Au Royaume-Uni, le grand retour de la lutte des classes

Manifestation dans les rues de Londres le 1er octobre 2022. © Compte Twitter du mouvement Enough is enough

Écrasés par une inflation à 10%, les Britanniques sont de plus en plus nombreux à ne plus pouvoir payer leurs factures et à se rendre dans les banques alimentaires. Vénérant l’idéologie thatchérienne, le nouveau gouvernement de Liz Truss préfère cependant multiplier les cadeaux fiscaux aux plus riches et déréguler encore davantage l’économie. Un programme de guerre sociale qui a conduit à une chute spectaculaire des conservateurs dans les sondages et que même le Fonds Monétaire International et les marchés financiers jugent inapproprié. Si le Labour bénéficie de son statut de parti d’opposition, la timidité de ses propositions déçoit largement. Face à cette crise politique, les syndicats paralysent depuis plusieurs mois le pays par des grèves largement soutenues.

« Enough is enough ! » (« trop c’est trop ! »). Samedi dernier dernier, plus de 100.000 personnes ont manifesté au Royaume-Uni autour de ce slogan et réclamé des mesures fortes pour faire face à l’explosion du coût de la vie. Avec une inflation à plus de 10% et des salaires qui n’ont augmenté que d’environ 5%, de très nombreux Britanniques connaissent en effet un appauvrissement rapide. 

Un appauvrissement à grande vitesse

Comme dans le reste de l’Europe, les prix de l’énergie sont le principal moteur de l’inflation. Mais le choc est plus fort qu’ailleurs : selon les statistiques officielles, en août 2022, le prix du gaz s’est envolé de 96% en un an et celui de l’électricité (produite à environ 40% grâce au gaz) de 54%. En cause : l’arrêt des exportations russes et la spéculation qui l’accompagne bien sûr, mais aussi de faibles capacités de stockage et une production particulièrement faible en Mer du Nord en raison d’opérations de maintenance et de l’épuisement progressif des gisements exploités. Grand importateur de nourriture, le Royaume-Uni subit aussi une forte hausse du prix des aliments : +13% sur un an.

Ces augmentations sont d’autant plus violentes qu’elles percutent un pays où beaucoup peinaient déjà à finir le mois. Depuis plusieurs décennies, et notamment suite à la privatisation des logements sociaux par Margaret Thatcher, le coût exorbitant des logements absorbe en effet une part considérable du budget des britanniques. Cette situation s’est encore aggravée depuis 2010, date du retour au pouvoir des conservateurs, avec l’enchaînement des politiques d’austérité qui ont décimé les services publics et les aides sociales. Le regroupement de six prestations sociales majeures (crédit d’impôt parental, allocation chômage, allocation logement…) en un seul « universal credit » a notamment plongé de nombreux ménages précaires dans la pauvreté. D’une complexité incroyable, son déploiement, toujours pas terminé, devrait au total coûter 12 milliards de livres…

Avant le déclenchement de la guerre en Ukraine, la pauvreté touchait déjà 14,5 millions de personnes, soit 22% de la population.

Ainsi, avant le déclenchement de la guerre en Ukraine et de ses conséquences en chaîne sur le niveau de vie, la pauvreté était déjà particulièrement élevée : en janvier, celle-ci touchait déjà 14,5 millions de personnes, soit 22% de la population, un chiffre qui monte même à 31% chez les enfants. De même, le Trussell Trust, une ONG humanitaire responsable de nombreuses banques alimentaires, annonçait au début de l’année une augmentation de 81% du recours à l’aide alimentaire sur les cinq dernières années. Autant de chiffres qui ont sans aucun doute encore augmenté depuis.

Enfin, contrairement à la France, le Royaume-Uni n’a pas mis en place de bouclier tarifaire sur les prix de l’énergie, ce qui explique donc l’envolée des factures. Pendant des mois, les Tories ont en effet augmenté régulièrement les plafonds des factures, leur gel étant considéré trop coûteux pour les finances publiques. Face à la contestation grandissante, notamment du mouvement Don’t Pay UK, qui invitait à refuser de payer ses factures d’énergies, les prix ont finalement été plafonnés très récemment à 2.500 livres par an pour un ménage moyen, soit tout de même le double de la facture de l’an dernier. Si les superprofits des entreprises énergétiques sont certes taxés à 25% – avec une possibilité de déduire des investissements de cette taxe – ce plafonnement des coûts énergétiques, en place pour deux ans, devrait coûter une fortune au gouvernement britannique : entre 130 et 150 milliards de livres selon les estimations

Liz Truss, le retour du thatchérisme au pire moment

Si la réaction du gouvernement, bien que très insuffisante, a tant tardé, c’est aussi en raison de la crise interne du parti conservateur. A la suite de plusieurs scandales, notamment l’organisation de soirées arrosées en plein confinement, Boris Johnson a dû se résoudre à la démission début juillet. De plus en plus critiqué par les députés de son propre parti, « BoJo » traînait en effet une image de menteur arrogant largement méritée. L’été a donc été marqué par le scrutin interne aux Tories, où les 170.000 membres du parti ont dû se prononcer sur le successeur de Johnson. Surfant sur son image de « Dame de fer » et sur l’impopularité de son adversaire Rishi Sunak, perçu comme un traître par certains conservateurs pour avoir abandonné Johnson qui l’avait nommé ministre des finances, Liz Truss l’emporta assez facilement. Si Truss n’a eu aucun mal à convaincre les membres de son parti grâce à ses promesses thatchériennes, l’électorat britannique est cependant beaucoup plus sceptique à son égard, voire franchement opposé.

Élue avec 81.000 voix, l’héritière proclamée de Margaret Thatcher a en effet d’emblée connu une crise de légitimité. Pour séduire son camp, elle a promis un retour aux grandes heures du néolibéralisme, à travers des baisses d’impôts drastiques et une dérégulation de l’économie. Un projet qui s’inscrit dans la dérive libertarienne d’une frange du parti, qui voit dans le Brexit une opportunité de se défaire de toutes les normes précédemment imposées par l’UE et de signer des accords de libre-échange à tout-va. Leur objectif ? Transformer la Grande-Bretagne en un gigantesque duty free, où les businessmen pourront mener leurs affaires sans entraves et où la finance pourra s’épanouir sans aucune limite, transformant Londres en « Singapour sur Tamise ».

Si Truss n’a eu aucun mal à convaincre les membres de son parti grâce à ses promesses thatchériennes, l’électorat britannique est cependant beaucoup plus sceptique à son égard, voire franchement opposé.

Après l’annonce d’un bouclier tarifaire sur l’énergie et une courte pause en raison des funérailles de la reine Elizabeth II, Liz Truss a choisi de marquer les esprits en annonçant des mesures fortes. Kwasi Kwarteng, nouveau chancelier (équivalent du ministre des finances) a donc présenté un « mini-budget » prévoyant la fin du taux d’imposition à 45% sur les plus hauts revenus et du plafond sur les bonus des traders. Pour répondre aux besoins d’énergie, Truss a par ailleurs levé le moratoire sur la fracturation hydraulique afin d’exploiter au plus vite les réserves de gaz de schiste, qu’importe les conséquences environnementales. La surenchère devrait se poursuivre : 570 règles relatives aux pesticides, à la qualité de l’alimentation et à la santé des consommateurs doivent être abrogées prochainement. Le nouveau ministre de l’économie, Jacob Rees-Mogg, multimillionnaire gestionnaire de hedge fund et figure de l’aile libertarienne des Tories, souhaite quant à lui supprimer toutes les lois s’appliquant aux entreprises de moins de 500 salariés. Comblé de voir ses propositions les plus délirantes être reprises par le nouveau gouvernement, l’Institute of Economic Affairs, qui se décrit comme « le think tank originel du libre marché » réfléchit déjà à la suite, par exemple en organisant des conférences avec des climatosceptiques pour pousser l’exécutif à renoncer à l’objectif de neutralité carbone en 2050.

Les Tories dans une impasse politique

En pleine crise sociale, l’annonce de nouveaux cadeaux fiscaux aux plus riches a évidemment excédé la population. Plus surprenant, ces mesures ont aussi suscité des réactions très négatives des marchés financiers. En effet, les baisses d’impôt et les nouvelles dépenses considérables du bouclier énergétique doivent être financées uniquement par l’emprunt. Un choix pour le moins hasardeux en pleine période de remontée des taux d’intérêt des banques centrales. Inquiets de cette fuite en avant par la dette et de l’absence d’investissements parmi toutes ces nouvelles dépenses, les marchés ont vivement réagi. La valeur de la livre sterling a plongé à son plus bas niveau, pratiquement à parité avec le dollar. Une chute qui a cependant permis à un proche de Kwasi Kwarteng d’empocher plusieurs millions. Les taux d’intérêt sur la dette britannique se sont eux envolés, obligeant la Bank of England à intervenir en urgence en rachetant pour 65 milliards de livres d’obligations, avec des résultats limités. Dans la foulée, le Fonds Monétaire International a officiellement demandé au gouvernement de « reconsidérer » son budget, jugé inflationniste et trop inégalitaire. Un désaveu d’autant plus violent qu’il émane d’institutions éminemment néolibérales.

Comme le souligne l’économiste James Meadway, le nouveau gouvernement britannique pensait sans doute pouvoir imiter les Etats-Unis et s’endetter sans compter. Mais si les Etats-Unis peuvent s’appuyer sur le « privilège exorbitant » du dollar, monnaie de référence mondiale, le Royaume-Uni ne peut pas en dire autant. Sous la pression des marchés, Kwarteng a donc dû se résoudre à renoncer à son projet de supprimer la tranche supérieure d’impôt à 45%. Exaspérés par l’incompétence d’un gouvernement aux manettes depuis moins d’un mois, des députés conservateurs ont déjà envoyé des lettres pour demander le départ de Truss et de son équipe. L’inquiétude des parlementaires conservateurs se comprend aisément : les derniers sondages indiquent environ 50% d’intentions de vote pour le Labour, contre environ 20 à 25% pour les Tories ! Si une élection avait lieu prochainement, les travaillistes obtiendraient donc la plus forte majorité de l’histoire et les Conservateurs perdraient près de 250 sièges.

D’ores-et-déjà, de nombreux conservateurs regrettent Boris Johnson. Si ce dernier était sans aucun doute un personnage fantasque et un tartufe, il a néanmoins toujours été doué d’une certaine clairvoyance politique. En 2016, sentant l’ampleur du rejet de l’Union européenne, il se rangea du côté des Brexiters dans le seul but de sa propre ascension politique. Cette stratégie sera payante : trois ans plus tard, remplaçant une Theresa May impuissante car dépourvue de majorité, il écrase Jeremy Corbyn en axant presque tout sa campagne sur la nécessité de respecter le verdict du référendum. Par ailleurs, s’opposant à la frange austéritaire de son parti, il prit soin de promettre des investissements importants dans le NHS (service de santé public), la police et les infrastructures nécessaires pour développer le Nord de l’Angleterre, particulièrement pauvre. Malgré ses nombreux défauts, Johnson avait ainsi créé une offre politique populiste répondant aux demandes de l’électorat, ce qu’aucun politicien de son camp ne semble capable de faire aujourd’hui. Là encore, les sondages sont cruels pour Truss : 30% des électeurs pensent que Johnson serait meilleur qu’elle (contre 13% dans l’autre sens), un chiffre qui monte à 48% (contre 19%) chez les électeurs conservateurs.

Le Labour, nouveau parti préféré des élites

Pour le Labour de Keir Starmer, le départ de Boris Johnson offre une opportunité sans précédent. Étant donné les niveaux d’impopularité de Liz Truss, le leader travailliste n’a pas à promettre grand chose pour être plus attirant. Un rôle qui convient tout à fait à Starmer, qui n’a eu de cesse de renoncer au programme radical de Jeremy Corbyn et d’attaquer la gauche de son parti en l’accusant d’antisémitisme depuis qu’il est devenu le chef de l’opposition en avril 2020. Pendant près de deux ans, la stratégie centriste de Starmer n’a guère fonctionné : ses différences avec les politiques menées par Boris Johnson étaient minces et les conflits internes au Labour donnaient l’impression que le parti n’était pas prêt à gouverner. Avec le départ de Johnson et avec la folie thatchérienne de Liz Truss, le contexte devient soudainement très différent : Starmer peut se targuer d’être l’opposition de bon sens, représentant le « centre de la vie politique britannique » comme il l’a affirmé lors de son discours au congrès de son parti en septembre.

Bien sûr, face à l’angoisse du déclassement et de l’appauvrissement, Starmer a fait quelques concessions à sa gauche. En matière énergétique, il promet notamment un énorme plan d’investissement dans le renouvelable et le nucléaire pour arrêter la production électrique d’origine fossile dès 2030 et souhaite créer une nouvelle entreprise nationale de production électrique, Great British Energy. Enfin, pour se différencier des Conservateurs qui avaient privatisé la rente des gisements gaziers de la Mer du Nord dans les années 1990, il entend créer un fonds souverain sur le modèle de celui de la Norvège. Ce fonds, qui serait alimenté par les revenus issus des énergies renouvelables, permettrait de financer des investissements stratégiques pour l’avenir du pays. Un programme intéressant, mais qui se garde bien d’évoquer la renationalisation du secteur énergétique comme le proposait son prédécesseur. Pour Starmer, pas question de reprendre possession des entreprises énergétiques, il suffit que l’Etat pallie les déficiences du marché en accélérant la transition écologique. 

De même en matière de logement : Starmer s’inscrit dans le rêve thatchérien d’un pays de propriétaires. Pour que davantage de Britanniques puissent acquérir leur logements malgré des prix exorbitants, il promet par exemple des emprunts garantis par l’Etat et une préférence aux acheteurs qui ne possèdent pas déjà plusieurs logements. Des mesurettes qui évitent soigneusement d’aborder les vrais enjeux : la lutte contre la spéculation, la protection des locataires, l’encadrement des loyers et bien sûr la construction de logements sociaux. Si le discours de Starmer ne suscite pas l’enthousiasme des foules, il apparaît cependant correct face à celui, totalement surréaliste, de Truss. Les acteurs économiques et les grands médias ne s’y sont pas trompés : rassurés par la mise à l’écart de la gauche et le programme très modéré de Starmer, ils le dépeignent déjà en futur Premier ministre. Mais les prochaines élections ne devraient pas avoir lieu avant deux ans, ce qui laisse encore le temps aux Tories de corriger le tir et de remplacer Truss par quelqu’un de plus compétent, voire de faire revenir au pouvoir Boris Johnson.

Le retour en force du syndicalisme

Si les intentions de vote indiquent un vote massif pour le Labour faute d’alternative, nombreux sont les Britanniques à ne pas se satisfaire des demi-mesures proposées par l’opposition. Dans ce contexte, les syndicats sont constamment sur le devant de la scène ces derniers mois. Dans de très nombreux secteurs de l’économie, les grèves se multiplient depuis cet été, atteignant un niveau jamais vu depuis l’offensive thatchérienne il y a 40 ans. Les cheminots, les dockers, les travailleurs d’Amazon, les enseignants, les postiers, les chauffeurs de bus, les infirmières du NHS, les éboueurs, les avocats… tous se mobilisent pour exiger des hausses de salaires. Même les employés du Daily Express, un journal connu pour ses positions très hostiles aux syndicats, ont pris part à des journées de grève.

Ce niveau de contestation sociale est d’autant plus impressionnant qu’organiser des grèves est particulièrement compliqué outre-Manche : d’une part, les grèves non-déclarées et reconductibles sont totalement interdites, tandis que le droit individuel à faire grève n’existe pas. D’autre part, une grève n’est légale que si les syndicats consultent l’ensemble de leurs membres lors d’un scrutin dans lequel la participation doit s’élever à au moins 50% et le souhait de faire grève à 25% des votants (40% dans certains secteurs jugés essentiels), la voix des absents étant considérée comme une voix contre. Un processus extrêmement laborieux instauré notamment par Margaret Thatcher afin d’affaiblir le pouvoir des syndicats. Malgré ces obstacles, ceux-ci ont réussi à fédérer largement ces derniers mois et n’entendent pas s’arrêter tant que leurs revendications n’auront pas été satisfaites, notamment une hausse des salaires au niveau de l’inflation. Malgré les attaques habituelles des médias évoquant des blocages gênant la population, les syndicats sont pour l’instant très bien vus, leur action étant jugée légitime étant donné la situation économique.

Malgré les attaques habituelles des médias évoquant des blocages gênant la population, les syndicats sont pour l’instant très bien vus, leur action étant jugée légitime étant donné la situation économique.

Dépassée par l’ampleur du mouvement, Liz Truss compte compliquer encore l’organisation de grèves et réagir avec la même fermeté que Thatcher. Mais contrairement à celle dont elle se veut l’héritière, elle ne peut s’appuyer sur une base sociale solide. Sa stratégie de confrontation risque donc de galvaniser encore le soutien de la population aux grévistes. La percée médiatique de Mick Lynch et d’Eddie Dempsey, leaders du RMT (syndicat des cheminots, des travailleurs maritimes et des transports), inconnus jusqu’à il y a peu et devenus de véritables stars sur les plateaux télé, témoigne de l’inversion de la situation par rapport à celle des années 1980. Mais si la population soutient les grèves, le bras de fer social est encore loin d’être gagné : peu d’entreprises ont pour l’instant accédé aux revendications des travailleurs. Or, une grève qui s’éternise signifie l’épuisement et l’appauvrissement de ceux qui s’y sont impliqués, d’où une démoralisation et des divisions parmi les grévistes.

Par ailleurs, la traduction politique de ce mouvement social n’est pas encore évidente. Fondé par des syndicats, le Labour devrait être le débouché naturel des revendications des travailleurs dans l’arène politique. Mais depuis la reprise en main par Keir Starmer, le parti s’est montré très distant à l’égard des mobilisations sociales. Starmer lui-même est incroyablement silencieux sur les grèves qui paralysent le pays. Pour tenter de lui forcer la main, des syndicalistes, des représentants de l’aile gauche du Labour et le journal socialiste Tribune se sont réunis pour lancer le mouvement Enough is Enough, qui espère fédérer la colère sociale autour de cinq revendications phares : la hausse des salaires (avec à terme un salaire minimum à 15£/heure), la baisse des coûts de l’énergie grâce à la renationalisation des entreprises du secteur, un grand plan contre la faim, un programme de construction de logements sociaux et de protection des locataires et une taxation des grandes fortunes. Pour l’heure, le mouvement a réussi son lancement, en organisant des meetings dans de nombreuses métropoles et villes moyennes, puis une grande journée d’action nationale le 1er octobre. Mais la suite est encore incertaine : l’épuisement et la division mineront-ils le mouvement ou celui-ci sera-t-il galvanisé par quelques victoires et par la fragilité du gouvernement ? Quel que soit le dénouement du mouvement en cours, Liz Truss aura au moins réussi sur un point : être autant détestée que la « Dame de fer ».

Après Boris Johnson, les conservateurs toujours hégémoniques

Après une succession de scandales et la démission de nombreux ministres, Boris Johnson a annoncé sa démission le 7 juillet 2022. © Number 10

À la suite de sa mise en cause dans plusieurs scandales, Boris Johnson va quitter le 10 Downing Street. Mais les critiques à son encontre se focalisent presque exclusivement sur son manque d’intégrité et occultent son très mauvais bilan politique. Cherchant à se positionner comme un meilleur gestionnaire du pays, Keir Starmer, leader de l’opposition travailliste, ne remet pas en cause la plupart des décisions des conservateurs. Article de David Broder, rédacteur en chef Europe du magazine Jacobin, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

La chute de Boris Johnson constitue l’aboutissement de mois de pression sur son leadership, ponctué par des scandales répétés sur ses mensonges au public et au Parlement. Les accusations d’agression sexuelle contre Chris Pincher, whip du Parti conservateur (leader du groupe parlementaire, chargé de faire respecter la discipline de vote du parti, ndlr) et le fait que Johnson était au courant de sa conduite passée avant qu’il ne le nomme – ne sont que les dernières étincelles d’une série d’affaires attestant du mépris flagrant du Premier ministre pour le respect de la loi. Avant cela, le scandale des fêtes organisées au 10 Downing Street en plein confinement avaient déjà fortement affaibli la popularité et la crédibilité du leader conservateur. Ces révélations, alimentées par les SMS et les emails parus dans la presse ces derniers mois, ne surprennent personne, et encore moins les ministres conservateurs auparavant fidèles qui ont soudainement considéré Johnson inapte à exercer ses fonctions.

Si Boris Johnson a annoncé sa démission le 7 juillet dernier, il demeure Premier ministre jusqu’à début septembre, le temps que les parlementaires conservateurs, puis les adhérents du parti, choisissent son successeur. Étant donné la large majorité conservatrice à la Chambre des communes – y compris les dizaines de nouveaux députés élus sous la direction de Johnson lors des élections de 2019 – un changement majeur de cap politique est peu probable. Les différents candidats à sa succession, qui ont été des alliés de longue date avant de le laisser tomber pour obtenir sa place, ont en effet presque tous le même programme thatchérien et très à droite sur les enjeux sécuritaires. La crise sociale et le changement climatique sont en revanche très peu abordés durant cette compétition interne.

Une grande partie du discours médiatique sur le refus initial de Johnson de quitter ses fonctions a pris la tonalité d’une crise constitutionnelle – et, pire que tout, le risque que ses efforts pour rester en poste finissent par « embarrasser la Reine ». Le producteur et journaliste écossais Andrew Neil, créateur de la chaîne de télévision d’extrême droite GB News, a pris la parole sur Twitter pour affirmer que les comparaisons entre Johnson et Donald Trump étaient finalement fondées. Des propos qui ne visent sans doute qu’à tracer un trait entre Johnson et du courant dominant des Tories, pour en faire un simple individu dévoyé dont on peut se passer sans trop de difficulté.

Le Labour est-il encore un parti d’opposition ?

Le leader du Parti travailliste, Keir Starmer, a quant à lui appelé à la tenue d’élections anticipées, déclarant qu’il souhaitait un changement « fondamental » de gouvernement et pas seulement un nouveau leader conservateur. Pourtant, M. Starmer et son parti ont soigneusement refusé de « politiser » leurs reproches à Johnson. Les plateaux de télévision ont vu ainsi défiler de nombreux ministres travaillistes de l’opposition (au Royaume-Uni, le principal parti d’opposition nomme des « ministres fantômes » amenés à exercer tel ou tel poste en cas de victoire électorale, ndlr) insistant sur le fait que Johnson était individuellement malhonnête, arrogant et indigne de sa fonction, et que le drame interne des Tories était une « distraction » handicapante pour la bonne conduite des affaires d’Etat. En revanche, les « Starmerites » évitent tout commentaire sur l’agenda idéologique que Johnson et ses ministres poursuivent depuis déjà douze ans (le parti conservateur est au pouvoir depuis 2010, avec successivement David Cameron, Theresa May et Boris Johnson, ndlr), pour se présenter uniquement – dans le plus pur style centriste – comme de compétents futurs gestionnaires d’une machine gouvernementale dépolitisée.

Les « Starmerites » évitent tout commentaire sur l’agenda idéologique que Johnson et ses ministres poursuivent depuis déjà douze ans pour se présenter uniquement – dans le plus pur style centriste – comme de compétents futurs gestionnaires d’une machine gouvernementale dépolitisée.

Certes, il est évidement important que les élus obéissent aux mêmes règles qu’ils imposent aux autres, mais cela ne suffit pas à représenter une alternative aux Tories. Les douze années de pouvoir des conservateurs – dont cinq en partenariat avec les libéraux-démocrates – ont été marquées par une très forte austérité qui a détruit de manière les services publics britanniques pour longtemps. En outre, les conservateurs ont adopté des mesures dignes du nationalisme réactionnaire, notamment une loi renforçant fortement l’impunité de la police et un système d’envoi des demandeurs d’asile déboutés vers le Rwanda, peu importe d’où ils viennent.

La réponse mitigée du Parti travailliste semble néanmoins conforme à la stratégie adoptée par M. Starmer depuis qu’il préside le parti depuis deux ans, qui consiste à se rapprocher le plus possible du gouvernement, en insistant sur le fait qu’il s’agit d’une opposition « responsable » et non d’une opposition « idéologique » comme celle du prédécesseur Jeremy Corbyn, qui promouvait explicitement le « socialisme ». Ainsi, lorsque la politique des vols vers le Rwanda a été annoncée, M. Starmer l’a critiquée en raison de son coût financier plutôt que sur son inhumanité pure et simple. Même le soutien à l’Union européenne qui galvanisait autrefois les partisans de Starmer est désormais marginalisé (ce dernier ayant fait le choix de ne pas rouvrir le débat du Brexit, qui avait permis à Johnson d’infliger une sévère défaite au Labour en 2019, ndlr). Pourtant, alors même que l’opposition politique est réduite à une question de probité individuelle et que le débat public britannique se focalise sur les normes sacrées de la vie publique qui sont souillées, des menteurs bien connus comme Tony Blair et son ancien assistant Alastair Campbell en profitent pour laver leur réputation, ternie par la désastreuse guerre en Irak et d’autres scandales.

« There is no alternative »

Les travaillistes n’ayant pas réussi à mettre en place une opposition politique, d’autres ont décidé de remplir ce rôle, au moins partiellement. En juin, les grèves ferroviaires menées par le syndicat National Union of Rail, Maritime and Transport Workers (RMT) ont suscité une large sympathie de la part des Britanniques touchés par la hausse du coût de la vie, alors même que les médias traditionnels et la direction du Parti travailliste s’accordaient à penser que le grand public ne voyait les syndicats que comme une nuisance. Lors d’une récente émission spéciale consacrée au mélodrame en cours à Westminster (siège du Parlement britannique, nldr), il ne restait plus que Martin Lewis, fondateur du site web Money Saving Expert, pour souligner que la flambée des prix de l’énergie empêchera des millions de Britanniques de payer leurs factures d’énergie cet hiver, ce qui pourrait provoquer des « troubles sociaux » qui éclipseraient les querelles entre conservateurs au sujet de Johnson.

Certes, le Parti conservateur rassemble des personnalités plus ou moins favorables à l’intervention de l’Etat dans l’économie. Cependant, la compétition interne aux conservateurs est marquée par un véritable fanatisme de l’économie de marché. Le remplacement du chancelier (équivalent du ministre des Finances, ndlr) milliardaire Rishi Sunak par le magnat du pétrole Nadhim Zahawi dans les derniers jours du mandat de Johnson – Zahawi ayant immédiatement promis de renoncer à la faible hausse prévue de l’impôt sur les sociétés – avait déjà donné le ton. Les critiques des conservateurs à l’encontre de M. Johnson, notamment de la part de Liz Truss (favorite pour succéder à Johnson, ndlr), ont essentiellement porté sur des appels à la réduction des impôts et à l’abandon de tout programme écologique, même théorique. Il est également probable que la course à la succesion de Johnson se joue sur la peur du nationalisme écossais et de la montée du Sinn Féin en Irlande (parti de gauche favorable à l’unification du pays, ndlr).

La chute de Johnson est en partie le résultat de la menace qui pèse sur les députés en place, ceux-ci craignant pour leurs sièges après les récentes défaites aux élections partielles. Il laisse son parti dans le doute à la fois dans les anciens sièges travaillistes – le très mythifié « Red Wall » (mur rouge) dans l’Angleterre désindustrialisée du Nord, conquis par les Tories en 2019 – et dans les régions plus riches du Sud, où les libéraux-démocrates sont de sérieux challengers. Pourtant, avec une opposition aussi faible que celle des deux dernières années, il semble très probable qu’un nouveau leader conservateur sera en mesure de définir sans encombre la politique du pays dans les mois à venir, auréolé de la même lune de miel médiatique que Boris Johnson et Theresa May ont eu lors de leur prise de pouvoir. Alors que les scandales n’ont pas manqué et que la population s’appauvrit, les travaillistes n’ont que quelques points d’avance dans les sondages nationaux, loin de la marge solide et durable nécessaire pour obtenir une majorité.

Avec une opposition aussi faible que celle des deux dernières années, il semble très probable qu’un nouveau leader conservateur sera en mesure de définir sans encombre la politique du pays dans les mois à venir.

Keir Starmer semble lui convaincu que le pouvoir va juste lui tomber dessus à mesure que les Tories se désintègrent. L’expulsion de milliers de « socialistes » des rangs du Labour et l’abandon de la défense de toute politique de gauche, sur lesquelles Starmer avait pourtant été élu leader en 2020, témoignent d’une rupture radicale avec l’ère Corbyn. Renouant avec le blairisme, il s’agit de faire du Labour une sorte de parti Tory « light » et respectable, une option « sans danger » pour le capitalisme britannique. Pourtant, au-delà de tous les débats sur la bienséance et la personnalité qu’un responsable politique est censé avoir, les lignes de fracture fondamentales de la politique britannique restent inchangés : les Tories peuvent compter sur une base solide et mobilisée de propriétaires, généralement âgés et riches, tandis que l’électorat visé par le Labour, à savoir les Britanniques en âge de travailler, qui voient leurs intérêts matériels quasiment ignorés dans ce cirque médiatique, ont toutes les chances de renoncer au vote. Tant que les travaillistes ne défendront pas ces derniers et ne traceront pas de véritables lignes de démarcation, ils n’auront aucune chance de briser l’hégémonie des conservateurs sur la scène politique britannique.

« Les États jouent le rôle de mécènes du capital » – Entretien avec Paolo Gerbaudo

Joe Biden et Boris Johnson au G7 de Carbis Bay (UK). © Number 10

Les poussées populistes des années 2010 et la crise du COVID ont-elles sonné la fin du néolibéralisme ? S’il reste prudent, le sociologue Paolo Gerbaudo constate un retour en force de l’État, des plans de relance aux mesures sanitaires en passant par le retour de la planification. Mais au bénéfice de qui ? À l’aide d’une vaste littérature de théorie politique, son essai The Great Recoil. Politics after populism and pandemic (Verso Books, 2021) décrit finement la recomposition politique en cours et les visions antagonistes du rôle de l’État de la gauche socialiste et de la droite nationaliste. Selon lui, si la gauche souhaite parvenir au pouvoir, elle doit renouer avec le patriotisme inhérent à son histoire et ne pas avoir peur du protectionnisme économique. Entretien réalisé, traduit et édité par William Bouchardon.

LVSL – Votre livre s’articule autour de ce que vous appelez un « Grand recul » du néolibéralisme et de la mondialisation, qui ont été hégémoniques depuis les années 1980. A sa place, vous affirmez qu’un nouveau Zeitgeist (« esprit du temps » en allemand, ndlr) est en train d’émerger, vous parlez de « néo-étatisme ». Quelles sont les raisons qui expliquent ce changement d’hégémonie ? 

Paolo Gerbaudo – Le « Grand recul » est le moment où le capitalisme néolibéral atteint ses limites ultimes, tant économiques que politiques et écologiques. Ce rebondissement est le résultat net du succès même du projet néolibéral et de la manière dont il a intégré toujours plus de marchés et de pays dans son giron. Cependant, comme toute ère idéologique, le néolibéralisme tend à un moment donné à épuiser son élan initial et à se heurter à ses propres contradictions. Cela ouvre à son tour la voie à l’émergence d’un nouveau consensus, qui englobe l’ensemble de l’espace politique et imprègne tous les acteurs politiques, qui doivent se positionner par rapport à ce discours dominant.

Ce « Grand recul » est une réponse de la société au stress produit par la mondialisation néolibérale, sous la forme d’une exposition à des forces économiques incontrôlables, de l’agoraphobie, de la peur de l’ouverture, de cette peur d’être à découvert, sans défenses contre des forces qui échappent visiblement à tout contrôle politique. En bref, il s’agit du sentiment d’être l’objet de la politique plutôt que le sujet de la politique. Cela conduit à un réajustement du sens commun qui est le plus visible au sein du mainstream

« Les représentants du capitalisme mondial abandonnent certains dogmes du néolibéralisme et s’approprient certaines formes d’interventions étatiques. Mais leur objectif est plus de sauver le capital de lui-même que de changer le système économique. »

Même les défenseurs du néolibéralisme et de l’austérité font aujourd’hui des concessions sur la nécessité d’équilibrer les excès de l’économie de marché, et font une embardée dans la direction opposée. On peut citer l’exemple de Joe Biden, qui a eu une longue carrière de démocrate centriste et modéré, mais qui a lancé un important programme d’investissements publics. Mario Draghi (Premier ministre italien non élu, à la tête d’un gouvernement technocratique, ancien président de la BCE, passé par Goldman Sachs, ndlr) est un autre exemple, il parle maintenant de « bonne dette ». Les représentants du capitalisme mondial abandonnent donc certains dogmes du néolibéralisme et s’approprient certaines formes d’interventions étatiques. Mais leur objectif est plus de sauver le capital de lui-même que de changer le système économique. 

LVSL – Cette fin du néolibéralisme a si souvent été annoncée, notamment après la crise de 2008, que beaucoup de gens peuvent être assez sceptiques. Vous nous avez donné quelques exemples de ce retour de l’État, mais le cas de Biden semble également montrer les limites de cette nouvelle ère idéologique : il a signé un grand plan d’investissements dans les infrastructures de 1000 milliards de dollars, mais le « Reconciliation Bill », qui est plus axé sur les dépenses sociales, est toujours bloqué par le Sénat américain. Finalement, n’assistons-nous pas à une intervention plus forte de l’Etat dans certains secteurs de l’économie, afin de soutenir le capital – ou des sections du capital – mais pas à un retour d’un Etat-providence qui protège les travailleurs ?

P. G. – La théorie marxiste de l’État et les travaux de Louis Althusser, Ralph Miliband ou Nikos Poulantzas nous apprennent que l’État que nous connaissons est un État capitaliste. C’est donc un État qui vise à reproduire les mécanismes de l’économie capitaliste. Plus précisément, nous sommes entrés depuis un certain temps dans un capitalisme monopolistique, par opposition à un capitalisme plus concurrentiel qui existait en partie au début de la mondialisation. Aujourd’hui, il existe d’énormes concentrations de pouvoir et d’argent dans de nombreuses industries : Big pharma, Big tech, les médias, la fabrication de microprocesseurs… Les secteurs stratégiques de notre économie sont marqués par d’énormes niveaux de concentration. Il suffit de penser à Jeff Bezos et Elon Musk, qui se battent pour être l’homme le plus riche du monde et sont des démonstrations des concentrations grotesques de ressources qui existent dans nos sociétés. Dans ce contexte, le rôle de l’État est de soutenir le capital, et en particulier le capital monopolistique, c’est-à-dire de protéger le butin des vagues précédentes d’accumulation capitaliste qui ont constitué les empires d’aujourd’hui.

Comme vous le dites, ce néo-étatisme capitaliste permet certaines choses et en interdit d’autres. Le projet de loi sur les infrastructures a été approuvé parce qu’il était dans l’intérêt des grandes entreprises, puisqu’il signifie des profits pour les entreprises de construction. Au contraire, les mesures sociales n’ont pas d’utilité directe pour le capital. Par exemple, les congés maternité et les congés maladie, que nous considérons comme acquis dans des États-providence comme la France, l’Italie ou le Royaume-Uni, ne sont pas des droits statutaires nationaux aux États-Unis ! Cette composante de dépenses sociales du programme de Biden a jusqu’à présent été entravée par des centristes tels que Joe Manchin et Kyrsten Sinema, qui sont financés par de grandes entreprises et se sont opposés aux mesures qui réduiraient le coût des produits pharmaceutiques.

Pour en savoir plus sur les combats internes au parti démocrate sur le projet de Reconciliation Bill promis par Biden, lire sur LVSL l’article de Théo Laubry : « L’aile gauche démocrate, dernière chance pour le plan d’investissements ? »

Les mesures qui étaient bénéfiques pour le capital – et qui créent également des emplois, il ne faut pas le nier – ont été approuvées, tandis que celles qui visaient plutôt une sorte de redistribution douce sont bloquées. Un grand nombre des mesures les plus radicales promises par Biden vont être sévèrement édulcorées. Il semble maintenant que ce soi-disant « nouveau cadre » des dépenses sociales et du pacte climatique sera approuvé, mais que le chiffre initial de 3 000 milliards de dollars sera ramené à 1 750 milliards de dollars. Ce sera toujours une amélioration des conditions de vie pour des millions d’Américains, mais sa réduction révèle les nouveaux défis de l’ère néo-étatiste, les nouveaux dilemmes politiques qui émergent dans l’ère post-néolibérale. 

Fondamentalement, toute politique de redistribution est aujourd’hui un jeu à somme nulle, ce qui signifie que vous devez aller chercher l’argent qui est déjà là. Or, il y en a beaucoup, et pas seulement dans l’expansion de l’offre monétaire. Par exemple, Apple a 500 milliards de dollars en réserve ! Mais les propositions de Biden sont loin des taux d’imposition élevés de l’après-guerre, que l’on a connus sous Eisenhower ou Lyndon Johnson. Les riches refusent furieusement de tels taux d’imposition, ils ne veulent même pas céder une petite partie de leur richesse. Si cette résistance gagne la bataille, nous risquons d’avoir un autre Donald Trump, car les petites mesures redistributives de Biden ne suffiront pas à calmer le mécontentement de la classe ouvrière américaine. La nouveauté de Biden est qu’il a réalisé, avec d’autres membres de l’establishment néolibéral, que Trump ne vient pas de nulle part, mais qu’il émerge des effets de la mondialisation, de la douleur subie par les travailleurs laissés pour compte. Ainsi, il comprend la nécessité de politiques pragmatiques pour résoudre ces problèmes. Sauf que si celles-ci sont édulcorées, elles risquent de ne pas être suffisantes pour affronter les forces qui ont conduit à l’élection de Donald Trump.

LVSL – Vous avez parlé de l’agoraphobie et du mécontentement des travailleurs, mais l’émergence de la Chine, et les rivalités géopolitiques que cela entraîne, ne sont-elles pas une autre raison de ce changement de paradigme vers le « néo-étatisme » ?

P. G. – Oui, sans aucun doute. La montée en puissance de la Chine et le succès de l’économie chinoise, certes temporairement obscurci par l’affaire Evergrande, sont l’un des principaux moteurs de ce réajustement du mainstream. Cela conduit à abandonner certains principes du néolibéralisme, tels que les politiques monétaristes, et au retour à une gestion keynésienne de la demande avec des dépenses de relance sous forme d’investissements publics. Certains piliers du néolibéralisme tiennent toujours, mais ceux qui ont été le plus affaiblis sont la vénération fanatique des budgets serrés et de la prudence fiscale, d’où le retour d’une gestion keynésienne de la demande. 

Le capitalisme d’État chinois a obtenu de bien meilleurs résultats, en termes de productivité, d’innovation ou de prospérité, que le modèle néolibéral de capitalisme. Sous la direction de Xi Jinping, la Chine, après avoir brièvement poursuivi les politiques d’ouverture mises en place par Deng Xiaoping, est revenue à des politiques plus étatistes. D’une certaine manière, la Chine a déjà fait marche arrière face au néolibéralisme. 60 % de l’économie chinoise est directement ou indirectement contrôlée par l’État. Il semble donc que les États-Unis souhaitent ressembler davantage à la Chine, qu’ils veulent un « État activiste », pour reprendre les termes de Boris Johnson. Le Royaume-Uni et les États-Unis sont les deux pays où ces changements sont les plus visibles.

« Contrairement à la Chine, l’État américain ne contrôle pas les entreprises les plus stratégiques de l’économie. Cela signifie que le “néo-étatisme” aux États-Unis ou dans d’autres pays équivaut à un “État sous-traitant”. »

En même temps, il existe des différences significatives entre l’État américain et l’État chinois : l’État américain ne contrôle pas le coeur névralgique de l’économie, c’est-à-dire les entreprises les plus stratégiques, celles qui sont fondamentales pour l’efficacité et la compétitivité du système dans son ensemble, comme les réseaux, l’énergie, la construction… Cela signifie que le néo-étatisme aux Etats-Unis ou dans d’autres pays équivaut à un « État sous-traitant ».  Certes, l’État recommence à dépenser et à investir par rapport à l’austérité des années 2010, mais ces dépenses alimentent le marché privé. Les projets financés sont réalisés par des entreprises privées, aux conditions des entreprises privées et à leur profit. Ainsi, cette expansion de l’État ne s’accompagne pas d’une expansion du contrôle politique et démocratique réel sur l’économie comme on pourrait s’y attendre.

LVSL – Une des évolutions contemporaines de l’État que vous avez peut-être moins étudié dans votre livre est le renforcement de la surveillance, notamment depuis la guerre contre le terrorisme et la pandémie de COVID. Ne s’agit-il pas là aussi d’une autre évolution de l’État qui favorise les intérêts des grandes entreprises plutôt que ceux du peuple ?

P. G. – L’État comprend différents appareils. Comme nous le savons depuis Althusser (philosophe marxiste français, connu notamment pour son ouvrage Idéologie et appareils idéologiques d’État, publié en 1970, ndlr), il y a les appareils répressifs, les appareils idéologiques, et le grand phénomène du 20e siècle a été le développement de l’appareil économique de l’État. Historiquement, une part importante de l’appareil répressif est tournée vers la surveillance des activistes et des mouvements de protestation. Il est tout à fait évident que la pandémie a introduit, dans l’urgence, des mesures de surveillance et de contrôle généralisées, par le biais de l’endiguement de la contagion, du contact tracing, de l’État qui dit aux gens ce qu’ils sont autorisés à faire, s’ils peuvent voyager ou non, de la nécessité de se faire tester en permanence, de se faire vacciner… 

C’est un élément de l’État qui est assez peu familier à beaucoup de gens, surtout pour ceux d’entre nous qui n’ont jamais traversé de cataclysme majeur ou de conflit guerrier, ou qui n’ont même pas eu à servir dans l’armée pendant un an comme c’était le cas pour nos pères ou nos grands-parents. Dès lors, il est évident que ces formes de surveillance suscitent des réactions de colère. Elles sont en effet perçues par beaucoup comme un intrusion de l’État dans leur vie quotidienne, alors même que l’État a essentiellement renoncé à de nombreuses autres interventions qui auraient été bien plus positives. Ainsi, à mesure que l’appareil économique de l’État reculait sous le néolibéralisme, les structures répressives de l’État étaient renforcées, tandis que, dans le même temps, l’appareil idéologique de l’État s’effaçait ou devenait confus à cause de l’idée de la centralité du marché. Je pense que cela risque de créer un discours de suspicion culturelle à l’égard de l’autorité, sous quelque forme que ce soit, comme on peut le voir dans le mouvement antivax ou anti-masque, qui exprime de la suspicion et de la colère à l’égard de mesures qui, en fait, affectent surtout matériellement certaines personnes, tels que les travailleurs de la restauration ou du tourisme, où les dommages ont été considérables.

Paolo Gerbaudo, sociologue au King’s College London. © Paolo Gerbaudo

Dans ce contexte, je pense que l’attitude stratégique de la gauche devrait être la même qu’après la Seconde Guerre mondiale, lorsque les travailleurs se sont tournés vers l’État qui leur avait demandé tant de sacrifices et ont dit en gros « maintenant, il est temps que nous soyons récompensés pour nos efforts ». Il était temps que l’État assume financièrement le coût des sacrifices et les difficultés que les gens ordinaires ont subi. Par exemple, à l’automne dernier, Andy Burnham, le maire de Manchester, s’est exprimé très fermement, en demandant à l’État une véritable protection sociale qui vienne compenser les effets économiques néfastes des mesures de distanciation sociale. Telle devrait être l’attitude de la gauche selon moi : au lieu de considérer le contrôle de l’État comme quelque chose à dénoncer pour des raisons éthiques ou juridiques, la gauche devrait le considérer comme quelque chose qui ne peut être accepté que dans la mesure où, en même temps, l’État apporte un soulagement économique. En bref, pas de contrôle étatique sans protection sociale. 

LVSL – Voilà qui nous mène aux concepts clés de votre livre : les notions de contrôle et de protection. Dans votre livre, vous affirmez que ces concepts, ainsi que celui de la souveraineté, forment le nouveau sens commun politique actuel. Pourtant, la signification réelle de ces mots fait l’objet d’une lutte entre la gauche et la droite. Comment la gauche et la droite définissent-elles ces concepts ?

P. G. – Ce que je veux dire, c’est que, dans les discours politiques, vous rencontrez des signifiants maîtres, c’est-à-dire des mots qui sont répétés de manière obsessionnelle et sont partagés à travers tout le spectre politique, de la gauche à la droite. Le néolibéralisme s’est accompagné de termes familiers, tels que opportunité, entrepreneuriat, modernisation, ouverture et ainsi de suite. Dans les discours contemporains, les termes sont très différents. Les nouveaux slogans et mots clés sont nombreux, mais les plus importants, selon moi, sont la protection, le contrôle et la souveraineté.

La souveraineté soulève la question de la suprématie de l’État, un principe érodé pendant la mondialisation néolibérale, au cours de laquelle le pouvoir de l’État s’est estompé et celui des entreprises a augmenté. Mais les événements récents ont démontré qu’en réalité l’un et l’autre ne sont pas si distincts : les États sont toujours décisifs lorsqu’il s’agit de jouer le rôle de mécènes du capital, comme nous l’avons vu lors du sauvetage des banques après 2008 ou lorsqu’il s’agit de prendre des mesures pour fournir des produits de première nécessité comme nous l’avons vu lors de la pandémie. La droite présente la notion de souveraineté comme quelque chose d’exclusif qui peut s’exprimer par la souveraineté nationale ou la souveraineté territoriale. Pour la gauche, la suprématie de l’État n’est quelque chose de positif que dans la mesure où celui-ci est l’instrument de la volonté populaire, de la souveraineté populaire. Ainsi, pour la gauche, la souveraineté est une expression de la démocratie plutôt que de l’identité et de l’exclusion.

Paolo Gerbaudo, The Great Recoil. Politics after populism and pandemic, Verso Books, 2021.

La protection est peut-être le terme le plus significatif de tous, car c’est celui qui est devenu iconique pendant la pandémie, pensons au slogan « protégez-vous et protégez les autres ». La protection est partout : dans les politiques climatiques (contre les événements météorologiques extrêmes, en plantant des arbres dans les villes ou en protégeant les plages de l’érosion…) dans la protection sociale etc. Pour moi, ce signifiant maître est un champ de bataille à part entière. Quel est le sens de la protection ? Quel type de sécurité les différentes forces veulent-elles mettre en place ? Là encore, vous avez deux récits très différents : l’un est le « protectionnisme propriétaire » de la droite, qui vise à protéger le capital, la richesse et le statu quo. Comme le capital n’a pas beaucoup d’espoir de trouver de nouvelles voies de profits de nos jours, la protection de ce qui est déjà là devient décisive. En parallèle, pour la gauche, la protection consiste à rétablir les formes de protection de base, longtemps considérées comme allant de soi mais qui ont disparu, ainsi qu’à établir de nouvelles formes de protection : de nouvelles mesures contre la pauvreté, face au changement climatique, à établir un nouveau paradigme de Sécurité sociale…

« L’un des risques de ce “néo-étatisme” est l’exacerbation des tendances technocratiques dans la société. »

Enfin, le contrôle a trait à la manière dont l’État se rapporte aux citoyens. L’État est synonyme de contrôle : contrôle des impôts, contrôle du travail, contrôle de la contagion pendant la pandémie… En fait, le contrôle vient de l’invention même de l’art de gouverner au Moyen Âge. Là encore, il y a différents paradigmes : pour la droite, le contrôle est lié au contrôle territorial, à l’exclusion, au maintien de certains flux à l’extérieur, notamment les migrants. Pour la gauche, le contrôle consiste à planifier, à déterminer l’avenir après des années où l’on vous a dit qu’il n’y avait pas besoin de plan car le marché déciderait. Mais la planification ne peut être progressiste que si elle est démocratique. En effet, le retour de la planification a également vu le retour de la technocratie. L’un des risques de ce « néo-étatisme » est l’exacerbation des tendances technocratiques dans la société. Ainsi, pour éviter de nouvelles formes de suspicion envers l’État, il est indispensable de créer de nouvelles formes de participation démocratique qui permettent aux gens de prendre des décisions collectivement. Ce pouvoir ne doit pas être laissé aux experts, qui peuvent aider tel ou tel intérêt.

LVSL – Lors du référendum sur le Brexit, le slogan de la campagne Leave était « Take back control ». À l’époque, la gauche avait une position défensive, puisqu’elle faisait campagne pour rester dans l’UE. Dans votre chapitre sur la notion de souveraineté, vous affirmez que même si la gauche promeut parfois des concepts comme la souveraineté alimentaire ou la souveraineté énergétique, lorsqu’il s’agit de libre-échange et de mondialisation, elle semble beaucoup plus modérée. Plus largement, il semble parfois que la droite ait davantage embrassé le protectionnisme que la gauche. Comment l’expliquez-vous ?

P. G. – D’abord, parce qu’il y a longtemps eu un débat très confus sur le protectionnisme au sein de la gauche, pour savoir si elle devait tactiquement se ranger du côté du libre-échange ou du protectionnisme. Dans un discours très célèbre en 1848, Karl Marx disait en substance : « Je suis pour le libre-échange parce qu’il va accélérer la chute du capitalisme ». En d’autres termes, le libre-échange amènera le capitalisme à ses contradictions et créera donc les conditions d’une révolution. 

D’autre part, il ne s’agissait pas seulement d’une question de doctrine pour la gauche, mais aussi du fait que les travailleurs européens étaient souvent plus favorables au libre-échange qu’au protectionnisme pour des raisons très matérielles : comme nous le savons, le protectionnisme a tendance à affecter la consommation en augmentant les prix des produits de base. Par conséquent, pour les travailleurs, il s’agit d’une perte immédiate de pouvoir d’achat, qui était déjà maigre. En ce sens, le protectionnisme a toujours été une question difficile pour la gauche, alors que pour la droite, il pouvait correspondre à leur agenda nationaliste, ou aux intérêts des industries protégées. Les entreprises protégées par des droits de douane, des quotas et des barrières réglementaires ont en effet un intérêt direct au protectionnisme. 

« Le protectionnisme a toujours été une question difficile pour la gauche. »

Personnellement, j’ai un regard pragmatique : oui le libre-échange peut être bénéfique pour certaines choses, il est indéniable qu’il peut apporter des avantages aux producteurs et aux consommateurs, mais le commerce sans droits de douane que nous connaissons actuellement, qui est sans précédent dans l’histoire, a des effets extrêmement perturbateurs. Cette perturbation est surtout ressentie par les secteurs les plus fragiles de l’économie, en particulier dans les zones périphériques ou rurales, où se trouve aujourd’hui l’essentiel de l’industrie manufacturière. En revanche, la plupart des services ne sont pas autant exposés à la concurrence internationale que l’industrie manufacturière, car tout ne peut pas être délocalisé et produit à l’étranger.

Je pense que la gauche socialiste devrait récupérer certaines formes légères de protectionnisme commercial, tant en termes d’application de droits de douane qu’en termes de réglementation, afin d’empêcher le nivellement par le bas que nous avons sous les yeux. Comme nous le savons tous aujourd’hui, de nombreux biens sont produits avec d’énormes dommages environnementaux et par des personnes ayant des salaires extrêmement bas. L’idée de « protectionnisme solidaire » promue par Mélenchon est un pas dans la bonne direction, puisqu’elle préconise de redéfinir les limites et les critères du commerce mondial.

LVSL – Vous avez dit que deux des raisons qui peuvent expliquer pourquoi la gauche craint le protectionnisme sont la doctrine héritée du marxisme et le fait que le libre-échange sert parfois les intérêts consuméristes de la classe ouvrière. Mais ne pensez-vous pas qu’il y a aussi une sorte de cosmopolitisme superficiel au sein de la gauche qui l’amène à considérer que le protectionnisme est mauvais parce qu’il est associé à la volonté de la droite de fermer les frontières par exemple ? On a l’impression que la gauche rejette le protectionnisme car elle se concentre sur les aspects culturels du protectionnisme plutôt que sur son aspect économique. Qu’en pensez-vous ?

P. G. – Avec le référendum sur le Brexit, la gauche s’est retrouvée divisée : la grande majorité du parti travailliste soutenait le maintien dans l’Union européenne, même s’il y avait aussi une composante Lexit (raccourci pour « left exit », c’est-à-dire pour une sortie de l’Union européenne autour d’objectifs de gauche, ndlr) assez minoritaire. Dans l’électorat travailliste cependant la division était plus prononcée : quelque chose comme 30/70 (en 2016, environ un tiers des électeurs travaillistes ont voté pour le Brexit, ndlr). C’était un scénario cauchemardesque pour la gauche, car nous étions alors dans une période de fortes critiques à l’encontre de l’Union européenne, suite à l’austérité imposée dans de nombreux pays. N’oublions pas que le référendum grec de juillet 2015, un énorme moment de confrontation entre un gouvernement de gauche et l’Union européenne, avait eu lieu juste un an auparavant. Par conséquent, pendant la campagne du Brexit, la gauche s’est retrouvée à défendre l’ordre établi sous la bannière du « Remain and reform », même si la seconde partie du slogan n’a jamais été claire. Je pense que cet épisode illustre plus généralement une certaine difficulté de la gauche à formuler des demandes claires vis-à-vis de l’Union européenne. Pourtant, à cette époque, il y avait un groupe de partis de gauche autour de gens comme Varoufakis et Mélenchon, qui disaient en gros « nous devons réformer radicalement l’Union européenne, et si cela ne se produit pas, alors la sortie de l’Union européenne sera légitime ».

À lire également sur LVSL, l’article de William Bouchardon : « À Liverpool, le Labour déchiré par le Brexit »

La gauche a eu du mal à se rassembler autour d’un plan consensuel, à s’unir autour de ce qui devrait être entrepris pour rendre l’Union européenne plus acceptable. Dans le livre, lorsque je parle de l’Union européenne, je n’adopte ni une position pro-sortie, ni la défense de l’Union européenne actuelle. À certains égards, l’Union européenne joue certaines fonctions de coordination entre les États membres, qui, dans la phase historique actuelle, sont peut-être inévitables. Mais, dans le même temps, elle est une source majeure d’illégitimité politique, d’absence de contrôle démocratique. L’Union européenne a été le moyen par lequel les élites nationales ont imposé à leurs citoyens des mesures très impopulaires sous prétexte qu’elles étaient recommandées par Bruxelles. Cette question, en fin de compte, a hanté la gauche britannique et a été la principale cause de la chute de Corbyn : s’il y avait eu un débat ouvert sur l’Union européenne, les choses seraient probablement très différentes aujourd’hui.

LVSL – La campagne du Brexit nous a aussi montré que la droite invoque souvent les notions de nation et d’État et parle de patriotisme et de nationalisme comme si c’était des synonymes. Mais, comme vous le rappelez dans votre livre, ce ne sont pas des synonymes et l’idéal du patriotisme vient historiquement de la gauche. Pourtant, la gauche ne semble plus très disposée à invoquer ce concept. Pourquoi ?

P. G. – L’approche de la gauche vis-à-vis de la nation est une question stratégique clé, car c’est un enjeu sur lequel elle a constamment adopté une position défensive. Même lorsque la gauche n’a pas une vision cosmopolite et élitiste de la nation, elle ne parvient souvent pas à articuler positivement ce que sont la nation et son identité. De nos jours, la gauche a souvent cette croyance erronée que les États-nations sont en quelque sorte un phénomène anachronique ou résiduel. En d’autres termes, les États seraient toujours là et ce pour encore un certain temps, mais ils auraient de moins en moins d’importance. Nous avons pourtant assisté à un renouveau des identités nationales à tous les niveaux ces dernières années : durant les mouvements de protestation contre l’austérité, dans le retour de l’interventionnisme étatique… Pendant la pandémie, nous avons vu une explosion des sentiments patriotiques, sous la forme d’un patriotisme isolationniste, lorsque les citoyens ont senti que leur nation était en difficulté et qu’ils devaient tous se plier aux règles.

En fait, l’histoire de la gauche commence avec les luttes de libération nationale. Le patriotisme était alors compris dans le sens suivant : le peuple définit la communauté politique, qui doit s’émanciper et s’auto-gouverner. C’est quelque chose que les marxistes et les républicains avaient en commun. En définitive, l’idée moderne de la nation vient des Jacobins, qui sont en quelque sorte les pères fondateurs de la gauche. Il est donc surprenant que la gauche ait tant de mal à traiter cette question de la nation. J’estime que bâtir un sentiment d’identité, un sentiment d’appartenance est fondamental pour articuler une vision progressiste. Car, en fin de compte, lorsque la gauche promeut un idéal de ce qui serait l’avenir d’une communauté, cela se joue invariablement au niveau de l’État. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas d’intérêts de classe, ou que tout le monde est d’accord et s’unit, mais que la gauche doit toujours articuler différents intérêts autour de l’idée d’une société commune. 

« L’idée moderne de la nation vient des Jacobins, qui sont en quelque sorte les pères fondateurs de la gauche. »

Je pense aussi qu’il y a beaucoup de confusion au sein de la gauche entre internationalisme et globalisme. La position standard de la gauche, comme Marx et Engels l’ont dit dans le Manifeste du Parti communiste, était la fraternité entre tous les peuples du monde. Mais si la classe ouvrière est internationale, elle doit d’abord mener des luttes au sein de chaque nation. J’invite donc la gauche à être moins hystérique lorsqu’il s’agit de l’identité et de la question nationale, parce que cette attitude est exploitée par la droite pour dire que les gauchistes sont des citoyens de nulle part, sans ancrage, sans fondement, qu’ils ne sont pas responsables devant un peuple.

LVSL – Tout à l’heure, lorsque nous avons parlé de la souveraineté, vous avez dit que la gauche a perdu la plupart de ses soutiens parmi les ouvriers de l’industrie en raison de sa position sur le libre-échange. Dans votre livre, vous consacrez un chapitre entier aux nouvelles coalitions de classe de la gauche et de la droite. Vous semblez être d’accord avec Piketty, qui décrit ce qu’il appelle une « droite marchande » et une « gauche brahmane ». Pouvez-vous expliquer ce que signifient ces concepts ?

P. G. – J’essaie de clarifier cette question avec mon schéma du soutien des classes aux différents partis politiques, car il existe une perception erronée selon laquelle les allégeances de classe se sont inversées. Selon certains, la gauche représentait auparavant la classe ouvrière et la droite la classe moyenne et que maintenant, ce serait l’inverse. Cette analyse est trop simpliste. Ce que je montre avec ce schéma, c’est que la classe ouvrière et la classe moyenne sont divisées en deux parts, qui, dans une large mesure, peuvent s’expliquer par le clivage rural/urbain. Chez une partie de la classe ouvrière, principalement les travailleurs pauvres dans les services qui sont très exposés à l’exploitation (agents de nettoyage, livreurs, transporteurs, soignants…), la gauche a marqué des points ces dernières années. C’est l’une des rares bonnes nouvelles concernant le rapport de la gauche avec la classe ouvrière.

Schéma des alignements électoraux selon les blocs sociaux selon Paolo Gerbaudo.

Mais dans le même temps, de nombreux travailleurs dans les emplois manufacturiers se sont éloignés de la gauche. Je ne suis pas d’accord avec l’argument courant selon lequel ces personnes ont cessé de soutenir la gauche pour des raisons culturelles, parce qu’elles sont préoccupées par l’immigration, parce qu’elles veulent protéger la famille traditionnelle, ou je ne sais quoi. Au contraire, ces personnes ont tourné le dos à la gauche, parce que, comme l’a également dit Piketty, elles ne se sentent plus protégées par elle. Ils ont le sentiment que la gauche les a sacrifiés sur l’autel du libre-échange et de la mondialisation parce que cela convenait aux classes moyennes urbaines. Le seul moyen de récupérer cette partie de la classe ouvrière est de concevoir des politiques publiques autour du développement régional, du rééquilibrage territorial, de bonnes rémunérations pour les emplois manuels bien rémunérés, que l’État offre des emplois manuels qualifiés et sécurisés, etc. Sinon, il est évident que ces travailleurs iront voter à droite pour des raisons matérielles, en raison de ses postures contre la mondialisation. 

LVSL – En effet. Le magazine Jacobin a récemment publié un sondage réalisé par Yougov dans lequel était étudiée la réaction de la classe ouvrière vis-à-vis de différents messages politiques. Selon cette étude, le programme que vous avez décrit (développement régional, création de nouveaux emplois…) avait beaucoup plus de chances de remporter leurs votes qu’un discours axé autour des guerres culturelles et identitaires.

P. G. – Je pense que nous avons malheureusement tendance à tout interpréter par le prisme des identity politics de nos jours. Cela a conduit à des conflits très vicieux entre ceux qui seraient prétendument « culturellement progressistes » et ceux qui seraient « culturellement conservateurs ». Mais, cette guerre n’implique pas vraiment la classe ouvrière, elle occupe surtout les classes moyennes. Il est vrai que les travailleurs vivant en dehors des grandes villes peuvent avoir une vision plus conservatrice, et cela a toujours été le cas. Mais dans le passé, la gauche avait une offre économique suffisamment séduisante pour que ces personnes mettent de côté leurs préoccupations culturelles ou sociétales. En votant pour la gauche, ils pouvaient obtenir quelque chose que la droite ne pouvait leur donner. Quelque part, c’est ce qu’il nous faut aujourd’hui. Il n’y a aucun espoir de reconquérir ces personnes en attaquant les immigrants ou en adoptant un patriotisme très superficiel, sans aucun fond en matière économique, comme c’est par exemple le cas de Keir Starmer (leader de l’opposition travailliste, ndlr) ici au Royaume-Uni.

Keir Starmer : le François Hollande britannique ?

Keir Starmer lors d’un débat de la primaire interne pour la direction du Labour Party, en 2020. © Rwendland

Un an après son élection à la tête du Labour, Keir Starmer semble échouer sur tous les fronts. À la peine dans les sondages, il ne parvient pas à capitaliser sur les erreurs de Boris Johnson et apparaît comme un politicien sans vision. Son bilan en matière de gestion interne n’est pas plus brillant : au lieu de réconcilier les différentes factions du parti, il a exacerbé les tensions sans en tirer un quelconque profit. Récit d’une année chaotique pour la gauche d’Outre-Manche.

« Notre mission est de rebâtir la confiance dans notre parti, d’en faire une force positive, une force de changement. » Tel était le cap fixé par Keir Starmer dans son discours de victoire lors de son élection à la tête du Labour Party il y a un an. Élu en plein confinement et quatre mois après une rude défaite de Jeremy Corbyn face à Boris Johnson, le nouveau leader de l’opposition héritait en effet d’une situation difficile. 

Le candidat de l’apaisement

D’abord, il fallait faire oublier que les travaillistes avaient désavoué le verdict des urnes en refusant de soutenir le Brexit. Pour se démarquer des conservateurs défendant un Brexit dur et capter l’électorat pro-européen des grandes métropoles, le parti avait en effet proposé un nouveau référendum aux électeurs en 2019. Un positionnement rejeté par l’électorat populaire, que le parti considérait comme lui étant acquis. Nombre de bastions historiques du Labour dans le Nord de l’Angleterre basculèrent en faveur des conservateurs, menant les travaillistes à leur pire défaite depuis 1935. Par ailleurs, le parti était fracturé entre une aile gauche pro-Corbyn et une frange blairiste, surtout présente dans le groupe parlementaire. Enfin, les controverses, totalement infondées, autour du supposé anti-sémitisme de Jeremy Corbyn avaient entaché l’image du parti.

Après cinq ans de tensions autour de la figure de Corbyn et du Brexit, Keir Starmer se présenta comme le candidat du rassemblement et de l’apaisement. Mettant en avant son image plutôt consensuelle, celle d’un ancien avocat engagé pour les droits de l’homme et d’un opposant à la guerre d’Irak ayant déchiré le parti sous Tony Blair, il n’oubliait pas pour autant d’affirmer son attachement au programme économique « socialiste » de son prédécesseur. Un positionnement plébiscité lors de la primaire avec 56% des voix. Soutenu par les médias dominants trop heureux de remplacer Corbyn par un progressiste tranquille, il parvint au passage à faire oublier sa responsabilité dans l’échec électoral de 2019, en tant que ministre fantôme en charge du Brexit, ou le fait qu’il soit député grâce à un parachutage dans une circonscription imperdable.

Guerre contre l’aile gauche

Mais la confiance des militants travaillistes envers leur nouveau leader s’est vite dissipée. Après avoir forcé Rebecca Long-Bailey, candidate de l’aile gauche durant les primaires, à démissionner de son poste de ministre fantôme, Starmer s’est attaqué à son ancien chef. Une déclaration de Corbyn à propos de l’antisémitisme au sein du Labour, dans laquelle l’ancien dirigeant reconnaissait pleinement le problème tout en ajoutant que son ampleur avait été largement exagérée, fut utilisée pour lui retirer sa carte de membre. Une décision extrêmement brutale, sans doute motivée par la volonté de Starmer d’asseoir son pouvoir et d’envoyer un signal fort aux médias, qui a suscité un tollé chez de nombreux militants et plusieurs syndicats affiliés au parti. Finalement, Corbyn récupéra sa carte de membre grâce au Comité National Exécutif (NEC) et Starmer en sortit humilié. En janvier, ce fut au tour du leader écossais du parti, Richard Leonard, proche de Corbyn, d’être débarqué le lendemain d’une visioconférence où des grands donateurs auraient demandé son départ.

Cette guerre contre l’aile gauche du parti semble lasser une bonne partie des militants. Avant le scandale autour de la suspension de Corbyn, environ 10% des membres n’avaient déjà pas renouvelé leur carte selon des données internes, un chiffre sans doute plus élevé aujourd’hui. Les syndicats, grands soutiens de Corbyn, semblent aussi traîner des pieds : le plus gros d’entre eux, Unite, n’a fait aucun don depuis l’élection de Starmer et a réduit sa contribution annuelle. Pour combler ce manque à gagner, le nouveau dirigeant cible donc des grands donateurs, mais ceux-ci paraissent peu intéressés. Ils semblent en effet avoir plus à gagner en misant sur les Tories, historiquement proches de leurs intérêts, comme l’a rappelé l’étrange attribution de juteux contrats publics liés au COVID à des proches du pouvoir.

Un opposant inaudible

Si les conflits internes ont fragilisé Starmer, il ne semble pas non plus séduire le grand public. Sans charisme, ses interventions à Westminster se sont révélées ennuyeuses et plutôt conciliantes envers les conservateurs, alors que la mauvaise gestion de l’épidémie lui offrait un moyen de se démarquer et de tourner la page du Brexit. Cet automne, les coups de gueule d’Andy Burnham, maire du Grand Manchester et ministre fantôme de la Santé auprès de Starmer, ont montré combien l’exaspération était réelle. Son rejet de nouvelles restrictions sanitaires dans le Nord – pauvre – de l’Angleterre en l’absence de meilleures indemnisations en a fait une icône des provinciaux face à la riche Londres qui décide de tout. De même, le Labour de Starmer a refusé de soutenir les dizaines de milliers d’étudiants qui demandent une baisse des frais de scolarité exorbitants et des loyers des résidences universitaires que nombre d’entre eux ne peuvent plus payer. L’ancien avocat des droits humains a également envoyé un signal incompréhensible en demandant à son parti de s’abstenir sur le « Spy Cops Bill », un texte garantissant l’immunité aux militaires et agents de renseignement s’ils commettent des actes criminels durant leurs missions. La liste pourrait être complétée.

« Au lieu de développer un message clair, Starmer a laissé des focus groups définir sa stratégie, qui consiste à ménager le gouvernement. »

Tom Kibasi, ancien soutien de Keir Starmer, dans The Guardian.

Certes, Starmer avait prévenu : il ne serait pas un opposant dogmatique. Mais pour l’heure, difficile de citer un seul exemple de réelle opposition. Pour Tom Kibasi, ancien soutien de Starmer, « au lieu de développer un message clair, Starmer a laissé des focus groups définir sa stratégie, qui consiste à ménager le gouvernement. » Si ce choix a été utile pour que le Brexit se réalise enfin, pour de nombreux électeurs, la différence entre travaillistes et conservateurs devient difficile à cerner. 

Pendant que que Starmer échoue à proposer une vision cohérente de l’avenir du pays, Boris Johnson tente lui de séduire l’électorat populaire en rompant avec le thatchérisme : après une hausse de 6% du salaire minimum en début de mandat, il a repris une partie de l’agenda promu par Corbyn en renationalisant certaines lignes de train et en annonçant un grand plan de « révolution industrielle verte ». Certes, les conservateurs ne renonceront pas pour autant à leur idéologie libérale et il faudra différencier effets d’annonce et résultats. Pour l’instant, Johnson bénéficie en tout cas d’une belle avance dans les sondages, gonflée par la réussite de la vaccination. Starmer, lui, va devoir se ressaisir. Ses reniements successifs et purges brutales ont détruit son image aux yeux des militants de gauche sans parvenir à prendre des voix au centre. Un scénario qui a conduit le PS français à l’abîme.

Du néolibéralisme au libertarianisme autoritaire

City de Londres © Wikimedia Commons

« Il ne suffit en effet pas de payer pour renverser un régime politique. Pour convertir leurs intérêts économiques en un arrangement institutionnel qui pérennise leur domination, les acteurs financiers émergents doivent aussi investir la sphère des idées. À mesure qu’ils accumulent des capitaux, non seulement ils se dotent de lobbies et de mouvements politiques qui les représentent, mais ils financent également un large réseau d’intellectuels et de think tanks. » À rebours des discours dominants sur le Brexit qui analysent les patrons comme de fervents supporters du Remain, Marlène Benquet, chercheuse en sociologie au CNRS, et Théo Bourgeron, postdoctorant à l’University College de Dublin, proposent dans La Finance autoritaire. Vers la fin du néolibéralisme (éditions Raisons d’agir) d’expliquer l’apparition d’une seconde financiarisation qui tendrait à remplacer l’ère du néolibéralisme. Bien plus pernicieux que les thuriféraires du néolibéralisme, ses promoteurs promeuvent un courant idéologique puissant mais relativement peu connu à l’extérieur des États-Unis : le libertarianisme. À partir du Brexit, les deux chercheurs ont souhaité comprendre les mécanismes qui sous tendent le développement de ce courant d’idées et comment il renforce l’instabilité économique mondiale. Les lignes suivantes sont extraites de leur ouvrage.

Comment interpréter la remise en cause du régime politique d’accumulation néolibéral ? Depuis les années 1970, ce régime avait ouvert aux acteurs capitalistes de nouvelles sources de profit par l’extension des marchés financiers à de larges pans de la société. Le néolibéralisme des pays du Nord s’était appuyé sur les institutions de la démocratie libérale, qui permettait, à peu de frais et sans danger pour l’accumulation capitaliste, de canaliser les mécontentements populaires. Au niveau international, l’Union européenne était l’une de ses institutions emblématiques. Ses traités organisaient le transfert aux marchés, en particulier financiers, de nombreux pans de l’économie des démocraties libérales qui la composent. Mais des événements récents comme le Brexit, les élections de Donald Trump, Jair Bolsonaro ou Boris Johnson bouleversent la domination du régime néolibéral. Ainsi, le Brexit a affranchi le Royaume-Uni des institutions de l’Union européenne, tandis pendant quatre ans l’administration de Donald Trump a mené les États-Unis à rompre avec d’autres institutions néolibérales comme l’OMC et les flux internationaux de marchandises qu’elle organise.

Toutefois, cette rupture avec le néolibéralisme débouche non pas sur l’instauration d’un régime d’accumulation plus social, mais avec la mise en œuvre d’un régime libertarien-autoritaire. Le libertarianisme repose sur la défense radicale de la propriété privée comme unique règle de la vie sociale, sans considération pour ses effets collectifs. Il limite le rôle de l’Etat, y compris dans ses fonctions régaliennes. Libertarien sur le plan économique, le régime qui émerge au Royaume-Uni, aux Etats-Unis et au Brésil, est autoritaire sur le plan politique. Hostile à tout mécanisme redistributif, il fait de la répression des mouvements sociaux, de la réduction des libertés publiques, du contrôle des manifestations et de l’expression, la modalité privilégiée du maintien de l’ordre social.

Or, comme on peut s’y attendre, la mutation du régime d’accumulation des Etats-Unis, du Royaume-Uni et du Brésil, à savoir de la première, de la sixième et de la neuvième puissances mondiales, produit des effets géopolitiques majeurs. Le libertarianisme autoritaire n’est pas un isolationnisme : il articule les intérêts des classes dominantes des pays à l’avant-garde du capitalisme (et de leurs fortunes financières exubérantes) avec ceux des classes dominantes d’autres pays, plus marginaux dans l’ordre international néolibéral qui prévalait jusqu’à présent. L’émergence de régimes libertariens-autoritaires s’appuie sur des coalitions internationales, qui incluent des pays néolibéraux. Il n’est en effet pas nécessaire que les fonds de la seconde financiarisation tiennent le haut du pavé dans l’ensemble des pays pour que leurs intérêts soient défendus à l’échelle internationale. Les États convertis au régime d’accumulation libertarien-autoritaire peuvent donc conclure des accords avec des Etats dominés par d’autres forces économiques mais qui ont un intérêt commun à démanteler les régulations internationales, sociales et environnementales minimales.

À travers l’Europe, ce qui se joue n’est pas seulement la montée plus ou moins rapide des nouveaux acteurs financiers, c’est aussi l’émergence d’alliés potentiels pour les tenants du nouveau régime politique d’accumulation, y compris dans des pays peu financiarisés.

L’extension des conflits au Nord

La bascule des régimes politiques d’accumulation de ces grands pays est lourde de conséquences. Elle approfondit la financiarisation des sociétés, qui fait revenir les inégalités de revenu et de patrimoine à un niveau équivalent à celui du début du XXe siècle. Elle transforme en nouvelles sources de profit des pans de la vie quotidienne des individus, des politiques sociales et environnementales qui jusqu’ici en étaient préservées. Il en résulte des phénomènes aussi disparates que le remplacement des subventions publiques à l’éducation par la dette étudiante privée, la transformation du tiers-secteur des associations et des entreprises sociales en centres de profit financier, la marchandisation des espaces naturels et agricoles.

Mais à ces conséquences sociales s’ajoutent des effets environnementaux vertigineux. Entre les subventions et les baisses d’impôts qu’il réclame, le secteur financier pèse d’un poids lourd sur les budgets publics. L’accès à certains biens communs comme l’eau est remis en cause : les 100 000 habitants de la ville américaine de Flint, en banlieue de Detroit, ont ainsi été exposés entre 2014 et 2017 à une eau courante contaminée au plomb du fait de la crise budgétaire qui frappait leur commune. En France, certains territoires sont exposés à des crises d’accès à l’eau similaires, elles aussi directement liées aux restrictions budgétaires, qui touchent en priorité les territoires d’Outre-mer, mais aussi les quartiers populaires, au point que l’association Coalition Eau estime qu’un million de personnes n’ont pas accès à l’eau en France. Plus généralement, le retrait des Etats-Unis du traité de Paris sur le climat et la volonté du gouvernement britannique de ne pas adhérer aux objectifs climatiques de l’Union européenne ne produisent pas seulement des incendies en Californie et des glissements de terrain en Angleterre, mais des événements extrêmes dans l’ensemble des autres pays, au sujet desquels les principaux pollueurs n’entendent participer à aucune forme de réparation collective.

La crise du Covid-19 a montré à quel point le basculement d’un pays dans un nouveau régime politique d’accumulation pouvait avoir des conséquences dans des domaines inattendus de la vie sociale. Au Royaume-Uni, les intellectuels du nouveau régime d’accumulation étaient déjà présents dans le débat politique britannique bien avant le référendum du Brexit, soutenus par certaines franges du parti conservateur et les acteurs de la seconde financiarisation. Économistes comportementalistes et think tanks libertariens avaient dès le début des années 2010 pesé sur la définition de la politique britannique en matière de pandémie. Ceux-ci défendaient déjà des politiques sanitaires appuyées exclusivement sur la privatisation et la responsabilité individuelle et se montrent très critiques envers toute politique de gestion centralisée de l’épidémie. Lorsque le virus fait irruption en Europe, le gouvernement de Boris Johnson s’appuie pleinement sur ces nouveaux intellectuels, allant jusqu’à élaborer (avant de l’abandonner en discours) une politique sanitaire fondée sur « l’immunité collective ». Parallèlement, ces États s’engagent dans une guerre commerciale avec leurs anciens partenaires et voisins pour s’approprier les ressources matérielles nécessaires à la lutte contre le virus. C’est ainsi qu’en pleine pandémie, l’administration de Donald Trump cherche à racheter CureVac, une entreprise pharmaceutique allemande impliquée dans un projet de vaccin prometteur, afin d’assurer aux citoyens américains les premières doses, tandis que le gouvernement de Boris Johnson décide de ne pas participer à l’appel d’offre groupé européen en matière de respirateurs artificiels et de matériel de protection, qui visait à éviter des comportements de prédation entre pays européens, pour conclure des contrats indépendants.

En modifiant les rapports de force mondiaux, ce nouveau régime d’accumulation libertarien-autoritaire participe à la définition d’une nouvelle situation géopolitique. L’ordre international néolibéral instaurait une bipartition du monde radicale. D’un côté, les pays dits du Nord, liés entre eux par des accords de toutes sortes, militaires à travers l’OTAN, économiques à travers les grands traités commerciaux régionaux, politiques à travers l’Union européenne et le G7. De l’autre, les pays dits du Sud, terrain de jeu des forces capitalistes du Nord, poussés aux conflits de toute sorte : conflits commerciaux à travers un dumping social et fiscal sans fin, mais aussi conflits militaires soutenus par le Nord pour l’accès aux ressources, aux marchés et à la main d’œuvre. L’ordre international qui monte annonce la fin de cette bipartition du monde. Seulement ce ne sont pas les conflits du Sud qui cessent : c’est le pacte de non-agression tacite entre les États du Nord qui est rompu.

Pour trouver de nouvelles opportunités de profit, les tenants du nouveau régime d’accumulation ne craignent plus les conflits entre pays capitalistes développés. Tandis que la concurrence fiscale entre les États s’accroît, à la suite de la décision de l’administration Trump de baisser l’impôt sur les profits des entreprises de 35% à 21% et du plan du gouvernement Johnson de le réduire de deux points, la concurrence se durcit également sur le plan commercial. L’ordre instauré par l’OMC et les accords GATT successifs a volé en éclat avec les décisions américaines de ne plus renouveler ses juges au sein de l’organe de règlement des différends de l’OMC. Les tensions commerciales entre États, que l’OMC avait pour rôle de juguler sur un mode néolibéral afin d’éviter un retour aux politiques d’agression commerciale des années 1930, refont surface. Cela laisse aux grandes puissances incarnant le nouveau régime d’accumulation la porte ouverte pour faire pression sur leurs partenaires commerciaux dans le sens qui convient aux intérêts qu’elles représentent. C’est ainsi que le gouvernement britannique affirme vouloir se libérer des normes sociales et environnementales européennes pour offrir de nouveaux débouchés à leurs produits et capitaux nationaux partout dans le reste du monde.

Au-delà des conflits commerciaux et s’il ne s’agit pas ici de jouer les prophètes de malheur, il est impossible d’ignorer que les représentants du nouveau régime politique d’accumulation se détournent également des grandes institutions qui organisaient la paix au Nord (et souvent la guerre au Sud), qu’il s’agisse de l’OTAN et de la tradition d’interventionnisme américain, de l’Union européenne, des institutions internationales multilatérales (ONU, G7, G20) et des traités de limitation des armements hérités de la guerre froide. La paix au Nord semble être devenue un bien public trop coûteux à produire pour ces gouvernements, en premier lieu le gouvernement fédéral américain, dans un monde où les acteurs capitalistes qu’ils représentent sont désormais capables de résister voire de s’enrichir en période de catastrophes. Les acteurs de la seconde financiarisation sont loin de jouer le rôle de courtiers de la paix que Karl Polanyi attribuait à la haute finance à la fin du XIXe siècle : contrairement à ces derniers, ils ne semblent plus prêts à accepter le coût collectif du maintien de l’ordre entre États.

Cela ne signifie pas que la situation au Sud soit vouée à s’améliorer. Les gouvernements britannique et étatsunien ont très clairement fait savoir leur volonté de reprendre en main leur politique étrangère, en l’associant plus étroitement encore aux profits de leurs grandes entreprises nationales et sans plus prendre la peine d’afficher des objectifs de réduction de la pauvreté. Certains pans de leur politique extérieure passent sous le contrôle direct des secteurs financiers, comme dans le cas du remplacement progressif de l’aide au développement international par des « investissements à impact », en partenariat avec les grands fonds d’investissement privés des deux pays. Ces gouvernements n’ont pas plus qu’avant le projet de garantir la paix au Sud, mais ils n’ont en revanche plus celui de la garantir au Nord.

Ces évolutions préfigurent l’importation au Nord de problèmes jusqu’alors cantonnés au Sud : accès à l’eau et aux ressources essentielles, niveaux de pollution menaçant les habitats humains, niveaux de pauvreté extrêmes, irruption de conflits, au-delà de ce que produisaient jusqu’ici les institutions néolibérales.

De l’importance de connaître son adversaire

Le Brexit témoigne donc de l’affrontement entre les tenants du régime politique d’accumulation néolibéral européen déclinant et les tenants d’un nouveau régime en construction. Régime qui n’a rien de réjouissant : il ouvre de nouvelles perspectives à l’accumulation de profit financier par une orientation politique faite de libertarianisme, d’autoritarisme et de climatoscepticisme.

Dès lors, est-on condamné à souhaiter voir descendre dans la rue des ouvriers aux côtés des banquiers d’investissement de la City pour protéger le traité de Lisbonne ? Non. Il serait illusoire de croire que les institutions du néolibéralisme européen et leurs soutiens, parce qu’ils constituent un obstacle temporaire au projet politique des acteurs financiers montants, puissent constituer des alliés de la cause populaire. La courte histoire du Brexit montre à quelle vitesse les franges perdantes du patronat peuvent accepter leur défaite et se repositionner avantageusement dans le nouveau régime politique d’accumulation. Si un basculement similaire devait avoir lieu en Europe continentale et donc en France, les secteurs dominants du régime néolibéral, les grandes banques, les assureurs et les entreprises industrielles, négocieraient leur ralliement avec les tenants du nouveau régime. Le néolibéralisme n’offre pas de rempart solide aux conflits provoqués par les acteurs de la seconde financiarisation et il n’est de toute façon pas de retour en arrière possible. Ni le régime néolibéral ni son prédécesseur fordiste ne répondent aux défis posés par l’émergence de puissances libertariennes-autoritaires à l’heure du changement climatique, des inégalités sociales extrêmes et de la montée des conflits entre Etats du Nord. Il n’y a donc aucune bonne raison de regretter le déclin du régime d’accumulation néolibéral. Mais il est maintenant temps de connaître le nouveau visage des adversaires. Sur les continents européen et américain, ceux-ci viennent de muter et menacent désormais le minimum d’harmonie sociale, de paix et de ressources environnementales nécessaires à des sociétés libres. Mais des fronts de résistances s’ouvrent, des mouvements sociaux se développent, de nouvelles organisations se créent. Des rapports de force à venir dépendent l’état futur du monde et de nos existences.

Royaume-Uni : l’élection du siècle

Jeremy Corbyn et Boris Johnson. © Garry Night et BackBoris2012 via Flickr.

Annoncé au dernier moment, le scrutin du 12 décembre au Royaume-Uni doit permettre de sortir du marasme du Brexit et d’impulser un nouveau cap politique au pays après une décennie d’austérité et deux ans d’inertie parlementaire. Extrêmement imprévisible en raison du mode de scrutin, il opposera les deux grands partis traditionnels aux Libéraux-Démocrates et au Brexit Party, favorisés par le nouveau clivage issu du référendum de 2016. En parallèle, la question de l’indépendance écossaise revient sur la table et pourrait bien booster le Scottish National Party, compliquant encore la formation d’une majorité à Westminster. Seule solution aux blocages actuels, l’élection britannique à venir promet d’être historique. Décryptage.


L’ultime coup de bluff de Boris Johnson

“Les sceptiques, les résignés, les mélancoliques auront tort. Ceux qui ne croient plus en la Grande-Bretagne y perdront leur chemise.” A son arrivée à Downing Street, Boris Johnson promettait d’en finir avec les couacs de l’impopulaire administration May et d’offrir un nouvel élan au pays, en réalisant enfin le Brexit voté 3 ans plus tôt. “Avec ou sans accord, nous sortirons le 31 Octobre. Pas de si, pas de mais” assurait-il. Malgré quelques manœuvres marquantes pour réaffirmer ce cap comme la suspension du Parlement (prévue pour durer 5 semaines mais rapidement retoquée par la Cour Suprême) et l’expulsion des conservateurs anti-Brexit du groupe parlementaire, cette promesse phare s’est évanouie. A peine trois mois plus tard, Johnson se retrouve dans la même situation que sa prédécesseure, c’est-à-dire sans majorité parlementaire, et contraint de convoquer une nouvelle élection. 

A première vue, Johnson a été ridiculisé et sa carrière politique semble brisée. Pourtant, il dispose d’une stratégie solide au regard de l’exaspération et de l’impatience d’une bonne partie des Britanniques : accuser le Parlement, et en particulier ses adversaires travaillistes, de bloquer toute sortie de l’UE et se faire passer pour le représentant légitime de la volonté du peuple exprimée par référendum. Certes, pour un pur produit de l’élite britannique (dont le père était fonctionnaire européen) élu par moins de 100.000 adhérents à son parti, soit 0,13% de la population, c’est un peu gros. Mais l’ancien maire de Londres et Ministre des affaires étrangères est un spécialiste des retournements de veste et semble en passe de réussir son pari à en juger par les sondages, qui lui donnent une avance de plus de 10 points sur Jeremy Corbyn.

Quoique sa gestion du pouvoir ait été très tumultueuse jusqu’à présent, Johnson a très bien ciblé les faiblesses de sa prédécesseure et est déterminé à s’en démarquer. Le Premier Ministre a arraché en trois mois ce que Theresa May a été incapable d’obtenir en deux ans.

Quoique sa gestion du pouvoir ait été très tumultueuse jusqu’à présent, Johnson a très bien ciblé les faiblesses de sa prédécesseure et est déterminé à s’en démarquer. D’abord, il peut au moins se targuer d’avoir réussi à décrocher une nouvelle proposition d’accord de la part de l’UE, qui renonce au très contesté “backstop” en Irlande du Nord. Le nouveau Premier Ministre a ainsi arraché en trois mois ce que Theresa May a été incapable d’obtenir en deux ans, simplement en faisant planer la menace d’une sortie sans accord dont les exportations européennes (allemandes, hollandaises et françaises notamment) auraient souffert. En promettant désormais de sortir seulement selon le nouvel accord, il peut même espérer rallier une partie des “soft Tories” qui s’inquiétaient d’un No Deal, au risque de booster Nigel Farage qui exige une sortie sans accord.

Au-delà du Brexit, Johnson répète en boucle sa volonté d’investir dans les services publics moribonds et cible la police, le National Health Service (service de santé similaire à notre Sécurité Sociale) et le système éducatif. Bien qu’il annonce des chiffres totalement mensongers (par exemple en promettant 40 nouveaux hôpitaux alors qu’il n’y en aurait en réalité que six), cela témoigne de sa volonté de faire oublier les coupes budgétaires très rudes imposées par son parti depuis une décennie. Répondant à la même logique, Johnson a déclenché un petit buzz en annonçant un moratoire sur le gaz de schiste – dont il avait dit par le passé qu’il était une “glorieuse nouvelle pour l’humanité” – comme signal de sa prise en compte de l’inquiétude des électeurs pour l’environnement… avant de se rétracter seulement une semaine plus tard. Ainsi, malgré l’impopularité de sa personne, Johnson a de quoi espérer une victoire, en profitant de la division du bloc anti-Brexit entre Labour et Libéraux-Démocrates et en mettant en avant un discours populiste plus en phase avec l’électorat que celui de David Cameron et Theresa May.

La campagne de la dernière chance pour Corbyn

Pour Jeremy Corbyn, cette élection s’annonce très risquée, alors que la position du Labour sur le Brexit est illisible pour la majorité des électeurs: après avoir garanti que le résultat du vote de 2016 serait respecté, le parti d’opposition défend désormais un nouveau référendum qui proposerait un choix entre une sortie selon les termes d’un accord négocié par le Labour et le maintien dans l’Union Européenne. En refusant de choisir véritablement une option, Corbyn espère maintenir la coalition électorale de son parti, mais risque une hémorragie de voix vers les Libéraux-Démocrates et, dans une moindre mesure, vers le Brexit Party et les Tories. Le leader travailliste, qui a annoncé qu’il démissionnerait s’il était battu, tente de faire de cette faiblesse un atout en assénant à chaque meeting qu’il est temps de réconcilier Brexiteers et Remainers autour d’un renouveau profond de la Grande-Bretagne. Ainsi, ses discours évoquent le Brexit comme un sujet parmi d’autres, au même plan que l’avenir du NHS, les inégalités ou la crise environnementale. Malgré les très bonnes propositions de Corbyn sur la plupart des sujets, il est impossible qu’un nouveau référendum résolve quoi que ce soit, tant le sujet est sensible et la sensation de trahison serait terrible si le résultat venait à être différent. Le débat du 19 novembre, où Corbyn affrontera Johnson en face-à-face, sera crucial : s’il parvient à élargir le débat au-delà du Brexit, il peut encore espérer une remontada.

Alors que le retour au bipartisme traditionnel en 2017 ne semble avoir été qu’une exception, tout l’enjeu pour les travaillistes est donc de perdre moins de voix que les conservateurs au détriment des autres partis, ce qui est mal engagé.

Evolution projetée des transferts de votes en fonction du choix de 2017, enquête Yougov auprès de 11.000 personnes. © Yougov

Aussi risquée qu’elle soit, l’élection du 12 décembre permet au moins au Labour de sortir des calculs parlementaires où l’opposition était constamment étrillée par le gouvernement pour son refus d’accepter l’accord de sortie et par ceux qui considèrent que le Labour doit exiger ni plus ni moins que l’annulation du Brexit. Depuis le début de la campagne, Corbyn jette toutes ses forces dans la bataille (jusqu’à enchaîner trois meetings dans la même journée) et tente de faire de l’élection un référendum sur la gestion du pays par les Tories depuis 2010. Cette stratégie avait très bien fonctionné en 2017 en raison du ciblage des circonscriptions où les conservateurs l’avaient emporté avec une faible marge et grâce à un sursaut de participation, en particulier chez les jeunes. Surtout, Theresa May s’est avérée très mauvaise durant la campagne et le Brexit dominait moins les débats. Alors que le retour au bipartisme traditionnel en 2017 ne semble avoir été qu’une exception, tout l’enjeu pour les travaillistes est donc de perdre moins de voix que les conservateurs au détriment des autres partis, ce qui est mal engagé. Le score du Labour dépendra donc fortement de la participation, notamment dans les marginals (là où ses candidats ont perdu ou gagné de peu la dernière fois) où est concentrée l’énergie des militants. Mais convaincre les électeurs de se déplacer au mois de décembre et faire oublier le rôle du Labour dans la non-réalisation du Brexit ne sera pas facile…

Les Lib-Dems et Farage, gagnants d’un nouveau clivage?

Jouant tous les deux la carte de l’alternative aux partis traditionnels empêtrés dans leurs difficultés sur le Brexit, les Libéraux-Démocrates et le Brexit Party cherchent à profiter de la conjoncture. Toute la question est de savoir combien de sièges cela leur permettra d’obtenir. Nigel Farage, qui a obtenu d’excellents résultats aux européennes dans un contexte très particulier, a vu son socle électoral s’effondrer depuis l’arrivée au pouvoir de Johnson. Face au retour très probable de ses électeurs vers les Tories pour leur donner une majorité, Farage a renoncé à se présenter lui-même et même à présenter des candidats dans les 317 sièges où de conservateurs sortants. Avec un score annoncé aux alentours de 10%, le Brexit Party pourrait bien subir le même destin que l’UKIP, qui n’a jamais réussi à faire élire un député à Westminster en raison du mode de scrutin. En concentrant ses moyens sur les sièges pro-Leave du Nord de l’Angleterre détenus par le Labour et en jouant sur son image personnelle, Farage espère éviter ce scénario. Mais ce pari est incertain : soit les électeurs pro-Brexit de Hartlepool, Bolsover ou Ashfield (les circonscriptions visées par le BP) choisissent le Brexit Party en raison de leur haine contre les conservateurs depuis Thatcher, soit ils préfèrent soutenir les Tories pour donner les pleins pouvoirs à Johnson pour sortir de l’UE.

Quelque soit la vacuité de leur discours, il se pourrait bien que les Whigs réussissent à capturer quelques sièges pro-Remain tenus par les conservateurs ou les travaillistes.

Mais s’il est une formation politique à qui le Brexit aura bénéficié, il s’agit bien des Libéraux-Démocrates. Ce vieux parti honni des électeurs depuis sa participation au gouvernement de coalition de David Cameron connaît un fort regain d’intérêt pour sa promesse de révoquer la sortie de l’UE, surtout de la part des médias. Aux yeux des journalistes et des classes supérieures europhiles, l’éternel troisième parti britannique incarne l’alternative aux populistes de droite pro-Brexit et à la menace marxiste, voire staliniste, qu’incarnerait Corbyn. Sa nouvelle leader, Jo Swinson, se considère l’égale d’Emmanuel Macron ou de Justin Trudeau et se présente comme passionnée par la cause du “progressisme”. Cette “féministe” a pourtant accueilli à bras ouverts l’ancien député conservateur Philip Lee qui a tenu de très nombreux propos homophobes ou l’ex-Labour Rob Flello qui s’opposait au droit à l’avortement. Quant à son logiciel économique, il est le même que celui de Margaret Thatcher, au point d’avoir demandé la création d’un monument dédié à la dame de fer par le passé. Lorsqu’elle était ministre du travail sous Cameron, elle a ainsi encensé les contrats zéro-heure, refusé d’augmenter le salaire minimum et a obligé les travailleurs à payer jusqu’à 1200 livres pour pouvoir aller aux prud’hommes.

Jo Swinson, leader des libéraux-démocrates. © Keith Edkins via Wikimedia Commons

Quelque soit la vacuité de leur discours, il se pourrait bien que les Whigs réussissent à capturer quelques sièges pro-Remain tenus par les conservateurs ou les travaillistes. Mais, qu’on ne s’y trompe pas, le rôle des libéraux-démocrates dans le système politique d’Outre-Manche est toujours le même : priver le Labour de suffisamment de voix manquantes pour que les Tories l’emportent. En divisant suffisamment le vote Remain, Swinson pourrait bien être la meilleure alliée de Johnson.

Le retour de la question écossaise?

Pour ajouter de l’imprévisibilité à l’élection, voilà qu’après 3 ans de mélodrame politique à Westminster autour du Brexit, la Première Ministre écossaise Nicola Sturgeon considère le moment opportun pour organiser un nouveau référendum d’indépendance. Depuis le vote de 2014, où la cause indépendantiste avait réuni 45% des suffrages, le contexte politique a en effet profondément changé. Dans cette région qui a voté à 62% pour rester dans l’UE, l’incertitude sur les conséquences économiques du Brexit permet de contrer l’argument d’une plus grande prospérité en cas de maintien dans le Royaume-Uni, qui était central dans la campagne Better Together. Sturgeon, qui demeurait absente des mobilisations indépendantistes ces dernières années, l’a bien compris et demande donc l’organisation d’un nouveau vote pour 2020. Soucieuse d’écarter tout scénario d’embrasement similaire à ce qui se passe en Catalogne depuis le référendum illégal organisé en 2017, elle insiste sur le caractère légal et reconnu de ce vote.

Le contexte est favorable aux nationalistes, qui bénéficient à plein de la confusion sur la stratégie du Labour sur le Brexit et de la démission de la leader locale des Tories, Ruth Davidson, qui était populaire auprès des écossais.

Reste qu’il lui faut pour cela l’autorisation du futur Premier Ministre. Or, tous les autres partis s’y opposent. Toutefois, Sturgeon estime qu’elle peut obtenir le soutien du Labour si celui-ci obtient le plus de sièges, mais a besoin d’un apport de voix à Westminster pour être majoritaire, un pari très incertain. Quel que soit le résultat le soir du 12 décembre, le SNP espère que ce soutien appuyé à la cause indépendantiste délaissée dans la période récente lui permettra de répliquer sa performance de 2015, où il avait remporté 56 des 59 sièges de la province. Le contexte est effectivement favorable aux nationalistes, qui bénéficient à plein de la confusion sur la stratégie du Labour sur le Brexit et de la démission de la leader locale des Tories, Ruth Davidson, qui était populaire auprès des écossais. Mais pour gagner, il faudra que le SNP mobilise ses électeurs et se différencie des Lib-Dems, qui défendent aussi le maintien dans l’UE. Ainsi, la revendication soudaine d’un nouveau référendum est sans doute avant tout un appel du pied du SNP à sa base. Au vu de l’imprévisibilité de l’élection, en Ecosse comme ailleurs, chaque voix sera donc décisive et détient le pouvoir de changer la Grande-Bretagne pour des générations entières.

« Le travail est un concept qui tombe en morceaux » – Entretien avec Nick Srnicek

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Nick Srnicek, Lecturer in Digital Economy in the Department of Digital Humanities Kings College, of London, High Level Dialogue: Development Dimensions of Digital Platforms. 17 April 2018. UN Photo / Jean-Marc Ferré

Nick Srnicek est co-auteur avec Alex William du manifeste Inventing the Future, publié en 2015. Celui-ci détaillait une stratégie politique pour les forces de gauche à la suite du « mouvement des places » ; il avait rencontré un écho important. Quatre ans plus tard, nous avons souhaité l’interroger sur le bilan de ces mouvements. Réalisé par Pablo Fons d’Ocon et Lenny Benbara. Retranscription : Léo Labat. Traduction : Nathan Guillemot.


LVSL – Vous êtes l’auteur, avec Alex William, du manifeste Inventing the Future, publié en 2015 dans le contexte des mouvements des places. Ces mouvements semblent déjà appartenir au passé et ont parfois atteint le statut de mythe, comme dans le cas du 15-M en Espagne. Comment voyez-vous ces expériences ?

Nick Srnicek – C’est une bonne question. Je pense qu’il y a une leçon cruciale à tirer de l’expérience post-2008 qui concerne les relations entre les mouvements eux-mêmes et les instances politiques existantes, qu’il s’agisse des syndicats ou des partis politiques dans un système parlementaire. Au Royaume-Uni, je pense que l’on prend davantage conscience au fil du temps de la nécessité d’agir aussi par le biais des institutions. Occupy Wall Street, les Indignés et tous les autres mouvements de cette nature ne cherchaient pas à agir à travers les systèmes en place, comme s’il était possible de recréer un monde quasi-spontanément sans avoir à en passer par les institutions. La gauche britannique en a tiré des leçons car elle a compris que cela ne suffisait pas. Non pas que les mouvements doivent être rejetés, mais ils sont insuffisants. Ce qu’on voit après 2012, une fois que les choses se sont calmées au Royaume-Uni, c’est un mouvement en faveur de la figure de Jeremy Corbyn. Ce dernier est élu en 2015 après l’échec de Milliband. Il est propulsé sur le devant de la scène et d’un coup, on observe un afflux important de personnes pour se mobiliser autour du Labour. Elles le font non pas parce qu’elles pensent qu’un parti politique va fournir une réponse à tout, ou qu’une personnalité politique va diriger tout le monde, mais simplement parce qu’elles reconnaissent le besoin d’agir à la fois au sein des mouvements et au sein des partis politiques. J’ai du mal à décrire la situation dans d’autres pays comme la France parce que je n’ai pas tous les détails. Mais j’ai le sentiment qu’il y a un tournant commun, du moins au Royaume-Uni, aux États-Unis et au Canada, qui consiste à agir davantage à travers les institutions.

LVSL – Depuis la publication de votre livre, le champ politique européen a été profondément remodelé. En France, la France insoumise a tué le Parti socialiste, avant de s’effondrer aux élections européennes. En Espagne, le soutien pour Podemos diminue à chaque nouvelle élection. Le Labour de Jeremy Corbyn a perdu des plumes et semble avoir du mal à se positionner dans une situation polarisée par la question du Brexit. Quel est le problème avec le populisme de gauche ?

NS – Je ne dirais pas que le problème réside dans le populisme de gauche en soi, car à bien des égards Jeremy Corbyn n’a pas fait de « populisme », du moins pas de la façon dont par exemple Laclau et Mouffe en parlent. Il y a eu des tentatives, notamment avec l’idée de la rigged economy (« l’économie truquée »), qui est devenue l’un des mots-clés de la dernière campagne électorale. C’était une idée populiste qui tentait de mobiliser un groupe de personnes qui se sentaient exclues de ce système truqué. Elle a été abandonnée depuis. À bien des égards, je pense que le problème principal est le même pour Podemos et le Labour : ils ont négligé les mouvements. Podemos émane par exemple du mouvement du 15-M, et a bénéficié d’un ancrage assez solide dans des mouvements de cette nature pendant un certain temps. Il s’en est finalement distancé, ce qui a eu un réel impact. Le phénomène est le même au Royaume-Uni. Momentum compte actuellement plus de 40.000 membres. Il avait été conçu à l’origine pour soutenir Jeremy Corbyn lors de sa campagne pour la direction du Labour, puis lors de la campagne électorale. Mais à Momentum a prédominé l’idée que le mouvement pourrait être davantage qu’une aile électorale, qu’un outil pour mobiliser des votes pour un parti. Ils se voyaient par exemple offrir le petit-déjeuner à des enfants, des repas à l’école, fournir de la nourriture aux sans-abris… toutes ces initiatives qui créent des liens avec les communautés. Mais ils ne l’ont pas fait. Je pense que c’est l’un des principaux problèmes qui explique pourquoi l’élan pour Momentum s’est dissipé, parce qu’ils n’ont pas concrétisé ces actions, de même que le Parti travailliste. Dans un sens, Jeremy Corbyn s’est donc barricadé au sein du parti et n’a pas tissé ce type de relations plus profondes. Pour moi cela joue dans la question du Brexit, parce que je ne peux pas imaginer, par exemple, une élection avec le même enthousiasme que lors de la dernière campagne électorale, au cours de laquelle des dizaines de milliers de jeunes s’étaient mobilisés pour militer et participer au travail acharné de la campagne du Labour. Vous ne verrez pas ça, tout simplement parce que le Labour a laissé cet enthousiasme s’atrophier.

LVSL – La situation inextricable du Brexit a permis à Boris Johnson et Nigel Farage de se présenter comme les hérauts du vote populaire contre les corps intermédiaires, les élites et le Parlement qui bloque la sortie de l’Union européenne. Nous savons cependant que ces deux dirigeants veulent mener une politique ultra-libérale en faveur des plus riches. Comment voyez-vous la stratégie de Labour consistant à jouer la carte institutionnelle pour empêcher un No Deal ? Ne risque-t-il pas d’apparaître comme le camp de l’oligarchie et de laisser la référence au peuple être hégémonisée par la droite radicale ?

NS – Ce risque est une certitude. C’était le problème initial de la campagne référendaire sur le Brexit, à savoir que la campagne du Leave avait comme slogan Take back control (« reprenez le contrôle »), et qu’il s’agissait d’un slogan populiste pour tous ceux qui se sentaient exclus et sans aucun pouvoir de contrôle sur les élites nationales et européennes. Cela a bien fonctionné. Du côté du Remain, on trouvait la défense d’un système européen indéfendable tel qu’il existe actuellement. J’ai voté Remain, et je voterais Remain à nouveau mais la campagne de ce camp était absolument odieuse. C’était l’équivalent de la campagne d’Hillary Clinton aux États-Unis, avec un discours que l’on peut résumer comme tel : « en réalité les choses ne sont pas si mauvaises, le statu quo est assez satisfaisant, nous n’avons pas besoin de changer les choses ». Ce discours était dirigé par des élites qui étaient publiquement méprisées depuis de nombreuses années. C’est là le risque réel d’un autre référendum : il y aura une bataille pour savoir qui contrôle la campagne du Remain, et différents camps sont déjà sur le coup. Ceux qui ont dirigé la première campagne veulent diriger la seconde. Or si tel est le cas je suis persuadé que nous irons vers une sortie sans accord, tout simplement parce qu’ils ne savent pas quoi faire, ils ne connaissent pas l’opinion publique, ils ne savent pas ce que les gens ressentent, ils n’ont aucun sens du peuple et ils ne savent pas pourquoi les gens veulent du changement. La situation est donc risquée. Ceci étant dit, je pense que Corbyn est plutôt bien positionné pour présenter une campagne populiste en faveur du Remain. De mon point de vue, s’il y a une élection générale, il faut que la campagne soit menée cette fois sur le thème de la démocratie. Cela inclurait un deuxième référendum, mais également des réformes parlementaires. Il serait judicieux de se débarrasser de la Chambre des lords, par exemple, et aussi du système uninominal majoritaire à un tour pour passer à une représentation proportionnelle. Mais il faudrait aussi reprendre une des préoccupations classiques du mouvement socialiste : la démocratie au travail. Appuyer sur cet aspect de la démocratie, c’est donner chair au slogan take back control. Je pense qu’il y a ici un énorme espace pour une approche populiste.

LVSL – De nombreuses organisations fleurissent dans l’ombre de Corbyn : Momentum, Novara Media, NEON, etc. Depuis 2015, pensez-vous avoir progressé dans la guerre de positions que vous menez ? Comment évaluez-vous ces quatre années d’activisme et le glissement à gauche du Parti travailliste ?

NS – Je pense que le virage vers les institutions a eu beaucoup de succès en termes de changement dans le sens commun si on part de l’approche classique de l’hégémonie. Je peux donner quelques exemples : le Guardian qui se prononce en faveur de la propriété par les travailleurs de leur outil de travail, le Financial Times qui cette semaine fait un article dans lequel on peut lire : « Le capitalisme ne fonctionne pas, nous devons le changer. » Toutes ces choses qui n’auraient pas pu se produire avant la création de tous ces think tanks et ces médias. C’est loin d’être parfait et il reste encore beaucoup de domaines où l’on peut aller plus loin, mais il y a eu un changement notable en matière de représentation dans les médias et de figures qui obtiennent la parole. D’importants progrès ont été réalisés.

LVSL – Vous évoquez régulièrement la nécessité de jouer dans les interstices du néolibéralisme pour changer le sens commun. Quelles sont les faiblesses actuelles du néolibéralisme au Royaume-Uni qui fracturent le bloc hégémonique en place ?

NS – Je pense que c’est difficile à dire parce qu’il y a un conflit transversal au Royaume-Uni et qu’il ne s’agit donc pas uniquement d’un affrontement entre le néolibéralisme, la social-démocratie et le socialisme. Il y a ce conflit autour du Brexit et des différentes manières de le concevoir, ce qui complique énormément la construction d’un bloc hégémonique. Depuis Thatcher, l’idée que la croissance est inéluctable grâce à la finance s’est imposée comme une évidence. Par la suite le New Labour a laissé la finance aller aussi loin qu’elle le souhaitait, mais en prélevant un peu d’impôts pour aider les plus pauvres et les plus démunis. Avec 2008, ce discours s’est complètement effondré, et le Brexit amplifie cette destruction, tout simplement parce que la position de Londres en tant que centre financier mondial est menacée par le processus de sortie. Au sein de la classe dirigeante vous n’avez pas d’intérêt commun, ce qui entraîne de nombreux conflits. En ce qui concerne les idées hégémoniques sur ce qui devrait être fait, je pense que la gauche a beaucoup progressé sur la notion de travail. Cette dernière était en effet considérée, jusqu’à ces dernières années, comme un idéal absolu, avec notamment l’idée que les gens ne devraient plus recevoir de prestations et devraient plutôt travailler. C’est sur cette idée que le gouvernement s’est appuyé pour réduire les prestations sociales. Aujourd’hui, peu de gens considèrent que le travail paie, qu’il a un sens, et qu’il est une meilleure option que toute alternative sociale. Le travail, pour moi, semble être un concept-clé qui tombe en morceaux et qui pourrait être tiré vers la gauche.

LVSL – Que pensez-vous de l’option de Lexit, c’est-à-dire une sortie par la gauche de l’Union européenne ?

NS – Les seules conceptions plausibles de Lexit sont celles qui, je pense, ne tiennent pas compte des pouvoirs réellement existants. Je peux envisager un monde imaginaire où le Lexit fonctionnerait, mais ce serait négliger plusieurs aspects. Laissez-moi vous donner un exemple concret, à savoir le contrôle de l’industrie des technologies. C’est quelque chose qui ne peut arriver qu’en Europe. Si le Royaume-Uni décide de partir et de se retirer des réglementations européennes, cela signifie que le Royaume-Uni se refuse tout pouvoir sur toutes les institutions technologiques. Donc, Facebook, Google, Amazon pourraient faire ce qu’ils voudraient au Royaume-Uni, tout simplement parce que le Royaume-Uni est une puissance moyenne à l’heure actuelle. Une partie du problème avec le Lexit est que ce concept adhère toujours à l’idée que le Royaume-Uni est une puissance de premier plan dans le monde et que nous pouvons nous en sortir seuls. Pour tous les pays du monde, sauf peut-être la Chine et les États-Unis, c’est un problème tellement intrinsèquement mondialisé que vous êtes forcé à penser en termes de coalitions de pouvoirs, avec une réflexion internationale et régionale. De ce point de vue, l’option nationale est complètement bloquée. Elle est futile. Au-delà même des aspects réactionnaires qu’elle alimente.

« Le corbynisme est mort » – Entretien avec George Hoare

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©Sophie Brown

George Hoare est docteur en théorie politique à l’Université d’Oxford et a réalisé sa thèse sur les concepts de gauche et de droite à partir du cadre théorique gramscien. Il anime aussi le podcast Aufhebunga Bunga où il analyse régulièrement les soubresauts de la politique britannique. Membre de la campagne du Full Brexit, orientée à gauche, nous l’avons rencontré pour aborder ses travaux et les enjeux autour du Brexit. Réalisé par Pablo Fons d’Ocon et Lenny Benbara. Traduit par Emma Carenini.


LVSL – Vous avez réalisé une thèse en théorie politique à l’Université d’Oxford, examinant de façon critique les concepts de gauche et de droite, en vous inspirant de la notion gramscienne de sens commun et en utilisant le cadre théorique du populisme développé par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe. Pourriez-vous nous exposer les principales conclusions de cette recherche, en termes de réflexion sur le sens du populisme, de la gauche et, le cas échéant, du populisme de gauche ? Comment exploiter ces connaissances pour mieux comprendre le moment populiste que nous semblons vivre en Europe et dans une grande partie du monde ?

George Hoare – Pour revenir rapidement sur les recherches que j’ai faites (autour de 2008 – 2011) : j’ai examiné l’histoire des idées de gauche et de droite dans la politique britannique d’après-guerre. Je pense d’ailleurs que ces recherches sont déjà dépassées aujourd’hui. La conclusion à laquelle j’étais arrivé sur ce thème est qu’il s’agit d’un enjeu à traiter sous la forme d’un récit politique. Ce que montre l’histoire de la gauche et de la droite, c’est qu’en fait la droite est une suite de réponses à la gauche. La gauche peut se définir comme une demande insistante de souveraineté populaire tout au long de l’histoire. C’est d’abord de la Révolution française qu’on tire le sens premier de ce mot, puis, au XIXème siècle, on observe l’extension de cette idée de souveraineté populaire à la sphère économique et, enfin, pendant l’après-guerre à travers les idées socialistes.

Je trouve que la situation actuelle est une inversion radicale de ce diagnostic. Du moins, en ce qui concerne la politique britannique, la gauche répond à la droite. Dans le contexte du Brexit, nous voyons c’est le parti conservateur qui tente de formuler une vision différente de la société, en particulier dans sa relation avec l’étranger. La plupart du temps, la gauche répond à la droite, notamment la gauche libérale. Elle se laisse ainsi conditionner par la droite, et il y a probablement un certain nombre de raisons à cela.

Il est très frappant de voir comment les conséquences différées de la crise financière de 2008 (différées probablement jusqu’à 2016, jusqu’au référendum sur le Brexit) ont révélé les vraies faiblesses de la gauche, plus précisément son incapacité à proposer et à formuler un autre modèle de société, auxquelles la droite allait devoir répondre.

Venons-en à Gramsci et au populisme. Les idées de Gramsci ont eu une énorme influence sur la gauche au Royaume-Uni, peut-être plus que dans n’importe quel autre pays européen, en dehors de l’Italie. D’ailleurs, je pense que la France offre un point de comparaison intéressant car la gauche française a rallié très récemment les idées gramsciennes, mais avec l’arrivée immédiate de deux théoriciens, Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, qui détachent Gramsci de toute dimension de classe. Cela signifie que la dimension discursive de la politique est en train de prendre une importance croissante. On l’observe aujourd’hui par l’avènement de partis de gauche populistes, qui sont une des conséquences différées de la crise financière de 2008.

Le point de vue britannique, en la matière, est sûrement que Corbyn est le seul à tenir encore debout et à être en situation de conquérir le pouvoir, si on le compare aux autres populismes de gauche européens. Mais je crois que c’est une mauvaise interprétation de la situation. Je suis très pessimiste sur les perspectives de Corbyn et de la gauche populiste au Royaume-Uni. En fait, je pense que le « corbynisme » est mort et qu’il s’est brisé sur la pierre de l’UE.

LVSL – Stuart Hall a acquis une notoriété importante en analysant le tatchérisme à travers une grille gramscienne, c’est-à-dire comme projet hégémonique, qui embrassait non seulement des transformations de l’économie, mais aussi de la culture et de l’identité du pays. Le New Labour de Tony Blair semblait aussi hégémonique à son apogée, du moins comme tatchérisme à visage humain. Pourtant, la société britannique et son champ politique connaissent aujourd’hui une situation de polarisation profonde en raison du Brexit et de la distance forte entre le programme de Corbyn et celui des conservateurs. Peut-on considérer que l’hégémonie des années 1980 et 1990 s’est désintégrée ? Comment  les concepts gramsciens peuvent-ils nous éclairer sur la politique britannique contemporaine ?

GH – C’est encore une très bonne question, assez difficile, mais très importante ! Je crois nous sommes actuellement dans une situation de « fin de la fin de l’histoire. » Entre 1989 et 2008, l’idée qu’il n’y avait « pas d’alternative » était complètement hégémonique. Le théoricien Mark Fischer parle du réalisme capitaliste. Ce capitalisme occupe progressivement l’horizon du domaine de l’imaginaire : il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme. Vous en arrivez à une situation où l’atmosphère politique est très déprimante et offre de bonnes raisons d’être pessimiste. Au moment du référendum de 2016, cette idée qu’il n’y avait pas d’alternative restait très présente. Tout le monde a donc été extrêmement surpris quand les résultats sont tombés, d’ailleurs, nous n’en avons toujours pas vu la couleur puisqu’il faut encore se battre pour sortir de l’UE.

À ce moment-là, la gauche était extrêmement désorganisée et faible. La classe ouvrière a été battue par Thatcher, puis frappée au sol par Blair et Cameron. C’est pourquoi nous parlons du Brexit comme d’un « moment démocratique sans mouvement démocratique » et c’est exactement ce qui s’est passé. Le référendum était une expression, certes imparfaite, de la demande de plus de souveraineté populaire. Les sondages qui ont eu lieu après le référendum ont montré ceci : la première raison pour laquelle les Anglais ont voté Leave était pour exprimer leur demande de démocratie ; et celle pour laquelle ils ont voté Remain concernait la peur que les choses s’enveniment.

Deuxièmement, la classe politique britannique a considéré que c’était le scrutin per se qui avait créé de la polarisation au sein de la société. Mais en réalité, cette polarisation était déjà sous-jacente : le niveau croissant des inégalités, le divorce de la politique avec la vie des classes populaires étaient déjà là ! Le concept le plus important pour qualifier cette situation n’est pas un concept gramscien, mais un concept du scientifique Peter Mair lorsqu’il parle de gouverner le vide. C’est-à-dire que le facteur dominant de la sociologie politique dans le Royaume-Uni d’après-guerre et dans l’Europe de l’Ouest est la baisse de la participation et de l’adhésion aux partis politiques et aux syndicats. Tous les fondements de la politique se sont évanouis, il ne reste que le vide. Les gens ne font plus partie de ces organisations qui faisaient le pont entre eux et la politique. Donc on voit la classe politique recluse à Westminster géographiquement, culturellement, loin de la population et en outre se tournant vers l’UE afin d’éviter les contestations internes.

Où est-ce qu’intervient Gramsci là-dedans ? Malheureusement je crois que dans la situation politique actuelle, il est principalement mobilisé pour justifier la guerre culturelle contre les gens qui ont voté pour quitter l’UE. Pour les « gramsciens » anglais qui en ont fait un théoricien de la culture, ce qui est un contresens, l’enjeu est de démontrer que cette classe ouvrière et ces 17,4 millions de gens en Angleterre qui ont voté Leave sont racistes, xénophobes et hostiles aux possibilités d’un avenir européen. Beaucoup de gens qui sont fermement « anti-brexit » associent le Brexit à un mouvement d’extrême-droite, à la xénophobie et à toutes les choses qu’il n’est pas ! Car le Brexit est une décision purement politique dont on doit encore déterminer les conséquences et les modalités. Malheureusement, c’est la gauche libérale, et non la gauche socialiste, qui domine les études gramsciennes.

LVSL – Vous êtes membre fondateur de The Full Brexit, une initiative d’activistes et d’universitaires qui réclament un « Brexit socialiste et internationaliste ». Cet euroscepticisme de gauche est une position minoritaire dans le paysage politique britannique, où la plupart des dirigeants de la campagne du Leave en 2016 étaient issus de la droite. Beaucoup pourraient même trouver votre position incompréhensible, car le Brexit est considéré comme étant étroitement associé au nationalisme. Pouvez-vous résumer vos principaux arguments en faveur du Brexit ? Dans la mesure où un Brexit socialiste ne semble pas être une option sur la table, croyez-vous toujours que le Brexit est souhaitable tel qu’il est mis en œuvre selon les termes de Boris Johnson ?

GH – L’argument le plus pernicieux et le plus mal avisé consiste à dire que le Brexit n’aurait de valeur que s’il mène directement, sans détour et rapidement, à un gouvernement Corbyn. C’est une position gauchiste et erronée ! En tant que socialiste, je suis pour la démocratie, qui est le concept politique le plus important à mes yeux. Le Brexit, comme je l’ai dit, est un moment démocratique sans mouvement démocratique. Quels sont mes arguments ? En premier lieu, je pense que la nature de l’UE n’a pas été très bien comprise par beaucoup de monde à gauche, ce qui est assez surprenant mais qui s’explique par la complexité du sujet. Je dirais que ce qui est central à propos de l’UE, de est qu’elle est à la fois non-démocratique dans sa structure interne, ce qui fait consensus, mais aussi anti-démocratique. Ce point est le plus difficile et important. L’adhésion à l’UE a un effet sur la politique interne des pays membres. Il y a deux arguments-clés : le premier concerne l’idée du vide de Peter Mair ; le second renvoie la théorie des États-membres. Nous disposons actuellement d’États-nations qui rentrent et qui sortent de l’UE et d’États-membres qui sont produits par l’UE.  Qu’est-ce que cela signifie ? Cela veut dire que l’adhésion à l’UE participe de la dynamique de réduction des capacités de décision de nos classes politiques et qu’elle constitue en elle-même un processus de transformation des États. Et c’est ce que l’adhésion à l’UE fait : elle réduit l’importance de la politique idéologique nationale et démocratique. Elle transforme le système en un gouvernement technocratique élevé au niveau européen.

Un argument courant est que l’UE serait un « super-État » qui brimerait radicalement notre souveraineté en nous disant quoi faire. Mais cette idée est fausse. Il faut plutôt s’intéresser à la relation entre l’UE et les États-membres.

Il y a deux autres éléments importants pour comprendre le Brexit. D’abord, la gauche a échoué à comprendre l’importance éventuelle du Brexit en tant qu’il aurait pu représenter un moment de repolitisation. La direction actuelle va au contraire dans le sens d’une tentative d’annulation du Brexit, ce qui serait à mon avis complètement dépolitisant et validerait complètement l’idée que les électeurs ne sont pas écoutés et que leur voix ne compte pas pour les élites. Ce que je ne peux pas approuver en tant que socialiste.

Deuxièmement, une annulation du Brexit serait un échec pour la classe ouvrière britannique et tendrait à accroître la frustration à l’égard de la démocratie parlementaire qui est en train de devenir une parodie de démocratie. Les gens ont voté, ils ont élu des représentants avec des instructions claires, mais celles-ci n’ont pas été mises en place car ces représentants n’aiment pas les instructions qui leur sont données. De ce point de vue, nous avons assisté ces dernières semaines à une reprise en main du pouvoir législatif, et il y a une dimension de classe dans ce processus. Dans ce scénario où on assiste à une tentative de contrer la composante populaire de la démocratie en utilisant sa composante légaliste, la gauche regarde actuellement du côté légaliste et non du côté du peuple qui a voté.

Il y a une dernière raison pour laquelle la gauche n’a pas été capable d’être plus attirante. On assiste à une scission profonde au sein de la gauche britannique entre sa composante socialiste et sa composante libérale. Beaucoup de gens qui occupent des places importantes dans les médias sont issus de la gauche libérale : ils ont des positions particulières qui conditionnent la manière dont ils vont répondre aux événements politiques futurs. Ils se voient comme des cosmopolites, des Européens, plutôt de la classe-moyenne, ils voient la démocratie comme un processus et une série de relations institutionnelles plutôt que comme un processus de participation de masse, de vote et de mobilisation populaire effective. Ils ont peur de la classe ouvrière du pays et pensent qu’elle est nationaliste, xénophobe et raciste. Ils s’appuient beaucoup sur l’antifascisme. Ils voient l’antifascisme comme l’une des tâches les plus importantes de la gauche alors qu’en fait le fascisme n’est pas du tout une menace pour la société britannique. Le nombre de fascistes est ridiculement bas. Les forces sociales fascistes n’existent pas à moins qu’elles n’émergent après la subversion du Brexit et après la prise de conscience que les leviers de la politique parlementaire ne sont pas suffisants pour satisfaire leurs intérêts. Quoiqu’il en soit, c’est une triste réalité à laquelle nous avons affaire parce que les gens qui se battent pour un gouvernement favorable aux travailleurs britanniques sont très peu nombreux.

LVSL – Vous êtes également l’un des co-animateurs d’Aufhebunga Bunga, autoproclamé « podcast politique mondial de la fin de la fin de l’histoire ». Pourquoi êtes-vous passé de la recherche universitaire au podcasting ? Quels sont les principaux thèmes sur le thème de la politique mondiale actuelle qui ont été traités dans le podcast jusqu’à présent ? Le nom « Aufhebunga Bunga » est surprenant : pourriez-vous nous aider à le comprendre ?

GH – Commençons par le nom. Si vous avez écouté le podcast, vous savez peut-être que j’ai une petite inclination pour les jeux de mots et les blagues absurdes. On voulait que ce soit une fête, mais nous voulions aussi une fête hégéliano-marxiste. Nous voulions le « bunga bunga » en référence à Berlusconi, dont le visage, le logo, est notre phare dans la nuit, notre glorieux leader, sur le podcast, et on voulait l’aufhebung, ce moment hégélien de synthèse et de sublimation vers le dépassement dialectique. Ce mélange synthétisait ce qu’on voulait faire. Le podcast a pris une certaine ampleur. On a des invités de marque et on essaye d’avoir des discussions sérieuses et en même temps pas trop ennuyeuses. On souhaite s’amuser en parlant de politique parce que si vous n’avez pas un minimum de sens de l’humour à l’égard de la situation de la gauche européenne, vous allez vite perdre la tête. Il y a deux idées qui ont suscité des réactions au lancement qui a eu lieu juste après l’élection de Trump, car on sentait que la politique allait de nouveau bouger et devenir intéressante, même si c’était sous ses pires aspects. Cela me fait penser à une petite anecdote : quand j’étais à l’université, au début des années 2000, certaines personnes avec qui j’étudiais rejoignaient le parti travailliste. Mais sous Blair, sous Brown pourquoi est-ce qu’on aurait envie de rejoindre le parti travailliste ? Il n’y avait qu’une seule raison : c’était un geste de carriériste puisqu’il n’y avait pas d’idées intéressantes ou de contenu à partir duquel discuter. Avec la « fin de la fin de l’histoire », on a donc juste voulu sceller cette idée que la politique était potentiellement de retour.

La classe politique ne peut plus comprendre, expliquer, ou répondre au changement politique. Cela explique la multiplication d’individus hors-sol qui répondent aux événements politiques récents avec une hystérie excessive et des explications ubuesques du type Cambridge analytica. Ils cherchent à expliquer comment les gens ont pu revenir à la politique sans faire ce qu’eux attendaient qu’ils fassent. Comme ils n’acceptent pas que les gens ne soient pas des centristes néolibéraux, ils expliquent leurs choix par des thèses complotistes. C’est un signe que le néo-libéralisme est en train de mourir. Ceux qui l’ont investi matériellement et culturellement sont menacés et cherchent à confirmer leurs préjugés de classe.

LVSL – Vous avez fait une tournée avec le Full Brexit au printemps dernier pour sensibiliser le grand public du Royaume-Uni à la question du Brexit. Qu’avez-vous observé au cours de la tournée au sujet des perceptions dominantes sur le Brexit ? Quelles leçons tirez-vous de cette expérience ?

GH – C’était une expérience intéressante. Nous avons organisé quatre événements dans le pays, en partenariat avec d’autres organisations. Nous avons essayé de déployer la force intellectuelle d’un Brexit pensé à gauche. D’une certaine manière, nous avons enfoncé des portes ouvertes : les gens venaient, ils étaient d’accord avec tout ce qu’on expliquait, mais demandaient ce qu’il fallait faire par la suite. Il y avait évidemment quelques désaccords parmi le public, on voulait que les gens aient le temps de poser des questions et de les formuler. Ce qui nous a surpris, c’est que même quelqu’un qui avait sa carte au parti conservateur comme il se décrivait lui-même avait acheté un exemplaire du livre de Lapavítsas, The Left’s case against the EU ! Le Brexit est donc un enjeu capable d’unifier largement derrière lui, d’autant plus que la classe politique semble être incapable de traiter cette question. Cette situation offre à la fois des opportunités et des menaces, car nous allons peut-être arriver à une situation où un nouveau report du Brexit est demandé, voire un second référendum. C’est un grand danger qui met en péril notre démocratie. D’ailleurs, au cours du début, un certain nombre d’arguments ont émergé.

Les premiers concernaient les principes, principalement en matière de démocratie. Ensuite, les arguments étaient d’ordre politique et stratégique afin de permettre à la gauche de gagner. Les troisièmes portaient sur la faiblesse de l’UE. Je pensais que les premiers arguments seraient hégémoniques et que les gens ne comprendraient que le point sur la démocratie, comme dans le livre de Lapavítsas. Mais c’est plutôt le troisième, celui sur l’échec de de l’Europe, qui a fait consensus. Je ne m’y attendais pas. Les gens venaient de tous les bords politiques, même si la gauche était surreprésentée. L’objectif est aussi de parler à des personnes qui viennent des Tories, voire de l’UKIP, mais qui pourraient être gagnées aux idées socialistes. Ces personnes développaient des arguments sur les contradictions qui étaient au cœur de l’UE, notamment autour de l’immigration et des frontières, ce qui a déchaîné des échanges particulièrement agités. C’était une bonne leçon politique pour nous. Comment tirer quelque chose de cela en montrant que le problème réside plus dans la liberté de circulation en Europe et qu’une frontière externe dure a un coût exorbitant ? Notre rôle n’est pas encore décisif, certainement car nous n’avons pas de figure identifiée.

Mais pour finir sur une note plus positive : il y a une campagne de gauche en faveur du Brexit et je fais partie de son groupe de travail, c’est une initiative intéressante et excitante. Nous avons constitué un groupe d’universitaires pour expliquer comment fonctionne la domination de la classe dominante sur les travailleurs britanniques, la réalité de la politique britannique et les causes de l’incapacité de la classe politique à régler les problèmes qu’elle doit gérer. Notre campagne s’adresse en particulier à la gauche du Labour. Elle est à l’état d’ébauche et nous avons prévu une série d’événements organisés par des volontaires.

LVSL – Pourquoi dites-vous que le corbynisme est mort ?

GH – Ça ne me met pas vraiment en joie de le dire, mais malheureusement le potentiel de transformation radicale du corbynisme est irréalisable dans le cadre de l’Union européenne. En privé, Corbyn est probablement favorable au Brexit, mais regardez les positions du parti travailliste aujourd’hui. D’ailleurs, il y a certaines personnes qui sont incapables de le comprendre et qui insistent sur la complexité de la situation interne du parti. Mais ce n’est pas le cas ! C’est un parti clairement très divisé, entre son aile droite qui est blairiste, particulièrement forte dans le groupe parlementaire, et un petit nombre d’activistes et de députés qui sont pour le Brexit. Le labour est en train de devenir un parti centriste, comme les libdems qui veulent annuler le Brexit à n’importe quel prix, les Tories veulent absolument le finaliser. Cette centrisation est notable. On l’observe dans les sorties des médias de l’establishment. On a vu le Financial Times publier un éditorial flamboyant en faveur de Corbyn et News Night traiter Corbyn avec un respect qu’on lui déniait complètement jusqu’ici. J’ai évidemment de la sympathie pour Corbyn, mais le fait qu’il n’ait pas été capable de négocier en interne pour canaliser les divisions est un problème majeur pour le Labour Party. Il semble assez clair aujourd’hui que la seule manière pour eux d’arriver au pouvoir est que l’explosion des Tories ait lieu avant celle du Labour. C’est triste à voir. Allen Jones a publié de très bonnes choses à ce sujet sur le site du Full Brexit. C’est triste de voir qu’il y a eu ce moment de mobilisation et de radicalité, notamment de la part des jeunes qui ont mis Corbyn au pouvoir, mais il semble aujourd’hui que cela est en train de se retourner contre les travailleurs britanniques. Ceux qui ont conduit à l’échec diront que de toute façon que les travailleurs britanniques étaient racistes, qu’il était impossible de la gagner à partir de nos positions de classe. Je pense que l’UE est le problème le plus important pour la gauche européenne et qu’il y en a trop peu dans la gauche britannique qui souhaitent comprendre ce que cela veut dire et les conséquences que cela aura sur la politique britannique.

Laura Parker : « Momentum est une organisation d’origine populaire »

Laura Parker, coordinatrice de Momentum, à la manifestation Stop the coup.

Laura Parker est la coordinatrice de Momentum, le mouvement né dans la foulée de l’arrivée à la tête du Labour par Jeremy Corbyn. Organisation dans l’organisation, le mouvement a bousculé la politique établie à travers des campagnes efficaces qui ont su mobiliser massivement sur tout le territoire britannique. Traversé par des contradictions sur le Brexit, nous avons voulu revenir sur son histoire et son positionnement.


LVSL – Pour commencer, nous aimerions que vous puissiez présenter à nos lecteurs votre organisation Momentum. Outre ses liens avec Corbyn et le Labour party, est-ce que vous pourriez revenir sur ses modalités d’apparition et ses modes d’action ? Quels étaient les réseaux préexistants et constitutifs de l’organisation ?

Laura Parker – L’origine de l’organisation remonte à la campagne de Jeremy Corbyn pour l’élection à la présidence du Labour Party en 2015. La façon dont les élections fonctionnent au sein du Labour pour le leadership fait que tous les candidats ayant reçu suffisamment de nominations de la part du groupe parlementaire travailliste auront accès à toutes les données concernant les membres du Labour. Jeremy Corbyn était donc l’un des quatre candidats en lice et il a mis sur pied une équipe de campagne, puis nous avons téléphoné aux membres du Labour au cours de l’été 2015 pour leur demander s’ils voulaient soutenir Jeremy. Lors de cette opération, nous leur avons également demandé s’ils étaient d’accord pour que nous restions en contact avec eux. Même si l’on raconte souvent que Momentum est une organisation d’origine populaire, ce qui se vérifie à bien des égards, le fait est qu’elle s’est formée à partir d’un nombre important de personnes dont les données étaient déjà enregistrées parce qu’elles étaient membres du parti. Ceci étant, le Labour a modifié ses règles pour permettre d’adhérer à un prix réduit, ce qui a conduit à son développement, et nous avons donc pu accueillir beaucoup de nouveaux adhérents grâce à la campagne en faveur de Jeremy Corbyn. Surtout, nous avons pu bénéficier d’une avance considérable car nous connaissions déjà les coordonnées de tous ces membres du Labour, ce qui nous distingue des nombreux autres mouvements de ce genre qui ont pu voir le jour.

Des milliers de personnes qui ont pu se détourner du Labour – ou comme moi qui n’avais jamais adhéré au parti – voulaient avant tout soutenir le projet politique de Jeremy Corbyn, qui a ensuite été élu en septembre 2015. De nombreux groupes se sont formés dans tout le pays. J’étais dans le quartier de Lambeth dans le sud de Londres et nous avions « Lambeth for Corbyn » : il y avait des groupes comme « Leeds for Jeremy », ou « Bradford supports Jeremy Corbyn for Leader ». Dans tout le pays, de nombreux groupes ont été mis sur pied. Mais ce que Momentum représente aujourd’hui a émergé d’une équipe de bénévoles très réduite d’environ trois personnes. À l’automne 2015, nous avons contacté tous ces soutiens et leur avons demandé de se joindre à un réseau qui est par la suite devenu Momentum. Ainsi, au cours de l’été 2016, lorsque Jeremy a dû revenir aux urnes pour obtenir le leadership du parti et qu’il y a eu une deuxième campagne, Momentum a fait émerger des groupes de militants dans tout le pays formant un réseau suffisamment souple pour qu’ils puissent décider de leurs propres priorités de campagne. Ainsi, à Lambeth, nous étions occupés à mettre fin aux fermetures des bibliothèques, parce que le conseil municipal était sous pression et que nous essayions d’empêcher la réduction des services publics. Dans d’autres régions du pays, différents groupes avaient chacun leurs priorités. En 2016, Momentum a mis son poids dans la balance pour conforter Jeremy Corbyn dans sa position de leader, fournissant ainsi une base de volontaires pour porter sa campagne. Puis nous avons recommencé à nous regrouper pour les élections générales de 2017, lorsque Momentum a pu jouer un rôle clé en mobilisant des activistes dans tout le pays, à l’aide de nouvelles méthodes de campagne inédites pour le Parti. Nous sommes tous des membres du Labour, mais nous sommes tous autour de Jeremy.

Depuis cette élection que nous avons failli remporter, nous avons essentiellement continué à accroître notre force en tant que groupe militant à travers le pays. L’organisation a trois objectifs principaux. Notre objectif global est évidemment de voir un gouvernement socialiste être élu. Au-delà de ça, nous cherchons à remporter des campagnes lors des élections municipales ou lors des élections de l’assemblée du Grand Londres. Nous avons d’ailleurs fait élire récemment un maire dans le nord de Tyne. Notre second objectif est de transformer le Parti travailliste en changeant ses procédures démocratiques et ses méthodes. Enfin, le dernier objectif est de participer à la construction d’un mouvement social plus large – en créant des liens entre le Parti travailliste, le mouvement syndical et les organisations issues de la base qui militent pour les droits des locataires et pour le climat. Récemment, nous avons fait partie de la grande campagne sur « stop the coup » avec d’autres groupes de campagne. Par ailleurs, nous cherchons à faire de l’éducation politique – nous sommes des partenaires proches du festival The World Transformed. Cette initiative a été lancée par les membres de Momentum. Elle permet de donner aux gens l’occasion d’avoir des débats de qualité et de reconstruire un parti doté d’une base idéologique plus solide. C’est ce qui constitue l’essentiel des raisons d’être de Momentum.

 

LVSL – Comment vous est venue l’idée du festival The World Transformed  ? Quel est l’objectif ?

LP – Deux militants de Momentum d’une vingtaine d’années sont à l’origine de la fondation de The World Transformed car ils ont estimé qu’il fallait constituer un espace pour avoir un débat politique digne de ce nom. L’appareil du Labour n’était pas favorable à Jeremy Corbyn, de telle sorte qu’une partie du débat politique que nous voulions avoir n’était pas si facile à obtenir au sein du parti. Ces deux personnes, avec d’autres, dirigeaient une série de débats appelée « Brick Lane Debates » dans le sud de Londres pour enseigner aux gens les principes de l’économie. C’était un groupe de gens qui avaient fait partie de Momentum ou qui gravitaient autour et qui ont tout simplement eu l’idée, probablement assis un soir autour d’un verre. Il y avait un appétit énorme pour le débat, alors que la machine du parti était opposée à Jeremy Corbyn, que cela semblait logique qu’une telle initiative émerge, même si cela représentait une quantité de travail considérable. En tout cas, il y avait un espace politique et une demande parallèle à la conférence du Labour, qui portait majoritairement sur le fonctionnement du parti.

The World Transformed a seulement fourni un espace différent où ceux qui avaient rejoint le Labour et qui étaient enthousiasmés par la victoire de Jeremy Corbyn puissent réellement parler de politique. Maintenant, au fil du temps et au fur et à mesure que la politique de Jeremy s’est enracinée et s’est intégrée au sein de la majorité du Parti, les relations se sont évidemment facilitées. L’autre aspect de cet évènement, c’est qu’il rassemble aussi des gens qui font partie de notre troisième objectif – la construction d’un mouvement social. Donc si vous allez à un événement de The World Transformed, vous rencontrerez beaucoup de gens qui ne font pas partie du Labour. J’ai pris la parole lors d’un événement l’année dernière, il y avait environ 120 personnes dans la salle, et quand j’ai demandé combien étaient adhérents au parti, ils ne représentaient même pas la moitié. Certains d’entre eux appartenaient au parti Vert, d’autres à une tradition anarchiste. Certains n’avaient aucune appartenance partisane voire étaient peut-être même d’anciens adhérents ayant quitté le Labour. The World Transformed est donc un espace pluraliste. Je dirais que nous sommes comme des cousins. C’est presque comme si nous [à Momentum] réalisions l’essentiel du travail concernant le Labour, et qu’ils réalisaient le travail à destination de l’extérieur du parti. Ce lien qui nous unit nous permet de construire ce mouvement social plus large.

LVSL – Depuis sa naissance, Momentum cherche à influencer la ligne politique du Labour, notamment en essayant de promouvoir des profils politiques marqués à gauche contre les députés issus du blairisme. De telle sorte que des figures centristes vous ont régulièrement attaqués et ont pointé votre « entrisme » dans le Labour. Où en est cette « guerre de position » dans le parti ?

LP – C’est une énorme hypocrisie de la part des gens que de laisser entendre que nous faisons de l’entrisme alors qu’il y a déjà eu des exemples de groupes similaires au sein du Labour. Il y a eu un groupe appelé Progress et qui a été fondé par Tony Blair. Il s’agissait davantage d’un groupe de relais avec le Parlement, mais axé autour du parti, de sorte que l’essentiel du pouvoir revenait aux députés. Notre approche relève d’une toute autre forme, visant à donner le pouvoir aux militants. Il a existé d’autres groupes comme Labour First et encore d’autres à différentes époques, et nous ne sommes en rien différents de ceux-ci – excepté que nous ne poursuivons pas un objectif étroit et intéressé, la preuve en est que nous avons fait campagne pour le Labour. En effet, lors des élections de 2017, nous avons fait campagne pour tous les députés travaillistes qui se présentaient partout dans le pays et pas seulement pour ceux qui étaient des soutiens de Corbyn. Malgré tout, beaucoup de gens apprécient vraiment Momentum et qu’ils comprennent que cette énergie militante est positive.

Bien sûr, si vous êtes contre la politique de Corbyn, vous serez contre Momentum. Par ailleurs, nous sommes devenus une cible facile, donc si quelqu’un de Momentum fait quelque chose d’un peu imprudent, un député de l’opposition aura tôt fait de s’exclamer : « Regardez, vous voyez ces gens de Momentum derrière Jeremy Corbyn ; ils mènent de terribles politiques d’intimidation, de haine… », ce genre d’inepties. De toute évidence, les choses se sont un peu calmées. Certes le moment est un peu tendu parce qu’il y a un processus en cours par lequel certains députés pourraient être ou non désignés comme candidats à leur propre réélection. Évidemment, dans certaines régions du pays, les militants du parti ne veulent pas toujours que leurs députés se maintiennent alors que les places sont rares, ce qui suscite évidemment l’inquiétude de ceux qui ne veulent pas perdre leurs sièges. Les choses sont en train de mûrir. Nous sommes invités à participer à un grand nombre d’activités officielles du Labour. Cette semaine, par exemple, je prendrai la parole au cours de sept débats, dont seulement deux d’entre eux sont au World Transformed. Tous les autres sont à la conférence officielle aux côtés des députés travaillistes. Cet après-midi, je m’exprime sur l’importance du vote pour la réforme électorale avec Steven Kinnock, qui est un député d’une aile très différente du Parti. Donc je pense que les gens se sont habituée à notre présence.

LVSL – Nés en 2015, vous avez réussi à fournir un souffle important en faveur de l’engagement politique des jeunes et du soutien à Jeremy Corbyn. La campagne de 2017 a été l’apogée de ce moment. Momentum revendiquait alors le fait de s’engager politiquement dans toutes les sphères de la société, au-delà de l’agenda du Labour. Par exemple, en organisant des crèches populaires pour pallier l’absence de l’État. Aujourd’hui, votre organisation semble s’être institutionnalisée à l’intérieur du parti et jouer avant tout le rôle de groupe d’influence. Partagez-vous cette lecture ?

LP – Au cours des différentes phases de notre courte histoire, nous avons eu diverses priorités. Il est vrai nous sommes moins dans une phase de construction du mouvement. C’est le reflet du travail considérable que nous sommes obligés de faire au sein de l’appareil du Labour afin de garantir que la politique de Corbyn reste mainstream dans les rangs du parti. Après tout, le Labour a un énorme passif institutionnel. La grande majorité des conseillers du Parti a été élue avant que Jeremy Corbyn ne prenne le pouvoir. Certains sont à gauche mais beaucoup d’autres ne le sont pas. Un nombre important de personnes qui travaillent pour le parti au sein de ses déclinaisons territoriales sont là depuis très longtemps. Certains d’entre eux changent de position pour être plus accommodants avec Corbyn, d’autres ne le font pas. Si nous n’exerçons pas d’influence envers les organes institutionnels du parti comme le Comité exécutif national [NEC], le Comité d’organisation de la conférence où les gens décident de ce qui doit être débattu au sein des conférences du Labour et au sein d’autres structures importantes du parti, cela limite notre impact extérieur. Malgré ce travail, nous devons continuer à exercer une pression populaire sur le pouvoir. Or, à certains moments, nous n’avons pas su gérer cet équilibre car nous avons cédé à la tentation immédiate de faire élire des gens dans les organes internes, parce que les élections fournissent un résultat rapide et tangible.

Nous avons mené ces activités dans le sens d’une réflexion sur la construction d’un mouvement externe plus long et plus lent, et c’est une tension constante entre ces deux objectifs. Finalement, la manière dont notre organe dirigeant fonctionnera sera déterminante. Nous avons un organe de direction, le National Coordinating Group et une équipe de bénévoles dont je suis à la tête, ce qui fait en quelque sorte de moi le lien entre ces deux pôles. Cependant, notre organe directeur a estimé dernièrement que nos priorités devaient consister à nous concentrer sur le travail interne au Labour. Pour ma part, j’aimerais que nos objectifs soient construits de façon plus équilibrée. Nous sommes en train de nous restructurer et de développer notre capacité à mener des campagnes externes en investissant davantage vers nos groupes et nos membres. Alors je pense que l’équilibre peut changer un peu, mais, encore une fois, il s’agit d’une tension constante. Je vois cela comme le signe que, depuis 2015, nous prenons à peine la mesure de tout ce qu’il y a à faire pour changer ce parti. Car que le blairisme a régné de 1997 à 2015, ce qui représente près de deux décennies. Renverser la situation prend du temps.

LVSL – Votre position sur la question du Brexit n’est pas évidente. D’une relative position de neutralité, de nombreuses figures de Momentum semblent désormais soutenir explicitement la demande d’un second référendum au cours duquel il faudrait faire campagne pour le Remain. Qu’est-ce qui a conduit à ce changement de ligne ?

LP – Momentum, historiquement, si on peut qualifier d’historique quelque chose qui a commencé il y a 4 ans, n’est pas un organe à caractère législatif. Il soutenait uniquement la politique du leadership du Labour. Personnellement, je dirais surtout que la ligne politique du leadership du parti n’a pas toujours été très claire. Par voie de fait, la position de Momentum n’a pas semblé claire non plus. Fondamentalement, nous avons essayé de soutenir la direction en tant qu’organisation qui avait cette tâche délicate d’équilibre, et tenté d’honorer le résultat du référendum qui, comme chacun sait, était très serré. Ce n’était pas une victoire décisive, ni pour le camp du Leave, ni pour celui du Remain. De toute évidence, au fur et à mesure que les négociations ont été menées par les Tories, ces derniers se sont radicalisés. De la même façon, beaucoup de ceux qui sont du côté du Remain s’accrochent vigoureusement à cette position. Ce que la direction du Labour essaye de faire a été de rester proche d’une position intermédiaire. De notre côté, nous avons, de façon générale, appuyé la direction.

Désormais, les dirigeants disent dans leur majorité qu’on devrait organiser un deuxième référendum. C’est la seule façon de résoudre l’impasse actuelle. Personnellement, j’en suis arrivé à la conclusion que nous aurions probablement dû avoir un deuxième référendum il y a un certain temps déjà. Même si, comme la plupart des gens, je ne suis pas très enthousiaste à l’idée d’assister à un autre référendum dont l’issue pourrait s’avérer terrible. À moins que ce référendum soit très bien tenu, il pourrait être source de division et ne pas nécessairement produire un résultat différent. Mais tant le parti travailliste que Momentum ont fait face à une position complexe parce que, contrairement aux Libdems qui ont juste à soutenir les 48 % de remainers, dans un contexte où le parti conservateurs n’incline plus seulement vers Leave mais désormais vers un Hard Brexit. Le Labour a tenté avec sincérité, sans grand succès, de combler la brèche qui divise les britanniques. Évidemment, les membres du Labour sont majoritairement favorables au Remain, mais les électeurs du parti, comme le reste de la Grande-Bretagne, ont des opinions très différentes. Certains sont focalisés sur l’idée que nous ne pourrons pas gagner une autre élection générale si nous n’occupons pas certains sièges dans le nord de l’Angleterre, qui appartiennent en théorie à la frange Leave du parti.

Dans la pratique, même au sein des circonscriptions traditionnellement travaillistes ayant votés Leave, la grande majorité des électeurs du Labour ont finalement voté Remain, parce que les leavers, qui l’ont emporté, sont des électeurs de l’UKIP, des gens qui n’avaient jamais votés auparavant, et seulement une petite partie de l’électorat du Labour. Mais pour ce qui est de gagner de nouveau ces sièges, il est clair que les dirigeants du Labour craignent que ce ne sera pas le cas s’ils ne maintiennent pas leur position initiale. Je dirais aussi que nous devons être très prudents avec ces régions du pays où le point de vue des leavers est écrasant. En fin de compte, la seule façon de s’en sortir malgré le gâchis actuel est d’organiser ce second référendum. Le Labour, contrairement aux autres grands partis, est doté d’un programme national de réformes massives. Je crois que nombre de nos électeurs qui ont votés Leave sont davantage intéressés par le programme politique national des travaillistes en faveur des services publics, des investissements, des réformes, des transports, de l’éducation, de la santé et du logement.

Nous sommes maintenant proches de la fin de ce qui aura été un processus très complexe et très désordonné. Mais lorsque nous avons sondé nos propres adhérents en 2018 sur la question du Brexit, la majorité des membres du parti et de de Momentum pensaient de façon écrasante (82%) que le Brexit serait nuisible pour nos quartiers, nos amis et nos familles, et ce avant même que n’arrive cet horizon du No-deal. De façon générale, les membres de Momentum sur la même longueur d’onde que la grande majorité des membres du Parti. Mis à part que nous mettons davantage l’accent sur le fait de s’assurer que peu importe la ligne que prendra le parti autour de la question du Brexit cela ne doit pas entraver le maintien de la ligne socialiste Labour. Nous ne voulons vraiment pas être de connivence avec des gens qui figurent à la droite du parti et qui ont utilisé le Brexit comme levier pour attaquer Jeremy Corbyn. Nous ne partageons pas leur ligne politique.

LVSL – Votre slogan « For the many, not the few » trace une démarcation nette entre la minorité privilégiée et la grande majorité du peuple britannique. Cette référence au peuple vous est disputée par Nigel Farage et Boris Johnson, qui pointent le refus des élites d’accepter le verdict du référendum de 2016 sur le Brexit. Votre parti, le Labour, mène actuellement une stratégie de blocage du Brexit au Parlement. N’avez-vous pas peur de renforcer la rhétorique de la droite radicale qui dénonce un complot des élites contre le vote populaire, et les laisser ainsi hégémoniser la référence au peuple ?

LP – Oui, c’est un grand risque et l’un des principaux débats au sein du Parti a été de savoir comment trouver une position concernant le Brexit qui n’encourage pas la droite et ne lui permette pas d’affirmer qu’elle est l’alternative populaire et radicale. Il s’agit d’un véritable combat pour nous du fait de la structure de la propriété des médias dans ce pays. Ces derniers sont détenus à environ 85% par la droite, qui est évidemment très favorable à Boris Johnson. Cependant, toute analyse rigoureuse de ces leaders montre l’imposture totale qu’ils représentent. Boris Johnson, Nigel Farrage et Jacob Rees-Mogg sont tous multimillionnaires. Ce sont eux qui gagneraient de l’argent avec un Hard Brexit.

Leur existence reste un défi pour nous et il y a eu de grandes tensions au sein du parti parce que certains ont préféré soutenir que nous ne devions pas nous éloigner des gens qui ont été tentés de voter pour le Brexit Party mené par Nigel Farage. Selon eux, si nous employions un certain langage trop pro-Remain, nous encouragerions l’extrême droite. L’autre école de pensée, dont je fais partie, estime que nous ne pouvons pas céder un seul pouce à l’extrême droite. Je pense que nous devrions aller dans les quartiers afin d’avoir des échanges avec les gens et de leur expliquer que leurs salaires ne sont pas faibles à cause des migrants mais parce que leur employeur ne les a pas payés : « votre grand-mère n’a pas obtenu sa prothèse de hanche non pas parce qu’un polonais l’aurait eue à sa place, mais à cause des diminutions de l’investissement dans le système de santé national au cours des dix dernières années. Votre salaire stagne depuis dix ans et ça n’a rien à voir avec l’immigré lituanien. » Ces questions ont représenté une source de tensions et de discussion continue sur la façon dont nous devions gérer la situation. HOPE not Hate organise d’ailleurs une conférence à laquelle je vais participer sur la façon de battre le Brexit Party. L’idée que si nous faisons preuve d’une certaine retenue, nous regagnerons des électeurs n’est pas forcément efficace. Vous ne pourrez jamais faire mieux que la droite sur son terrain, mais il s’agit là sans aucun doute d’une question importante sur laquelle il faut débattre.

Retranscription et traduction par Eugène Favier-Baron

Des européennes au Brexit : 20 ans de recompositions politiques au Royaume-Uni

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Image d’illustration

De l’introduction du scrutin proportionnel aux Européennes de 1999 à l’irruption du Brexit Party : les scrutins européens ont chamboulé le système politique britannique. Retour sur ces évolutions, accélérées ces cinq dernières années.


Les élections européennes de 1999 sont les premières élections à la proportionnelle au Royaume-Unis De nouveaux partis percent à cette occasion, comme l’UKIP avec 6,5 % des voix mais aussi les Verts avec 5,3% des voix. Grâce au scrutin proportionnel, ces partis obtiennent des élus. Ce que n’avaient pu avoir les Verts en 1989 malgré leur score de 14,5% des voix. Le vote pour ces partis devient perçu comme utile et fournit des élus européens qui leur permettent d’avoir un noyau dur de professionnels de la politique.

L’effet sur les partis traditionnel est non négligeable. Le Labour et les conservateurs passent de 59% des voix en 1999 à 48% en 2004 puis à 42,6 % des voix en 2009 avant en 2014 de remonter à 47%. Si on ajoute à ce total les libéraux démocrates, seul autre parti fortement représenté au Parlement britannique, on arrive certes à 71% en 1999 mais on tombe à 62,5% en 2004, à 56% en 2009 et enfin à 53, 6 % des voix en 2014. On note d’ailleurs que la remontée de 2014 du total des deux partis traditionnels de gouvernement s’explique par la cannibalisation des libéraux démocrates.

Les européennes ont donc habitué une proportion non négligeable des Britanniques à voter pour des partis non représentés à Westminter et a renforcé ces partis. Il s’agit de l’UKIP, parti eurosceptique de droite radicale, du BNP, parti d’extrême droite dure identitaire et raciste et des Verts sur une ligne de gauche libertaire favorable à l’Union Européenne.

Plus habituel au Royaume-Uni, le scrutin majoritaire favorise une offre politique binaire, sauf s’il existe des partis régionalistes assez forts qui peuvent s’implanter. Le parti national écossais (SNP) et le Plaid Cymru gallois ont profité tout à la fois d’une réaffirmation régionaliste celtique et de la création d’une gauche alternative au Labour. Dès 1974, ces partis ont obtenu quelques élus à la chambre des communes et se sont imposés en Écosse ou au pays de Galles comme un vote utile.

Les élections européennes de 2014 sont marquées par un séisme électoral. Ce n’est pas lié à la chute du bloc des partis traditionnels. L’important est qu’avec l’effondrement du BNP, l’UKIP franchit un cap et devient le premier parti en termes de voix. Peu après, le référendum d’indépendance en septembre 2014 obtenu par le parti national écossais polarise le débat politique en Écosse sur la question de l’indépendance. Les indépendantistes perdent avec 44.70% des voix. Le parti national écossais est le seul parti d’importance qui soutient l’indépendance de l’Écosse. Il est donc un débouché naturel pour cet électorat. Le SNP engrange des adhésions massives après le référendum et devient un  parti de masse en Écosse.

2015 ou l’élément déclencheur d’une recomposition en profondeur

Les élections de 2015 marquent un net bouleversement du paysage politique. Certes, le Labour et les conservateurs augmentent légèrement leur pourcentage de voix. Mais les libéraux démocrates disparaissent quasiment avec 8 élus et 8% des voix alors que le parti national écossais obtient 56 élus. S’il n’obtient que 4,7% des voix, son électorat est concentré en Écosse où il obtient 50% des voix. Enfin, l’UKIP n’obtient qu’un élu mais récolte 12,6% des voix.

Les analyses par classe sont encore plus intéressantes. En effet, les conservateurs gagnent un point mais en perdent 4 chez les ouvriers non qualifiés et 5 chez les ouvriers qualifiés. Au contraire, ils gagnent 4 points chez les classes moyennes et supérieures. Le Labour progresse légèrement chez les ouvriers. Enfin, avec 8% chez les classes moyennes et supérieures, 19% chez les ouvriers qualifiés et 17% chez les ouvriers non qualifiés, l’UKIP signale l’émergence d’un parti de droite radicale à l’électorat plus ouvrier que bourgeois.

L’émergence de l’UKIP signe le terme provisoire du clivage de classe comme structurant les clivages politiques en Grande Bretagne.

C’est une première au Royaume Uni pour un parti de droite. On peut relier cette force de l’UKIP dans l’électorat populaire à l’émergence locale antérieure du BNP dans certaines circonscriptions ouvrières. Celle-ci et la percée plus conséquente de l’UKIP peuvent s’expliquer par une opposition plus forte à l’UE et par des excès du modèle communautariste britannique dont témoigne de manière aiguë peu avant 2015 l’affaire de Rotherham. Si on additionne conservateurs et UKIP, ceux-ci obtiennent 51% des voix, 53% des voix chez les classes moyennes et supérieures, 51% des voix chez les ouvriers qualifiés et 44% chez les ouvriers non qualifiés. L’émergence de l’UKIP signe bien le terme provisoire du clivage de classe comme structurant les clivages politiques en Grande Bretagne.

Un Brexit qui rebat encore les cartes

Cameron a promis un référendum sur l’appartenance du Royaume Uni à l’aile eurosceptique de son parti. Il l’organise dès après les élections. Le score de l’UKIP inquiète alors les conservateurs. La campagne du référendum sur le Brexit bouleverse les appartenances partisanes. En effet, si les libéraux démocrates et les Verts s’engagent pour le Remain et l’UKIP s’engage pour le Leave, les conservateurs et les travaillistes sont profondément clivés. Le Labour prend officiellement position pour le Remain mais plusieurs députés forment un groupe en faveur du Leave. Corbyn, tout en prenant officiellement position pour le Remainn garde un profil très bas durant la campagne. Une grande partie des cadres conservateurs soutient un vote Leave, bien que la majorité reste fidèle à la position de David Cameron qui soutient un vote Remain.

Les résultats marquent une victoire pour les partisans du départ du Royaume Uni de l’Union Européenne qui obtiennent 51,89% des suffrages. Cependant, ils montrent aussi un Royaume-Uni clivé. La métropole du Grand Londres de même que l’Écosse ont voté massivement en faveur du Remain avec respectivement 60 et 62% des voix. Le clivage par classe réapparaît de manière flagrante avec 55,5% des classes moyennes et supérieures votant pour le Remain contre 63% des membres des classes populaires pour le Leave. Si la majorité de l’électorat conservateur, 59%, ont voté Leave, 64 % de l’électorat du Labour a voté Remain. C’est presque autant que les 69% de libéraux démocrates ayant voté Remain. Cela pose un réel problème au Labour d’autant que les deux tiers des circonscriptions ayant voté Labour ont quant à elles voté Leave.

Le retour trompeur d’un système partisan bipolaire classique

Dans ce contexte, les élections de 2017 traduisent une repolarisation paradoxale. En effet, depuis l’élection de Jeremy Corbyn, le Labour a connu un net tournant à gauche. Il s’est traduit par un afflux de jeunes militants qui en refont un parti de masse. Les résultats aboutissent à une repolarisation très forte avec une augmentation de 9,6 points pour le Labour et de 5,5 points pour les conservateurs. L’UKIP et les Verts s’effondrent avec 1,8% et 1,6% des voix. Cependant, bien que le Labour ait eu une nette évolution programmatique vers un discours plus à gauche, ce sont les conservateurs qui progressent le plus chez les classes populaires. Le Labour obtient 41% comme moyenne nationale mais 38,5% chez les classes moyennes et supérieures. C’est un pourcentage supérieur au score obtenu par le Labour de Tony Blair auprès du même groupe social en 1997. A l’inverse le Labour n’obtient que 41% chez les ouvriers qualifiés et 47% chez les ouvriers non qualifiés (contre 49 et 57% chez ces mêmes groupes en octobre 1974).

Si le Labour ne perd que 6 circonscriptions au profit des conservateurs et leur en prend 28, il s’agit de circonscriptions ouvrières qui furent des bastions du Labour comme Stoke-on-Trent South.

Inversement les conservateurs progressent de 12 points chez les ouvriers qualifiés ou non qualifiés et obtiennent 45% chez les ouvriers qualifiés et 38% chez les non qualifiés. Ce sont les meilleurs scores jamais atteints par les Tories auprès de ces groupes. Le Labour progresse particulièrement dans les zones ayant voté Remain et les conservateurs dans les zones ayant voté Leave.

Le vote UKIP puis le vote Leave ont pu servir de sas pour des classes populaires passant du Labour aux conservateurs. Cela est montré par les bascules de circonscriptions. En effet, le bastion historique et bourgeois de Canterbury bascule pour la première fois de son histoire au Labour. Si le Labour ne perd que 6 circonscriptions au profit des conservateurs et leur en prend 28, il s’agit de circonscriptions ouvrières qui furent des bastions du Labour comme Stoke-on-Trent South. Une circonscription que le Labour remportait avec 58.75% des voix en 1979 en pleine vague Thatcher. Le Labour est donc déchiré entre une aile souvent jeune et assez aisée favorable au Remain et un électorat ouvrier traditionnel favorable au Leave. Malgré son virage à gauche, son électorat en termes de classe sociale n’a jamais été aussi blairiste.

Vers l’intégration du Brexit comme élément structurant de la vie politique britannique

Enfin, les élections européennes récentes révèlent de nouveau le potentiel de recomposition de la vie politique britannique qu’avait révélé le Brexit et que l’élection de 2017 avait semblé enrayer. Entre temps, Nigel Farage a quitté l’UKIP, devenue un parti d’extrême droite anti-immigration et anti-islam traditionnel. Il a fondé le Brexit Party, dont le nom indique le programme.

De plus, excédé par l’absence de position pro-Remain affirmée par le Labour et par le virage à gauche de Corbyn, des députés du Labour ont fait scission. Rejoints par des députés conservateurs , ils ont fondé ChangeUK. Le Labour a en outre été affaibli par des accusations persistantes d’antisémitisme. Dans ce contexte, le Brexit Party a mené une campagne simple et efficace centrée sur Brexit means Brexit. Il cible les électeurs ouvriers du Labour ayant voté Leave ainsi que les conservateurs qui ne comprennent pas pourquoi leur parti n’est pas sorti de l’UE malgré le résultat du référendum.

Les conservateurs ont quant à eux offert un spectacle d’une division permanente, le cabinet de Theresa May étant devenu le lieu d’une guerre de tranchée entre Remainers et Brexiters. Les européennes ont marqué un triomphe pour le Brexit Party. Il obtient 30,5% de voix, soit 5 248 533 électeurs. Les partis clairement positionnés en faveur du Remain (libéraux démocrates et verts) s’en sont aussi bien sortis avec 19,6% et 11,8% des voix. Inversement, le Labour s’effondre avec 13,6% et les conservateurs subissent une déroute électorale avec 8,8% des voix. On peut enfin noter le bon score du SNP avec 37,8% des voix en Écosse. Enfin, Change UK fait un score très en dessous de ses attentes avec 3,6% et semble vouloir fusionner avec les libéraux démocrates. L’UKIP obtient un score équivalent mais ne va pas fusionner avec le Brexit Party car il occupe maintenant le créneau d’un parti d’extrême droite dure.

Certes, nous avons vu que les européennes se traduisaient depuis longtemps par des scores très inférieurs à leurs scores lors des élections générales pour le Labour et les Tories. Mais la différence est que leur base s’est tellement effondrée lors de ces élections européennes que cette fois ci le vote utile pour les élections générales pourrait être perçu comme le vote pour le Brexit Party pour les électeurs du Leave ou pour les libéraux démocrates alliés aux Verts pour les électeurs du Remain.

Les européennes ont déjà eu un impact : Change UK a implosé, la moitié des députés le quittant pour rejoindre les libéraux démocrates. Mais l’évènement le plus attendu a été l’élection partielle de Peterborough (où l’ancienne députée Labour a du démissionner suite à des affaires judiciaires). Une circonscription qui avait massivement voté pour le Leave et que le Labour avait remportée de justesse face aux Tories. Finalement et malgré des accusations d’antisémitisme à l’encontre de la candidate du Labour, celle-ci a gagné l’élection avec 31% des voix et 683 voix d’avance sur le Brexit Party. Celui-ci a affecté les conservateurs qui n’ont fait que 21% contre 29% pour le Brexit Party. Enfin, les libéraux démocrates n’ont fait que 12% (dans une circonscription peu favorable). La recomposition autour du clivage sur le Brexit semble donc se voir opposer un clivage socio économique réactivé par le Labour de Corbyn. C’est un problème vital pour les conservateurs : ils ne sont positionnés sur aucun des deux clivages. L’élection de Boris Johnson permet cependant aux conservateurs de se positionner sur un créneau favorable à un hard Brexit.

De même, le Labour tente d’imposer un clivage socio économique comme prioritaire. Il est cependant sous la pression de ses militants les plus favorables au Remain pour se positionner définitivement dans le camp du Remain. Cela force Corbyn à faire des concessions à cette aile.

L’élection partielle à Brecon et Radnoshire, dans une circonscription historiquement disputée entre les libéraux démocrates et les conservateurs se solde par une victoire des libéraux démocrates réduisant la majorité parlementaire de Boris Johnson à un siège. Mais les conservateurs obtiennent près de 40% des voix et les libéraux démocrates gagnent en grande partie grâce au soutien des verts, des régionalistes. Boris Johnson dont le parti s’envole dans les sondages pourrait faire jouer le vote utile pour siphonner le Brexit Party. Enfin, le Labour a un score anormalement bas de 5% (même dans une circonscription où il est historiquement faible) qui devrait inquiéter ses stratèges.

L’avenir de la vie politique britannique a donc 4 options : un quadripartisme aléatoire entre Brexit Party , conservateurs , Labour et libéraux démocrates (avec le SNP ayant aussi un certain nombre d’élus), un tripartisme où les conservateurs absorberaient le Brexit Party et où les libéraux démocrates seraient aussi forts que le Labour et un retour au bipartisme antérieur.