Midterms : une victoire pour Biden et l’aile gauche démocrate ?

© Alison Drake

La vague conservatrice tant annoncée n’a pas eut lieu. Les démocrates conservent leur majorité au sénat et ne perdent que 9 sièges à la Chambre, alors que le parti au pouvoir en concède historiquement 27 en moyenne et depuis 1946. Ce succès est avant tout celui de l’aile gauche pro-Sanders, qui renforce sa présence au Congrès et voit son orientation politique validée par les urnes, alors que les choix tactiques de l’aile droite démocrate ont vraisemblablement coûté la majorité à la Chambre des représentants. Joe Biden sort renforcé de ce scrutin, lui qui depuis deux ans a été réticent à céder aux désidératas de l’establishment démocrate. À l’inverse, Donald Trump subit un véritable camouflet sur fond de recul de l’extrême droite américaine.

S’il fallait retenir une image de la soirée électorale, ce serait celle de la salle de fête louée par le Parti républicain pour célébrer les résultats. Le président de l’opposition à la Chambre des représentants, Kevin McCarthy, avait convié la presse et les militants aux alentours de 22h pour prononcer un discours triomphal. Selon Politico, ses équipes projetaient un gain historique de 60 sièges. À l’inverse, les démocrates n’avaient prévu aucun événement public, anticipant une soirée compliquée. Pourtant, à minuit, le hall de réception républicain demeurait désespérément vide et les perspectives d’une victoire toujours incertaines. Au grand dam de McCarthy, la vague conservatrice n’a jamais atteint le rivage.

Sept jours plus tard, Kevin McCarthy peut enfin célébrer la reconquête de la Chambre des représentants, avec un gain net de 9 sièges (1), soit une des pires performances de l’Histoire des midterms qui débouche sur une courte majorité (cinq sièges, 222-213). Le Parti démocrate conserve le Sénat et pourrait y étendre sa majorité. Aux élections locales, il progresse au sein des parlements des États et gagne trois postes de gouverneur. Enfin, les démocrates battent tous les candidats pro-Trump et potentiellement putschistes qui briguaient des postes liés à la certification des élections dans des États clés. Autrement dit, le spectre d’une tentative de subversion de la présidentielle est écarté pour 2024. 

Du fait de son hétérogénéité territoriale et de la multitude des scrutins, ces élections de mi-mandat restent complexes à analyser, et riches en enseignements.

Un camouflet pour Donald Trump et l’extrême-droite « MAGA »

Le raté historique de la droite américaine est d’autant plus embarrassant que ses cadres et médias n’ont eu de cesse d’annoncer une vague rouge (couleur du Parti républicain) dans les jours et heures précédant l’élection.

Interrogé par un journaliste la veille du vote, Donald Trump avait déclaré : « je pense que l’on va assister à une vague rouge. Je pense qu’elle sera probablement plus grande que ce que tout le monde imagine. (…) Si on gagne, ça sera grâce à moi. Si on perd, ça ne sera pas de ma faute, mais on me désignera comme responsable ». Il a eu raison sur ce dernier point. 

La presse conservatrice a mis l’échec du GOP (surnom du Parti républicain) sur le dos de l’ancien Président. Reconnaître le caractère politiquement toxique de la suppression du droit à l’avortement par la Cour suprême ou critiquer la stratégie électorale de Kevin McCarthy et Mitch McConnell (leader républicain au Sénat) impliquerait d’admettre l’extrême impopularité de l’agenda conservateur. McConnell avait assumé de ne pas présenter de programme, convaincu du fait que la colère des Américains face à l’inflation suffirait. À l’inverse, McCarthy avait indiqué vouloir utiliser sa majorité à la Chambre pour forcer Joe Biden à choisir entre des coupes budgétaires drastiques dans la sécurité sociale ou un défaut sur la dette américaine. Puisqu’il n’était pas question de remettre en cause l’idéologie du Parti, la responsabilité de cet échec a été attribuée à la mauvaise qualité des candidats imposés par Trump. Sélectionnés pour leur dévouement à sa cause (la négation du résultat des élections de 2020), ils brillaient par leur extrémisme et leur inexpérience. Ils ont été spectaculairement battus dans tous les scrutins clés, lorsqu’ils n’ont pas échoué à conserver des sièges réputés imperdables.

La soirée électorale commençait pourtant bien pour Donald Trump. En Floride, le gouverneur d’extrême-droite Ron DeSantis est réélu avec 20 points d’écart, le sénateur conservateur Marco Rubio avec 16 points, malgré les lourds investissements démocrates dans ces scrutins. Ces derniers perdent deux sièges à la Chambre et reculent dans tous les comtés de cet ancien « swing state » repeint en nouveau bastion républicain. Dans l’État de New York, les démocrates apparaissent immédiatement en difficulté. Ils perdront un record de 5 sièges à la Chambre, coûtant la majorité aux Démocrates. La vague rouge semble alors se matérialiser, prête à tout emporter sur son passage. Avant que le dépouillement du New Hampshire vienne semer le doute. La sénatrice démocrate sortante, une centriste vendue aux intérêts financiers, écrase le candidat d’extrême-droite imposé par Donald Trump face à elle. Au fil des dépouillements, cette dynamique va se répéter à travers tout le pays, ou presque : la grande majorité des candidats proches de Donald Trump ont été battus.

Les bons résultats républicains – en Floride et dans l’État de New York, notamment – ne sont pas à proprement parler des « victoires » pour Donald Trump. À New York, les candidats républicains victorieux appartiennent à l’aile modérée du parti, l’un d’entre eux déclarant peu de temps après son élection qu’il était temps de tourner la page Trump. Quant à la Floride, le triomphe évident est d’abord celui du gouverneur Ron DeSantis, pressenti comme le principal adversaire de Trump pour obtenir la nomination du Parti en 2024.

Une primaire opposant les deux hommes pourrait fracturer le camp républicain. La base électorale reste – pour le moment – acquise à Trump. Mais l’establisment et son écosystème médiatique sont de plus en plus ouvertement hostiles à l’ancien président. L’annonce précipitée de sa candidature est un premier signe de faiblesse. Elle s’explique avant tout par sa volonté de reprendre la main et de couper l’herbe sous le pied de ses adversaires républicains. Mais c’est également le produit de son mauvais calcul : il avait annoncé l’imminence de sa candidature en pensant pouvoir se déclarer après des élections de mi-mandats triomphales. Sauf à reconnaître son échec, il lui était difficile de faire machine arrière en repartant la queue entre les jambes.

De même, la courte majorité républicaine à la Chambre des représentants repose autant sur la réélection sur le fil de candidats ultra-tumpistes comme Lauren Boebert que sur celle des modérés ayant ravi des sièges aux démocrates dans l’État de New York. Faire tenir cette coalition sans affaiblir le parti va s’avérer délicat. 

À l’inverse, la performance historique des Démocrates renforce leur coalition et offre une seconde jeunesse à Joe Biden, qui voit son action validée par ce « succès » électoral. Il doit beaucoup à son aile gauche, qui l’a poussé à gouverner de manière plus populaire, a fait activement campagne et vient de remporter de nombreux scrutins déterminants.

Porté par son aile gauche, le Parti démocrate obtient des résultats inespérés

Les progressistes ont enchaîné des succès électoraux à travers tout le pays. Les huit membres emblématiques du « squad » associés à la socialiste Alexandria Ocasio-Cortez ont été réélus. Ils peuvent en outre se féliciter de la réélection de Keith Ellison, le procureur général du Minnesota. Ce proche de Bernie Sanders avait fait parler de lui en obtenant la condamnation du policier ayant tué Georges Floyd. Connu pour son acharnement contre la corruption et le crime en col blanc, il faisait face à un candidat soutenu par les intérêts financiers locaux et les puissants syndicats de police. Sa victoire sur le fil permet de contrer le discours sur la toxicité politique du soutien au mouvement Black Lives Matter. 

À cette réussite au fort potentiel symbolique s’ajoutent de nombreux succès dans les référendums locaux : le Massachusetts a voté une taxe exceptionnelle sur les très hauts revenus ; le Michigan, le Vermont et la Californie vont constitutionnaliser le droit à l’avortement ; une loi visant à renforcer le pouvoir des syndicats a largement été adoptée en Illinois ; le cannabis sera légalisé dans le Maryland et le Missouri. Preuve que les idées progressistes sont populaires, y compris dans les États républicains, le Nebraska a voté pour le doublement du salaire minimum (à 15 dollars), le Kentucky a voté contre un référendum antiavortement et le Dakota du Sud a choisi d’étendre la couverture santé gratuite Medicaid, un programme fédéral réservé aux bas revenus. Autant de référendums qui ont contribué à la mobilisation des électeurs démocrates et viennent valider la ligne politique et stratégique de la gauche américaine.

Les démocrates centristes ne peuvent pas se targuer d’un tel bilan. Tous les sièges de sortants perdus par les démocrates sont le fait de néolibéraux ou « modérés ». En Iowa et en Virginie, deux élues s’étant opposées à la proposition de loi visant à interdire aux parlementaires d’investir en bourse, du fait des potentiels délits d’initiés, ont été battues. Leurs adversaires avaient fait campagne sur cette question. Dans l’État de New York, l’obsession des dirigeants démocrates locaux contre l’aile gauche du parti a provoqué les conditions structurelles d’une défaite, en plus de la campagne désastreuse de la gouverneure, qui sauve le siège de justesse dans ce bastion démocrate. Le directeur de la campagne nationale démocrate et cadre du parti, Sean Patrick Maloney, est lui-même battu dans sa circonscription de New York City.

La direction du Parti démocrate a également pris des décisions tactiques désastreuses. En refusant de soutenir le progressiste Jamie McLeod-Skinner en Oregon (5e district), elle perd ce siège de seulement deux points. McLeod-Skinner avait battu le candidat démocrate sortant Kurt Schrader lors des primaires. Il appartenait au « gang des 9 » qui avait torpillé l’agenda social de Biden en 2021, mais avait tout de même été soutenu par la direction du parti. Autrement dit, l’aile droite démocrate rend des candidats inéligibles en s’opposant à l’agenda politique de Biden, puis abandonne les progressistes élus par la base électorale pour les remplacer. L’inventaire des ratés similaires contraste avec le récit officiel de l’habileté des cadres du Parti à aborder ces élections de mi-mandat. 

Si les démocrates ont su capitaliser sur le fait marquant de cette campagne – la suppression du droit à l’avortement par la Cour suprême – , la stratégie gagnante demeure celle mise en œuvre par les progressistes. Celle d’un discours axé sur les problématiques économiques et sociales, ancré dans une rhétorique de lutte des classes et une critique des multinationales.

Droit à l’avortement, inflation, sauvegarde de la démocratie, vote de la jeunesse : les clés du scrutin

À quelques jours des élections de mi-mandat, le Parti démocrate semblait divisé entre deux stratégies. La première, portée par les cadres et la majorité néolibérale, consistait à repeindre les Républicains en extrémistes et faire du scrutin une forme de référendum contre le trumpisme. Cette stratégie plaçait la protection du droit à l’avortement au cœur du discours démocrate. La détérioration brutale des sondages et les enquêtes d’opinions plaçant l’inflation en tête des préoccupations des Américains, très loin devant le droit à l’avortement et l’avenir de la démocratie, avaient provoqué un vent de panique. La presse proche du Parti démocrate attribua l’imminente défaite à cette mauvaise lecture de l’électorat. La gauche démocrate insistait également sur l’importance de faire campagne sur l’économie et le social tout en dénonçant le programme de coupes budgétaires porté par les Républicains. Dans les deux dernières semaines, la direction du Parti démocrate a pivoté dans ce sens, sans renoncer à sa stratégie initiale pour autant.

Les résultats semblent lui donner raison. Les enquêtes réalisées en sortie des urnes et sur des échantillons bien plus vastes que les sondages électoraux montrent que la question du droit à l’avortement figurait parmi les priorités des électeurs, aux côtés de l’inflation et de la hausse de la criminalité. Elle a certainement permis aux démocrates de mobiliser leur base, en particularité dans des États où ce droit est menacé. Les Démocrates triomphent ainsi dans le Michigan et la Pennsylvanie, tout en réalisant des contre-performances à New York et en Californie, où l’avortement est bien protégé et la hausse de la criminalité plus marquée. 

Traditionnellement, les électeurs se déclarant indépendants votent avec l’opposition par une marge de 10 à 20 points lors des midterms. Cette fois, ils ont préféré le parti du Président de 1 point (49-48). L’idée selon laquelle les élections se sont jouées au centre, et que l’extrémisme des républicains a antagonisé les indépendants, s’est naturellement imposée comme la clé de lecture du scrutin.

Mais elle n’explique pas la débâcle des Démocrates en Floride ni leurs bons résultats dans les comtés ruraux du Midwest. L’économie a également joué un rôle important. Or, les enquêtes en sortie des urnes montrent que l’opinion est divisée 50-50 sur la question de la responsabilité de Biden dans la hausse des prix. Ce qui témoigne de l’échec du Parti républicain et de la machine médiatique conservatrice à imprimer l’idée que les politiques sociales de Biden avaient provoqué l’inflation. Les Démocrates sont parvenus à contrer ce discours en pointant du doigt la responsabilité accablante des grandes entreprises et en comparant leur bilan économique à celui de l’opposition. Entre un pari républicain qui ne proposait aucune solution et les avancées modestes réalisées par Joe Biden, les électeurs ont souvent favorisé la seconde option.

Les Démocrates ont pu s’appuyer sur sa politique de hausse salariale, de baisse des prix des médicaments, d’investissement dans la transition énergétique et de hausse de l’imposition sur les multinationales. Le protectionnisme visant à réindustrialiser l’ancien cœur industriel du Midwest (la « Rustbelt ») a pu également jouer un rôle marginal dans les excellents résultats obtenus par les démocrates dans cette région. De même, la politique résolument pro-syndicale de Joe Biden, une première depuis Carter pour un président américain, a permis de fédérer les syndicats ouvriers derrière les candidats démocrates. Un élément qui semble avoir été déterminant en Pennsylvanie, dans le Nevada, l’Ohio et le Michigan. 

Enfin, les 18-29 ans se sont fortement mobilisés et ont plébiscité les démocrates, également majoritaires auprès des 30-44 ans. Là aussi, les politiques de Joe Biden semblent avoir joué un rôle, que ce soit son annulation partielle de la dette étudiante ou sa volonté de dépénaliser progressivement l’usage de cannabis.

Des implications importantes pour le futur

Contrôler le Sénat va permettre aux Démocrates de poursuivre les nominations de juges fédéraux, un élément essentiel pour contrer la dérive conservatrice du pouvoir judiciaire. Cela va également offrir de multiples opportunités de placer les Républicains de la Chambre face à leurs contradictions. 

Ces derniers vont disposer d’un pouvoir de véto législatif, d’un levier de négociation pour le vote du budget, et de la capacité de lancer des procédures de destitution et des commissions d’enquête parlementaires. Mais leur courte majorité rend leur situation aussi complexe que précaire. 

À l’échelle locale enfin, il sera intéressant d’observer les dynamiques dans l’État de New York, où Alexandria Ocasio-Cortez réclame la tête du président de l’antenne démocrate. La Floride étant perdue pour 2024, Joe Biden n’a plus à craindre de froisser la diaspora cubaine en levant le blocus de Cuba.

Sur le moyen terme, l’attention va désormais se tourner vers la présidentielle de 2024. Côté démocrate, Joe Biden dispose d’un solide argument pour justifier une nouvelle candidature. L’aile gauche démocrate sort également renforcée de ce cycle électoral, tant sur le plan du nombre de sièges obtenus que du point de vue purement idéologique et stratégique.

Au sein du Parti républicain, Trump tente de manœuvrer pour éteindre l’incendie et se placer en vue de 2024. S’il reste la figure dominante du parti, sa position s’est considérablement affaiblie. Tout comme celle de ce qu’il portait : une extrême droite dénuée du moindre égard pour les institutions démocratiques et persuadée de sa capacité à tordre la réalité à son avantage. Les résultats de ces midterms prouvent, au contraire, que les faits sont têtus. 

Annulation de la dette étudiante aux États-Unis : la fin d’un totem néolibéral

Un manifestant d’Occupy Wall Street demandant l’annulation des dettes étudiantes en 2011. © hardtopeel

En annulant quelque 300 milliards de dollars de dette étudiante contractée par 43 millions d’Américains, Joe Biden n’a pas uniquement tenu une promesse de campagne concédée à la gauche américaine ni pris une décision électoralement habile à deux mois des élections de mi-mandat. Il a surtout fait tomber un totem néolibéral et conservateur : celui de l’absolue nécessité de payer ses dettes. La droite américaine a réagi avec autant d’hystérie et de colère que de nombreux anciens conseillers d’Obama. Preuve que ce qui se joue dépasse largement la question de la dette étudiante.

D’un trait de plume, Joe Biden vient d’annuler 10 000 dollars de dette étudiante pour tous les Américains gagnant moins de 125 000 dollars par an. Ceux qui avaient contracté leurs prêts en tant qu’étudiants boursiers voient le montant de l’annulation porté à 20 000 dollars. Au total, près de 45 millions d’Américains sont directement concernés par cette mesure, dont le coût est estimé à 300 milliards de dollars. Il sera supporté par le gouvernement fédéral, qui détient plus ou moins directement les créances concernées. Pour l’État américain, il s’agit essentiellement d’un jeu d’écritures comptables entre la FED et le Trésor. Mais pour les bénéficiaires, cette décision offre une bouffée d’oxygène inespérée.

En 2022, 47 millions d’Américains doivent rembourser une dette étudiante s’élevant à 1700 milliards de dollars. Soit 37 000 dollars par personne et en moyenne, pour des mensualités de l’ordre de 400 dollars. Ces chiffres masquent une réalité plus dramatique. 40 % des emprunteurs ont abandonné leurs études en cours de route, souvent du fait des contraintes financières. Ils font face à une double peine : une dette élevée, et pas de diplômes pour obtenir un emploi qualifié susceptible de les aider à rembourser leurs créances. Or, du fait des taux différés souvent importants, même les diplômés payent parfois les intérêts de leurs prêts pendant des années sans parvenir à réduire le principal. Un tiers des emprunts ne sont ainsi jamais remboursés, selon les chiffres du ministère de l’Éducation.

Les dettes étudiantes limitent la capacité des débiteurs à obtenir d’autres crédits (immobiliers, automobiles) et freinent leur entrée dans la vie active. Comme le reconnaît le New York Times, ces dettes « retardent les mariages, repoussent l’arrivée des premiers enfants et empêchent les diplômés endettés d’accéder au niveau de vie de la classe moyenne ». Loin de permettre un nivellement par le haut, l’éducation supérieure devient un facteur d’aggravation des inégalités. Les personnes issues de familles à faibles revenus s’endettent plus fortement, ce qui accroît drastiquement le coût de leurs études, comparé aux étudiants issus des classes supérieures dont les parents financent les études.

Pour ce cadre républicain, l’annulation de la dette « établit un dangereux précédent ». Sur cet aspect, la droite ultraconservatrice est rejointe par le centre néolibéral démocrate, à commencer par les anciens conseillers économiques de Barack Obama et le prestigieux New York Times

Ainsi, la dette étudiante moyenne des Afro-Américains atteignait 52 000 dollars en 2020, près du double des étudiants blancs. Douze ans après être sortis de l’université, ils devaient encore rembourser 112 % du montant initial en moyenne. Parmi les personnes endettées, on trouve de nombreux étudiants victimes des pratiques prédatrices d’universités privées de faible qualité et d’organismes de crédits rapaces, qui opèrent comme intermédiaires entre le gouvernement fédéral et les potentiels emprunteurs. 

En réponse à cette crise profonde, l’aile gauche démocrate exigeait l’annulation de toutes les dettes étudiantes. Fidèle à lui-même, Joe Biden a concédé le minimum. Ce qui est loin d’être insignifiant : un emprunteur sur trois va voir la totalité de sa dette étudiante effacée, et un sur deux l’aura réduite de moitié ou mieux. Parce que les dettes les plus faibles sont souvent celles des populations les plus défavorisées, qui n’ont pas fait de longues études prestigieuses (médecine, droit) dans les grandes universités, elles sont les premières bénéficiaires de cette annulation partielle. Jusqu’à 90% du montant total de l’annulation sera perçu par des individus ayant un salaire inférieur au revenu moyen. Selon les estimations de la Maison-Blanche, 20 millions d’Américains vont voir la totalité de leur dette étudiante effacée.

Bien sûr, de nombreux emprunteurs vont continuer d’être écrasés par le poids des créances restantes. Et sans réforme structurelle de l’éducation supérieure, la génération suivante va progressivement se retrouver dans une situation similaire. Mais cette demi-mesure, appliquée par directive ministérielle, est suffisamment révolutionnaire pour provoquer une crise d’angoisse chez les néolibéraux et conservateurs américains.

Néolibéraux et conservateurs paniquent 

Côté républicain, l’hostilité n’a rien de surprenant. Mitch McConnell, le leader de l’opposition au Sénat, a dénoncé « un crachat à la figure des familles américaines qui ont économisé durement pour payer leurs études, ceux qui ont remboursé leurs prêts, décidé de ne pas faire d’études supérieures ou de s’engager dans l’armée pour financer leurs diplômes ». Pour lui, il s’agit « d’une décision injuste » qui « redistribue les richesses en prenant aux travailleurs pour donner aux élites » afin de « motiver la base électorale des démocrates ». En résumé, puisque l’annulation ne profite pas à tout le monde, elle n’aurait pas dû être décidée. Avec une telle logique, il faudrait supprimer l’école publique et les transports en commun…

En réalité, la décision de Biden est très populaire, y compris chez les électeurs républicains qui n’ont pas ou plus de prêts étudiants, mais voient leurs enfants ou petits-enfants plier sous le poids des dettes. Les enquêtes d’opinion et reportages sur le terrain ne laissent guère de place au doute. Ce qui n’a pas empêché les médias conservateurs de tirer à boulets rouges sur cette décision. Sean Hannity, le présentateur vedette de FoxNews, a dénoncé « un plan de sauvetage pour les riches, pour qu’ils puissent envoyer leurs enfants à l’université » avant de se contredire bizarrement en déclarant « soyons honnêtes, qui va profiter de ce plan ? Les classes moyennes ! Quand on y réfléchit, les gens qui sortent tout juste de l’université ne gagnent pas beaucoup d’argent, ceux qui travaillent pour mon émission par exemple, ils ne gagnent pas 125 000 dollars par an, ils seront éligibles à ce plan ». Une perspective qui lui fait visiblement perdre ses moyens.

La droite trumpiste montre ainsi ses vraies couleurs. Loin de défendre « le peuple » et la classe ouvrière, elle s’oppose aux politiques redistributrices. L’élue trumpiste et pro-QAnon Marjorie Taylor Greene a ainsi qualifié cette annulation partielle de « profondément injuste ». La Maison-Blanche a contre-attaqué, en rappelant que dans le cadre des politiques Covid, sa PME avait souscrit un prêt de 183 504 dollars auprès de l’État, qui avait été effacé par le gouvernement fédéral. De manière presque caricaturale, la droite démontre qu’elle est favorable à l’annulation des dettes lorsqu’il s’agit de secourir les banques et les entreprises, et y est opposée lorsqu’il s’agit de venir en aide aux travailleurs américains. 

La réponse du Parti républicain est également électoraliste. Comme l’a reconnu le sénateur trumpiste Ted Cruz dans un podcast, « il y a un risque réel que l’annulation de la dette étudiante augmente la participation des électeurs démocrates aux midterms ». D’où ce tir de barrage à destination de l’opinion.

La seconde préoccupation de la droite est illustrée par la tentation de recourir à la voie judiciaire pour contester la directive de Biden devant la Cour suprême. Pour l’un des principaux cadres républicains qui organisent cet effort désespéré, l’annulation de la dette « établit un dangereux précédent ».

Sur ce second aspect, la droite ultraconservatrice est rejointe par le centre néolibéral démocrate, à commencer par les anciens conseillers économiques de Barack Obama et le prestigieux New York Times

Le journal de centre-gauche avait mené une véritable campagne contre la proposition d’annulation de la dette étudiante, publiant de nombreuses tribunes hostiles et un éditorial aux arguments particulièrement surprenants. En substance, le Times déplorait l’extrême gravité de la situation, mais refusait l’idée d’une solution impliquant l’annulation de la dette. Comme chez les conservateurs, il soulignait le côté « injuste » et le risque d’établir un dangereux précédent.

De nombreux anciens cadres de l’administration Obama sont également montés au créneau. Larry Summers, l’architecte du sauvetage bancaire et du plan de relance d’Obama, a vigoureusement dénoncé une politique inflationniste et « déraisonnablement généreuse » qui se substituerait à des aides ciblées pour faciliter l’accès à l’éducation supérieure. Comme si les deux politiques étaient mutuellement exclusives et que la réforme de l’éducation supérieure proposée par Biden ne venait pas d’être torpillée au Sénat… L’autre économiste en chef des années Obama, Jason Furman, a publié de multiples tribunes dans les journaux plus ou moins proches du parti démocrate pour s’opposer à cette décision « inconsidérée », « qui jette de l’huile sur le feu de l’inflation ». À peine la décision de Biden rendue publique, il a vidé son sac sur Twitter :

Parmi ses inquiétudes, on retrouve de nouveau le risque d’établir un précédent dangereux. Melissa Kearny, économiste au Brookings Institute, un cercle de réflexion proche du parti démocrate, a qualifié l’annulation partielle de « décision incroyablement mauvaise » et s’est publiquement demandé si les économistes de l’administration Biden n’allaient pas mourir de honte après avoir laissé faire une telle infamie. Ben Ritz, le directeur du cercle de réflexion Progressive Policy Institue, a demandé à ce que tous les conseillers de Biden qui ont travaillé sur ce décret soient limogés après les élections de mi-mandat. À chaque fois, les arguments de fond qui accompagnent ces réactions épidermiques rejoignent peu ou prou ceux du Parti républicain.

Une première cause de cette hostilité inédite vient du fait que cette politique contredit et ridiculise l’action de ces mêmes économistes au sein de l’administration Obama. Face à la crise des subprimes, Summers et Furman avaient mis en place un plan extrêmement complexe et ciblé dans le but d’éviter les expulsions de détenteurs de crédits immobiliers. Le mécanisme avait pour principale fonction de sauver les banques, comme l’avait admis le ministre des Finances d’Obama Timothy Geithner, qui comparait le plan à « de la mousse pour la piste d’atterrissage ». Dans son image, la mousse était constituée des dix millions de familles américaines qui allaient se retrouver à la rue pour amortir l’atterrissage du Boeing 777 censé représenter les banques privées.

En clair, Biden abat un totem néolibéral en rompant avec le célèbre adage « les dettes doivent toujours être remboursées ». Le danger n’est pas tant le risque inflationniste que le fait d’offrir une victoire idéologique à la gauche américaine

L’obsession des conseillers d’Obama pour éviter que des emprunteurs indisciplinés ou des gens trop fortunés bénéficient de l’aide d’État pour éponger les crédits immobiliers avait provoqué un échec retentissant du plan. À peine un million de familles ont perçu l’aide à temps, alors que l’administration Obama n’a réussi à dépenser que 3 % du budget autorisé par le Congrès pour éviter une vague d’évictions.

Les mêmes obsessions se retrouvent au cœur du discours des opposants démocrates à l’annulation partielle décrétée par Biden : elle risquerait de profiter à des Américains non méritants ou trop aisés, ne ciblerait pas assez efficacement ceux qui ont le plus besoin d’aide et découragerait les futurs emprunteurs de payer leurs dettes. Pour Elizabeth Popp Berman, chercheuse à l’Université du Michigan, l’annulation partielle représente une profonde rupture avec le modèle économique dominant et une remise en cause du système de pensée des cercles de conseillers et experts en politiques publiques de Washington.

Leur logiciel idéologique est remis en cause par l’approche de Biden : une annulation quasi universelle, sans condition, et, ultime affront, financée par l’endettement public. En clair, Biden abat un totem néolibéral en rompant avec le célèbre adage « les dettes doivent toujours être remboursées ». Le danger n’est pas tant le risque inflationniste que le fait d’offrir une victoire idéologique à la gauche américaine, qui ringardise superbement l’approche suivie par Obama et ses conseillers face à la crise des subprimes

Une victoire idéologique majeure pour l’aile gauche américaine

La première personnalité politique à avoir porté l’annulation de la dette étudiante sans passer par le Congrès n’est pas Bernie Sanders, mais Jill Stein, candidate indépendante du Green Party (écologiste, situé à la gauche du parti démocrate) lors de la présidentielle de 2016. À cette époque, même des comédiens marqués à gauche tels que John Oliver, avaient tourné la proposition en ridicule : « c’est comme si elle proposait de rendre les États-Unis indépendants énergétiquement en ordonnant au service postal national d’envahir le Canada. Non Jill, c’est une très mauvaise idée, irréaliste, et il semblerait que tu n’y comprennes rien ». Signe du chemin parcouru en six ans, c’est une mesure que Joe Biden vient de faire sienne. 

Il remplit ainsi sa promesse de campagne, formulée en réponse aux programmes d’Elizabeth Warren et de Bernie Sanders au cours des primaires de 2020. La première souhaitait faire annuler 50 000 dollars de dette étudiante détenue par chaque débiteur gagnant moins de 100 000 dollars par an, pour un coût total de 640 milliards. Le second avait proposé, en accord avec sa philosophie socialiste, une annulation universelle, sans condition et totale de la dette étudiante. Depuis qu’il est à la Maison-Blanche, Biden faisait l’objet de multiples pressions de la part de militants et d’élus progressistes pour le contraindre à tenir son engagement.

L’annulation de la dette étudiante est rapidement devenue un cheval de bataille de la gauche américaine, pour au moins deux raisons. Politiquement, il s’agit d’une des rares réformes ambitieuses applicables sans passer par le Congrès. Depuis le Higher education act de1965, l’exécutif est autorisé à effacer les dettes étudiantes détenues par l’État fédéral sous la clause de compromise and settlement. Cette disposition a été invoquée par Trump puis Biden pour suspendre les mensualités des prêts étudiants depuis le début de la crise Covid, l’État fédéral détenant l’essentiel des créances étudiantes. Pour les annuler, une simple directive du ministère de l’Éducation suffit. Elles sont ensuite retirées du bilan financier du gouvernement sans nécessiter de nouvelles dépenses ou sources de financement. 

Deuxièmement, l’annulation constitue une politique publique qui cible en priorité l’électorat clé de la gauche américaine : la jeunesse diplômée et défavorisée. Les bénéfices attendus dépassent les simples emprunteurs. Leurs familles profitent plus ou moins directement de l’effacement de leur dette, tandis qu’une étude économique a estimé l’apport de l’annulation totale de la dette étudiante à 1000 milliards de dollars de PIB supplémentaire et 0,3 point de chômage en moins. Enfin, cette politique s’inscrit dans une approche fondamentalement différente de l’éducation supérieure, considérée non plus comme un investissement laissé au choix des individus, mais comme un droit inaliénable et un bien commun et qui, à ce titre, doit être fournie gratuitement. C’est pourquoi cette proposition s’inscrit dans un programme plus vaste visant à rétablir la gratuité de l’éducation supérieure, arbitrairement décrétée comme payante là où le primaire et secondaire sont accessibles gratuitement à tous les enfants américains.

En obtenant cette annulation, la gauche remporte une importante victoire idéologique. D’habitude, les annulations de dettes sans contrepartie sont accordées aux banques, assurances, organismes financiers et entreprises. Pas aux classes moyennes et populaires. 

Ce succès résulte de la mobilisation des militants et des élus progressistes, qui ont acquis à leur cause de nombreux cadres plus modérés du parti. En particulier, le sénateur de New York, Chuck Schumer, président de la majorité démocrate au Sénat, a défendu l’idée d’une large annulation de la dette. Ce revirement s’explique certainement par la menace d’une primaire que faisait peser sur lui l’élue de gauche radicale Alexandria Ocasio-Cortez, elle aussi fortement mobilisée en faveur d’une annulation totale de la dette étudiante. 

Les circonstances politiques ont également aidé. Depuis la crise du Covid, le gouvernement fédéral a largement recouru à la création monétaire pour financer ses politiques de soutien aux entreprises et à la population. Dès 2020 et sous Donald Trump, un moratoire a été instauré sur le remboursement des prêts étudiants, toujours sur pression de la gauche américaine. Ce moratoire a coûté la bagatelle de 130 milliards de dollars au Trésor américain en deux ans et demi (sous la forme d’intérêts non perçus) et effectivement effacé quelque 5000 dollars de dette pour la majorité des détenteurs de prêts étudiants. Annuler purement et simplement une large part de la dette restante représentait l’étape logique suivante. 

Aux origines du mal

Du reste, les 1700 milliards de dettes étudiantes ne tombent pas du ciel. Ils découlent d’un choix prenant racine dans les années 1960. Face à l’agitation politique qui dominait alors les campus américains et structurait la résistance à la guerre du Viet Nam, les élites conservatrices avaient tiré la sonnette d’alarme. Le directeur du FBI Edgard Hoover et le patron de la CIA John McCone décrivaient le campus de Berkley (Californie) comme étant « sous influence communiste » – situation qui « nécessitait une action corrective ».

Avec l’élection de l’acteur de série B Ronald Reagan au poste de gouverneur de Californie, la droite conservatrice avait pu commencer à restreindre les budgets des universités publiques. Roger Freeman, son conseiller à l’éducation, déclarait : « nous faisons face au risque de produire un prolétariat instruit, ce serait de la dynamite ! On doit être sélectif !». Couper les subventions publiques et transférer le coût des études sur les étudiants, incités à s’endetter pour payer leurs frais d’inscriptions, devait permettre de placer une barrière à l’entrée des études supérieures. Il s’agissait d’une petite révolution : jusqu’ici, les politiques publiques visaient à éduquer un maximum de citoyens, gratuitement. 

Les frais d’inscriptions en Université ont ainsi augmenté progressivement depuis le début des années 1970, sous l’effet des baisses des subventions, de la privatisation accrue et de la mise en concurrence des universités. À ce titre, la crise des subprimes a provoqué une accélération spectaculaire du coût des études. Les États étant responsables du budget des universités, les politiques austéritaires mises en place après la crise de 2008 ont asséché les caisses des pouvoirs publics locaux et incité à des coupes drastiques dans l’éducation supérieure. Une aubaine pour l’armée américaine, qui recrute les jeunes issus de milieux défavorisés contre l’engagement de payer leurs études universitaires à la fin du service militaire. 

L’annulation partielle de la dette étudiante décrétée par Joe Biden est le premier effort sérieux pour inverser la tendance initiée à la fin des années 1960. Bien qu’insuffisante, elle constitue une victoire significative de la gauche américaine, susceptible d’affaiblir le carcan néolibéral qui domine Washington. 

Déroute électorale pour Biden et les Démocrates

Joe Biden © Gage Skidmore

La soirée électorale du 2 novembre 2021 a tourné à la déroute pour le Parti démocrate de Joe Biden, à la peine dans les sondages depuis plusieurs mois. Si les causes semblent complexes, les conséquences sont limpides : à moins de passer rapidement à la vitesse supérieure, les Démocrates seront bientôt écartés du pouvoir pour de nombreuses années. 

Le mardi 2 novembre 2021 se tenait une série d’élections spéciales aux États-Unis. Parmi les dizaines de scrutins locaux, les plus anticipés étaient ceux de Virginie (gouverneur, procureur général et parlement) et du New Jersey (gouverneur et parlement). Un an après la présidentielle qui a permis à Joe Biden d’obtenir la Maison-Blanche et une courte majorité dans les deux chambres du Congrès, le Parti démocrate vient de subir une déroute pour le moins spectaculaire.

La Virginie, remportée de dix points par Biden en 2020, a élu des Républicains à tous les postes clés. Le gouverneur du New Jersey, un autre bastion démocrate, est parvenu à éviter la catastrophe d’un cheveu. La progression spectaculaire du GOP (Grand Old Party – surnom du Parti républicain) dans ces deux États laisse présager des élections de mi-mandat catastrophiques pour les Démocrates.

La progression spectaculaire des Républicains dans ces deux États laisse présager des élections de mi-mandat susceptibles d’enterrer le Parti démocrate pour une décennie

Le GOP table désormais sur un gain de 50 sièges, ce qui constituerait un raz de marée susceptible de propulser Donald Trump (ou son successeur) à la Maison-Blanche en 2024. Parmi les signaux les plus préoccupants, la hausse de la participation (comparé aux élections intermédiaires de 2017) n’a pas profité aux démocrates. Les électeurs des milieux ruraux ont voté de manière écrasante pour les Républicains. Les femmes non diplômées constituent le plus gros transfert de voix. Or, les banlieues aisées qui votent de plus en plus largement démocrates depuis 2016 et compensent normalement leurs mauvais scores dans les campagnes ont reculé en faveur du GOP. Autrement dit, la coalition démocrate reposant sur les classes populaires issues des minorités et les électeurs diplômés menace de s’effondrer.

Le premier réflexe consisterait à prononcer la mort clinique de Joe Biden et son parti. Mais ces défaites doivent être replacées dans leur contexte. Dix des onze derniers présidents ont perdu l’État de Virginie l’année suivant leur élection. En 2017, Trump avait également perdu une sénatoriale en Alabama, État qui avait pourtant voté pour lui avec 30 points d’écart. En clair, l’apathie des électeurs du parti au pouvoir et la motivation de ceux figurant dans l’opposition tendent à produire ce genre de résultats. Une logique qui risque de s’étendre aux élections de mi-mandat.

Un avertissement en forme de dernière sommation pour Biden

Comme le soulignent les universitaires spécialistes des États-Unis Jean-Éric Branaa et Lauric Henneton, la principale cause de cette défaite est l’impopularité croissante de Joe Biden. Elle s’explique par différents facteurs. La vague de variant Delta, l’inflation résultant de la reprise économique post-covid et la hausse de la criminalité semblent avoir précipité une forme de désenchantement. Mais au-delà des éléments exogènes sur lesquels Joe Biden n’a qu’un pouvoir limité, l’immobilisme qui s’est emparé du Congrès semble avoir provoqué les conditions de la défaite, comme l’a reconnu à demi-mot le président démocrate.

Après un premier succès au mois de mars, avec le vote de son plan de relance covid, Biden n’a fait que reculer. Il a renoncé à sa très populaire promesse électorale d’augmenter le salaire minimum à 15 dollars de l’heure face à la résistance d’une partie de sa majorité au Sénat puis refusé de procéder à l’annulation partielle de la dette étudiante. 

La relative continuité avec Donald Trump en terme de politique environnementale et migratoire a également pu frustrer une partie de sa base électorale. De même, la réforme portant sur le droit de vote, qui doit permettre de contrer les dispositions prises à l’échelle locale par le Parti républicain pour limiter l’accès à l’isoloir des minorités ethniques, tout comme la réforme institutionnelle censée protéger les élections et réduire les pratiques discriminatoires prisées par le GOP (en particulier, le redécoupage partisan des circonscriptions) sont au point mort au Congrès. Résultat : les activistes et leaders des mouvements citoyens alertent depuis des mois sur le désenchantement, la déprime et l’apathie des électeurs concernés. 

« Lorsque votre adversaire essaye de se suicider, ne vous placez pas entre lui et le pistolet »

Randy Weber, élu républicain à la Chambre des représentants, 14e circonscription du Texas, le 1er novembre 2021, cité par Politico

Cet immobilisme législatif s’explique en partie par le grand chantier lancé par Biden au mois d’avril : un double plan d’investissements (infrastructures, climat et social) financé par des hausses d’impôts sur les plus riches et les multinationales, qui doit permettre de restructurer l’économie américaine et améliorer sensiblement les conditions matérielles des classes moyennes et populaires. Ces deux textes sont l’objet de négociations interminables entre l’aile progressiste, qui cherche à faire adopter le plan tel qu’il avait été dessiné par la Maison-Blanche, et une poignée d’élus démocrates ultraconservateurs déterminés à réduire l’ambition du texte et obtenir des faveurs pour les secteurs économiques qui financent leurs campagnes.

Or, les multiples concessions faites à l’aile droite démocrate au cours des négociations génèrent de gros titres dévastateurs. On a ainsi pu lire récemment :

« Biden sur le point de renoncer au coeur de son plan climat à cause d’un seul sénateur. » (New York Times)

« Des tensions politiques forcent Biden à abandonner le projet de gratuité de l’enseignement supérieur public. » (NBC News) 

« Sur la réduction du prix des médicaments, Biden subit une défaite familière. » (Washington Post)

« Les démocrates suppriment les congés parentaux gratuit du plan économique de Biden. » (Bloomberg)

« Le projet démocrate de taxer les milliardaires tel qu’Elon Musk est annulé. » (NBC News)

Difficile, dans ces conditions, de motiver son électorat. D’autant plus que ces négociations limitent la capacité de Joe Biden et du Congrès à gérer de manière visible d’autres questions, telles que l’inflation, l’immigration, la crise sanitaire et les problèmes liés à la reprise économique. Au point de renvoyer l’image de « Démocrates bons à rien » dont aimait les affubler Donald Trump. Les Républicains s’en félicitent ouvertement, l’élu de la 14e circonscription du Texas déclarait récemment « Ils vont nous réinstaller au pouvoir » en justifiant le silence de son camp par un adage « Lorsque votre adversaire essaye de se suicider, ne vous placez pas entre lui et le pistolet ».

En cause : le conservatisme des Démocrates 

Une fois de plus, l’incapacité des Démocrates à faire campagne pour quelque chose, et de tenir leurs promesses électorales, semblent avoir nui à leurs candidats.

Lorsque Barack Obama et Joe Biden sont venus faire campagne en Virginie, ils n’ont pas vanté les mesures prises par les Démocrates pour relancer l’économie ou combattre l’épidémie ni promu les efforts législatifs en cours. Fidèle à lui-même, Obama a surtout fait la leçon aux électeurs qui seraient tentés de s’abstenir, tout en critiquant l’extrémisme de Glenn Youngkin, le candidat républicain, en tentant de le repeindre en avatar de Donald Trump. Quant à Joe Biden, le New York Times n’avait pas de mots assez sévères pour qualifier son discours, notant son acharnement à parler de Trump en lieu et place de sa propre politique. 

Terry McAuliffe, le candidat démocrate malheureux et ancien gouverneur de la Virginie entre 2014 et 2018, a axé sa campagne sur le rejet de Trump. Au point de distribuer des milliers de plaquettes par courrier avec des citations de l’ancien président disant du bien de Youngkin, dans le but de nuire à ce dernier (sic). Pire, The Lincoln Project, une organisation pro-Biden fondée par d’anciens cadres de l’administration Bush anti-Trump, a organisé une fausse manifestation de militants déguisés en suprémacistes blancs pour accuser le candidat républicain de complaisance envers Trump. Des tactiques mensongères qui n’ont fait qu’aggraver l’image déjà écornée de McAuliffe.

Glenn Youngkin, un multimillionnaire et ancien gestionnaire du fonds spéculatif Carlyle, aurait pu être attaqué pour sa carrière dans la finance, comme Obama avait habilement sabordé la campagne de Mitt Romney en 2012 en instrumentalisant le fait que ce dernier avait fait fortune en gérant un fonds d’investissement spécialisé dans la vente à la découpe des entreprises. Mais McAuliffe était incapable de mener ce type d’attaque, puisqu’il possède lui-même des investissements importants dans Carlyle…

Faire campagne contre Donald Trump ne suffit plus aux Démocrates. D’autant plus qu’il est moins présent dans la tête des gens après avoir été bannis des réseaux sociaux à leur demande…

Youngkin a mené une campagne habile, tenant Donald Trump à distance sans le répudier, axant son discours sur l’économie et l’éducation, qui se sont avérés être les deux problématiques principales des électeurs (à 32% et 28% selon les enquêtes post-électorales). En agitant les peurs concernant les contenus de l’enseignement antiraciste à l’école, il s’est assuré du soutien de la base électorale de Donald Trump sans prendre de risque. Mais l’essentiel de son discours portait sur l’économie, les budgets alloués à l’école et la promesse de ne plus les fermer pour cause de Covid. Il fait mieux que Trump dans tous les comtés de l’État, parvenant à augmenter le vote républicain (en % des suffrages) sur l’ensemble du territoire. Une prouesse qui a logiquement provoqué un sentiment de panique au sein du Parti démocrate.

D’aucuns diraient que cette élection répudie à la fois le trumpisme – c’est un républicain modéré qui s’impose – et l’approche centriste de Biden. Le Parti démocrate et ses relais médiatiques ont beau essayer de faire porter la responsabilité de cet échec à son aile gauche, la Maison-Blanche est contrôlée par un centriste, le Congrès est bloqué par deux sénateurs centristes (Manchin et Sinema) et McAuliffe était le candidat le plus à droite à se présenter à la primaire. Ancien directeur de campagne de Clinton, il avait récolté le soutien de l’establishment démocrate, contre trois autres candidats plus progressistes.

L’épouvantail trompeur du wokisme et les difficultés réelles de la gauche

De nombreux observateurs, y compris en France, voient dans cette déroute démocrate une répudiation de leur wokisme et la conséquence d’un basculement trop à gauche sur le plan sociétal de Joe Biden.

Les partisans de cette lecture pointent le résultat de plusieurs élections municipales. Les villes de Seattle et Minneapolis ont élu des maires démocrates centristes et pro-police. À Buffalo, la candidate socialiste a été battue par le maire centriste sortant, lui aussi pro-police. Toujours à Minneapolis, ville où Georges Floyd a été tué par les forces de l’ordre, le référendum visant à dissoudre la police de la ville pour mettre en « un département de la sécurité » qui inclurait les pompiers et services sociaux en plus d’une force policière réformée a échoué (56% contre, 44% pour). 

Tout cela pointe les limites du discours « Defund the police » qui a émergé des manifestations Black Lives Matter de l’été dernier, et renforce l’idée que les activistes veulent aller trop vite pour le reste du pays. Mais cette question semble avoir joué davantage aux marges. Elle n’explique pas le basculement des anciens électeurs de Biden éduqués ou issus des comtés ruraux vers les Républicains ni la réélection du procureur général progressiste Larry Krasner à Philadelphie.

L’autre élément pointé du doigt est le wokisme supposé de certains Démocrates et les problématiques liées aux contenus de l’enseignement à l’école. Depuis les évènements du 6 janvier, le Parti républicain et son bras armé (Fox News et la sphère médiatique conservatrice) n’ont eu de cesse d’agiter ces questions sociétales pour masquer leur opposition systématique aux politiques sociales populaires de Joe Biden (chèque Covid, allocations familiales, hausse des impôts sur les multinationales, hausse du salaire minimum, propositions de congés parentaux, de renforcement de la protection sociale, etc.). Après s’en être pris à la cancel culture en multipliant les polémiques sur le changement de nom de « Monsieur patate », le retrait des ventes d’albums de bande dessinée du Docteur Seus et autres faits de cette nature, la droite a trouvé le bon axe en s’attaquant à l’enseignement scolaire, problématique arrivée en seconde place dans les intentions de vote des électeurs de Virginie. 

Le bouc émissaire du GOP se nomme Critical Race Theory ou CRT. Une approche universitaire qui étudie le racisme sous « son aspect systémique et institutionnalisé », selon les lectures américaines en la matière. Mais en mélangeant ce champ d’études aux initiatives ponctuelles et nécessaires de sensibilisation aux problématiques raciales qui peuvent avoir lieu à l’école, la droite est parvenue à créer une forme de panique morale. 

Un échange entre un journaliste et électeur républicain de Virginie devenu viral résume le problème. Tout en se disant inquiet par la CRT, l’électeur admet être incapable d’expliquer de quoi il s’agit. Si Younkin a répété à chaque meeting son opposition à la CRT, il s’est bien gardé de la définir, ou d’admettre qu’aucune école de Virginie ne l’enseignait. 

Pour Ryan Grim, journaliste politique à The Intercept, la CRT a joué un rôle marginal dans l’importance prise par l’éducation dans ces scrutins. Entre les fermetures à répétitions, les obligations de port du masque et autres initiatives locales plus ou moins adroites et sensées, l’école est devenue un lieu d’affrontement politique particulier. D’autant plus qu’aux États-Unis, le contenu des programmes et la gestion des écoles s’effectuent à l’échelle locale et en consultation avec les bureaux de parents d’élèves. 

Du reste, les causes de la débâcle démocrate sont vraisemblablement plus globales. À l’impopularité de Joe Biden s’ajoute une réaction conservatrice face à la triple remise en cause du modèle social américain entraîné par le Covid, les manifestations géantes pour la justice raciale et la tentative d’arracher des compromis au capital et aux grandes fortunes sur le plan économique. Une réaction résumée à du racisme et de l’anti républicanisme par une partie des élites intellectuelles.

Ironiquement, la tendance élitiste, intolérante et moralisatrice des démocrates, dénoncés par des auteurs de gauche tels que Thomas Frank ou le journaliste Van Jones, est principalement le fait des démocrates libéraux sur les questions sociétales, mais plus modérées sur les aspects économiques, quoique pas le fait de la gauche pro-Sanders.

Or, c’est avant tout le cœur du Parti démocrate et ses cadres modérés qui sont remis en cause par cette élection. Dans un éditorial épousant parfaitement leur logique interne, le NYT appelle Biden à tourner le dos aux progressistes et se recentrer. Un discours éculé, ressorti après chaque élection depuis 1992, mais qui trouve toujours un écho au sein des dirigeants du parti. Ainsi, l’empressement de Biden a faire adopter ce vendredi son plan d’investissement dans les infrastructures confirme ce réflexe désastreux. Qualifié de « pire que le statu quo » par Alexandria Ocasio-Cortez et le journal socialiste Jacobin, le plan en question a été écrit par le patronat et les lobbies américains, et voté avec le soutien des républicains.

À moins de parvenir à arracher à son aile droite son plan pour le climat et le social, Joe Biden s’avance vers des élections de mi-mandat en forme de bérézina, qui pourraient offrir le contrôle de l’appareil législatif fédéral et des pouvoirs locaux au Parti républicain pour une décennie. On pourra alors conclure qu’aucune leçon n’a été tirée de la désastreuse présidence de Barack Obama.

Vers le triomphe de Bernie Sanders ?

Bernie Sanders

Le sénateur socialiste espère faire adopter le plan d’investissement de Joe Biden pour le social et le climat au Congrès fédéral, un projet de 4 000 milliards de dollars susceptible de transformer le pays. Le modèle social qui en découlerait, et les investissements dans la transition écologique associés, auraient un profond impact sur l’Amérique et au-delà. Mais le patronat, les intérêts financiers et leurs relais au sein du Parti démocrate livrent une intense bataille pour le faire échouer. Assistera-t-on au triomphe de Sanders ou à l’échec de Biden ?

Du jamais vu. Ce vendredi 27 août, plus de 2 000 personnes se sont déplacées à Lafayette, ville modeste située dans l’État conservateur de l’Indiana, pour assister à un rassemblement politique. Du haut de ses quatre-vingts ans, Bernie Sanders a profité de la pause estivale pour repartir en campagne. En plus de l’Indiana, il a visité la petite ville de Cedar Rapids, dans l’Iowa. « C’est très inhabituel de voir un politicien d’envergure nationale visiter cette région » concède à Jacobin magazine monsieur Jeff Kurtz, ancien élu de Cedar Rapids. Cette fois, Bernie Sanders ne cherche pas à promouvoir sa propre candidature, mais un double projet de loi au cœur de la politique de Joe Biden : le plan d’investissement dans les infrastructures, le social et le climat. « Le projet le plus significatif pour les travailleurs et classes moyennes depuis les années 1960 » selon Bernie Sanders.

Annoncé au mois de mars par Joe Biden, le plan se divise en deux volets distincts. Le premier, d’un montant initialement fixé à 2 200 milliards, couvre les investissements dans les infrastructures et pour la transition énergétique. Le second, chiffré à 1 800 milliards, cherche à renforcer le modèle social, ce que Joe Biden a désigné comme les « infrastructures humaines. » Les montants sont calculés sur dix ans et doivent être financés par des hausses d’impôts sur les entreprises et grandes fortunes, la Maison-Blanche ayant refusé de recourir au déficit budgétaire via la création monétaire, suite aux craintes injustifiées d’une hausse de l’inflation.

De là découle le premier obstacle. Le Parti républicain (Grand Old Party, GOP) s’oppose fermement à toute hausse d’impôts sur les classes supérieures et les grandes entreprises, en plus d’espérer faire échec au plan pour des raisons électoralistes – une économie en berne et une présidence Biden inefficace lui étant favorable pour les élections de mi-mandat.

Ne pouvant compter sur la collaboration du GOP, Joe Biden disposait de deux options législatives pour faire adopter son plan au Congrès : obtenir de la part de la majorité démocrate au Sénat la suppression de la règle du filibuster qui nécessite 60 votes sur 100 pour faire adopter un projet de loi (les démocrates disposent de 50 sénateurs et du vote de la vice-présidente pour départager une éventuelle égalité), ce qui permettrait ensuite de légiférer à majorité simple, ou bien faire passer le texte via la procédure exceptionnelle de « réconciliation budgétaire. » C’est grâce à cette procédure, réservée aux lois impactant le budget fédéral, que Joe Biden avait fait adopter son plan de relance Covid au mois de mars.

Lire : Le plan covid de Joe Biden change-t-il la donne, mars 2021, LVSL

Mais deux sénateurs démocrates, Joe Manchin et Kyrsten Sinema, s’opposent à la suppression du filibuster et rechignent à recourir à la procédure de réconciliation. Plutôt que de concentrer ses efforts de persuasion sur ces deux alliés, Joe Biden a décidé de suivre leur stratégie de négociation avec le Parti républicain, dans l’espoir d’obtenir un accord bipartisan susceptible de passer le Sénat avec soixante voix. Au risque de perdre un temps précieux, la Maison-Blanche préférait laisser Manchin et Sinema tenter cette approche bipartisane afin d’obtenir leur soutien pour passer le volet social par réconciliation budgétaire.

Après trois mois d’âpres tractations, pas moins de dix-sept sénateurs républicains ont voté le texte portant sur les infrastructures. Une première victoire de Joe Biden, néanmoins à double tranchant.

Un accord bipartisan en forme de piège tendu par les intérêts financiers

Des 2 200 milliards de dollars, le premier volet du plan Biden est passé à 550 milliards. Les montants couvrent des investissements dans les infrastructures physiques (routes, ponts, rails, aéroports et ports) pour 268 milliards, ainsi que 65 milliards pour l’accès à l’internet haut débit, 43 pour l’électrification des transports et la rénovation du réseau électrique, 46 pour l’adaptation au changement climatique, 21 pour boucher les sites pétroliers et miniers en fin de vie, et 55 pour la rénovation des canalisations d’eau potable. Des montants significatifs, mais à mettre en parallèle avec la proposition initiale de Joe Biden, déjà inférieure aux 2 600 milliards recommandés par les experts pour la simple rénovation des infrastructures actuelles.

Copie d’écran du NYT, via « The infrastructure plan, what’s in and what’s out » : à gauche le projet initial, à droite ce qui a été voté au Sénat.

Au lieu d’être financé par des hausses d’impôts, ce projet sera payé par des économies plus ou moins crédibles sur la fraude à protection sociale et via la privatisation d’infrastructures publiques existantes. Pour la gauche américaine, le manque d’ambition et les mécanismes de financement sont problématiques. Si les sénateurs les plus progressistes du Parti démocrate, dont Bernie Sanders, ont voté ce texte, c’est que sa ratification à la Chambre des représentants est conditionnée au vote du second volet du plan, portant sur le social.

« Les investissements inclus dans le texte bipartisan ne sont pas tous idéaux, il y a des provisions pour leurs financements qui sont vraiment inquiétantes (…) Bipartisan ne veut pas nécessairement dire que c’est dans l’intérêt du public, souvent ces textes incluent de nombreux cadeaux aux lobbies »

Alexandria Ocasio-Cortez, sur Cable News Network (CNN), le 4 août 2021.

En effet, la stratégie adoptée par Chuck Schumer (président de la majorité démocrate au Sénat), Nancy Pelosi (présidente de la Chambre) et Joe Biden consiste à voter le projet en deux temps : un premier volet bipartisan, déjà voté au Sénat, et un second qui doit être adopté par la procédure de réconciliation budgétaire. Afin d’éviter d’être trahie en cours de route par les démocrates conservateurs, la gauche progressiste a obtenu que les deux plans soient « couplés ». Le plan bipartisan ne saurait être adopté par la Chambre sans que le Sénat passe le second volet par réconciliation. Ce second volet contient les mesures portant sur le climat initialement prévues dans le premier texte mais abandonnées lors des négociations avec les républicains, en plus des réformes sociales.

La Maison-Blanche et les cadres du Parti démocrate souscrivent à cette stratégie. Néanmoins, rien ne garantit que ce second volet « social et climat » ne soit pas également vidé de son essence au cours du processus législatif.

House of Cards au Congrès

En août, le Sénat a ainsi adopté deux textes : le plan bipartisan avec l’aide des républicains, et un projet de loi qui autorise le recours à la procédure de réconciliation pour un montant maximal de 3 500 milliards, ce qui constitue déjà un compromis du point de vue de l’aile gauche. En effet, du haut de sa position centrale de Chef du Comité au Budget du Sénat, responsable de la procédure de réconciliation, Bernie Sanders réclamait 6 000 milliards.

Les 3 500 négociés permettent, en théorie, d’accomplir une longue liste de priorité de la gauche démocrate. Outre les investissements massifs pour la transition énergétique – dont la création d’un Climate civil corps qui agira comme un programme d’emploi public pour effectuer des tâches liées à la transition écologique et pourrait à terme employer des millions de personnes, le plan prévoit d’abaisser l’âge d’éligibilité à l’assurance maladie publique Medicare, de couvrir les frais dentaires et d’audition pour les seniors, de rendre les deux premières années d’enseignement supérieures et l’accès à la maternelle gratuit, de pérenniser l’allocation familiale de 300 dollars par mois et par enfant votée en mars dans le cadre du plan covid, d’instaurer des congés parentaux et arrêts maladie payés… bref de renforcer considérablement le modèle social américain. À cette transformation majeure s’ajoutent les principales dispositions du Pro Act, un texte visant à renforcer significativement le pouvoir des syndicats de travailleurs, ainsi qu’une réforme portant sur l’immigration, dans le but de faciliter la régularisation de nombreux sans-papiers et leurs enfants.

Les sources de financement sont en cours de négociation, mais incluent une hausse de la fiscalité sur les plus riches et les grandes entreprises, la possibilité donnée à Medicare de négocier directement les prix des médicaments avec les laboratoires comme en Europe (au lieu de se les faire imposer par les fabricants négociant directement avec les hôpitaux et assurances privées) et un renforcement de la lutte contre l’évasion fiscale. Autant de propositions qui provoquent une forte mobilisation des intérêts financiers et du patronat contre le texte.

Pour l’instant, deux obstacles se dressent face au camp Sanders. Au sein des commissions responsables de l’élaboration du texte, les démocrates conservateurs les plus proches des lobbies déploient des efforts considérables, souvent contre leurs propres promesses électorales, pour alléger le texte. En particulier sur la baisse des prix des médicaments, suceptible de générer 600 milliards d’économie en dix ans.

Ensuite, au niveau des majorités démocrates des deux chambres, les négociations internes au parti portant sur les grandes lignes du texte restent vives.

Au Sénat, Joe Manchin et, dans une moindre mesure, Kyrsten Sinema, cherchent à amputer le plan de 2 000 milliards pour ne conserver que les dispositions les plus favorables au Capital, tout en réduisant la nécessité d’obtenir des sources de financement.

À la Chambre, un petit groupe d’élus démocrates conservateurs a engagé un bras de fer pour découpler les deux volets du texte. Leur but est simple : voter en premier lieu le plan bipartisan déjà adopté au Sénat afin de priver la gauche du parti de tout levier lors des négociations sur le contenu du second volet, tout en se réservant la possibilité de voter contre celui-ci. Ces démocrates, soutenus lourdement par les organisations patronales telles que la Chamber of Commerce, ne sont pas parvenus à faire plier Nancy Pelosi. Mais ils ont obtenu d’elle la promesse que le texte bipartisan sera « considéré » pour un vote à la Chambre dès le 27 septembre, avant que le vote du second volet ne soit effectif au Sénat. Cette manœuvre explique le soutien des sénateurs républicains au premier volet du plan : il leur offre indirectement une possibilité théorique de faire échec aux réformes portant sur le social et le climat.

Le Progressive Caucus, un groupe parlementaire informel d’élus progressistes, a menacé très sérieusement de voter contre le texte bipartisan, si le découplage des deux volets avait lieu. Fort d’une petite centaine d’élus, il a la capacité théorique d’imposer sa volonté aux démocrates conservateurs récalcitrants.

« L’attitude de Joe Manchin n’est pas acceptable (…) Je sais qu’il s’est énormément investi sur le volet bipartisan (…) les deux volets du plan ont été écrits en tandem et fonctionnent comme un tout, ce serait vraiment regrettable pour les Américains et le Congrès que ces deux volets échouent au Sénat. »

Bernie Sanders, le 12 septembre sur CNN

Mais il n’est pas impossible, si un nombre suffisamment élevé d’élus républicains décidaient de rejoindre les démocrates conservateurs, que l’aile gauche soit mise en échec à la Chambre. Dans pareil scénario, tout dépendra du nombre d’élus progressistes qui aura le courage de voter contre l’accord bipartisan du plan Biden. Or, les primaires pour la législative partielle de l’Ohio ont montré comment les tactiques malhonnêtes et mensongères visant à accuser la candidate pro-Sanders Nina Turner d’être hostile au programme de Joe Biden lui avaient couté son élection face à une démocrate conservatrice.

Pour le moment, les progressistes emmenés par Ilhan Omar, la whip du Progressive Caucus, tiennent bon. Mais plus le vote approchera, plus la pression sera intense et les dissensions lourdes au sein de la majorité démocrate.

Un test parfait pour le capitalisme du XXIe siècle

Pour comprendre pourquoi un texte au pouvoir électoraliste si évident et par ailleurs plébiscité par l’électorat démocrate et républicain peine à voir le jour, il faut revenir aux fondamentaux de la politique américaine.

Les élus répondent à deux grands types de motivations. Leurs perspectives de carrière, en termes de réélection ou de mandat à des postes supérieurs, et leurs opportunités d’enrichissement personnel.

Aux États-Unis, où les intérêts privés peuvent financer les campagnes électorales, se plier aux exigences des différents lobbies et donateurs permet de s’assurer des dons importants pour les futures campagnes. Mais du point de vue électoraliste, voter en fonction des préférences de ses électeurs (localisés dans une circonscription précise pour les parlementaires) est un autre facteur non négligeable. Au minimum, il vaut mieux éviter d’effectuer des votes qui exposeraient ensuite l’élu à des attaques aux prochaines élections, que ce soit face à un candidat républicain ou un démocrate dans le cadre d’une primaire.

Typiquement, les élus issus d’une circonscription solidement acquise à leur parti disposent d’une plus grande marge de manœuvre et doivent avant tout se soucier du risque d’une primaire, alors que les parlementaires issus de territoires contestés doivent soigner l’électorat centriste et leur base.

À l’échelle du parti, il est également indispensable d’obtenir des résultats probants, au risque de provoquer les conditions d’une lourde défaite aux prochaines élections.

C’est pour cela que Joe Biden, Chuck Schumer et Nancy Pelosi se trouvent, pour une fois, davantage en phase avec l’aile progressiste qu’avec les démocrates conservateurs : leur priorité reste de garder leur mandat, et le contrôle des institutions qui va avec (présidence, Sénat et Chambre des représentants). De ce point de vue, l’adoption d’une version à peine édulcorée du projet de Bernie Sanders serait probablement idéale. Sans compter leur hypothétique désir de laisser derrière eux un « héritage » politique fort. Dans le cas de Schumer, la perspective de voir Alexandria Ocasio-Cortez le défier dans le cadre d’une primaire entre probablement en ligne de compte dans son rapprochement avec la gauche du parti. Pour Pelosi, comme l’expliquait récemment le journaliste Ryan Grim, le fait que sa majorité parlementaire dépende de plus en plus des électeurs situés dans la banlieue aisée justifie de faire adopter des textes qu’ils plébiscitent. Si les dépenses fédérales étaient jadis perçues comme de l’assistanat au seul bénéfice des classes défavorisées, elles sont désormais accueillies positivement par les classes moyennes et supérieures inquiètes du réchauffement climatique, des coûts exorbitants de l’assurance maladie et de l’éducation. 

« La finalité pour nous tous est la suivante : on ne peut pas laisser passer cette opportunité. (…) Le Sénat va se montrer à la hauteur de l’ampleur de la crise climatique »

Chuck Schumer, le 13 septembre 2021, à propos du plan d’investissement et des résistances internes à son parti.

Mais certains élus conservateurs démocrates ont d’autres priorités. Si certains espèrent acquérir une réputation en se plaçant au cœur des négociations, d’autres cherchent certainement à s’offrir une retraite dorée dans le privé. C’est ce qui semble motiver une partie des neuf élus conservateurs rebelles à la Chambre, qui se sont opposés à Joe Biden et leurs propres promesses de campagne en cherchant à faire échouer la stratégie législative du parti. Une situation qui ne manque pas d’ironie. Après avoir été élus contre des candidats progressistes avec le soutien de Nancy Pelosi, ils la remercient en cherchant par tous les moyens à faire échouer son agenda législatif. L’establishment démocrate paye son opposition structurelle à l’aile progressiste. La position des élus conservateurs n’en reste pas moins incompréhensible du point de vue électoral : ils représentent des circonscriptions acquises au Parti démocrate et leurs constituants soutiennent très largement le plan Biden/Sanders.

Au Sénat, la corruption est plus avérée. Qualifié de « sénateur préféré » d’Exxon Mobil par le principal lobbyiste de la compagnie pétrolière dans un enregistrement audio fuité à la presse, Joe Manchin est à la tête d’une petite fortune issue de l’industrie du charbon. En plus d’être financé par les principaux représentants de ces industries – Wall street compris – Manchin a donc un intérêt personnel à s’opposer aux hausses d’impôts, à freiner la transition énergétique et à protéger les profits des laboratoires pharmaceutiques.

« Je parle aux équipes de Joe Manchin toutes les semaines. »

Keith McCoy, directeur des relations entre ExxonMobil et le Congrès, dans un échange obtenu par Channel 4.

Différents enregistrements audios obtenus par la presse ont confirmé ce qui pourrait paraitre pour de simples spéculations. Dans l’un d’eux, Manchin reconnait implicitement vouloir protéger la règle du filibuster pour défendre les intérêts de ses donateurs issus de Wall Street, et leur suggère d’acheter quelques voix républicaines pour faire échec à la gauche progressiste, en évoquant la possibilité de promettre à ces élus une place au soleil dans une entreprise privée.

L’allégeance de Kyrsten Sinema envers le patronat est tout aussi explicite. Dans une visioconférence fuitée à la presse, elle sollicitait directement les représentants patronaux pour obtenir des arguments contre la loi Pro Act censée renforcer le pouvoir des syndicats. Elle est également la principale bénéficaire des dons issus de l’industrie pharmaceutique.

Ceux qui prônent un « capitalisme vert » et parient sur le bon sens du patronat et de la Finance pour maintenir la cohésion de la société disposent d’un exemple limpide des conditions nécessaires à cette réalisation.

Bien que Joe Biden revendique son attachement au capitalisme et vise à en pérenniser les structures, les grands intérêts financiers représentés – entre autres – par la Chamber of Commerce et les cadres de Wall Street refusent la moindre concession susceptible de diminuer leur profit à court terme, que ce soit via une faible hausse d’impôt ou une modeste remise en cause de leur chiffre d’affaires potentiel. À cette opposition générale contre toute mise à contribution – malgré les sommes records promises par Joe Biden pour stimuler l’économie – s’ajoutent les intérêts sectoriels.

À ce titre, l’enregistrement du lobbyiste en chef d’Exxon Mobil obtenu par Chanel 4 est particulièrement éloquent. On l’entend détailler sa stratégie d’opposition à la transition énergétique, qui consiste à supporter publiquement des propositions politiquement inapplicables – comme la taxe carbone – tout en s’attaquant aux sources de financement du projet de loi climat pour le vider de sa substance. Ainsi, les lobbies ne dénoncent pas l’investissement dans la rénovation thermique des bâtiments qui réduirait la demande d’énergie carbonée, mais cherchent à convaincre certains élus démocrates de ne pas toucher au taux d’imposition afin d’empêcher le financement de cette mesure. Cette stratégie, adoptée par Manchin et Sinema au Sénat, à de fortes chances de porter ses fruits.

Vers un dénouement imminent ?

Compte tenu des lois mises en place à l’échelle locale par le Parti républicain pour restreindre l’accès au vote des minorités et du nouveau découpage partisan des circonscriptions, il est de notoriété publique que les démocrates ont très peu de chances de se retrouver en capacité de faire adopter des réformes ambitieuses dans les dix prochaines années. Sauf s’ils parviennent à déjouer les pronostics et faire mentir les précédents historiques. Ce qui nécessite a priori de passer une réforme suffisamment significative du point de vue de l’amélioration du quotidien des Américains. Faire adopter le plan de Joe Biden ne constitue pas uniquement une bonne politique pour le climat et le social, mais un impératif pour le futur du Parti démocrate.

Ce qui ne garantit en rien son succès. Si les deux factions démocrates restent campées sur leurs positions, les deux volets échoueront au Congrès. De même, les démocrates conservateurs, aidés par quelques élus républicains, pourraient parvenir à faire adopter l’accord bipartisan et faire échouer le plan complémentaire de 3 500 milliards. C’est l’objectif de la Chamber of Commerce et du Parti républicain.

Une hypothèse moins pessimiste verrait le plan bipartisan adopté avec la version tronquée du plan Sanders, qui serait réduit à 1 500 milliards et ne comporterait plus aucune avancée sociale structurelle ni investissement majeur pour le climat. C’est l’objectif affiché par Joe Manchin, ce qui constitue une volte-face puisqu’il se disait favorable à un plan de 4 000 milliards au mois de mars, avant que les lobbyistes entrent en jeu.

Mais l’hypothèse du succès de Bernie Sanders – que ce soit en obtenant son plan de 3 500 milliards ou une version relativement proche – reste tout à fait envisageable. Plusieurs éléments conjoncturels permettent d’y croire. Les cadres du Parti démocrate ont besoin de cette victoire, la société civile et les différentes organisations citoyennes font pression en ce sens et la gauche progressiste dispose d’une réelle capacité de négociation. De l’autre côté, les élus républicains à la Chambre sont plus proche de la ligne Trump et moins susceptibles de voter avec les démocrates le volet bipartisan. Enfin, la Chamber of Commerce et les grandes entreprises ont besoin des investissements contenus dans le volet bipartisan, ce qui donne un levier à la gauche démocrate pour négocier. Reste à savoir si Joe Biden saura peser de tout son poids pour faire pencher la balance du côté de l’aile Sanders, plutôt que de laisser Manchin et ses alliés le tenir en échec. Du résultat de ce combat politique dépendent probablement beaucoup de choses.

Le plan de relance Covid-19 de Biden change-t-il la donne ?

Planche à billets de dollars. © Pixabay

Le Congrès vient d’adopter le plan de relance Covid de 1 900 milliards de dollars souhaité par Joe Biden. En dépit de quelques reniements de la Maison-Blanche, assimilés logiquement à une forme de trahison par l’aile gauche démocrate, les montants colossaux déployés en direction des plus démunis laissent entrevoir un véritable tournant économique et social ; sinon idéologique. Pour autant, constitue-t-il un changement de paradigme ?

En avril 2020,  le président de la Banque fédérale des États-Unis a voulu rassurer les marchés en indiquant que la FED “ne tombera pas à court de munitions” pour soutenir l’économie. Assurément, en profitant de l’effet de levier permis par le premier plan de relance Covid voté au début de l’épidémie, la planche à billets a tourné à plein régime. Plus de 2 000 milliards de dollars auraient été injectés sous forme de liquidité et de prêts aux grandes entreprises. Du point de vue des firmes multinationales et des classes supérieures, l’opération est un succès. La bourse de New York (NYSE) atteint des sommets en pleine crise sanitaire, les gestionnaires de fonds spéculatifs enregistrent des profits records et les cadres supérieurs et les classes aisées voient leur patrimoine gonfler par l’appréciation des actifs financiers. Ce qui explique le refus du Parti républicain (GOP) de voter un second plan de relance avant la présidentielle de novembre 2020, puis son accord a minima pour une nouvelle injection de 900 milliards en décembre, motivée par les élections sénatoriales de Géorgie qui allaient déterminer le contrôle du Sénat. Depuis, le GOP s’oppose à toute nouvelle intervention budgétaire. De son point de vue, la bourse américaine se porte bien et l’économie repartira dès que les mesures de confinements seront levées. Surtout, avec Joe Biden à la Maison-Blanche et les démocrates majoritaires aux deux chambres du Congrès, l’appétit pour un nouveau plan de soutien s’est rapidement évaporée.

Lire sur LVSL : “Les États-Unis flambent, Wall Street exulte”.

Un impératif politique pour Joe Biden 

Mais la reprise économique en K n’a bénéficié qu’aux plus fortunés. Pour Main street, la situation reste dramatique. Comme Barack Obama huit ans plus tôt, Joe Biden hérite d’une situation catastrophique. Outre les 3 000 décès et deux cent mille cas positifs à la Covid-19 enregistrés à sa prise de fonction, le président démocrate fait face à un taux de chômage deux fois plus élevé qu’avant l’épidémie, à 6.5%. Le risque d’une répercussion sur le logement, compte tenu des nombreux locataires incapables d’acquitter leur loyer, et l’explosion du recours à l’aide alimentaire témoigne d’une situation critique. À cela s’ajoute un contexte politique tendu. Le Parti républicain a refusé de condamner Donald Trump pour son rôle actif dans l’insurrection contre le Capitole. Ce dernier continue d’affirmer que l’élection lui a été volée. Pour les démocrates, un début de mandat en demi-teinte, comme Obama en 2009, risquerait de précipiter le retour au pouvoir du trumpisme. Une reprise économique lente et poussive les condamnerait à perdre leur majorité au Congrès lors des élections de mi-mandat de 2022 et les placerait en position difficile pour aborder la présidentielle de 2024. 

Dans ce contexte, la Maison-Blanche a présenté un plan de relance ambitieux, susceptible de mettre la présidence Biden en orbite. Le leader de la majorité démocrate au Sénat, Chuck Schumer, l’a explicitement confirmé : “Pas question de reproduire les erreurs de l’ère Obama, il faut être ambitieux et agir vite”. Un avis partagé par Bernie Sanders, désormais au cœur du dispositif législatif en tant que président du Comité au budget du Sénat. Il n’a eu de cesse d’expliquer que manquer ce rendez-vous serait dramatique non seulement sur le plan économique, mais également démocratique. “Si les Américains pensent que les élections ne changent rien, ils arrêteront de voter” [1]. Deux promesses de Joe Biden se trouvaient au cœur des préoccupations de Sanders  : les chèques individuels de 2 000 $ et la hausse du salaire minimum fédéral à 15 $ de l’heure. Sur ces deux volets, le sénateur socialiste et l’aile gauche démocrate ont pu constater les revirements de la Maison-Blanche. Pourtant, le plan de soutien adopté au Sénat 50 voix à 49 reste imposant. Bernie Sanders l’a qualifié de “texte le plus ambitieux pour les travailleurs de l’histoire moderne du pays”. [2]

Des montants colossaux pour les classes moyennes et populaires

Au cœur du plan de relance Covid de Joe Biden se trouve une aide financière directe attribuée sous forme de chèques aux Américains gagnant moins de 75 000 dollars par an (150 000 dollars par foyer). Si le plan adopté par Trump en 2020 avait une assiette un peu plus généreuse – 92 % des Américains avaient touché une aide, contre 87 % pour le plan Biden -, les montants offerts par les démocrates sont plus élevés. Aux chèques de 600 $ votés en décembre s’ajoutent 1 400 dollars par adulte, et 1 400 dollars par dépendants. Soit 5 600 $ pour une famille de la classe moyenne avec deux enfants.   

Une allocation familiale de 3 600 $ sur un an pour chaque enfant de moins de six ans, et 3 000 $ pour les autres mineurs, complète le tableau. Si la plupart des pays de l’OCDE offre déjà une forme d’aide parentale de ce type, pour les États-Unis, il s’agit d’une première. Au total, c’est quelque 640 milliards de dollars (un quart du PIB de la France et 3 % du PIB des États-Unis) qui vont ainsi être versés directement aux Américains. Sans compter l’allocation chômage fédérale d’urgence, soit 300 $ par semaine en supplément des aides existantes, débloquée jusqu’au mois de septembre, pour un total estimé à 246 milliards. Selon le Urban Institute, le taux de pauvreté devrait ainsi reculer de 14 à 8 %,  soit une baisse de 42 % pour les Afro-américains, 39% pour les Hispaniques et 34 % pour les Blancs. Une étude du Tax Policy Center estime que les 20 % des Américains les plus pauvres vont voir leurs revenus augmenter de 20 % en 2021. À l’inverse, les 1 % les plus riches ne recevront aucun bénéfice. Comparée aux baisses d’impôts instaurés par Donald Trump en 2017, la différence est saisissante :

Le plan Biden comprend également des subventions pour étendre l’assurance maladie Obamacare et la couverture santé Medicaid, ainsi qu’une extension du régime COBRA qui permet aux employés ayant perdu leur emploi de conserver leur couverture santé (généralement fournie par l’employeur). Vingt-cinq milliards sont également prévus pour aider les locataires à payer leurs loyers. Les fermiers afro-américains, oubliés du plan Trump d’avril 2020, reçoivent 5 milliards d’aides dédiées. De même, les réserves amérindiennes bénéficieront d’un cadeau record de 36 milliards de dollars. [3]

Enfin, des sommes considérables sont allouées au redémarrage de l’économie. 350 milliards iront directement aux États et collectivités locales pour leur permettre de réembaucher les millions de fonctionnaires mis au chômage technique. Quelque 100 milliards iront au secteur de la santé, pour, entre autres, aider la campagne de vaccination et le dépistage. Enfin, 170 milliards sont alloués aux écoles pour leur permettre de rouvrir tout en mettant en place des dispositifs de sécurité (ventilation rénovée, masques, classe par roulement). Les PME et secteurs essentiels reçoivent également quelque 135 milliards de dollars, dont 25 pour la restauration. Seules les classes les plus aisées et les grandes entreprises sont boudées par le plan.  En effet, il contient l’équivalent de 60 milliards de dollars de hausse d’impôts les ciblant, sous la forme de suppression de niches fiscales. [4]

Joe Biden va passer les semaines qui viennent à promouvoir ce plan, déjà approuvé par 7 Américains sur dix et près d’un électeur républicain sur deux. Au cœur de son discours, on trouve l’idée que ce premier effort législatif vise à “remettre l’Amérique debout” et “donner une chance à ceux qui se battent, aux travailleurs et aux classes moyennes”. Il représente 9 % du PIB et va permettre au 40% d’Américains qui n’ont pas de quoi faire face à une dépense imprévue de plus de 400 $ de joindre les deux bouts. Surtout, les démocrates espèrent que certaines dispositions, en particulier l’allocation familiale, seront renouvelées et rendues permanentes. Ils comptent bien faire campagne là-dessus en 2022. Politiquement, c’est d’une grande habileté. Pour autant, l’aile gauche démocrate a failli refuser de voter ce plan après l’abandon ou l’affaiblissement de plusieurs mesures, dont la hausse du salaire minimum à 15$ de l’heure et l’allocation chômage.

L’aile gauche démocrate montre ses muscles…  

Selon Chuck Schumer, la principale erreur de Barack Obama aura été de faire adopter un plan de relance trop timide et mal calibré, provoquant la stagnation de l’économie américaine pour quatre ans. Sous la direction de Larry Summers, Obama avait arbitrairement fixé un montant maximal de 800 milliards de dollars, alors que sa conseillère économique Christina Romers préconisait 1 800 milliards. La raison ? Summers pensait que le Congrès refuserait un montant à quatre chiffres. Les démocrates ont ensuite négocié avec les sénateurs républicains pour obtenir les deux voix nécessaires pour atteindre 60 votes, seuil permettant d’outrepasser le filibuster (minorité de blocage à 41 voix). Le plan a été affaibli par des baisses d’impôts pour les riches, incluses pour séduire les parlementaires républicains. Susan Collins, l’élue du Maine, avait même torpillé une provision pour la rénovation des écoles. [5] On connaît la suite : Obama subira la plus large défaite aux élections de mi-mandat de l’histoire moderne et adoptera ensuite une politique d’austérité budgétaire, sous la contrainte du Parti républicain et les conseils de Larry Summers,  “pavant la voie à Donald Trump” pour reprendre les propos récents de Chuck Schumer.

Décidés à ne pas reproduire ces erreurs, les démocrates ont adopté une tout autre approche en 2021. Le plan de relance, deux fois et demi plus large, se concentre sur une aide directe aux Américains les plus démunis. Une délégation de sénateurs conservateurs emmenés par Susan Collins et Mitt Romney avait été poliment reçue par Joe Biden à la Maison-Blanche fin janvier. Leur offre à 600 milliards a été immédiatement déclinée. Pas question de les laisser jouer la montre. Plutôt que de se plier à la danse des négociations, comme l’avait fait Obama pour sa réforme de santé, Schumer a adressé une fin de non-recevoir aux Républicains, et directement adopté la procédure de réconciliation budgétaire pour faire voter le plan. Ce dispositif permet de se soustraire au filibuster pour passer un texte à la majorité simple au Sénat, mais n’est applicable qu’à condition que le projet de loi impacte de manière notable le budget. Obama avait fait adopter sa réforme de la santé de la sorte, puis Trump ses baisses d’impôts. 

Libéré du chantage des conservateurs, Joe Biden devait encore négocier en interne avec les deux factions de son parti. Les premières critiques sont venues des anciens conseillers d’Obama, Larry Summers en tête. Telle une boussole indiquant toujours le Sud, le chef de file des néokeynésiens s’est prononcé contre les chèques Covid en arguant qu’une idée défendue par Trump et Sanders était nécessairement mauvaise, avant d’agiter le risque inflationniste d’un plan de relance jugée inutile compte tenu de la santé affiché par les marchés financiers. Sur ce dernier point, il a été rejoint par des figures plus respectées, tel que l’ancien économiste en chef du FMI Olivier Blanchard. Leurs arguments ont fait le tour de Washington, bien qu’ils ne reposent que sur une note de quatre pages de la FED de New York mettant en doute l’efficacité des chèques Covid. [6] La Maison-Blanche a flirté avec l’idée de durcir drastiquement leur seuil d’éligibilité. La réaction de l’aile gauche démocrate, qui a fustigé l’absurdité politique d’une telle idée, a vite contraint Biden à abandonner cette piste.

…Mais Sanders perd la bataille sur la revalorisation du salaire minimum à 15 $ 

Le sénateur démocrate et conservateur Joe Manchin (Virginie-Occidentale) s’était publiquement opposé à la revalorisation du salaire minimum à 15 $ de l’heure. Pour lui forcer la main, Bernie Sanders avait obtenu l’inclusion de la revalorisation du salaire minimum fédéral dans le texte initial, adopté par la Chambre des représentants. Le but consistait à forcer Manchin et ses alliés à choisir entre un plan de relance Covid incluant la hausse du salaire minimum ou pas de plan Covid du tout. Mais pour parvenir à ses fins, Sanders devait obtenir du Parlementarian, un fonctionnaire non élu servant d’arbitre au Sénat, la validation de l’usage de la procédure de réconciliation budgétaire pour faire adopter une telle mesure sur le salaire minimum. Cette personne avait déjà autorisé Trump à attribuer des permis de forage pétroliers dans une zone protégée de l’Alaska par cette procédure, arguant que la production d’hydrocarbures rapporterait 5 milliards de recettes fiscales à l’État sur dix ans. Cette fois, l’étude commandée par Sanders au CBO (Congress Budget Office) a démontré que la hausse du salaire minimum aurait un impact budgétaire de 54 milliards. Probablement encouragé par les déclarations publiques de Biden, qui avait jugé que son verdict serait négatif et soufflé le froid sur cet objectif, le Parliamentarian s’est prononcé contre Sanders. On peut y voir un biais idéologique, ou une façon de s’offrir une retraite dorée dans un conseil d’administration d’une grande entreprise. Toujours est-il que l’avis du Parliamentarian pouvait être ignoré par le président du Sénat, c’est-à-dire la vice-présidente Kamala Harris. Tout ce qu’elle avait à faire était de choisir de ne pas tenir compte de cette recommandation. L’opposition aurait alors dû proposer un amendement contre la hausse du salaire minimum, qui aurait requis 60 voix pour passer, soit dix sénateurs démocrates. Autrement dit, rien n’empêchait Biden de passer en force. La Maison-Blanche a pourtant décidé de suivre l’avis du Parliamentarian, privant 32 millions d’Américains d’une hausse de salaire. Le consensus relatif des économistes en faveur de cette revalorisation et son taux de popularité particulièrement élevé au sein de la population américaine – électeurs de Trump compris – n’y auront rien fait. En 2001, Bush junior avait licencié le Parliamentarian pour en installer un autre, favorable à ses baisses d’impôts. Avant cela, différents présidents avaient simplement décidé d’ignorer son avis. Rien n’était a priori impossible. Du fait de la courte majorité démocrate, Bernie Sanders aurait pu menacer de faire échec au texte entier, tout comme Alexandria Ocasio-Cortez et ses alliés à la Chambre des représentants. Mais la gauche radicale américaine a préféré éviter une confrontation frontale avec Biden sur son premier effort législatif.  Leur priorité semblait être de faire adopter les allocations familiales. Cet épisode met néanmoins en lumière le double jeu de Biden et du centre démocrate, qui défend publiquement la revalorisation du salaire minimum, mais se réfugie derrière un obscur fonctionnaire et une convention procédurale pour ne pas avoir à le voter. 

De fait, Sanders a inclus un amendement pour faire adopter la revalorisation du salaire minimum à la majorité qualifiée (60 voix). Huit sénateurs démocrates se sont joints aux 40 sénateurs républicains pour voter contre. Certains sont des proches de Biden, tels que les deux sénateurs du Delaware, ce qui en dit long sur les compromissions de la Maison-Blanche et son manque d’entrain pour défendre cette promesse électorale qui avait pourtant fait office de condition au ralliement de Sanders derrière Biden. 

Non content de cette victoire, Joe Manchin a cherché à affaiblir le texte davantage, obtenant la diminution de l’assurance chômage (passant de 400 $ par semaine à 300 $) et un léger resserrement des conditions d’éligibilité des aides. Douze millions d’Américains qui avaient bénéficié des chèques Trump seront privés de ce versement, ce qui produira 16 milliards d’économies – moins d’un pour cent du montant total du plan. Politiquement, c’est incompréhensible. Pourtant, Manchin voulait davantage de restrictions sur ces deux fronts. Il a dû faire marche arrière après que la Maison-Blanche lui a fait comprendre que l’aile gauche démocrate refuserait de voter le plan à la Chambre des représentants s’il poursuivait dans ce sens. C’est une première : les progressistes ont fini par montrer leurs muscles et fait reculer l’aile droite du parti. 

Changement de paradigme ou simple relance keynésienne ? 

Le fait que Sanders fasse la promotion du plan Biden et évite de dénoncer la trahison électorale représentée par l’abandon du salaire minimum à 15 $ semble indiquer la nature radicale du texte. Les montants colossaux débloqués pour l’Américain moyen et les classes populaires devraient avoir un impact significatif sur la société. D’autant plus que l’allocation familiale a de grandes chances d’être rendue permanente. Or, Joe Biden ne compte pas s’arrêter là. Il qualifie cette première étape de perfusion pour permettre de pallier les effets économiques de la pandémie, mais souhaite poursuivre avec un plan d’investissement dans les infrastructures du pays en vue d’accélérer la transition énergétique. La peur du déficit public semble avoir quitté Washington, comme l’a confié Stephanie Kelton dans une entrevue à paraitre prochainement. À croire que les conseils de l’autrice de l’ouvrage Le mythe du déficit et économiste majeure du courant de la Théorie Moderne de la Monnaie (MMT) ont été écoutés. 

En 2018 encore, la majorité démocrate à la Chambre des représentants avait reconduit une règle de fonctionnement interne dite “PAYGO” pour “pay as you go”, qui nécessite de compenser chaque nouvelle dépense par une nouvelle recette budgétaire. Seuls les budgets militaires y étaient exclus. Mais en 2021, sous l’impulsion de l’aile gauche, le PAYGO a été abandonné. On pourrait donc être tenté de parler de changement de paradigme. D’autant plus que l’ajout d’une assurance chômage supplémentaire démontre l’abandon d’un autre dogme : l’augmentation des allocations chômages ne découragent pas le retour à l’emploi, comme vient de le démontrer l’expérience faite en 2020, où le plan voté par Trump avait alloué 600 dollars d’aides chômages par semaine, sans empêcher une réduction rapide du chômage (de 13 à 7 %) à la fin du premier confinement.

Cependant, les discours sur le niveau inquiétant de déficit n’ont pas totalement disparu de Washington. Certains y voient une excuse pour introduire un impôt sur la fortune, d’autres pour tempérer les réformes structurelles et resserrer la vis dès la Covid passée. Il semble donc trop tôt pour annoncer le triomphe de la “Théorie moderne de la monnaie”. 

De plus, à travers l’abandon de la revalorisation du salaire minimum à 15$, on constate que le président Biden refuse de toucher au rapport de force capital-travail et cherche à préserver le profit des entreprises. Loin d’un changement de paradigme qui verrait des réformes structurelles réorienter le système économique, nous sommes plus en présence d’une mise à contribution de l’outil monétaire pour relancer le modèle existant. Un exemple suffira à illustrer ce point. Pour éviter que les employés licenciés perdent leur couverture santé, le plan Biden inclut des subventions aux assurances privées destinées à remplacer les contributions de l’employeur. La personne au chômage peut ainsi prolonger son assurance maladie sans avoir à en assumer seule les mensualités. L’avantage d’un tel système (désigné par l’acronyme COBRA) est de subventionner les assureurs privés tout en évitant aux employeurs de prendre en charge les externalités liées aux licenciements. Mais quitte à mettre l’État à contribution, les Démocrates auraient pu rendre les chômeurs éligibles au programme public Medicare, normalement réservé aux plus de 65 ans. Seulement, cela aurait considérablement réduit le chiffre d’affaires des assurances maladie privées, et ouvert la porte à une extension du régime public et une nationalisation du secteur de la santé…

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Pour suivre/contacter l’auteur : Christophe @PoliticoboyTX

Références :

1. https://www.newsweek.com/bernie-sanders-warns-democrats-theyll-get-decimated-midterms-unless-they-deliver-big-1563715

2. https://twitter.com/BernieSanders/status/1368256311549435911

3. https://www.huffpost.com/entry/stimulus-check-unemployment-coronavirus_n_603d0bb4c5b601179ebf6766

4. Vox : https://www.vox.com/policy-and-politics/2021/3/6/22315536/stimulus-package-passes-checks-unemployment

5. The intercept : https://theintercept.com/2021/02/03/democrats-covid-stimulus-obama-lessons/

6. The Hill/ American Prospect : https://www.youtube.com/watch?v=jNVj60nheIk

La stratégie de Sanders face aux premières reculades de Biden

© LVSL

Radicaux dans ses propositions, Bernie Sanders l’est moins dans sa stratégie. Refusant d’attaquer Joe Biden depuis la victoire de ce dernier aux primaires démocrates, il tente à présent d’influer sur l’orientation de la nouvelle administration, truffée de lobbyistes et de promoteurs d’une économie de marché dérégulée. Sa stratégie se révèle-t-elle payante pour autant ? Si plusieurs mesures, essentiellement symboliques, ont été prises par Joe Biden, elles sont loin d’avoir entamé le consensus néolibéral – dont le nouveau président fut jusqu’à présent un promoteur aux États-Unis. Tandis que d’aucuns louent Joe Biden pour avoir mis fin à l’orientation climatosceptique du gouvernement précédent, d’autres font observer qu’il fait déjà marche arrière sur plusieurs promesses phares de sa campagne – plan de relance ou augmentation du salaire minimum, entre autres.

Pour une analyse de la composition du gouvernement Biden-Harris, lire sur LVSL l’article de Politicoboy : « Administration Biden, le retour du consensus néolibéral ».

Avril 2020, Bernie Sanders jette l’éponge à la primaire démocrate après avoir perdu le Super Tuesday face à un Joe Biden fragile mais dopé par la machine du parti. La situation sanitaire s’aggrave aux États-Unis, le sénateur du Vermont en prend très vite la mesure et ne souhaite pas mettre en danger ses militants lors de rassemblements ou de séances de porte à porte alors que le combat est déjà perdu. Très vite, il décide d’apporter son soutien à son ancien rival, qu’il qualifie « d’homme honnête » pour combattre « le président le plus dangereux de l’histoire ». En 2016, Bernie Sanders avait fait campagne jusqu’à la dernière primaire qui se déroulait à Washington D.C. La déception dans les rangs de la gauche américaine est palpable. Joe Biden semble n’avoir pour principaux arguments que le fait de ne pas être Donald Trump et celui d’avoir été le vice-président de Barack Obama. Absolument rien de la candidature du démocrate, hormis l’opposition au président Trump, ne peut entraîner l’adhésion des militants les plus politisés.

Bernie Sanders, bien conscient du danger d’une démobilisation de son électorat en novembre, prend les choses en main et négocie avec lui la mise en place d’une équipe mêlant progressistes et centristes afin de co-construire le programme du candidat démocrate. Jusque-là très critique de la passivité du candidat de l’establishment, Alexandria Ocasio-Cortez est invitée à y participer. Ce travail d’équipe est une réussite tant d’un point de vue stratégique que programmatique. Il en découle un ensemble de propositions plus ambitieuses, en particulier sur la thématique de l’environnement avec un plan pour le climat et la transition énergétique évalué à 2 000 milliards de dollars ou encore le travail avec la promesse d’une hausse du salaire horaire minimum à 15 dollars pour tous les Américains et d’un congé payé de 12 semaines en cas de naissance ou de maladie. Ce travail commun crée une dynamique nouvelle et un début d’unité autour de Joe Biden dans le camp démocrate. Il y a fort à parier que sans l’intervention de Bernie Sanders, rien n’aurait été fait pour retravailler les propositions de celui qui devrait faire face à la machine de guerre Trump quelques mois plus tard. En optant pour la collaboration, le sénateur du Vermont se protège de toute critique de l’establishment. Recycle-t-il pour autant une partie de son programme ?

L’entrisme : une stratégie nécessaire pour la gauche américaine ?

Cet entrisme, mené par la principale figure de la gauche américaine, est nécessaire dans un système politique favorisant le bipartisme. Faire cavalier seul revient à perdre automatiquement l’élection présidentielle ainsi que les élections pour le Congrès. C’est aussi faire perdre le Parti démocrate et risquer de voir une vague conservatrice déferler sur Washington. Ce constat est partagé par des organisations politiques de gauche telles que les Democratic Socialist of America (DSA) dont est issue Ocasio-Cortez. À défaut de pouvoir être une réelle force politique indépendante, la gauche tente d’influer l’orientation politique du Parti démocrate. Le passage par ce dernier pour mettre en œuvre une politique de gauche sociale présente au moins deux avantages : un poids réel dans la vie politique américaine et une véritable force de frappe pour les élections, du point de vue de la communication et de la mobilisation.

Si l’entrisme n’a pas toujours été une réussite au cours de l’histoire politique de la gauche, il semble que cette stratégie ait porté ses fruits ces dernières années aux États-Unis. La percée de Bernie Sanders en 2016 pourrait être considérée comme l’élément fondateur du renouveau de la gauche américaine. Indépendant au Sénat mais affilié au Parti démocrate à la primaire de 2016, il réussit l’exploit de challenger Hillary Clinton grâce à une large mobilisation de terrain et des levées de fonds gigantesques, composées uniquement de petits dons de particuliers. Cette percée a permis de donner une large visibilité aux idées du sénateur du Vermont, telles que la hausse du salaire horaire minimum fédéral à 15 dollars ou le programme d’assurance santé public Medicare For All.

La victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle, quelques mois plus tard, a mis en lumière la nécessité pour le Parti démocrate de revoir en profondeur sa copie et a validé les alertes successives émises par Bernie Sanders sur l’orientation néolibérale des politiques proposées par l’establishment. Voyant que la défaite face au milliardaire n’était pas suffisante pour provoquer des changements de logiciel, il a participé, avec des organisations militantes de terrain comme le Sunrise Movement, à la mise en place de contre-candidatures aux primaires démocrates post-élection de mi-mandat pour le Congrès. C’est ainsi qu’Alexandria Ocasio-Cortez, Ayanna Pressley ou encore Rashida Tlaib ont créé la surprise lors des midterms de 2018 en sortant victorieuses face aux candidatures centristes du parti. Particulièrement douées pour l’utilisation des réseaux sociaux, elles ont contribué à la diffusion d’idées progressistes dans l’électorat démocrate, notamment chez les plus jeunes militants, et ainsi bousculé les ténors du Parti démocrate au Congrès.

Une entrée en matière essentiellement cosmétique de Joe Biden

La victoire de Joe Biden à l’élection présidentielle, le maintien de la Chambre des représentants et la reprise du Sénat étaient nécessaires pour assurer les coudées franches aux démocrates. Le 3 novembre, les deux premières conditions sont remplies et les élections sénatoriales de Géorgie, remportées à la surprise générale par le Parti démocrate, lui offrent une position, idéale dans les faits, de contrôle du pouvoir exécutif et législatif.

Présentées comme progressistes voire révolutionnaires par la presse, les mesures prises par Joe Biden depuis son investiture dans le domaine socio-économique n’érodent en réalité aucunement le statu quo néolibéral.

Si elle est fragile, tant les majorités au Congrès sont faibles, elle permet tout de même d’envisager des avancées politiques lors des deux premières années de la présidence Biden. Joe Biden a-t-il mesuré l’importance d’un changement de cap radical en cette période de crise sanitaire, économique et démocratique ? Peu de temps avant d’entrer à la Maison-Blanche il met sur la table la proposition d’un grand plan de relance de 1 900 milliards de dollars comprenant un soutien financier, suivant le principe de la monnaie hélicoptère, de 1 400 dollars pour chaque Américain gagnant moins de 75 000 dollars par an. Joe Biden va même jusqu’à déclarer qu’au vu des circonstances, il n’est plus nécessaire de regarder les déficits et l’endettement. Cette prise de position est immédiatement soutenue par Bernie Sanders.

Dès son investiture, il présente une série de mesures exécutives afin d’agir au plus vite et ne pas reproduire l’attentisme de Barack Obama, douze ans plus tôt. Après deux jours et demi de mandat, vingt-neuf décrets sont signés de la main du nouveau président. Quel bilan peut-on en tirer ?

Sur le plan symbolique et sociétal, la rupture avec l’orientation climatosceptique du gouvernement de Donald Trump est nette. Retour des États-Unis dans l’accord de Paris sur le climat, dans l’Organisation mondiale de la santé (OMS), fin du muslim ban ou encore renouvellement du soutien au programme d’immigration DACA : plusieurs promesses clefs de sa campagne ont rapidement été mises en place.

Qu’en est-il du domaine socio-économique ? Plan de relance, hausse des salaires horaires à 15 dollars de l’heure, aide alimentaire pour les familles dont les enfants ne vont plus à la cantine, moratoire sur les expulsions de logement et le paiement des prêts fédéraux étudiants jusqu’en septembre… en apparence, le tournant est également significatif. De nouvelles règles éthiques pour les membres du gouvernement sont par ailleurs établies, comme l’interdiction d’exercer une profession de lobbyiste pendant deux ans suivant un départ de l’administration. Enfin, autre mesure notable, Joe Biden réactive le Defense Production Act, permettant ainsi de réquisitionner des entreprises du secteur industriel pour faire face aux besoins d’équipements sanitaires. Cette liste non exhaustive met en lumière la nécessité pour Joe Biden d’écouter sa base. Bernie Sanders s’en félicite : « Nous allons pousser le président aussi loin que possible, mais étant donné qu’il est en fonction depuis moins d’une semaine, je pense qu’il est sur un bon départ ».

Si les violons sont officiellement accordés entre le président et le leader de l’aile progressiste, une analyse attentive de ces mesures socio-économiques les font cependant apparaître comme des coups de communication aux effets peu contraignants, visant avant tout à marquer la rupture avec Donald Trump. Plus important encore : Joe Biden joue l’ambiguïté sur plusieurs de ses promesses les plus importantes en la matière.

L’éternel persistance du statu quo ?

Malgré les récentes mains tendues de Joe Biden envers son aile gauche, Bernie Sanders reste sceptique : « Je vais être très clair : si nous n’améliorons pas significativement la vie du peuple américain cette année, les Démocrates seront anéantis lors des élections de mi-mandat de 2022 ». Le sénateur américain a de quoi être inquiet. En effet, l’équipe gouvernementale de Joe Biden est composée majoritairement d’hommes politiques proches de l’establishment et jusque-là peu enclins à réformer le pays par le biais de mesures sociales et économiques ambitieuses. On peut ici s’interroger sur l’impact réel des mesures éthiques prises par cette même administration Biden pour lutter contre la collusion entre lobbyistes et décideurs politiques.

L’opposition des Républicains au Congrès pourrait être féroce et compliquer grandement la tâche du président…qui a déclaré à plusieurs reprises être en quête d’un consensus bipartisan. Un air de déjà-vu : peu après son élection, Barack Obama avait refusé d’attaquer de front le Parti républicain sur les enjeux sociaux-économiques, et revu à la baisse les mesures les plus ambitieuses de son programme. De quoi accréditer l’analyse selon laquelle un même consensus néolibéral règne en maître au sein des deux partis ?

La plupart des mesures présentées comme progressistes prises par Joe Biden, apparaissent en réalité déjà comme des subterfuges. La proposition d’un chèque de 1 400 dollars aux citoyens modestes constitue une marche arrière par rapport à la promesse de 2 000 dollars, affichée pendant la campagne. La frange la plus libérale du Parti démocrate pousse également en faveur d’un abaissement du seuil d’éligibilité à 50.000 dollars par an pour bénéficier de cette mesure – ce qui restreindrait le nombre d’Américains bénéficiant de cette mesure par rapport à la présidence Trump.

L’application de la promesse de Joe Biden visant à relever à 15 dollars de l’heure le salaire minimum apparaît tout autant sujette à caution. Si tant est que cette mesure soit approuvée par le Congrès, son application sera étalée dans le temps jusqu’en 2025, sans garantie qu’elle arrive à son terme. Joe Biden lui-même s’est déclaré sceptique quant à la possibilité de l’adoption d’une telle mesure en temps de coronavirus.

Les mesures prises sur les dettes étudiantes et les expulsions de logements ont également de quoi laisser sceptique. Alors que la dette étudiante avoisine les 1,5 trillions de dollars et provoque l’inquiétude des analystes financiers les plus orthodoxes du fait de la bulle qu’elle constitue, Joe Biden se contente de répondre par de quelques mesures palliatives. Il prévoit d’étendre le moratoire sur le paiement des dettes étudiantes édicté par le précédent gouvernement et d’assurer le paiement d’un certain nombre – limité – de créances par le gouvernement fédéral. Quand aux mesures sur les expulsions locatives, Joe Biden se contente d’étendre celles prises par l’administration antérieure.

Il faudrait également mentionner, entre autres sujets qui provoquent l’ire des militants les plus radicaux, les signaux faibles du soutien de Joe Biden à un plan d’assurance maladie bien plus libéral que celui promis lors de la campagne – qui mettrait de côté l’option publique au profit du secteur assurantiel privé.

Présentées comme progressistes voire révolutionnaires par la presse, les mesures prises par Joe Biden depuis son investiture dans le domaine socio-économique n’érodent donc aucunement le statu quo néolibéral. Relevant souvent du symbole, se contentant parfois de prolonger les directives de l’administration antérieure, elles s’apparentent à des mesures conjoncturelles prises en temps de crise et visant à sauver un système économique sans en questionner les fondements.

Bernie Sanders devra donc continuer à faire le pont entre les deux franges démocrates. La tâche s’annonce compliquée pour lui avec d’un côté la pression à exercer sur l’establishment et de l’autre, la modération à imposer aux élus les plus radicaux. Une chose est sûre, plus que jamais, Bernie Sanders est devenu un rouage essentiel du Parti démocrate. La question de savoir si cette stratégie finira par accoucher de quelques résultats reste ouverte.

Administration Biden : le retour du statu quo néolibéral

Joe Biden © Wikimedia Commons

Joe Biden a promis un début de présidence ambitieux, en rupture avec Donald Trump. Mais sous couvert de diversité, l’équipe gouvernementale réunie pour conduire ce programme apparaît minée par les conflits d’intérêts et ancrée dans le dogme néolibéral. De quoi tempérer l’enthousiasme qui semble accompagner l’entrée en fonction du 46e président des États-Unis.

Comme Barack Obama avant lui, Joe Biden entre en fonction dans une période particulièrement difficile. À la crise sanitaire et économique s’ajoute la catastrophe écologique – aux conséquences de en plus prégnantes aux États-Unis – et une crise politique profonde. Barricadé derrière dix mille militaires, Biden sera investi dans une capitale transformée en zone de guerre. Son discours devrait appeler à l’unité. Mais pour tourner la page du trumpisme, les mots ne suffiront pas.

Joe Biden doit impérativement réformer le pays. Le président démocrate, dont le parcours politique et les orientations néolibérales et interventionnistes ne plaident pas en sa faveur, n’a pas le droit à l’erreur. Ce sentiment semble largement partagé par le camp démocrate. Jim Clyburn, le numéro trois de la Chambre des représentants et soutien clé de Biden à la primaire, souhaitait que Bernie Sanders obtienne le ministère du Travail. Même Chuck Schumer, président du groupe démocrate au Sénat, milite pour des réformes importantes, dont l’annulation de la dette étudiante. Ces différents acteurs semblent avoir intégré la réalité du moment. Biden ne peut se contenter de gouverner comme Barack Obama, ou de tenir la promesse qu’il avait faite à ses riches donateurs au printemps 2019, lorsqu’il leur avait assuré qu’avec lui, « rien ne changera fondamentalement ». Biden a-t-il pris la mesure des nouveaux enjeux ? La composition de son cabinet permet de se faire une idée précise de la direction qu’il compte emprunter.

Pour constituer son équipe gouvernementale, Joe Biden doit composer avec les différentes factions du Parti démocrate. Outre un électorat qui s’est déplacé vers la gauche, Biden doit son élection au soutien de nombreux groupes d’influences, que ce soit les organisations de défense des droits civiques, les mouvements pour le climat, ou de nombreux syndicats. Mais sa campagne a également une dette envers les intérêts financiers qui l’ont inondé de liquidités, et les anciens candidats centristes qui se sont ralliés derrière lui avant le Super Tuesday. L’exercice d’équilibriste promettait d’être délicat.

Une équipe compétente, diverse et compromise par les intérêts financiers

Dans l’idée d’apaiser la gauche proche de Sanders, Joe Biden a nommé Neera Tanden au Budget. Cette présidente du think tank Center for American Progress a pris position contre l’austérité budgétaire, ce qui en fait un meilleur choix que les alternatives évoquées dans la presse. Mais Neera Tanden est surtout connue pour avoir travaillé pour la campagne de Clinton contre Sanders, et être une des personnes les plus agressives et hostiles au sénateur socialiste et ses électeurs, que ce soit sur Twitter où elle s’est fait une réputation sulfureuse ou sur les plateaux télé. Ses courriels révélés par Wikileaks, encourageant à bombarder la Libye et prendre son pétrole pour financer les interventions en Syrie et combler le déficit, n’ont pas grand-chose à envier aux tweets de Donald Trump. De plus, Tanden traîne la réputation d’un manager honnie par ses équipes, dont la capacité à diriger une administration semble douteuse. Sa compétence s’en trouve remise en question, ses anciens subalternes s’étant dits « choqués » qu’on lui confie un poste au gouvernement. Enfin, Bernie Sanders doit prendre la tête du puissant Comité du Budget du Sénat, ce qui le forcerait à travailler directement avec Neera Tanden. Ce choix a logiquement été interprété comme une déclaration de guerre à l’aile progressiste du parti, alors que les équipes de Biden, qui se vantent de ne jamais consulter Twitter, pensaient faire un geste vers la gauche démocrate en choisissant une femme d’origine asiatique.

À l’agriculture, Joe Biden reconduit l’ancien ministre d’Obama, Tom Vilsack. Critiqué pour sa proximité avec l’agro business, surnommé « Monsieur Monsanto », il est très mal perçu par les agriculteurs Afro-américains de Géorgie, qui n’ont pas digéré le fait qu’il ait licencié sèchement Shirley Sherrod, une légende de la lutte pour les droits civiques. Sa nomination risquait de coûter des voix aux démocrates en Géorgie lors des élections sénatoriales de janvier, qui ont déterminé le contrôle du Sénat. Mais Vilsak est un fidèle de la première heure. Ancien maire et gouverneur de l’Iowa, il a toujours soutenu Joe Biden.

Au logement, Biden nomme Marcia Fudge, une élue afro-américaine de l’Ohio qui avait déclaré vouloir l’agriculture, arguant que les femmes noires devaient obtenir des postes différents de ceux auxquels on les cantonne historiquement, tel que la santé ou… le logement. Ce choix est d’autant plus surprenant que Fudge préside la commission sur l’agriculture au Congrès, qui gère entre autres le programme d’aide alimentaire indispensable en période de Covid-19. Elle était tout aussi compétente que Vilsack pour diriger l’agriculture, et présentait l’avantage d’être très appréciée des agriculteurs afro-américains.

Le choix de Pete Buttigieg au ministère des Transports, un poste pour lequel sa seule qualification est « d’aimer prendre le train et de s’être financé dans un aéroport » selon la radio publique NPR, a provoqué l’hilarité de l’opposition républicaine, et d’une partie de la gauche démocrate qui voue à cet ancien opposant de Sanders une animosité particulière. Sans surprise, la presse a masqué le manque d’expérience de Buttigieg, par le fait qu’il était « le Premier ministre ouvertement homosexuel ».

Il s’agit là d’un thème récurrent, que d’aucuns qualifient de running gag. Souvent, le manque d’expérience ou les compromissions avec le privé des collaborateurs sélectionnés par Biden sont masqués par le fait que leur appartenance à une minorité constitue une avancée symbolique. Ainsi, on vante la nomination au ministère de la Défense du général à la retraite Lyod Austin, un Afro-Américain qui présente l’inconvénient de siéger au conseil d’administration de Raytheon, l’un des principaux fournisseurs de l’armée américaine. Lyod Austin a passé trop peu d’années dans le privé pour être autorisé à effectuer cet aller-retour dans une administration publique. Comme pour le général Mathis nommé par Trump, ce choix nécessite une dérogation spéciale du Congrès.

Dans la même ligne, le ministère de l’Immigration (Department of Homeland Security – DHS) revient à Alejandro Mayorkas, un Hispanique qui travaillait déjà pour Obama. Le rapport interne du DHS l’avait épinglé pour ses multiples tentatives de contournement de la loi migratoire, dans le but de permettre à de riches donateurs démocrates de recruter de la main-d’œuvre étrangère sans se plier aux règles. Au lieu d’évoquer cette casserole, la presse salue la dimension historique de cette nomination : pour la première fois, un latino sera en charge de lutter contre l’immigration illégale.

Le plus révélateur reste les choix effectués en matière de défense et de politique étrangère. Le président démocrate nomme son ancien directeur de cabinet Anthony Blinken au poste de secrétaire d’État, et devait choisir Michèle Flournoy à la Défense. La paire a travaillé dans l’administration Obama avant de partir dans le privé fonder la société WestExec. Son slogan « Bringing the Situation Room to the board room », qui peut se traduire par « amener la cellule de gestion de crise de la Maison-Blanche dans la salle de réunion des comités exécutifs des entreprises » indique clairement le but de ce cabinet de conseil : jouer les intermédiaires entre les sociétés d’armement et le gouvernement. Sur son site, WestExec met en avant les liens de ses fondateurs avec la Maison-Blanche, et propose explicitement d’aider les entreprises à naviguer la complexité de Washington. En clair, il s’agit de faire ce que le New York Times qualifie dans un article dithyrambique de shadow lobbying, une pratique qui permet de contourner les lois mises en place pour encadrer le lobbyisme et le pantouflage. Bien que le Times regrette le fait que WestExec refuse de rendre publique la liste de ses clients, il a pu confirmer que l’entreprise a travaillé pour plusieurs fournisseurs spécialisés dans l’Intelligence artificielle, qui ont obtenu des contrats importants avec le Pentagone. La société emploie nombre d’anciens membres de l’administration Obama, et est partenaire d’un fonds d’investissement privé, Pine Island Capital. Le but de ce fonds est d’investir dans des sociétés d’armements, en particulier spécialisées sur l’intelligence artificielle et les nouvelles technologies. Depuis la victoire de Biden, il a collecté 217 millions de dollars. Face au conflit d’intérêts manifeste, Biden a renoncé à nommer Michèle Flournoy à la Défense, lui préférant Lloyd Austin. Ce dernier n’a aucun lien avec WestExec, mais conseille également Pine Island Capital. Il n’est pas le seul à pantoufler dans le privé. Le poste de directeur du renseignement national (Department of National Intelligence) revient à Avril Haines, elle aussi cadre de WestExec et employée de Pine Island Capital. Le trio Blinken-Austin-Haines a donc été payé par un fonds qui investit dans les entreprises susceptibles d’obtenir les contrats d’armements qu’ils seront eux-mêmes chargés d’attribuer. Bien que légale, cette pratique s’apparente à de gigantesques pots-de-vin.

L’ancien membre de l’administration Obama Jake Sullivan, qui hérite du poste central de Conseiller à la Sécurité nationale, était également employé par un cabinet de conseil spécialisé dans l’industrie de la Défense. Tous ces individus partagent un autre point commun : ils sont situés à la droite d’Obama sur les questions liées à l’interventionnisme militaire. Blinken avait défendu l’invasion de l’Irak, Flournoy l’intervention en Libye, et Sullivan l’armement des groupes affiliés à Al-Qaïda en Syrie. Quant à Avril Haines, après avoir piloté le programme d’assassinat ciblé par drone sous Obama, elle avait défendu l’usage de la torture par la CIA. Ce ne sont pourtant ni leurs conflits d’intérêts majeurs avec le complexe militaro-industriel, ni leur interventionnisme militaire qui a été souligné par la presse, mais le fait que Avril Haines est une femme et Suilvan, un « jeune père ».

Pour la gauche démocrate, ces choix illustrent parfaitement ce que perdre une primaire signifie. Lorsqu’il n’est pas insulté, le camp progressiste doit se contenter des miettes. Tout n’est cependant pas noir. Si l’équipe économique compte deux vétérans du fonds d’investissement BlackRock en lieu et place des anciens dirigeants de Goldman Sachs plébiscités par Obama et Donald Trump, le département du Trésor revient à Jannet Yellen. Cette ancienne présidente de la FED et universitaire présente des prédispositions plus progressistes que Steve Mnuchin ou Timothy Geithner. Wall Street souhaitait imposer le protégé de Geithner, Lael Brainard. Biden a ignoré cette recommandation. Cependant, le fait que Yellen ait touché plus de 7 millions de dollars de rémunérations pour des dizaines de discours prononcés dans des grandes entreprises et institutions financières, depuis qu’elle a quitté la FED, ne plaide pas pour son indépendance.

Plus encourageant, le ministre de la Santé revient à un défenseur de la nationalisation de l’assurance maladie, Xavier Becerra, proche des idées de Sanders. De même, si John Kerry, l’ancien secrétaire d’État d’Obama connu pour ses positions de centre droit, est un choix modéré pour le poste d’envoyé spécial pour le climat, il peut se vanter d’avoir conduit les négociations de la COP21 pour les États-Unis et d’avoir le soutien tacite de la fondatrice du mouvement Sunrise. Surtout, il s’agit d’un nouveau poste qui témoigne d’une certaine prise de conscience de l’enjeu.

L’éducation revient à un ancien professeur et proviseur du secteur public, Miguel Cardona. Ce qui constitue un progrès incontestable, malgré ses dispositions favorables aux charter schools – ces écoles sous contratsqui tendent à se substituer aux écoles publiques. De même, Biden confie l’intérieur à Deb Haaland, une Amérindienne connue pour sa fibre progressiste et son soutien au Green New Deal. Ce ministère gère les terres appartenant à l’État fédéral, où de nombreux conflits entre Amérindiens et exploitants industriels se manifestent. Comparé à Obama, qui avait confié ce poste à un lobbyiste dévoué à la fracturation hydraulique et au développement des gaz de schiste, le progrès est indéniable. Sans même parler du poids hautement symbolique d’un tel choix.

Néanmoins, les deux principes directeurs qui semblent avoir conduit les choix de Joe Biden restent la loyauté et la diversité. De nombreuses femmes et personnes de couleurs rejoignent le gouvernement, mais ils proviennent majoritairement des équipes d’Obama, lorsqu’ils ne sont pas des collaborateurs historiques de Biden. Comme l’élue socialiste du Bronx Alexandria Occasion Cortez le déplore dans une interview, « Biden pioche dans l’administration Obama, qui piochait dans l’administration Clinton ». Si le renouvellement paraît limité, il n’en demeure pas moins réel. Le choix de Ron Klain au poste de directeur de Cabinet de Biden, salué par l’aile gauche démocrate, est incontestablement plus encourageant que ne l’était la nomination de Rahm Emanuel par Obama. Et comparée à Donald Trump, l’équipe assemblée brille par sa compétence. Cependant, nous sommes forcés de constater qu’aucun allié de Bernie Sanders et du courant qu’il représente n’a obtenu de poste majeur. Elizabeth Warren, un temps pressenti au Trésor, restera au Sénat. Si la gauche démocrate peut considérer que les choix de Biden constituent un petit pas dans la bonne direction, le progrès reste marginal.

La séquence de négociation du plan de relance Covid voté en décembre illustre bien le problème. Joe Biden s’était contenté de l’offre des républicains, soit 900 milliards de dollars, dont un chèque de 600 dollars à chaque Américain gagnant moins de 75 000 $ par an. Sanders exigeait des chèques de 2000 dollars. Pour forcer la main des républicains, il a usé d’une procédure parlementaire visant à retarder le vote du budget de la Défense. Biden et les sénateurs démocrates ont soutenu cet effort publiquement, ce qui a permis d’en faire une problématique victorieuse pour les élections sénatoriales de Géorgie. Depuis, Biden a fait machine arrière. Au lieu de demander au Sénat démocrate de voter l’attribution des chèques de 2000 $, il a inclus cette proposition dans un nouveau plan de relance, et revu le montant à la baisse : ce sera 1 400 $, portant le total à 2000 $ en incluant les 600 déjà distribués en décembre. Cette reculade n’est pas le résultat d’une négociation avec les républicains, mais avec lui-même. Dénoncée par la gauche du parti, elle illustre le problème au cœur de l’approche de Joe Biden et rappelle l’attitude d’Obama, qui avait lui-même réduit de moitié le montant de son plan de relance de l’économie, limitant la reprise économique et préparant le terrain pour Donald Trump.

TikTok + élections américaines = WTF (?)

Les influenceurs occupent désormais une place prépondérante dans la communication politique. Devenus incontournables avec l’émergence des nouveaux réseaux socionumériques, ces acteurs issus du marketing digital opèrent en prescripteur relatif pour toucher des groupes particulièrement larges, notamment chez les jeunes. TikTok, Snapchat, Instagram, autant de nouveaux espaces dont les usages bousculent les codes de la communication classique – et la stratégie à élaborer par les candidats. Ce nouveau phénomène ouvre-t-il un espace vers une démocratisation des prises de paroles et des forces de soutien ? Ou bien marque-t-il un pas supplémentaire vers la marchandisation, favorisée par les plateformes, des nouvelles voies d’influence du politique ? Le risque est grand de laisser cet espace aux seuls tenants de l’establishment. L’organisation d’une communication par le bas, par les militants qui s’approprient et maîtrisent les codes des réseaux, semble donc nécessaire pour concilier le militantisme avec ces nouvelles techniques de marketing politique. Par Marion Beauvalet. 


Les influenceurs constituent le point nodal entre la démocratisation des réseaux et l’incursion du capitalisme sur les plateformes : si les plateformes démocratisent les prises de parole, il n’est pas possible d’occulter le fait qu’elles sont elles-mêmes le produit du capitalisme et en perpétuent des règles et des principes.

Qu’est-ce qu’un influenceur ? Les influenceurs sont à différencier des prescripteurs absolus, comme peuvent l’être les médecins. Prescripteurs relatifs dans le sens où leurs propos et prises de positions n’engagent pas nécessairement les choix de ceux qui les suivent, les influenceurs ne formulent pas d’injonctions. Ce qui n’élimine pas pour autant une forme de conditionnement, notamment lié à la répétition de certains messages. L’incursion des influenceurs dans le champ politique modifie en outre la nature de leur statut, puisqu’ils ne s’adressent plus seulement aux personnes qui les suivent en qualité de consommateurs, mais de citoyens. Il convient ainsi de comprendre comment intégrer un réseau social à une stratégie politique définie en amont (I). Ce sont ensuite les différentes catégories d’influenceurs qu’il convient de distinguer : communique-t-on de la même manière sur TikTok selon qu’on soit pro-Sanders ou pro-Trump (II) ? Enfin de quoi la communication de ces influenceurs politique est-elle faite (III) ?

Le recours aux réseaux sociaux et par ce biais, à l’intégration des influenceurs dans une stratégie de campagne, ne constitue pas une rupture au sein des stratégies de communication politique. Pour Guilhem Fouetillou (cofondateur et directeur stratégie et innovation de Linkfluence, startup qui propose des solutions de monitoring pour analyser les données issues des réseaux sociaux), ces nouveaux espaces témoignent d’une amplification de phénomènes pré-existants qui tendent à gagner en intensité. Dans un récent reportage sur France 24, il distingue notamment trois niveaux d’utilisation des réseaux sociaux en politique : l’utilisation directe, la publicité, et la synchronisation des partisans. Dans cet article, nous nous limiterons au troisième versant, en montrant comment une telle finalité peut être remplie par le recours à ces nouveaux acteurs et actrices de la communication politique.

Réseaux sociaux et stratégie politique : à chaque élection son réseau de prédilection

Qui utilise quoi aujourd’hui ?

Chaque nouvelle élection, peu importe son échelon, voit s’agréger autour d’elle un certain nombre de médias, de journaux, de sites ou de réseaux sociaux. Le premier espace qui vient à l’esprit, quand on aborde le thème croisé de la politique et des réseaux sociaux, est Twitter. En juin 2020, Twitter comptait plus de 186 millions d’utilisateurs dans le monde, dont 67 millions aux États-Unis. Avec des formats courts de messages (140 caractères jusqu’en novembre 2017 puis 280), Twitter permet de partager publiquement des éléments de langage et les phrases marquantes d’un passage média. Il joue un rôle de relai de la presse politique et offre un espace de discussion, plus ou moins apaisé, sur l’actualité.

Les utilisateurs sur twitter sont plus jeunes, mieux diplômé que l'américain moyenCependant, qui utilise Twitter ? Nombre de twitternautes se contentent de scroller ou de retweeter sans créer eux-mêmes du contenu. Une enquête de 2019 du Pew Research Center indique que l’utilisateur américain moyen sur Twitter poste en moyenne une fois par mois, contre 138 tweets par mois pour les 10% les plus actifs sur la plateforme. Une enquête plus récente menée entre novembre 2019 et septembre 2020 montre que 92% du volume de tweets sont produits par seulement 10% des utilisateurs. Parmi ces 10%, on retrouve majoritairement des comptes identifiés démocrates ou sympathisants (69%). La même enquête révèle que le twitternaute moyen est plus jeune, mieux diplômé et a de plus haut revenus que le citoyen américain moyen.

Néanmoins, bien que Twitter soit désormais un espace investi par les jeunes, les générations dites Z et milliennials se tournent de plus en plus vers d’autres réseaux : Twitch, TikTok et Instagram. Selon une étude du morning consult, TikTok est en particulier préféré à Twitter chez les 13-16 et cheville ce même réseau auprès des 17-21. En effet, TikTok est un lieu de création plus facile à appréhender (pour le moment) pour des personnes qui ont toujours grandi avec un accès à Internet et un smartphone dans la main. Ces générations (la génération Z, les personnes nées en 1996 et après) disposent d’un rapport fluide aux nouvelles technologiques, ce qui était moins le cas pour les générations antérieures.

Quelles spécificités ces nouveaux réseaux ont-ils par rapport à Twitter ? TikTok ou Instagram répondent à des codes propres, qui viennent tant des particularités des différentes plateformes que des groupes sociaux auxquels ces espaces s’adressent. Ainsi, à chaque plateforme répond un usage, lié à un groupe social plus ou moins homogène. Laissant une équation cruelle à résoudre : comment les personnalités publiques peuvent-elles se les approprier, sans encourir le risque de bad buzz ? Il est en effet difficile d’objectiver la qualité d’une vidéo à moins d’interroger les cibles premières, les usagers et usagères presque archétypiques de ces réseaux. Très concrètement : un trentenaire sera très probablement gêné par les contenus politiques diffusés sur TikTok, cela signifie-t-il pour autant que le contenu est raté ? Pas nécessairement puisque ce n’est pas à lui que s’adresse en premier lieu ce contenu inédit.

Mais surtout, parce qu’ils reposent sur une forte personnalisation, ces espaces favorisent l’émergence d’influenceurs, avec leurs techniques de profilage associées. 72% des américains issus de la génération Z et millénials disent suivre un ou plusieurs influenceurs, contre 57% des personnes de la tranche d’âge 32-38 (selon le rapport du Morning consult).

Ainsi, en cartographiant les influenceurs et TikTokers américains, il est possible de saisir les stratégies et choix de communication faits à l’heure des élections présidentielles. Qui sont les créateurs des contenus les plus en vue ? Quelles sont les nuances et modulations au sein d’un même camp selon l’âge ou l’origine géographique des personnes qui produisent des vidéos ? Comment adapte-t-on l’usage même du réseau social selon l’électorat ciblé ? Une vidéo TikTok politique est-elle la même si on parle à un démocrate new-yorkais ou à un démocrate du Mississippi (spoiler : non). Quelles différences dans la communication peut-on noter de part et d’autre de l’échiquier politique ? Il serait intéressant de mettre en perspective ces stratégies et usages avec des contenus tirés de Twitter et Instagram, des mêmes utilisateurs ou des mêmes structures politiques.

Qu’est-ce qu’un influenceur ? Qu’est-ce qu’un micro-influenceur ?

Il va de soi que l’idée d’influencer des individus pour prescrire des comportements n’est pas un phénomène nouveau. C’est ce qu’Edward Bernays (Propaganda, 1928) a théorisé et pratiqué dès les années 1920. Pour inciter des consommateur à acheter du bacon, il a choisi de se rapprocher de médecins qui mettaient en avant l’intérêt du bacon sur la santé plutôt que de faire une simple publicité invitant à acheter ce produit. Le fait de se servir d’individus qui mettent leur image au service d’un produit ou d’une idée est consubstantiel à l’existence de la publicité et de la communication. Qu’apportent de nouveau nos influenceurs contemporains ?

Les influenceurs évoqués dans cet article ne sont pas les blogueurs des années 2000. Le poids des influenceurs contemporains va de pair avec une démocratisation de l’accès à Internet, à une massification des usages, et à son intégration dans le marketing d’influence. Les influenceurs se sont imposés comme acteurs en soi, coexistant avec les stars et célébrités dans le monde de la publicité. Le sentiment de promiscuité et d’identification qu’ils dégagent via les plateformes n’a pas la même intensité qu’une personne connue dans une publicité.

Il s’agit tout d’abord d’une question de statut et de nombre d’abonnés. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, les micro-influenceurs ne sont pas moins convoités que leurs homologues « macro ». On considère qu’un micro-influenceur est quelqu’un qui dispose de 10 000 à 100 000 abonnés. Contrairement à la portée des influenceurs classiques, plus exigeants en termes de partenariats, de rémunération et d’audience, le nombre d’interactions que peut susciter un micro-influenceur le rendrait plus « rentable » pour les institutions qui voudraient se payer ses services. Les études en marketing sont cependant unanimes : la micro-influence permet de mieux atteindre l’audience visée. En effet, les utilisateurs des plateformes de réseaux sociaux se sentent aujourd’hui plus touchés par des personnes qui leur ressemblent.

Un micro-influenceur à la communauté plus restreinte se fait ainsi plus accessible, plus authentique et suscite davantage d’engagement qu’une personne dont toutes les photos sembleraient tirées d’un album photo de vacances dans les Bermudes. C’est ce que montrent des études de marketing : « les utilisateurs d’Instagram ayant moins de 1 000 followers ont généré des likes 8% du temps. Ceux qui ont entre 1 000 et 10 000 abonnés ont un taux de likes de 4%. Pour les utilisateurs qui ont entre 1 million et 10 millions d’abonnés, ce  taux est de 1,7% » (rapport de Markerly, agence d’influence en marketing).

Le recours à des micro-influenceurs, s’il ne constitue pas une alternative au fait d’obtenir le soutien d’un influenceur suivi par des millions d’abonnés, ne peut donc pas être écarté d’une stratégie de campagne. Cette forte personnalisation permise par la micro-influence est accrue par l’effet de bulle créé par les réseaux sociaux. Même en disposant de plusieurs milliers d’abonnés, il est fort probable que ceux-ci soient des personnes en accord avec ce qu’on poste ou tout du moins sensibilisées et manifestant un intérêt pour ce dont on parle, ce qu’on montre. Pour un même sujet, il est également probable que les cercles d’abonnés se recoupent, voire soient en grande partie similaire.

Autant de types d’influenceurs qu’il y a d’électeurs

Le renouveau des formes d’influence : la libération d’une parole politique ?

Aux États-Unis, la rupture remonte à l’élection de Donald Trump. Nombre de personnalités publiques s’étaient élevées pour déplorer son élection, en essayant de sensibiliser sur les dangers qu’elle représentait. Il s’agit d’un sujet sur lequel s’exprimaient traditionnellement les chanteurs et les acteurs, mais les influenceurs qui sont suivis au quotidien – parfois par des dizaines voire des centaines ou millions de personnes – ont désormais davantage de voix que les personnalités publiques de « l’ancien monde ».

La mobilisation au printemps 2020 autour du hashtag Black Lives Matter donne un bon exemple de ces nouvelles formes de prise de parole et de politisation par les réseaux. Entre le 26 mai et le 7 juin 2020, le hashtag a été utilisé plus de 47,8 millions de fois, devenant le deuxième plus relayé sur Twitter. Dans la période allant de novembre 2019 à septembre 2020, 3% des utilisateurs américains ayant un compte public ont publié avec ce hashtag selon l’enquête du Pew Researcher Center. Mais c’est sur Instagram que l’engouement autour de ce sujet a été le plus inattendu : The NAACP (National Association for the Advancement of Colored People) a vu son nombre de followers augmenter de plus 1 million en l’espace de quelques mois et Black Lives Matter Los Angeles est passé de 40 000 followers sur Instagram à 150 000 en quelques semaines. Une activiste du compte Justiceforgeorgefloyd soutient ainsi dans un article de Recode « Ce mouvement a permis de toucher une audience plus large qu’elle ne le faisait sur Twitter. En pleine campagne présidentielle, nous devons aller là où sont les gens, et ils sont sur Instagram ».

Pour les influenceurs, prendre position avec le hashtag #Black Lives Matter pouvait néanmoins poser un certains nombres de questions. Par les effets de bulles de filtre ainsi qu’en raison d’une forte présence démocrate sur les réseaux, le sujet jouissait d’une hégémonie relative (tous les Américains ne soutenaient pas le mouvement mais les personnes les plus visibles sur les réseaux oui). C’est le reproche que certaines personnes adressent parfois à ces dynamiques : quand un sujet devient justement tendance, il perd en radicalité, et peine à transformer les marques de soutien en mobilisation réelle de la part des followers (un phénomène qui a pris le nom de slacktivisme, par opposition à l’activisme réel). Nombre de personnes demandent par exemple aux militants ou aux personnes qui veulent afficher leur soutien au mouvement Black Lives Matter de le faire sans toucher au hashtag du même nom, puisque cela obstrue et rend moins visible les publications des personnes qui font part de leur expérience. Notons ici que cette cause parvient à toucher au-delà des cercles militants ; avec une ampleur telle que la norme sur les plateformes est de soutenir la lutte antiraciste. Précisons néanmoins qu’il peut être plus risqué pour un individu de soutenir une personne et non une cause. Si cela constitue une impasse pour certaines personnalités publiques qui peinent à agréger des soutiens variés, Bernie Sanders a réussi à fédérer au point qu’une célébrité de réseau, en rendant public son soutien, ne mettait pas sa base ni sa popularité en danger.

Les réseaux sociaux sont aujourd’hui des lieux incontournables pour les militants. Le blog Digimind qui agrège des données concernant les réseaux sociaux rapporte que « Twitter a dépassé mercredi 3 juin 2020 son record d’installations de l’application avec 677 000 téléchargements dans le monde. Le chiffre des téléchargements aux États-Unis (140 000)  est le deuxième record du nombre d’installations quotidiennes depuis la naissance de Twitter. Ces records sont dus aux nombreux tweets sur la pandémie de coronavirus et relatifs aux protestations liées à la mort de George Floyd aux USA ». Les moments où la population prend position sont des moments où les personnes se tournent de plus en plus naturellement vers les réseaux sociaux, tant pour communiquer que suivre ce qui se dit. Ces pics de politisation vont de pair avec un rapport plus intense aux réseaux sociaux, faisant d’eux des espaces incontournables et alternatifs aux canaux traditionnels plus fermés et moins immédiats : chaînes d’information, blogs…

Ces plateformes constituent des lieux d’expression d’une urgence politique, particulièrement vive depuis l’arrivée de Donald Trump au pouvoir. Il s’agit finalement de lieux pour prendre la parole et en ce sens, refuser l’ordre établi.

Payer des influenceurs ou valoriser des initiatives spontanées ? Entre communication et marketisation de la politique

Il convient au préalable de préciser que si les influenceurs incarnent un poste de dépense relativement inédit, celui-ci s’inscrit plus largement dans une stratégie numérique d’ampleur, dans laquelle chaque candidat dépense facilement plusieurs millions de dollars. Ils ne représentent en ce sens qu’une extension du domaine du marketing politique, un nouvel espace à occuper et dans lequel investir. Cependant, tous les influenceurs ne monétiseront pas leur soutien, celui-ci, une fois affiché publiquement, risquant de leur faire perdre en popularité.

Dès lors, l’enjeu est de taille pour les acteurs politiques : il faut soit créer des influenceurs, – valoriser des personnes ou espérer que des militants s’approprient un réseau social et ses codes pour qu’en découle un contenu inédit –, soit engager des personnes disposant d’une audience conséquente et d’une influence, – des prescripteurs d’opinion et de comportement 2.0 –, pour qu’ils rendent public leur soutien à une personnalité, à un mouvement.

« En revanche, M. Trump n’est apprécié que de 33 % des 18 à 34 ans, selon le sondage The Wall Street Journal/NBC, et les candidats démocrates ont accordé une attention particulière aux jeunes électeurs cette fois-ci, soutenant des propositions comme l’annulation de la dette des étudiants. Mais la génération d’électeurs qui croît le plus rapidement n’est pas celle des millennials, mais celle des séniors. Selon le Pew Research Center, les électeurs de plus de 65 ans devraient représenter près d’un quart de l’électorat en 2020, soit la proportion la plus élevée depuis 1970 » explique Michelle Hackman dans un article sur le vote des seniors et Donald Trump publié dans l’Opinion.

Aussi, toucher les plus jeunes permet d’activer un vote, de sécuriser un vote ou encore de sensibiliser des personnes qui seront les actifs de demain et les seniors d’après-demain.

Novatrices, incomprises ou dérisoires pour le moment, ces nouvelles plateformes constituent néanmoins des espaces qui vont se normaliser voire occuper une place centrale dans les scrutins à venir. À l’état d’ébauche, de tâtonnement pour l’heure, il incombe à celles et ceux qui s’emparent de ces réseaux d’en définir les règles puis d’en adapter les codes à des types de discours politiques, à des programmes, et à des cibles.

Dans un article du 13 février 2020, Taylor Lorenz explique que Bloomberg avait par exemple fait appel a Meme 2020, une boîte qui rassemble les personnes détenant des comptes influents. Voici la liste des comptes associés à Meme 2020 : @MyTherapistSays (5,6 millions d’abonnés), @WhitePeopleHumor (2,6 millions d’abonnés), @KaleSalad (4 millions d’abonnés), @Sonny5ideUp (1,4 million d’abonnés)…

« Si Michael Bloomberg, 77 ans, a cité la semaine dernière sur Instagram 50 Cent dans le légendaire tube How We Do, ce n’est pas par passion soudaine pour le rap. L’ancien maire de New York, qui pèse plus de 60 milliards de dollars selon Forbes, a accéléré sa campagne de publicité en ligne, à quelques semaines des élections du Super Tuesday (3 mars). En plus des 340 millions de dollars dépensés en trois mois, le candidat démocrate s’est rapproché de Meme 2020, une société créée par des influenceurs sur Instagram » détaillait Thomas Liabot dans un article publié dans le JDD.

L’audience derrière eux est forte de 60 millions de personnes comme l’indique Taylor Lorenz. Au mois de février, un article paru dans The Daily Beast indiquait par ailleurs que Bloomberg offrait 150 dollars à des internautes pour produire un contenu inédit à son propos. S’offrir les services de personnes influentes, comme le ferait une marque semble s’intégrer pleinement dans les budgets de campagne de certains candidats. Ce choix marque un peu plus l’écart entre les candidats de l’establishment, celles et ceux qui peuvent se permettre de dépenser des sommes conséquentes dans des postes annexes et non-nécessaires à une campagne, et les autres candidats, les outsiders qui ne peuvent pas engager des influenceurs à mettre leur image en jeu pour leur compte, et qui doivent centrer leurs dépenses de campagne sur des frais plus nécessaires.

“Le ciblage et la mobilisation des influenceurs et micro-influenceurs constitue un véritable business, un espace d’enchères et de mise en jeu de sommes conséquentes ; il s’agit de quelque chose de plus en plus mobilisé et d’un espace finalement nécessaire à investir.”

« Nous devons toucher tous les aspects de la vie des gens afin d’être omniprésents pour atteindre notre but, déclare Ben Wessel, directeur exécutif de NextGen America. Nous croyons depuis longtemps que l’humour et l’influence sont les moyens pour toucher cette population [plus jeune]. » peut-on lire dans un article rédigé par Emily Glazer dans L’Opinion. La journaliste indique également que « l’équipe de campagne de M. Sanders a travaillé ponctuellement avec des influenceurs qui l’avaient contactée pour diffuser son message auprès de leurs followers sur des plateformes comme YouTube et Twitch, qui appartient à Amazon. Son équipe avait déjà travaillé avec des influenceurs des médias sociaux lors des élections de 2016 ». Le ciblage et la mobilisation des influenceurs et micro-influenceurs constitue un véritable business, un espace d’enchères et de mise en jeu de sommes conséquentes ; il s’agit de quelque chose de plus en plus mobilisé et d’un espace finalement nécessaire à investir.

Laisser une plateforme, un réseau, à son adversaire, reviendrait à ne pas couvrir un espace géographique, or dans la conquête du pouvoir, il faut être présent partout. Cela ne coûte pas forcément cher, mais il demeure risqué de laisser aux autres un espace en friche. D’autant que, si beaucoup de personnes sur ces réseaux ne sont pas en âge de voter, ils constituent l’électorat de demain.

Un marché mais pas uniquement…

Si certains doivent payer pour cela, d’autres candidats savent s’attirer l’intérêt, la force de travail, et la créativité de certains influenceurs ou de communautés. Cela avait été le cas en France avec Jean-Luc Mélenchon et les utilisateurs de Discord en 2016. Aux États-Unis, certains influenceurs ou célébrités avaient spontanément annoncé leur soutien à la campagne de Bernie Sanders. Bien sûr, le fait d’avoir des contenus inédits par des personnes qui soutiennent et souhaitent mettre en valeur un candidat n’entre bien évidemment pas en contradition avec le fait de payer pour des contenus sollicités à côte.

Les deux exemples cités plus haut éclairent le fait que si l’influence constitue un marché important, les internautes les plus créatifs et les plus jeunes sont enclins à afficher et à créer pour des candidats en rupture avec l’ordre établi, de gauche notamment. L’hypothèse est celle de la concordance de ces programmes avec les préoccupations des plus jeunes électeurs (pour rappel en 2017, 27% des 18-24 ans avaient soutenu Jean-Luc Mélenchon, de même pendant les primaires d’investiture, les 18-29 ans avaient plébiscité Bernie Sanders).

On a là un cercle vertueux et une forme d’adéquation qui se dessine : pour communiquer sur internet, quoi de mieux qu’une personne rompue aux codes des réseaux, à leurs nuances, et qui appartient directement au groupe auquel il veut parler ? Les communicants et experts de la communication n’ont qu’à bien se tenir.

Que disent concrètement les influenceurs ?

Cette matrice permet  de saisir le  positionnement politique approximatif et le poids sur les réseaux sociaux d’un certain nombre d’influenceurs. Pour les stars, il est difficile d’objectiver un nombre d’abonnés, leur influence étant finalement antérieure et indépendante de leur existence sur les réseaux sociaux. Leurs prises de position sont parfois publicisées dans des contenus en ligne (cela avait été le cas avec Les Strokes ou Emily Ratajkowski, qui avaient affiché leur soutien à Bernie Sanders), mais peuvent aussi l’être dans la presse ou juste être connus et inscrits dans les esprits. L’appartenance à la scientologie de Tom Cruise est à titre d’exemple connue de nombre de personnes qui ne sont pas forcément présentes sur les réseaux sociaux.

https://www.instagram.com/p/B7HKToihoS9/

TikTok, Instagram, à quelle plateforme se vouer, avec quelle personne communiquer ?

TikTok permet pour l’heure des contenus politiques innovants, originaux, et qui sont surtout le fait de militants pour les contenus les plus viraux. Alexandria Ocasio-Cortez reste une adepte des stories Instagram quand Donald Trump utilise abondamment Twitter. Les contenus les plus intéressants sont ceux des militants. Se promener sur les hashtags #Bernie2020 ou encore #Trump2020 sur TikTok permet d’appréhender la créativité des utilisateurs. Une chose est au préalable à noter : ces hashtags sont également des espaces de lutte. #Trump2020, est en ce sens totalement approprié par des utilisateurs de gauche ; ils produisent des contenus se moquant de Donald Trump et font passer leurs vidéos sur les canaux des militants républicains.

https://www.tiktok.com/@girlwithamicrophone_/video/6871415092378963205?_d=secCgsIARCbDRgBIAMoARI%2BCjwfUWHGsATWGVxS7FDM3UvJCcyVi67Kihyui3mdngbgzUwiyJn6bANy4Epo1AO%2F3KoAOybmn5QKKNbuE4oaAA%3D%3D&language=fr&preview_pb=0&sec_user_id=MS4wLjABAAAAo1PwJNGjidTKZe7M1sH4b0O_0RoRAkh_hJnAT33SndJfujalnFH8Mbic2VZLjl5v&share_app_name=musically&share_item_id=6871415092378963205&share_link_id=11798ba3-413e-4ded-9b76-84965b34e905×tamp=1602532608&u_code=dbibee68j45kma&user_id=6811166175419876357&utm_campaign=client_share&utm_medium=android&utm_source=copy&source=h5_m

C’est par exemple le cas de cette vidéo, aimée 4,8 millions de fois au 13 octobre 2020. Il s’agit de la vidéo qui a obtenu le meilleur score sur le hashtag de soutien au président sortant. Son contenu est pourtant critique (« fuck Donald Trump »). Du côté des réels soutiens, Bernies Sanders avait partagé la vidéo de just_a_weird_lemon (34 900 abonnés au 13 octobre 2020). La vidéo reprend les codes du réseau : un travail de montage, une musique, des textes pour quelque chose à même de facilement devenir viral.

Les profils assument pour beaucoup être des profils militants, c’est par exemple le cas de @kristensoulina, jeune militante politique qui met en scène son militantisme ; le poids de la dette étudiante, pourquoi préférer Bernie Sanders : elle aborde avec de courtes vidéos beaucoup de ces sujets. Une stratégie beaucoup plus efficace pour toucher ses pairs que de longues publications Facebook. Comment ?

Le fait de s’approprier les codes de l’application et de créer des contenus qui deviennent viraux (c’est-à-dire faire en sorte que sa vidéo s’inscrive dans une tendance) permet de légèrement dépasser les effets de bulle, particulièrement difficiles sinon impossibles à dépasser avec la plupart des réseaux sociaux. En effet, sur TikTok, contrairement aux autres plateformes, on peut non seulement suivre des personnes mais le fil de publications est avant tout constitué de publications semblables à celles qu’on regarde. On peut ainsi suivre des profils de militants politiques, mais si on surfe sur des hashtags avec des vidéos de cuisine, notre feed sera composé de contenus militants et de vidéos de cuisine.

Instagram est davantage saturé que ne l’est TikTok, qui pour le moment permet encore à de nouvelles personnes de s’imposer et d’accéder à la notoriété. Les personnes qui ont acquis une popularité avec leur compte Instagram ont souvent pu le faire lorsque le réseau était embryonnaire. C’est par exemple le cas de Chiara Ferragni qui s’était approprié le réseau très tôt pour devenir la blogueuse la plus influente, selon Forbes. Instagram est aujourd’hui beaucoup plus standardisé et bloqué que les plateformes plus récentes, de même que la communication politique est désormais extrêmement codifiée et sera plus difficilement un espace d’innovation.

https://www.instagram.com/p/B4cbuEHAVrV/

De plus, si l’âge des utilisateurs d’une plateforme augmente avec le temps, cela implique également une forme de limitation et d’adaptation des contenus. On imagine difficilement certaines tendances sur TikTok toucher des trentenaires ou même des jeunes actifs. Aussi, une plateforme peut être un moyen de toucher des niches et des segments particuliers, en adaptant la manière dont on communique et les contenus qu’on publie pour intéresser les gens. En 2019, Hootsuite affichait les données suivantes concernant l’âge et le genre des utilisateurs de la plateforme : 43% des femmes détiennent un compte Instagram aux Etats-Unis, contre un tiers des hommes.

Par ailleurs, la tranche d’âge la plus importante est celle des 25-34 ans, puis des utilisateurs plus jeunes. Regardez ce que publient ces tranches d’âge et vous pourrez deviner (avec des modulations géographiques) à quoi peut ressembler une publication d’un influenceur à laquelle on peut s’identifier à des âges comparables. Par exemple, lorsqu’elle veut inciter à aller voter, la micro-influenceuse Kaelin Armstrong Dunn dont on voit une publication ci-dessus intègre une photo à son feed : il s’agit d’une photo chez elle, avec un de ses cinq enfants. Une photographie simple, qui ressemble à un selfie de mère de famille avec son bébé. L’identification est facile et elle s’intègre à des publications sur la vie d’une mère de famille.

Si la palette de réseaux sociaux accessible aux candidats s’accroît perpétuellement, les choix de communication qui sont faits sont cruciaux : ce n’est pas parce qu’une nouvelle plateforme existe qu’il faut s’en emparer et dupliquer des contenus qui pourraient exister ailleurs. Cela implique également de faire des choix concernant les stratégies d’influence : Payer des influenceurs ? Ne pas payer ? Faire émerger des soutiens en les valorisant ? L’une des pistes les plus sûres est celle de l’autonomie de micro-influenceurs, sur TikTok notamment. Disposant d’une base et correspondant parfaitement au profil-type de l’utilisateur, ils produisent des contenus à destination de leurs pairs sans risquer de perdre en popularité.

 

Le populisme sauvera-t-il les États-Unis ?

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Bernie Sanders ©Gage Skidmore

D’où vient ce terme de « populisme » qui semble être devenu omniprésent aux États-Unis depuis 2016 ? Utilisé avec une connotation très négative par la classe médiatique américaine pour qualifier aussi bien Donald Trump que Bernie Sanders, il semble être une étiquette fourre-tout servant à renvoyer dos à dos ces deux phénomènes politiques pourtant antagonistes. L’historien et journaliste Thomas Frank présente, dans The People, No, une brève histoire de l’antipopulisme, qu’il analyse avant tout comme un mouvement de « mépris des Américains ordinaires » de la part des élites, et se positionne en faveur d’un retour du Parti démocrate aux véritables origines populistes de la gauche américaine.


Thomas Frank est l’une des figures majeures parmi les intellectuels engagés à gauche du Parti démocrate aux États-Unis. Il est l’auteur de près d’une dizaine d’ouvrages politiques et est un contributeur régulier du Guardian et du Monde diplomatique, entre autres. Il a connu le succès en 2004 avec What’s the Matter with Kansas?[1], un ouvrage analysant la montée du populisme dans le Midwest américain. En 2016, il publie Listen, Liberal[2], un livre analysant l’abandon des classes populaires par le Parti démocrate. Ces deux ouvrages, capitaux pour comprendre la montée du trumpisme, ont été traduits en français et ont fait l’objet d’un article sur Le Vent Se Lève[3] en 2018.

Le dernier livre de Thomas Frank, paru cet été aux États-Unis, s’intitule The People, No : A Brief History of Anti-Populism (New York : Metropolitan Books, 2020). Dans ce dernier ouvrage[4] il s’interroge sur les racines du populisme aux États-Unis et surtout sur celles de l’anti populisme, idéologie revendiquée par toute une partie des classes intellectuelles libérales (au sens américain du terme, c’est-à-dire se réclamant du social-libéralisme) modérées, proches de l’establishment du parti démocrate. « Populiste » est l’adjectif le plus utilisé par les adversaires de Donald Trump pour définir le président américain et le mouvement qui l’a porté au pouvoir. « Populiste », « raciste » et « démagogue » semblent en être devenus des synonymes. Mais ce mot n’est pas employé seulement contre Trump. Bernie Sanders, lors de ses deux candidatures aux primaires du parti démocrate, en 2016 et 2020, s’est vu également affublé par la classe médiatique du terme populiste.

Aux yeux des élites libérales américaines, Trump et Sanders sont liés par un point commun : avoir été propulsés sur le devant de la scène par un mouvement populaire antiélite, fondé sur le ressentiment, les préjugés, et l’incompréhension des enjeux politiques par le peuple. L’usage du concept de populisme pour décrire ces deux phénomènes – pourtant absolument antagonistes dans leurs objectifs politiques – relève, aux yeux de Thomas Frank, d’un « pessimisme envers la souveraineté populaire et la participation démocratique » et d’un « mépris des Américains ordinaires » de la part des élites politiques et médiatiques du pays.

Ce que Thomas Frank tente de montrer dans son livre, c’est que le choix du mot « populisme » pour dénigrer les mouvements anti-establishment n’est pas dû au hasard. Cet usage relève d’une tradition de méfiance envers les mouvements populaires dans l’Histoire américaine et trouve son origine dans l’opposition à un mouvement politique de masse né dans l’Amérique de la fin du XIXe siècle.

Aux origines du populisme

Pour comprendre l’antipopulisme, il faut remonter aux sources du populisme. Thomas Frank, qui est né et a grandi au Kansas, dans le Midwest américain, est l’un des mieux placés pour parler de ses origines. Le populisme est en effet né dans ces grandes plaines agricoles situées à l’Ouest du Mississippi, au début des années 1890, à l’initiative de petits agriculteurs initialement regroupés dans un mouvement professionnel appelé la
Farmer’s Alliance. La volonté de passer du militantisme à la politique électorale donna naissance au People’s Party, le Parti populaire.

À cette époque, le paysage politique américain était déjà défini par un bipartisme marqué régionalement : les démocrates et les républicains dominaient la vie électorale et le Congrès. Le parti républicain était majoritaire au Nord et à l’Ouest du pays, alors que le parti démocrate était presque un parti unique dans le Sud. La fondation du parti populaire constituait donc en premier lieu un défi à l’hégémonie politique du parti républicain, qui dominait alors le Midwest. Rapidement, les succès du parti populaire dans le Sud menacèrent également les démocrates et firent de l’aventure populiste la dernière tentative importante de fondation d’un « troisième parti ».

Les mesures économiques prônées par les populistes avaient pour but de soumettre l’économie à la démocratie et de redonner aux gens ordinaires la souveraineté politique qui fondait le « rêve américain ».

Le mot « populisme » fut inventé par les militants de ce parti populaire. D’après l’anecdote, rapportée par Thomas Frank, il fut choisi par des membres fondateurs du parti lors d’un voyage en train à travers le Kansas, entre Kansas City et Topeka, en mai 1891. Le terme devait permettre de transcender les catégories sociales, les particularités géographiques et les divisions politiques qui prévalaient à l’époque ; l’objectif des populistes était de fonder une solidarité entre tous les « petits », ceux qui ne bénéficiaient pas du système économique.

Les demandes du parti populaire étaient simples et allaient toutes dans le même sens : la redistribution des richesses et du pouvoir. Ils exigeaient la régulation des monopoles (en particulier agricoles), la nationalisation des banques et des chemins de fer, l’instauration d’un impôt sur le revenu, et s’opposaient à l’étalon-or, qui était un instrument de contrôle de la masse monétaire. Ce programme simple permit d’attirer rapidement des travailleurs de tous les milieux professionnels du Midwest, puis des États-Unis. Les populistes, comme ils s’appelaient désormais, étaient unis par la volonté de représenter en politique, selon les mots de Thomas Frank, « les gens ordinaires » face aux élites politiques et économiques.

Les mesures économiques prônées par les populistes avaient pour but de soumettre l’économie à la démocratie et de redonner aux gens ordinaires la souveraineté politique qui fondait le « rêve américain ». La démocratie était le socle de la pensée populiste : le parti revendiquait également l’élection des sénateurs au suffrage direct[5], le suffrage des femmes, et la possibilité d’initier des référendums.

https://en.wikipedia.org/wiki/File:William-Jennings-Bryan-speaking-c1896.jpeg
William Jennings Bryan. (Librairie du Congrès/Domaine public).

Le parti populiste obtient rapidement un succès de masse. La crise économique qui frappe le pays en 1894 et les vagues de grèves qui s’ensuivent créent un contexte favorable à la croissance du parti. Thomas Frank rapporte ainsi comment, en 1894, la première manifestation de masse de l’histoire de l’Amérique moderne, une marche des chômeurs sur Washington, fut organisée par un populiste de l’Ohio. Le populisme commence à attirer de plus en plus de militants, y compris au sein des deux partis majoritaires.

Cette soudaine explosion de popularité rend possible l’une des plus grosses surprises de l’histoire politique américaine : dans les mois précédant l’élection présidentielle de 1896, le président sortant, Grover Cleveland, un démocrate, n’est pas reconduit par son parti. Un jeune représentant à la Chambre est nommé à sa place comme candidat du parti démocrate : William Jennings Bryan. Sa nomination est le résultat d’une mobilisation des militants démocrates du Midwest séduits par le populisme.

William Jennings Bryan est proche des populistes et partage la plupart de leurs revendications ; le parti populaire décide de soutenir également sa candidature à la présidence. Ardent opposant de l’étalon-or, Bryan défend l’intervention de l’État dans l’économie contre les monopoles. Il tient de sa foi évangéliste une forte croyance en la vertu du commun et la démocratie radicale. Sa nomination par le parti démocrate fait naître un véritable vent de panique parmi les élites politiques, intellectuelles et économiques des États-Unis, qui se mobilisent presque unanimement contre lui. Presque tous les journaux dénoncent son programme : on accuse ses partisans d’être des ignares cherchant à détruire l’économie par bêtise ou jalousie. Thomas Frank reproduit dans les livres des caricatures de l’époque dépeignant les populistes comme des brutes, des brigands et des anarchistes.

William Jennings Bryan est finalement battu. Il se représente en 1900 et en 1908 mais ne conquière jamais la Maison Blanche. Si le parti populaire ne se remet pas de cet échec, son héritage persiste. D’après Thomas Frank, il a laissé une empreinte encore plus forte chez ses adversaires que chez ses partisans ; l’antipopulisme qui s’est manifesté avec force contre William Jennings Bryan est, encore aujourd’hui, le modèle duquel s’inspire le mépris des élites américaines pour le peuple.

Les élites contre la démocratie

Le terme de populisme revêt une connotation presque unanimement négative depuis la disparition du People’s Party. Même Franklin D. Roosevelt et son successeur Harry Truman, qui mirent en place une partie importante du programme des populistes, ne se réclamaient jamais de ce nom. Les historiens du XXe siècle, en premier lieu Richard Hofstadter, décrivait le parti populaire comme un parti raciste et anti-immigrants. Thomas Frank démontre dans The People, No qu’il s’agit d’une fausse représentation. En réalité, il n’existait pas de consensus parmi eux sur l’immigration. De manière générale, les populistes s’opposaient à la ségrégation institutionnalisée dans le Sud des États-Unis et plusieurs d’entre eux militaient activement pour une ouverture des frontières, à l’inverse des élites blanches qui soutenaient la ségrégation. Martin Luther King, prit d’ailleurs le parti populaire comme exemple de coopération entre travailleurs Blancs et Noirs lors du mouvement pour les droits civiques, qui s’inspirait de la marche sur Washington de 1894.

https://tcfrank.com/gallery-of-anti-populism/
William Jennings Bryan caricaturé en immigrant italien. Caricature publiée dans Judge Magazine, 15 août 1896. © Thomas Frank

Frank va plus loin en montrant que les attaques racistes étaient plutôt mobilisées contre les populistes que par eux, comme le montrent les caricatures de William Jennings Bryan, qui l’assimilent aux immigrants italiens, poignardant une allégorie du « crédit américain ». La dénonciation du populisme aujourd’hui est peut-être un peu plus subtile, mais le sentiment général reste le même : les mouvements politiques qui s’opposent à la vision des « experts » libéraux sur l’économie sont accusés d’être anti-intellectuels et d’être des mouvements de foule dénués de réflexion. Ce que Thomas Frank souligne avec inquiétude est que cette vision est aujourd’hui devenue celle du parti démocrate, du moins de son establishment.

Les démocrates américains ont fondé leurs grands succès du XXe siècle, de Roosevelt à Kennedy, sur l’image du « parti du peuple ». Pourtant, selon Frank, depuis les années 1970, ils sont progressivement devenus le parti des élites diplômées, un changement qui s’est concrétisé par la présidence de Bill Clinton. Dans leur politique comme dans leurs discours, les démocrates représentent aujourd’hui les catégories les plus éduquées de la population : la « classe professionnelle » comme l’appelle Thomas Frank, qui détaille cet argument dans Pourquoi les riches votent à gauche. Aujourd’hui, le premier facteur de prédiction du vote démocrate est le diplôme. En se faisant les champions de la dérégulation économique, en devenant le parti des diplômés et des experts contre les travailleurs dont l’emploi était délocalisé, les démocrates se sont éloignés de leurs racines populistes, et ont progressivement adopté le discours des antipopulistes.

Plutôt que de développer une réflexion sur le rôle des technocrates dans la situation politique du pays, de la guerre en Irak à la crise de 2008, les démocrates ont préféré dénoncer celles et ceux qui critiquaient l’establishment. Il s’agit, si l’on prend un exemple récent, des électeurs de Donald Trump, aussi bien que les supporters de Bernie Sanders. Sanders est d’ailleurs souvent qualifié par les médias de « Trump de gauche » pour son discours contre la politique économique de Barack Obama. Avec l’ascension de Trump, les élites diplômées ont déserté en masse le parti républicain : des bastions historiques de la droite, comme le comté d’Orange en Californie (contenant les banlieues les plus aisées de Los Angeles), ont voté pour Hillary Clinton après des décennies de domination par le parti de Reagan.

Ce n’est pas l’ignorance du peuple qui a mené Donald Trump à la Maison Blanche, mais le système politique américain.

La raison principale derrière la migration de cet électorat, pour Thomas Frank, est l’attitude face au populisme. Là où les démocrates se réclament des experts, les républicains cooptent la rhétorique du populisme américain originel en le vidant de sa substance historique et politique. Donald Trump prétend défendre les gens ordinaires tout en faisant voter des baisses d’impôts mirobolantes pour les milliardaires et les grandes entreprises. Un non sens qui n’a de succès qu’à cause du retournement des démocrates, qui tournent le dos au peuple alors qu’ils se réclament de ses intérêts.

Au lieu de tirer la sonnette d’alarme, l’élection de Trump semble avoir conforté l’establishment démocrate dans ses décisions. Aux yeux de ces élus, 2016 a montré que le peuple votait mal et qu’il n’était pas apte à exercer le pouvoir, ni même à évaluer ses dirigeants. Ironie : Donald Trump a pu accéder au pouvoir spécifiquement grâce à un système conçu pour permettre aux élites de contenir les mouvements politiques de masse,le Collège électoral. Ce n’est pas l’ignorance du peuple qui a mené Donald Trump à la Maison Blanche, mais le système politique américain.

Cela n’empêche pas les élites libérales d’utiliser Trump pour remettre en cause la légitimité de la souveraineté populaire. Thomas Frank parle « d’utopie du reproche » (utopia of scolding) : plutôt que chercher à reconquérir les classes populaires perdues par les démocrates, l’establishment préfère les dépeindre comme des imbéciles. Thomas Frank renvoie à une caricature parue dans le très intellectuel New Yorker, montrant les passagers d’un avion critiquer les « pilotes méprisants » et déclarer qu’ils devraient piloter l’appareil à leur place. Ce sentiment est symptomatique de l’incompréhension des élites intellectuelles envers les mouvements populaires : il est inconcevable que les gens ordinaires puissent avoir des griefs légitimes contre le système et ses experts. Ceux-ci sont insoupçonnables et la volonté populaire de remettre en cause leur légitimité est un signe d’arrogance et de bêtise.

Selon Thomas Frank, le populisme serait la réponse naturelle des Américains face à « la ploutocratie et la hiérarchie », l’expression de leur attirance naturelle envers la démocratie et l’égalité.

Le tableau dressé par Thomas Frank n’est cependant pas entièrement noir. La campagne de Bernie Sanders, quoique battu, constitue un retour aux vraies origines du populisme pour la première fois depuis les années Carter. Sanders a compris les enjeux de la souveraineté populaire et de la démocratie économique et tout comme il a permis l’ascension d’une nouvelle génération de militants et d’élus, comme Alexandria Ocasio-Cortez, qui partagent cette vision. Leur force réside dans leur capacité à bâtir une coalition de travailleurs décidé à réformer l’économie pour abattre les divisions identitaires et raciales qui ont si souvent morcelé les mouvements populaires aux États-Unis.

Le populisme, écrit Thomas Frank, est une affaire d’optimisme contre le pessimisme : il s’agit d’être « optimiste envers le peuple, les possibilités politiques, et envers l’Amérique ». Selon lui, le populisme serait la réponse naturelle des Américains face à « la ploutocratie et la hiérarchie », l’expression de leur attirance naturelle envers la démocratie et l’égalité. Le parti démocrate doit urgemment en prendre conscience et proposer une solution aux classes populaires qui font face à l’injustice du système, ou d’autres le feront.

Thomas Frank conclut son ouvrage sur une question qui définit l’enjeu auquel font face les démocrates : « pour qui l’Amérique existe-t-elle ? » Est-ce pour les milliardaires et les GAFAM ? Le peuple ne servirait-il qu’à servir la croissance infinie de l’économie ? Ou au contraire, la démocratie implique-t-elle que l’économie et les experts doivent servir les gens ordinaires ?

 

Lire l’entretien qu’a accordé Thomas Frank au Vent se lève en 2018 : https://lvsl.fr/entretien-avec-thomas-frank/

[1] Traduction française : Pourquoi les pauvres votent à droite ? (Agone, 2008).

[2] Traduction française : Pourquoi les riches votent à gauche ? (Agone, 2018).

[3] https://lvsl.fr/mais-pourquoi-les-riches-votent-ils-a-gauche/.

[4] https://tcfrank.com/product/the-people-no/.

[5] Avant l’adoption du XVIIe amendement de la Constitution des États-Unis, en 1913, les sénateurs étaient désignés par la législature des États.

L’emploi garanti, solution au chômage de masse ?

Affiche de mai 1968.

Alors que le chômage a fortement augmenté au cours des derniers mois, le gouvernement espère que les 10 milliards de baisse d’impôts du plan de relance suffiront à résoudre ce problème. Mais après des décennies d’échec des politiques de l’offre, n’est-il pas temps d’essayer une autre stratégie contre le chômage de masse ? Certains économistes proposent ainsi d’instaurer une « garantie à l’emploi », c’est-à-dire d’employer tous les chômeurs volontaires dans des projets définis localement. De quoi s’agit-il concrètement et quelles conséquences auraient un tel dispositif ? Réponse en quelques questions. Une première version de cet article est parue sur le site du magazine Socialter.


Depuis le début de la crise sanitaire, la France compte environ 580.000 chômeurs de plus, portant le nombre de personnes sans aucune activité à plus de 4 millions. Et la situation pourrait encore s’aggraver alors que les jeunes en fin d’étude peinent à trouver un emploi et que les plans sociaux s’accumulent dans de nombreux secteurs. Or, si le confinement a permis de sauver des vies, le chômage supplémentaire qu’il a engendré causera aussi une hécatombe, certes plus discrète : avant cette année, le nombre de décès liés au chômage s’élevait déjà entre 10.000 et 14.000 morts par an en France, soit trois à quatre fois le nombre de victimes d’accidents de la route. En effet, non seulement le demandeur d’emploi s’appauvrit et se voit dévalorisé socialement (lorsqu’on le réduit à un « assisté » par exemple), mais plus le chômage dure, plus les compétences s’amenuisent et la perspective de retravailler s’éloigne et plus les difficultés familiales, financières ou d’addiction s’amoncellent. Par ailleurs, le gâchis humain de savoir-faire qui pourraient être utiles à la société est considérable.

Pourtant, quelle que soit la couleur politique du gouvernement, les mêmes mesures sont reconduites depuis 30 ans : réformes de la formation professionnelle, réduction des indemnités chômage pour inciter à la recherche d’emplois et politiques dites « de l’offre » comme la flexibilisation du marché du travail et la baisse des cotisations. A-t-on donc « tout essayé » contre le chômage, comme le déclarait François Mitterrand en 1993 ? Non, si l’on regarde du côté des mesures prises par d’autres États durant des crises économiques dévastatrices, tels les États-Unis dans les années 1930 ou l’Argentine dans les années 2000. Leur recette contre le chômage ? Respecter enfin le « droit au travail » qui garantit à chacun le droit d’avoir un emploi. Ce droit est d’ailleurs reconnu en France depuis la révolution de 1848, lors de laquelle s’affirme brièvement une conception sociale, voire socialiste, de la République française, incarnée notamment par la figure de Louis Blanc.

Au vu du contexte social dramatique et des besoins de main-d’œuvre pour réaliser la transition écologique, prendre en charge la dépendance des plus âgés ou remettre en état nos infrastructures, la garantie à l’emploi semble mériter notre intérêt. Pourtant, elle demeure pour l’instant absente des débats de politique économique en France [1], contrairement aux États-Unis, où elle est l’une des revendications phares des democratic socialists comme Bernie Sanders et Alexandria Occasio-Cortez et est sérieusement débattue par les économistes. Pour l’heure, il n’existe en France qu’un ersatz d’emploi garanti, les Territoires Zéro Chômeurs de Longue Durée (TZCLD), introduits à titre expérimental depuis 2016, qui n’avaient embauché que 770 chômeurs fin 2018. Alors, quelles seraient les conséquences d’un tel programme, à la fois pour les chômeurs et pour la société ?

Comment fonctionnerait concrètement ce programme ?

Tout commence par une concertation locale réunissant employeurs, syndicats, élus et bien sûr chômeurs. Les sans-emplois expliquent quelles sont leurs compétences et leurs envies, et les collectivités évaluent dans quelle mesure cela correspond à leurs besoins. Pour Dany Lang, économiste qui a travaillé sur les TZCLD, « il faut vérifier que ça ne fasse pas concurrence avec l’emploi privé et la fonction publique qui existent déjà dans le secteur en question, ce qui rend les choses plus faciles dans certaines zones rurales. Ce sont des domaines non rentables pour le privé et délaissés par les collectivités. Aujourd’hui l’essentiel des besoins sont en lien avec la transition écologique. » Les chômeurs sont alors embauchés au nombre d’heures qu’ils souhaitent et bénéficient du salaire horaire minimum, de droits sociaux et de formations.

Des exemples de secteurs d’activités dans le cadre des TZCLD. © Territoires Zéro Chômeurs de Longue Durée.

Henri Sterdyniak, économiste à l’Observatoire Français des Conjonctures Economiques (OFCE), souligne cependant deux difficultés. La première est de pouvoir suivre une formation tout en travaillant : « Il faut qu’il soit justifié d’investir pour former ces chômeurs, pour des seniors ou pour des gens dont le métier n’existe plus, par exemple. Dans d’autres cas, ça ne l’est pas. » Il insiste également sur la nécessité d’une continuité dans les activités exercées: « Il faut un engagement réciproque de l’employeur et de l’employé, on ne peut pas prendre un emploi garanti juste durant trois mois le temps de chercher un boulot. » Pour ce membre des Économistes Atterrés, la garantie à l’emploi devrait donc être restreinte aux chômeurs de longue durée ou sans perspective de retrouver un emploi.

Un chômeur serait-il contraint de travailler ?

La garantie à l’emploi n’est pas un « workfare », c’est-à-dire du travail obligatoire pour les bénéficiaires d’allocations. L’objectif est de permettre aux demandeurs d’emplois d’en retrouver un. Les individus qui ne souhaitent pas travailler pourraient donc s’en dispenser. Mais contrairement à ce qu’affirme le discours sur « l’assistanat », il s’agit d’une minorité: « De toute façon, que veulent les chômeurs ? Un emploi. Le travail, c’est une intégration sociale, une utilité collective, un sens. En Argentine, le plan Jefes avait tellement bien fonctionné que les gens impliqués ont continué à venir travailler bénévolement une fois le plan arrêté, même si ce n’est bien sûr pas le but », ajoute Dany Lang. 

Les premiers gagnants sont donc ceux qui tentent de s’intégrer sur le marché de l’emploi mais n’y parviennent pas : seniors, chômeurs de longue durée aux qualifications dépréciées, femmes subissant des temps partiels contraints ou encore personnes handicapées. Avec un revenu, des savoir-faire et de l’intégration sociale, beaucoup retrouvent alors confiance en eux et échappent au déclassement économique, social et sanitaire lié au chômage.

Y a-t-il d’autres avantages indirects plus larges pour la société ?

Les aspects positifs d’un dispositif où l’État assume d’être employeur en dernier ressort ne se limitent pas à ses bénéficiaires directs. Dany Lang rappelle que le chômage est la première cause de divorce et est en grande partie responsable de la criminalité et de la dépression, qui représentent des coûts sociaux considérables. L’intégration des femmes dans la société en serait également renforcée : en Argentine, entre 66% et 75% des bénéficiaires du programme Jefes étaient des femmes et une bonne part d’entre elles n’avaient jamais eu d’emploi salarié. 

Une société de plein-emploi rendrait l’économie plus stable : en cas de crise, les salariés du privé qui seraient licenciés pourraient rebondir rapidement et le niveau de demande de biens et services ne s’effondrerait pas. L’emploi garanti est donc une mesure contracyclique. Mais la garantie à l’emploi irait au-delà d’une plus grande stabilité du niveau de vie, elle les pousserait à la hausse. La fin de la peur du chômage supprimerait « l’armée industrielle de réserve » [2] qui fait pression à la baisse sur les salaires. Pour Dany Lang, « c’est la peur du chômage qui empêche de se syndiquer et de revendiquer. Si la main-d’oeuvre devient rare, le travail est davantage valorisé. » La productivité pourrait également en bénéficier d’après le post-keynésien : « une des rares théories économiques qui a été prouvée, c’est le « salaire d’efficience» : si on est mieux payé, on travaille mieux. Ce n’est pas par peur du chômage qu’on travaille bien. On travaille bien quand on est bien payé et quand on aime ce que l’on fait. »

Combien ça coûterait ?

Le coût est le premier argument des adversaires de la garantie à l’emploi. Dans Les Echos, Pierre Cahuc, économiste à Sciences Po, pointe le fait que les économies attendues dans le cadre des TZCLD en remplaçant le versement des allocations chômage et du RSA ne couvrent pas les coûts d’un CDI au SMIC créé spécialement pour un chômeur. En y ajoutant les frais nécessaires à l’encadrement des emplois garantis et les investissements mobiliers et immobiliers nécessaires au lancement des activités économiques sélectionnées, il évalue le coût annuel net d’un emploi entre 15.000 et 20.000 euros. 

Cette tribune a suscité de très vives réactions, l’ancien député PS à l’origine des TZCLD Laurent Grandguillaume évoquant une « tribune torchon » au service du « sabotage » du programme par la Ministre du Travail de l’époque Muriel Pénicaud. « Entre 15.000 et 20.000 euros par emploi et par an, contre 280.000 euros pour les emplois CICE et le double cette année, le calcul est vite fait ! », tempête Dany Lang. Certes, les estimations quant au coût du CICE divergent tant il est difficile de mesurer le nombre d’emplois créés ou préservés, mais les estimations les plus favorables au programme chiffrent son coût à 180.000€ par emploi. 

Surtout, Lang pointe le caractère très restrictif des analyses comptables classiques: « Les divorces, ça coûte cher, la dépression et la criminalité aussi. » L’économiste à Paris 13 et Sorbonne Paris Cité souligne également que « les gens en emploi garanti cotisent, ce qui règle un certain nombre de problèmes » et que ces emplois peuvent jouer un rôle majeur pour tempérer la catastrophe écologique « qui coûtera de toute façon très cher au secteur privé ».

Quels pourraient être les effets pervers de la garantie à l’emploi ?

Selon la théorie du NAIRU (Non-Accelerating Inflation Rate of Unemployment), une chute du taux de chômage sous son niveau « naturel » entraînerait un emballement de l’inflation en gonflant la demande. Ce chiffre magique du taux de chômage en-dessous duquel l’inflation augmenterait n’a pourtant jamais été trouvé et le président de la FED (banque centrale des USA), questionné par Alexandria Occasio-Cortez, a dû lui-même reconnaître que ce concept économique clé du néolibéralisme ne fonctionnait pas. « Le NAIRU est un concept stupide purement idéologique », estime Lang. « Un peu plus d’inflation ne ferait pas de mal, sauf aux rentiers. La dette privée est trop importante, si elle baisse, les entreprises endettées pourraient investir. Est-ce que la priorité doit être la limitation de l’inflation ou le plein emploi ? »

Le risque que la garantie à l’emploi gonfle la demande et le déficit commercial est peut-être plus sérieux que celui de l’inflation : « C’est possible qu’avec plus de revenus, les gens consomment plus et que ça stimule les importations, mais c’est pour ça qu’il nous faut aussi une politique industrielle. De toute façon, consommer des produits locaux et de meilleure qualité fait partie de la transition écologique », indique Lang.

Que nous apprennent les exemples d’application de la garantie à l’emploi ?

Au lieu de perdurer à essayer de stimuler les embauches du secteur privé, l’État pourrait fournir les moyens aux collectivités locales d’employer directement les demandeurs d’emploi. Les études sur les exemples étrangers de garantie à l’emploi durant le New Deal aux États-Unis, le plan Jefes argentin ou la rural job guarantee en Inde montrent une grande satisfaction des participants et l’utilité des projets développés. 

Affiche du Civilian Conservation Corps, un programme du New Deal destiné aux jeunes chômeurs.

Qu’attend donc la France pour imiter les exemples étrangers, en commençant par élargir le dispositif des Territoires Zéro Chômeurs de Longue Durée ? Dany Lang a peut-être une réponse: « Quand on parle d’emploi garanti à des élus locaux, tous, quel que soit leur positionnement politique, trouvent ça intéressant. Vraiment tous. Mais plus on monte dans la hiérarchie des élus, plus on sent de l’hostilité parce qu’ils adhèrent au libéralisme économique. » Après de longs mois d’hésitation, le gouvernement a finalement décidé d’élargir légèrement le périmètre de l’expérimentation à de nouveaux territoires. Une décision bien timide au vu de la réussite du programme et du contexte social.

 

 

Plutôt que de garantir l’emploi, ne faudrait-il pas mettre en place un revenu universel ?

Si les deux mesures sont souvent comparées et ont en commun de permettre d’améliorer les niveaux de vie, elles ne visent pas entièrement les mêmes objectifs. Pour la garantie à l’emploi, il s’agit d’utiliser à plein le potentiel de la population active en l’employant dans des projets utiles localement et en la formant. Le revenu universel cherche lui à dissocier travail et revenu et permettrait de valoriser le travail non-salarié, comme celui des femmes au foyer par exemple. Le revenu universel est souvent critiqué pour l’oisiveté qu’il pourrait encourager, bien que les études sur le sujet montrent qu’elle est rare [3]. En revanche, qu’il s’agisse de garantie à l’emploi ou de revenu universel, il est vraisemblable qu’il faudrait rendre les emplois pénibles et mal payés, comme éboueur ou égoutier, plus attractifs au risque de ne plus trouver assez de volontaires pour les exercer.

La faisabilité du revenu universel pose cependant question. Pour Dany Lang, « la garantie à l’emploi coûte beaucoup moins cher que le revenu universel ». Certes, de nombreuses versions des deux programmes sont possibles, mais les écarts ne font pas de doute. En rémunérant les 5,6 millions de chômeurs au SMIC d’avant la crise du COVID et en soustrayant les aides qui leur sont actuellement versées, le journaliste Romaric Godin estime le coût d’une garantie à l’emploi pour la France entre 39 et 80 milliards d’euros. L’économiste Jean Gadrey évalue lui le coût d’un revenu universel de 800€/mois entre 400 et 450 milliards d’euros, soit l’équivalent du budget de la Sécurité Sociale. Un niveau de création monétaire aussi considérable a toutes les chances de déclencher une spirale inflationniste, selon l’économiste Pavlina Tcherneva. 

Enfin, les deux mesures ne devraient pas avoir les mêmes effets. Partant du constat que les femmes exercent des emplois souvent plus précaires et réalisent plus de tâches domestiques que les hommes, les économistes Anne Eydoux et Rachel Silvera s’inquiètent du fait qu’un revenu universel pourrait aisément devenir un salaire maternel. La fin du plan Jefes en Argentine semble confirmer cette hypothèse: un programme d’allocations avait été créé pour prendre le relai et compenser la perte de revenus des femmes qui perdaient leur emploi. Or, bien qu’elles appréciaient ces aides financières, toutes les participantes sans exception indiquaient préférer travailler.


[1] On peut toutefois rappeler que le programme de la France Insoumise comporte une proposition “d’État employeur en dernier ressort” pour les chômeurs de longue durée, mais celle-ci a été très peu mise en avant durant la campagne de 2017 ou depuis.

[2] Expression marxiste faisant référence à l’existence d’un surplus de travailleurs disponibles par rapport à la demande d’emploi. Ces personnes préfèrent de faibles salaires et des mauvaises conditions de travail au chômage.

[3] Olivier Le Naire et Clémentine Lebon, Le revenu de base, Actes Sud, 2017.