivement : très bien, on va se débrouiller tout seul ! Le mouvement est donc né des déceptions et lâchetés des autres forces politiques. Voilà la vérité, ils se sont mal comportés. Dans ce cas, essayons nous-mêmes, car pour l’instant personne ne nous représente. Telle est l’alternative : soit je pars du pays, soit je reste et je conspire. Conspirer est un mot merveilleux. Cela veut dire « respirer ensemble », « con spirare ». C’est cela que nous faisons, respirer ensemble, à 11 millions d’Italiens, pour essayer de changer les choses. Ils veulent contrer le Mouvement 5 Étoiles ? Qu’ils approuvent le revenu de citoyenneté ! Génial ! Ils augmenteront le nombre de voix du PD, de la Lega, et ils diminueront le nombre de votes en faveur du Mouvement Cinq Étoiles. S’ils croient pouvoir nous contrer avec des phrases du type : « ce sont des populistes », « ils n’ont pas de colonne vertébrale », « ils n’ont pas de culture politique », « ils ne savent pas ce qu’est la démocratie », ils se trompent. Je connais toutes ces phrases. Berlusconi les disait aussi. Vous pouvez donc aller dire au Monde qu’ils ont la même position que Berlusconi.

LVSL – En 2013, vous avez lancé l’initiative « invite un député à dîner ». En 2016, nous vous avons vu faire la tournée des places pour faire vivre l’opposition à Matteo Renzi. Cette volonté de créer une proximité avec les citoyens semble être votre marque de fabrique. Quels sont vos objectifs ?

Alessandro Di Battista – Pour moi, l’objectif est toujours de rompre l’intermédiation entre citoyens dans et hors de l’institution. Le terme « électeurs » lui-même ne me plaît pas. Que veut dire électeurs ? Cela signifie que je suis celui qui peut être élu, tandis que les autres sont ceux qui ont seulement le pouvoir d’élire ? Durant mes cinq années de parlementaire, j’ai mis en avant ce que vous avez défini comme ma « marque de fabrique ». Ce n’est pas seulement la mienne. C’est celle du Mouvement 5 Étoiles. Faire de la politique partout, et supprimer cette distance entre les citoyens dans et hors de l’institution. Je me suis toujours défini comme un porte-voix des citoyens, et non comme un député de la République. Je suis aussi député, mais pas dans le sens distant que l’on entend généralement. Le terme classe dirigeante ne me plaît pas non plus. Que veut dire classe dirigeante ? Dire que je suis de la classe dirigeante, cela voudrait dire qu’il existe des personnes faites pour diriger, et d’autres faites pour être dirigées. Mais qu’est-ce que la classe dirigeante ?

Je crois fermement à la construction progressive de la démocratie directe. C’est pourquoi aller chez les gens, discuter avec eux, parler de ce qu’ils pensent du M5S, des aspects que l’on pourrait améliorer et de ce qu’ils jugent positivement, est, pour moi, un exemple de démocratie directe. Il s’agit d’un rapport direct ! C’est la même chose dans les places. De la même manière, je suis uniquement allé à des émissions télévisées en direct. J’ai essentiellement fait de la politique sur les places car c’est un lieu où la distance est moins forte et peut être réduite.

Tout cela est fondamental. J’espère aussi que peut-être, un jour, parmi les personnes qui sont venues m’écouter sur les places, il y en aura qui entreront au Parlement, et ce sera alors à mon tour de les écouter depuis les places.

« Je ne dis pas que toute usine doit appartenir aux ouvriers, mais j’estime que les travailleurs doivent pouvoir coopérer au développement de l’entreprise dans laquelle ils travaillent. D’ailleurs, il y a une série d’entreprises qui sont en crise aujourd’hui en Europe, et en particulier en Italie. Ces crises peuvent être affrontées par la responsabilisation des travailleurs, en permettant à ceux-ci de contribuer non seulement au développement mais aussi à la gestion des entreprises. »

Je vois les choses comme cela : la politique est un passage de témoin. Et le témoin, ce sont les idées, qui peuvent ensuite être améliorées par les citoyens. J’ai passé du temps à mener des batailles dans le Parlement. Désormais, il y a quelqu’un d’autre, et peut-être que j’y retournerai la prochaine fois, ou qu’une autre personne y entrera à son tour. Ce principe est fondamental. Bien sûr, il y a le modèle de la « classe dirigeante », du parti, et de la politique professionnelle.

Mais la politique n’est pas une profession. Le journaliste est un professionnel. Le barman, l’avocat, le médecin, l’ouvrier, le glacier, l’entrepreneur sont des professionnels. Ce n’est pas le cas de l’homme politique. Le politique est celui qui se met à disposition de la collectivité, qui travaille un temps limité de sa vie à l’intérieur des institutions, et qui retourne ensuite faire son métier. Je vis la politique de cette façon, et c’est pour cela que j’ai décidé de ne pas me présenter de nouveau.

LVSL – Toujours dans votre livre A testa in su, vous évoquez l’expérience autogestionnaire des ouvriers de la “Fabrica sin patron” en Argentine (l’usine Zanon reprise par les travailleurs en 2001 dans le contexte de la crise économique argentine). Vous proposez un rapprochement avec la politique italienne, avec cette idée que les Italiens doivent s’approprier leur destin. Comment redonner aux citoyens le pouvoir dans la démocratie italienne d’aujourd’hui ? Cela peut-il passer par les instruments de la démocratie directe ?

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A testa in su (La tête haute) , le dernier ouvrage d’Alessandro Di Battista. © Rizzoli

Alessandro Di Battista – En Patagonie, j’ai pu appréhender l’expérience d’ouvriers qui ont récupéré des usines sabotées par leurs patrons. Dans le cas de Zanon, le patron était d’origine italienne. Cette expérience a renforcé ma conviction en faveur de la socialisation des entreprises. Je ne dis pas que toute usine doit appartenir aux ouvriers, mais j’estime que les travailleurs doivent pouvoir coopérer au développement de l’entreprise dans laquelle ils travaillent. D’ailleurs, il y a une série d’entreprises qui sont en crise aujourd’hui en Europe, et en particulier en Italie. Ces crises peuvent être affrontées par la responsabilisation des travailleurs, en permettant à ceux-ci de contribuer non seulement au développement mais aussi à la gestion des entreprises. J’y crois fermement. Je pense également qu’elles doivent appartenir aux travailleurs.

Comment et dans quelle situation ? C’est à voir au cas par cas. J’y crois beaucoup, de même que je crois que les institutions doivent appartenir aux citoyens.

C’est pourquoi je pense que l’introduction d’instruments de démocratie directe, à l’intérieur même de notre Constitution, est décisive. Le Mouvement 5 Étoiles propose de mettre en place une procédure de référendum d’initiative populaire, sans quorum. Ce référendum permettrait aux citoyens italiens de faire des propositions. Actuellement, la Constitution italienne ne prévoit pas cet instrument. Nous n’avons qu’un référendum législatif abrogatif, avec quorum.

Ensuite, il y a l’obligation de discuter de la loi d’initiative populaire au Parlement. Par exemple, lorsque nous récoltons 50 000 signatures pour instituer une banque publique d’investissement, nous déposons cette loi au Parlement. Selon moi et selon le Mouvement 5 Étoiles, le Parlement est dans l’obligation de discuter et de mettre au vote cette loi dans un délai contraint. Les parlementaires peuvent la rejeter, mais ils ont l’obligation de discuter et de voter. Ainsi engagent-ils au moins leur crédibilité devant le pays. Ils ne peuvent pas se cacher derrière les contraintes temporelles de la politique et du bicaméralisme. Il est faux de dire que les institutions italiennes sont lentes. Il me semble que nous avons fait beaucoup plus de lois qu’en France. Cela veut dire que lorsque le Parlement a la volonté de travailler, il travaille. Il y a des cochonneries de Berlusconi qui ont été adoptées en 18 jours. Le revenu de citoyenneté ? On n’a pas le temps d’en discuter. L’abolition des privilèges de la caste ? On n’a pas le temps d’en discuter ! Est-ce que c’est une blague ?

On peut recréer un lien étroit entre les citoyens qui sont à l’intérieur des institutions et ceux qui sont à l’extérieur en introduisant des instruments de démocratie directe. De la même façon, nous pouvons le faire en mettant en œuvre des instruments législatifs pour soutenir les travailleurs qui veulent récupérer les entreprises et les usines en crise.

Souvent, la crise ne dépend pas seulement de la globalisation et de la crise économique, mais aussi d’une mauvaise gestion de la part des patrons. L’État et le Ministère du développement économique doivent s’occuper de cela. En d’autres termes, ils doivent parvenir à associer les travailleurs d’une entreprise en crise, afin que cette entreprise puisse se régénérer et sortir de cette crise. Je ne dis pas qu’il ne doit pas exister des entreprises qui ont un entrepreneur. La prise de risque existe ! Je dis néanmoins que la gestion ouvrière, notamment dans certains contextes, si elle est bien codifiée et bien organisée au niveau législatif, est une réponse à cette crise que nous vivons à l’échelle mondiale.

LVSL – Vous parlez beaucoup de régénération morale et de lutte contre la vieille classe politique corrompue. Mais pensez-vous que cela puisse suffire à régénérer la politique, sans s’attaquer aux pouvoirs des oligarchies et des institutions financières ?

Alessandro Di Battista – Non, je ne pense pas que cela suffise, mais c’est nécessaire. J’ai souvent dit qu’un politicien corrompu est probablement un pantin entre les mains d’un capitaliste financier ou entre celles de la criminalité organisée. Dans notre pays, la corruption est l’arme principale utilisée par les mafias. Est-ce pour autant que, pour contrer les mafias, il suffit de contrer la corruption ? Bien sûr que non ! S’attaquer durement à la corruption est un outil pour commencer à régénérer la politique. Je suis d’accord avec vous : les pouvoirs oligarchiques existent. Le politicien corrompu est un instrument entre leurs mains. C’est pourquoi, afin de lutter contre ces pouvoirs, je lutte également contre le politicien corrompu. Ce n’est évidemment pas suffisant. Une loi anti-corruption ne résoudrait pas tous les problèmes de l’Italie. Je ne dis pas cela. Reste qu’il faut la faire pour faire le ménage.

On peut affronter les grandes oligarchies par une loi contre la corruption et les conflits d’intérêts. Il faut également s’attaquer à la concentration des pouvoirs entre si peu de mains. C’est un danger qu’il faut conjurer à tout prix. Il existe des conflits d’intérêts dans le sport, dans la politique, dans la santé, dans les médias… Il y a évidemment de l’interpénétration entre les oligarchies financières et les oligarchies médiatiques.

Dans notre pays, le groupe éditorial L’Espresso appartient à De Benedetti. Ce dernier a des intérêts dans le bâtiment, dans l’énergie et dans de nombreux domaines. Il n’a pas hésité à utiliser son système médiatique, non pas pour garantir la liberté d’information, mais pour protéger ses intérêts financiers. C’est la même chose avec Berlusconi. Cela ne me convient pas que quelqu’un comme Berlusconi commence une carrière politique en ayant à sa disposition des journaux, des radios et des télévisions. Ce n’est pas acceptable. Ici-même, à Rome, pendant de nombreuses années, un entrepreneur a dicté sa loi : il s’appelle Caltagirone. Il a des intérêts dans le secteur de l’eau, du bâtiment et dans les hôtels. Il s’agit d’énormes intérêts ! Il en va de même pour le propriétaire du journal le plus lu à Rome : Il Messaggero, ou du journal le plus lu à Naples : Il Mattino.

« J’ai souvent dit qu’un politicien corrompu est probablement un pantin entre les mains d’un capitaliste financier ou entre celles de la criminalité organisée. S’attaquer durement à la corruption est un outil pour commencer à régénérer la politique. On peut ensuite affronter les grandes oligarchies par une loi contre les conflits d’intérêts. Il y a évidemment de l’interpénétration entre les oligarchies financières et les oligarchies médiatiques. »

En Italie, l’ENI (Ente Nazionale Idrocarburi = Société Nationale des Hydrocarbures), a une agence de presse, appelée AGI. Ce matin, j’ai reçu un petit message du directeur du Corriere della Sera pour un entretien avec M. Fontana. Il y a certainement d’excellents journalistes dans ce quotidien. Je n’ai aucun doute là-dessus. Néanmoins, il n’est pas acceptable que 10 % du Corriere della Sera soit entre les mains de Mediobanca, une holding dans laquelle investissent en particulier Fininvest et Berlusconi. Nous ne devons pas accepter non plus qu’une multinationale chinoise de la chimie ait 3,5% des actions du Corriere della Sera. Cette situation ne me convient pas ! Je me bats contre les éditocrates corrompus.

Aujourd’hui les oligarchies financières vont de pair avec les oligarchies médiatiques. De même, le grand capitalisme financier pénètre la politique. Je veux en donner deux exemples rapides : avant d’être Premier Ministre et Président de la Commission Européenne, Romano Prodi a travaillé chez Goldman Sachs. Avant de devenir Premier ministre, Mario Monti a travaillé pour Goldman Sachs. En quittant la présidence de la Commission Européenne, M. Barroso retrouve rapidement un travail comme vice-président de Goldman Sachs. Cette situation est inacceptable.

Pour lutter contre ces oligarchies, il ne suffit pas d’intervenir contre la corruption. Barroso n’est pas un corrompu. C’est quelqu’un qui est pris en tenaille par des conflits d’intérêts. Il faut donc lutter à la fois contre la corruption et les conflits d’intérêts. Tout cela est intolérable ! Pour moi, quelqu’un qui travaille dans le Ministère du développement économique ne doit pas avoir le droit de travailler pour une banque d’affaires pendant cinq années. Sinon cela laisse à penser, que lorsque cette personne travaillait (théoriquement) pour les citoyens au Ministère de l’économie, elle veillait non pas à l’intérêt de la collectivité, mais aux intérêts du système bancaire privé, qui garantit plus tard des emplois de conseillers très bien rémunérés. On parle de millions et de millions d’euros !

LVSL – À côté du succès du Mouvement 5 Étoiles, très fort dans le Sud, il y a eu une percée importante de la Ligue de Matteo Salvini, notamment dans le Nord. Peut-on dire que vos deux mouvements reflètent la division Nord/Sud du pays ?

Alessandro Di Battista – Non, on ne peut pas le dire, ce serait une grande erreur. Ne vous fiez pas aux lectures données par certains pseudo-intellectuels. Regardez plutôt : l’ancienne Ligue du Nord s’est renommée la Ligue. Elle est naturellement très forte dans le nord du pays. Son histoire politique est marquée par son activisme dans cette partie du pays.

Ensuite, on peut aimer Salvini ou non, mais je lui reconnais un investissement considérable ces cinq dernières années. Il n’en demeure pas moins que le Mouvement 5 Étoiles est la première force politique dans les régions du Nord de ce pays. Si je ne m’abuse, nous avons gagné en Ligurie. Nous sommes peut-être la première force politique dans le Piémont, et nous avons fait élire la première femme parlementaire du Val d’Aoste. Il est vrai que le Mouvement 5 Étoiles est largement plébiscité dans le Sud. Cela est, de toute évidence, lié aux problèmes économiques et sociaux criants qui touchent les régions méridionales. Personne ne peut le nier.

« Certes, nous avons obtenu 50% des voix en Campanie, mais nous avons recueilli plus de 30% des voix en Ligurie. Considérer que la Lega et le M5S incarnent la division Nord/Sud est donc une interprétation faussée. On peut évidemment être impressionné par les voix que nous avons obtenues dans le Sud. Cependant, ne vous y trompez pas : le Mouvement 5 Étoiles est très très fort dans le Nord. »

En même temps, nous sommes la seule force politique de masse au niveau national, parce que le Mouvement 5 Étoiles a été plébiscité du nord au sud. Certes, nous avons obtenu 50% des voix en Campanie, mais nous avons recueilli plus de 30% des voix en Ligurie. C’est un résultat incroyable ! Considérer que la Lega et le M5S incarnent la division Nord/Sud est donc une interprétation faussée. On peut évidemment être impressionné par les voix que nous avons obtenues dans le Sud, cependant, ne vous y trompez pas : le Mouvement 5 Étoiles est très fort dans le Nord. Nous avons déjà conquis les mairies de Turin et de Rome, c’est-à-dire deux des plus grandes villes du pays, l’une au centre et l’autre au nord. Nous n’avons pas encore gagné à Naples, à Palerme ou à Catane. Il s’agit donc d’une lecture erronée.

LVSL – Depuis que Luigi Di Maio est là, on a commencé à parler d’une « macronisation » du Mouvement 5 Étoiles. Pendant la campagne électorale, Luigi Di Maio a écrit une lettre à Macron sur la réforme de l’Union Européenne. Nous voudrions savoir quel regard vous portez sur le président Emmanuel Macron…

Alessandro Di Battista – Je vais être honnête : si j’avais été un citoyen français, je n’aurais pas voté pour Macron. Je ne vous dirai pas pour qui j’aurais voté. Finalement, les choses sont là où elles en sont. Emmanuel Macron est votre président. Ce n’est pas à moi, ni à Luigi Di Maio, ni à un parlementaire de la République italienne, de s’exprimer sur les choix démocratiques des Français. Nous pouvons commenter votre système électoral, nous demander s’il y a une réelle et forte représentation, si les voix de Macron au premier tour reflètent vraiment la volonté de la plupart des Français. Cela reste votre système et c’est à vous de vous en occuper.

Alessandro Di Battista et Beppe Grillo.

En ce qui me concerne, je dois déjà m’occuper de réformer le système italien, ce qui n’est pas facile. Parler de macronisation est un procédé qui consiste à coller une étiquette, à cataloguer des phénomènes complètement différents. Le Mouvement 5 Étoiles n’aurait probablement pas pu voir le jour dans un autre pays que l’Italie, notamment parce que Beppe Grillo est Italien. Objectivement, sans Beppe Grillo, sans cette proposition initiale qu’il a faite, vous ne seriez pas là aujourd’hui pour m’interviewer. C’est essentiellement grâce à lui que j’ai fait mon entrée au Parlement, même si je ne le connaissais pas. Ce n’est qu’après que je l’ai rencontré. Le Mouvement 5 Étoiles est un phénomène reproductible probablement au niveau mondial, mais il prendrait alors des caractéristiques propres à chaque contexte national.

Macron est le président de la République française. Je crois beaucoup au principe de l’auto-détermination des peuples et au principe de non-ingérence dans les affaires d’autrui. Je ne le dis pas pour esquiver votre question. Je le dis parce que c’est ce que je pense profondément. Je vais vous donner un exemple. Lorsque, pendant le référendum constitutionnel, l’ambassadeur des États-Unis Philips a pris parti pour le oui, en prédisant une catastrophe en cas de victoire du non, je me suis beaucoup énervé. L’ambassadeur américain ne devrait pas se permettre de tels propos. De la même façon, juger un président français que vous avez élu excède mon rôle. Je ne dois pas me le permettre.

Que puis-je dire sur Macron ? Il est président depuis peu. Comme tout le monde, comme les citoyens français, j’attends un peu avant de le juger. Je peux faire un commentaire sur François Hollande. Il a dilapidé le soutien historique que les socialistes avaient en France depuis les années 1930. Il l’a dilapidé parce qu’il a mené des politiques extrêmement libérales et a été, entre autres, extrêmement agressif au niveau international. Je peux parler de Sarkozy si vous le souhaitez, je peux vous parler de Kadhafi, s’il est vrai que Sarkozy a reçu de l’argent de Kadhafi. Je peux vous parler de cette guerre ignoble que la France a mené aux côtés du Prix Nobel de la paix Barack Obama.

« J’ai employé des mots forts car je crois que le capitalisme financier, entendu comme phénomène de concentration des pouvoirs et de démantèlement progressif des droits économiques et sociaux, oblige beaucoup de citoyens à réduire leurs ambitions économiques et sociales et à accepter des travaux dignes d’esclaves modernes. »

Cependant, en tant que parlementaire en fin de mandat et en tant que figure du Mouvement 5 Étoiles, d’une force politique qui va peut-être arriver au pouvoir [Ndlr, depuis lors, le M5S est au pouvoir en coalition avec la Lega], il ne me semble pas juste de donner mon avis sur un président de la République élu de manière démocratique par le peuple français. Ce n’est pas à moi de le faire. Je suis franc, parce que je crois en l’auto-détermination des peuples, mais aussi en la non-ingérence dans les questions nationales qui concernent d’autres pays.

LVSL – En France, on a commencé à parler de l’éventualité d’un nouveau groupe réunissant Ciudadanos, le Mouvement Cinq Étoiles et En Marche au parlement européen. Macron le refuse pour le moment. Cependant, il y a tout de même eu un article sur le sujet dans Il Foggio qui faisait mention de contacts et de discussions. Que pensez-vous de la possibilité de faire un groupe avec Macron ?

Alessandro Di Battista – Nous n’y avons jamais songé. Pour le moment, le Mouvement 5 Étoiles a son propre groupe en Europe. Pour les prochaines élections, nous verrons s’il y a la possibilité de changer de groupe. Et puis, aux prochaines élections, il y aura peut-être des forces politiques dont nous ignorons encore l’existence ! Nous n’avons pas encore abordé le sujet. Un article a été publié dans les médias ? Permettez-moi de vous rappeler que les journaux de Berlusconi ont récemment écrit que je ne me présentais pas aux élections parce que je voulais céder mon siège au Parlement à mon père ! Des fake news, vous en aurez autant que vous voulez !

LVSL – On semble assister à un adoucissement de votre discours sur l’euro et l’OTAN. Le temps semble révolu où vous disiez : « Pour nous, il est important de nommer aujourd’hui notre ennemi commun. Notre ennemi aujourd’hui, c’est le pouvoir central, une sorte de nazisme central, nord-européen, qui est en train de nous détruire. Ils sont en train de créer une sorte de génération Walmart, qui produira de plus en plus d’esclaves. Ils veulent, en substance, coloniser l’Europe du Sud ». Reniez-vous vos positions passées ?

Alessandro Di Battista – Non, je ne les renie pas du tout. Au cours de mon activité politique, il m’est parfois arrivé d’employer des mots très forts, afin de « donner un coup de pied dans la fourmilière ». C’est aussi un choix de communication. Nous vivons dans un pays, l’Italie, où personne ne t’écoute si tu parles tout bas. C’est pourquoi j’ai également fait le choix d’employer des mots forts dans ma communication. Cela ne veut pas dire que je pense qu’il y a une « solution finale ». Je ne l’ai jamais cru. J’ai employé des mots forts car je crois que le capitalisme financier, entendu comme phénomène de concentration des pouvoirs et de démantèlement progressif des droits économiques et sociaux, oblige beaucoup de citoyens à réduire leurs ambitions économiques et sociales et à accepter des travaux dignes d’esclaves modernes, aussi bien au niveau européen qu’au niveau global.

Ce capitalisme se transforme donc de plus en plus en société Walmart. J’en suis convaincu. Je crois donc ce que j’ai dit. Le seul moyen dont nous disposons afin de nous opposer à ce pouvoir financier extrêmement injuste et dangereux est de réinvestir dans l’État social et de démanteler une série de situations de conflits d’intérêts entre politiques et pouvoirs financiers.

LVSL – Quid de la zone euro ? Qu’en pensez-vous maintenant ? Aux élections européennes de 2014 vous proposiez un référendum sur le maintien de l’Italie dans la zone euro. Vous avez un peu évolué depuis. La sortie de l’euro reste-t-elle une option pour vous ? Que feriez-vous en cas d’impossibilité de réformer l’Union européenne ?

Alessandro Di Battista – A l’époque, nous étions en train de récolter des signatures pour un référendum consultatif. Il ne s’agissait pas de quelque chose d’aisé, car nous aurions dû faire une loi constitutionnelle pour demander l’opinion des citoyens italiens sur l’euro. Ce que vous dîtes est vrai. Notre évolution répond à des changements qu’on a pu observer en Europe ces dernières années. Je pense au Brexit, à l’affaiblissement de Merkel qui n’a plus un pouvoir aussi fort qu’auparavant, et même au changement politique en France. Si nous arrivons au pouvoir, nous devons essayer de changer certaines choses en Europe. Il faut essayer. Pendant la campagne, nous avons clairement dit que le référendum consultatif était une sorte d’extrema ratio.

Honnêtement, je suis convaincu qu’un peuple n’est pas libre s’il n’a pas la possibilité de mener des politiques fiscales et monétaires indépendantes. Nous ne sommes pas contre l’Union européenne. D’ailleurs, nous nous sommes présentés aux élections européennes et avons des élus au Parlement Européen. Cependant, nous avons pris position contre certaines politiques européennes. En ce moment, nous pensons que si nous arrivons à former un gouvernement politique fort, nous aurons une opportunité importante afin d’exercer une juste pression au niveau européen, dans le but de modifier des choses qui ne vont pas.

La vérité est que cette Union européenne n’est pas une véritable union des peuples. Vous vous sentez européens ? Un peu français, un peu italien ? La vérité est que la construction politique et sociale de l’Europe n’a pas encore eu lieu. Pour l’instant, l’Union européenne est une organisation financière qui impose l’âge de départ à la retraite aux Italiens, et le prix de la féta à la Grèce. Voilà ce qu’est l’Union européenne aujourd’hui. Toute son action s’appuie sur la monnaie unique, l’euro n’est pas une monnaie : c’est un système de gouvernement. Après, on verra ce qu’on peut faire si nous arrivons au pouvoir. Pour l’instant, nous n’y sommes pas malgré nos 32% aux dernières élections.

Entretien réalisé par Marie Lucas, Lenny Benbara et Vincent Dain. Retranscrit par Sébastien Polveche. Traduit par Rocco Marseglia, Andy Battentier et Lenny Benbara.