Razmig Keucheyan : “Le capitalisme génère en permanence des besoins artificiels”

Razmig Keucheyan, © Les Amis du Diplo

En septembre 2019, le sociologue Razmig Keucheyan publiait Les Besoins artificiels, comment sortir du consumérisme. “Le capitalisme engendre des besoins artificiels toujours nouveaux. Celui de s’acheter le dernier iPhone par exemple, ou de se rendre en avion dans la ville juste d’à côté. Ces besoins sont non seulement aliénants pour la personne, mais ils sont écologiquement néfastes” peut-on lire en première de couverture. Ironie du sort, quelques mois après sa sortie, l’épidémie Covid-19 rend les analyses de l’auteur plus que jamais éclairantes et nécessaires.


 

LVSL – En exergue de votre ouvrage, vous fondez la problématisation de votre propos sur la revendication d’un droit à l’obscurité. Cette revendication récente s’oppose à une forme de progrès : l’éclairage nocturne peut être perçu comme une conquête de temps et d’espace d’émancipation en dehors du travail. C’est ce qu’explique Rancière dans La nuit des travailleurs. Ainsi, un besoin n’est pas immuable et peut passer du statut de conquête à celui de nuisance.

Razmig Keucheyan – Le développement de l’éclairage artificiel a donné lieu, au cours des deux siècles passés, à une diversification sans précédent du spectre des activités humaines. Lire un livre après la tombée de la nuit, dîner entre amis au restaurant, se balader dans une ville seul ou en amoureux la nuit…

Ces activités devenues courantes seraient inconcevables sans lumière artificielle. Cette diversification des activités humaines est l’une des composantes du progrès, dont le sentiment est profondément ancré dans les habitus modernes.

“La nuit cesse d’être le moment du seul sommeil réparateur. Elle devient un lieu d’émancipation”

Pourtant, passé un certain stade, l’éclairage se transforme aussi en nuisance, en « pollution lumineuse ». Il complique par exemple la synthèse de la mélatonine, l’ « hormone du sommeil », générant des pathologies parfois graves. L’éclairage artificiel suscite également la disparition de la nuit. La nuit noire, l’observation des étoiles à l’œil nu est une expérience de moins en moins répandue dans les pays développés, ceux où les niveaux d’éclairage sont les plus élevés. Ce constat a donné lieu à l’émergence d’un mouvement contre la « perte de la nuit », qui revendique un « droit à l’obscurité ». C’est l’un des mouvements sociaux les plus intéressants de notre époque. Il lutte pour retrouver ce qui était auparavant un « donné » : l’obscurité, que le développement de la vie moderne met en péril.

Comme l’a en effet montré Jacques Rancière dans La Nuit des prolétaires, la nuit est un enjeu politique pour le mouvement ouvrier dès les années 1830. C’est le moment où les ouvriers échappent aux cadences infernales diurnes imposées par les patrons et deviennent enfin des « êtres pensants ». La nuit cesse d’être le moment du seul sommeil réparateur. Elle devient un lieu d’émancipation.

La différence avec notre situation présente est que les ouvriers évoqués par Rancière importent dans la nuit des activités qu’ils ne peuvent accomplir de jour, du fait de l’exploitation qu’ils subissent : penser, créer, s’organiser. Le mouvement contre la « perte de la nuit », au contraire, veut que la nuit demeure une temporalité autre, avec des activités – ou des inactivités – spécifiques.

Le prologue de mon livre concernant le « droit à l’obscurité » permet ainsi de problématiser la question des besoins : de quel niveau d’éclairage artificiel avons-nous vraiment besoin ? Son augmentation ininterrompue est-elle souhaitable ? Peut-on continuer à bénéficier de ce progrès, tout en maîtrisant les nuisances qui en découlent ?

Cela débouche sur la formulation de l’argument central du livre : les besoins sont toujours historiques, ils évoluent dans le temps, ils ne sont pas immuables. A ce titre, ils sont politiques, la délibération collective peut s’exercer sur eux. C’est un constat important dans le contexte de la transition écologique. Celle-ci consiste à déterminer quels besoins nous allons continuer à satisfaire, et quels besoins nous allons cesser de contenter, car ils ne sont pas soutenables. La transition écologique peut se résumer en un mot d’ordre : réinventer les besoins.

LVSL – Dans les Grundrisse, Marx met en avant l’existence de deux types de besoins : historiques et biologiques. Comment le capitalisme contemporain façonne-t-il nos besoins ? Assiste-t-on à une forme de dépossession du sujet quant à la construction des besoins ? Qu’ont tiré de cet enseignement les penseurs marxistes ?

Razmig Keucheyan – Le capitalisme a une relation perverse aux besoins. La solvabilité est son mantra : il satisfait un besoin si et seulement si la personne qui l’éprouve dispose de l’argent pour payer. Quand vous arrivez à la caisse d’un supermarché, vous ne dites pas : se nourrir est un besoin vital pour l’être humain, j’emporte par conséquent cette nourriture. Vous sortez votre porte-monnaie, et n’emportez la nourriture que si vous avez de quoi payer. Dans le cas contraire, deux possibilités se présentent. Ou bien vous vivez – plus exactement survivez – avec un besoin non satisfait.

Un rapport de l’ONU de 2019 établit par exemple que 820 millions de personnes de par le monde souffrent de malnutrition. C’est vrai dans les pays en voie de développement, mais aussi dans le Nord. Ou alors vous allez solliciter des institutions non capitalistes présentes dans les sociétés capitalistes : la famille ou l’Etat social, qui fonctionnent sur des critères autres que la solvabilité, et qui vous viendront en aide. Le capitalisme « pur » n’existe pas, il requiert depuis toujours le soutien d’institutions non capitalistes, notamment en matière de satisfaction des besoins.

En outre, le capitalisme génère en permanence des besoins artificiels, à la fois aliénants et non soutenables sur le plan environnemental. Cela est lié au productivisme et au consumérisme qui lui sont intrinsèques : la concurrence entre entreprises privées les oblige à produire toujours davantage, donnant lieu au déversement de marchandises nouvelles sur les marchés. Afin que cette rotation rapide soit possible, nous devons, nous, consommateurs, consommer toujours plus, afin de laisser la place aux marchandises suivantes. Et ainsi de suite, à l’infini.

Le consumérisme n’est pas une attitude naturelle chez l’être humain. Des besoins artificiels doivent être crées par des dispositifs spécifiques. Le consumérisme repose sur des institutions telles que la publicité, la facilitation toujours plus grande des conditions du crédit – ce que certains appellent la « financiarisation de la vie quotidienne »[1] – ou encore l’obsolescence programmée. Au cours du XXe siècle, les dépenses publicitaires des entreprises – multinationales en particulier – ont augmenté de manière vertigineuse.

Bien entendu, tous les besoins artificiels ne sont pas forcément nocifs. L’un des exemples les plus intéressants est celui du voyage. Voyager est partie intégrante de nos identités modernes. Quelqu’un qui n’aurait jamais voyagé aurait de toute évidence manqué une dimension importante de l’existence.

C’est la raison pour laquelle on encourage les jeunes à voyager, par exemple par l’entremise des programmes « Erasmus » à l’université. En ce sens, si voyager n’est pas un besoin « vital », au sens d’une condition de la survie, c’est néanmoins un besoin que certains qualifieraient d’« essentiel ». Plus exactement, c’est devenu un besoin essentiel : la « démocratisation » du voyage ne survient que dans la seconde moitié du XXe siècle[2]. Avant cela, il est réservé aux élites. Le voyage est donc un besoin essentiel construit historiquement.

Le paramètre qui change la donne est que la généralisation du voyage le rend écologiquement insoutenable. Les avions low cost permettent à des catégories nouvelles de la population de voyager, mais les émissions de gaz à effet de serre qui en résultent ne nous laissent pas d’autre choix que de les abolir le plus rapidement possible. Il faut d’ailleurs espérer que la pandémie débouche sur des évolutions en ce sens. Ceci nous incitera à imaginer des formes de voyage alternatives. Ce besoin typiquement moderne qu’est le voyage est sous-tendu par des aspirations complexes et contradictoires. C’est sur elles que doit s’exercer la délibération collective sur les besoins que j’évoquais.

LVSL – Votre ouvrage explique ce que sont les besoins « artificiels ». A l’heure où nous traversons une crise sanitaire sans précédent, beaucoup de personnalités, tant issues du monde politique, que du marketing, s’attachent à parler de la redéfinition des besoins. Pensez-vous qu’une situation de crise peut inciter à se défaire de certains besoins ou que cette prise de recul est circonscrite dans le temps de la crise ?

Razmig Keucheyan – Une crise aiguë comme la pandémie peut-elle donner lieu à une redéfinition des besoins ? Elle peut certainement stimuler notre imagination politique. De la révolution russe, Gramsci disait qu’elle était non seulement un événement politique, mais aussi un événement philosophique. Elle a produit des effets massifs et durables dans la pensée, conditionnant le développement intellectuel du XXe siècle à nos jours, aussi bien du côté des partisans que des adversaires de la révolution. Nul doute que la pandémie aura elle aussi des effets dans la pensée, bien sûr de nature différente.

“Le néolibéralisme était parvenu à nous inoculer la conviction que nul futur alternatif n’était possible.”

La pandémie peut aussi nous convaincre de la contingence de l’ordre social. Il faut prendre la mesure de ce qui se passe dans le domaine de l’économie : la crise a donné lieu à la suspension du jour au lendemain de dogmes néolibéraux présentés la veille comme sacrés, au nombre desquels les critères de convergence de la zone euro, qui ont notamment servi il n’y a pas très longtemps à étrangler le peuple grec.

Romaric Godin parle de « socialisme de congélation » pour décrire la manière dont l’Etat a placé l’économie dans une sorte de coma artificiel[3]. C’est sans précédent dans l’histoire du capitalisme. Le néolibéralisme était parvenu à nous inoculer la conviction que nul futur alternatif n’était possible. Le coronavirus est en train de faire en un rien de temps la démonstration du contraire. On sait depuis toujours que le néolibéralisme adore l’Etat quand il sert les intérêts du capital. Mais on était loin d’imaginer que c’était à ce point.

Une crise donne toujours lieu à un affaiblissement des déterminismes, et ouvre ainsi le champ des possibles. C’est un terrain de luttes, portant sur la définition des problèmes et les solutions à leur apporter. Mais la crise ne suspend pas pour autant les rapports de force. Tout ne devient pas subitement fluide. Les secteurs en position dominante au moment du déclenchement de la crise y entrent avec un avantage.

C’est pourquoi ils ont la capacité d’imposer leurs définitions et leurs solutions. En ce sens, la crise ne joue pas, à mon sens, en faveur des forces progressistes ou radicales, parce que celles-ci étaient faibles et dispersées lors de l’entrée dans la crise.

D’un point de vue programmatique, la gauche radicale est prête à gouverner. Par exemple, le « Green new deal » de Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez, malgré ses limites, est une plateforme électorale à même de rassembler de larges secteurs. Sa mise en œuvre donnerait lieu à une transformation de grande ampleur de nos sociétés. Il existe des plateformes similaires dans les gauches radicales de nombreux pays.

Ce qui manque encore, c’est un « bloc social » majoritaire qui pourrait voir dans un tel programme l’expression de ses intérêts de classe, plus précisément des intérêts d’une alliance de classes dont le socle seraient les classes populaires. Même si les vents contraires sont forts, l’émergence d’un tel bloc social n’est pas à exclure dans les années qui viennent.

LVSL – Vous identifiez des moyens afin que les citoyennes et les citoyens se réapproprient leur existence, notamment l’investissement dans des associations de consommateurs. Ce type de comportement est pour l’heure marginal en France. Pensez-vous que ce type de structure est pour autant suffisant pour construire des rapports de force vis-à-vis de grands pourvoyeurs de besoins artificiels tels que Amazon ?

Razmig Keucheyan – Parmi les expériences ensevelies sous les décombres du XXe siècle, il y a la « démocratie des conseils », centrale dans tous les épisodes révolutionnaires depuis au moins la Commune de Paris[4]. Au cours de ces épisodes, démocratie directe « par en bas » et institutions représentatives ont coexisté dans une tension conflictuelle souvent féconde. Émergeant sur le lieu de travail et dans les quartiers, les conseils ont été un moyen d’approfondir la démocratie, en la faisant notamment entrer dans le champ de l’économie, autrement dit en politisant cette dernière.

La « démocratie des conseils » suppose une articulation nouvelle entre l’échelon local – les conseils d’usines et de quartiers – et celui de l’Etat. La souveraineté n’est plus entièrement contenue en ce dernier, elle se casse en deux, et cette cassure déclenche une dynamique porteuse d’avancées politiques et sociales.

“Ce qu’il nous faut réinventer, c’est une pensée de l’articulation conflictuelle entre le local et l’étatique.”

Notre capacité à réfléchir en ces termes s’est considérablement affaiblie. Aujourd’hui, à gauche, certains sont obsédés par l’échelon local : les ZAD, Tarnac, les ronds-points ou le municipalisme libertaire inspiré de Murray Bookchin. Bookchin développe un fédéralisme permettant d’ « emboîter » les échelons politique supérieurs dans les échelons inférieurs. Mais sa pensée ne me paraît pas très sophistiquée sur ce point. D’un autre côté, on trouve des penseurs qui consacrent beaucoup d’énergie à essayer d’expliquer aux premiers que tout ne peut s’organiser à l’échelon communal, que pour combattre le marché efficacement il faut lui opposer une force de puissance équivalente : celle de l’Etat.

Ce qu’il nous faut réinventer, c’est une pensée de l’articulation conflictuelle entre le local et l’étatique, sur le modèle de la « démocratie des conseils » que j’évoquais. Dans des sociétés complexes comme les nôtres, on ne fera pas sans parlements, où s’expriment les intérêts contradictoires en présence. De même, la transition écologique suppose de mobiliser tous les leviers de l’Etat, sa capacité à impulser une dynamique de transformation à grande échelle et affectant toutes les sphères. Cependant, l’Etat et les institutions représentatives doivent être placés en tension avec des organisations à la base : des conseils d’un genre nouveau, qui prendraient place sur le lieu de travail et dans les quartiers.

“Le consommateur devait utiliser son pouvoir pour influer sur le fonctionnement des entreprises, sur ce qu’elles produisent et comment elles le produisent.”

Comment réinventer la démocratie des conseils au XXIe siècle ? L’hypothèse que j’explore dans le livre consisterait à créer des « associations de producteurs-consommateurs ». En étudiant l’histoire des associations de consommateurs, on s’aperçoit qu’au moment de leur création, au début du XXe siècle, elles s’intéressaient non seulement à la consommation, comme aujourd’hui, mais également aux enjeux de production, par exemple aux conditions de travail ou au niveau des salaires.

Le consommateur devait utiliser son pouvoir pour influer sur le fonctionnement des entreprises, sur ce qu’elles produisent et comment elles le produisent. Ces associations, souvent radicales, étaient plus proches des syndicats qu’à l’heure actuelle. De l’alliance des deux résultait un répertoire d’action efficace, combinant la grève (interruption de la production) et le boycott (interruption de la consommation). Au cours du XXe siècle, syndicats et associations de consommateurs se sont progressivement éloignés : les premiers s’occupant exclusivement de ce qui relève du monde de la production, les secondes de celui de la consommation.

Il est urgent de recoller ce que le XXe siècle a séparé, d’où l’idée d’associations de producteurs-consommateurs. Les enjeux de production et de consommation ne doivent plus être posés séparément : ils doivent l’être conjointement, au sein des mêmes organisations. La question qui doit sous-tendre l’action et la réflexion de ces associations de producteurs-consommateurs est : que faut-il produire et pour satisfaire quels besoins ? Elles seraient donc le lieu où la délibération sur les besoins prendrait place. En leur sein seraient débattus les grands choix d’investissement et de production. En somme, elles seraient une instance de coordination de l’économie, se substituant aux mécanismes marchands.

LVSL – Dans Les Besoins artificiels, vous évoquez l’idée séduisante du « communisme du luxe ». Pourriez-vous revenir sur la définition de ce concept et sa genèse ?

Razmig Keucheyan – L’idée de « communisme du luxe » remonte à la Commune de Paris. L’historienne Kristin Ross a écrit un beau livre sur le sujet[5]. Elle y évoque le manifeste de la Fédération des artistes de Paris d’avril 1871, rédigé par Eugène Pottier – l’auteur des paroles de l’Internationale – qui se conclut par ces mots : « Le comité concourra à notre régénération, à l’inauguration du luxe communal et aux splendeurs de l’avenir, et à la République universelle. »

Aujourd’hui, l’expression « communisme du luxe » est employée dans certains courants des pensées critiques, notamment l’ « accélérationnisme »[6]. L’idée est que le communisme est virtuellement déjà présent dans nos sociétés, qu’il s’agit d’en accélérer l’advenue, en favorisant l’émancipation des nouvelles technologies de l’emprise du capital.

Le sens dans lequel j’emploie la notion de « communisme du luxe » est différent. Comme l’ont montré Thorstein Veblen et Pierre Bourdieu, les inégalités de classe s’appuient dans nos sociétés sur des hiérarchies d’objets. La possession d’un objet de luxe permet de se « distinguer ». Une piste qu’à ma connaissance ils n’ont pas exploré est que ces inégalités reposent notamment sur la possession d’objets de qualité plus ou moins bonne. Pour résumer, aux classes dominantes les objets « haut de gamme » : robustes, composés de matériaux nobles et à la pointe de la technologie. Aux classes populaires la civilisation du jetable, le « bas de gamme ». La distinction n’opère donc pas seulement par l’attribution aux objets de caractéristiques symboliques différentes, elle est également basée sur leurs caractéristiques réelles.

« Communisme du luxe » signifie : qu’adviendrait-il en matière d’inégalités si on rompait avec la civilisation du jetable, et qu’on imposait le « haut de gamme » pour tous ? Cela peut se faire par la loi, sous-tendue par un rapport de force politique. Que se passerait-il si les biens de qualité n’étaient pas réservés aux dominants ?

La fin du jetable ralentirait le rythme de l’arrivée sur le marché de marchandises toujours nouvelles, puisque des objets plus robustes seraient moins souvent remplacés. Elle freinerait le productivisme et le consumérisme, qui ont pour condition la mauvaise qualité des produits. Cela court-circuiterait par ailleurs l’un des ressorts de la distinction, qui ne pourrait donc plus s’appuyer sur des différences de qualité des biens. L’une des hypothèses du livre est que la lutte des classes a également cours dans l’univers des objets. « Des objets haut de gamme pour tous ! » devrait être un mot d’ordre du mouvement social.

LVSL – La rupture avec le marché tel qu’il existe aujourd’hui est, selon vous, rendue possible par l’émergence d’une structure de besoins « universalisables ». Pouvez-vous revenir un peu plus en détail sur ce qu’est cette structure de besoins universalisables ?

La notion de besoins « universalisables » est une référence à Kant : « Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée par ta volonté en une loi universelle. » L’idée est simple : il s’agit de soumettre la redéfinition des besoins qui s’opérera avec la transition écologique à un impératif « universaliste » du même ordre. La structure des besoins – ou pseudo-besoins – d’un consommateur américain, de toute évidence, n’est pas universalisable : si tout le monde consommait autant, les ressources naturelles s’épuiseraient en un rien de temps, et les pollutions se multiplieraient. La soutenabilité doit donc être un impératif catégorique de la délibération sur les besoins. Cet impératif est notamment défini par les connaissances scientifiques concernant ce que les écosystèmes peuvent supporter.

Mais la notion de « besoins universalisables » signifie aussi que la redéfinition des besoins doit être soumise à un impératif d’égalité. En France, les 10% les plus riches émettent huit fois plus de gaz à effet de serre que les 10% les plus pauvres. Ce rapport est de vingt-quatre aux Etats-Unis et de quarante-six au Brésil[7]. Pourtant, parallèlement, les classes populaires sont les principales victimes de la crise environnementale.

Ce sont elles qui endurent le plus fortement les catastrophes naturelles, les pollutions, ou l’effondrement de la biodiversité. Pour elles, c’est donc la double peine : elles ne sont pas les principales responsables de la crise environnementale, mais elles la subissent de plein fouet. Il s’agit même d’une triple peine, puisque ce sont sur les classes populaires que les gouvernements font peser de manière disproportionnée le coût de la transition, comme en a témoigné en France l’épisode calamiteux de la taxe carbone, qui a déclenché le mouvement des gilets jaunes.

Ainsi, l’idée de « besoins universalisables » exige que l’impératif de soutenabilité soit combiné à un impératif d’égalité. La transition écologique ne se fera pas sans le consentement des classes populaires. Or celles-ci doivent être convaincues que la transition sera l’occasion pour elles de vivre mieux dans un monde moins injuste. L’égalité est donc un but en soi, mais c’est aussi une méthode, qui rendra la transition écologique possible.

Références :

[1] Randy Martin, Financialization of Daily Life, Philadelphie, Temple University Press, 2002.

[2] Bertrand Réau et Saskia Cousin, Sociologie du tourisme, Paris, La Découverte, 2009.

[3] Romaric Godin, « Quelles politiques face à la crise économique ? », in Mediapart, 5 mai 2020, disponible à l’adresse : https://www.mediapart.fr/journal/france/050520/quelles-politiques-face-la-crise-economique

[4] Yohan Dubigeon, La Démocratie des conseils. Aux origines modernes de l’autogouvernement, Paris, Klincksieck, 2017.

[5] Kristin Ross, L’Imaginaire de la Commune, Paris, La Fabrique, 2015.

[6] Nick Srnicek et Alex Williams, « Manifeste accélérationniste », disponible à l’adresse : https://www.multitudes.net/manifeste-accelerationniste/

[7] Lucas Chancel, Insoutenables Inégalités. Pour une justice sociale et environnementale, Les Petits Matins, Paris, 2017.

L’audace de commencer : stratégie pour un autre monde

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Grande horloge, Musée d’Orsay, Paris © Erik Witsoe

« Le jour d’après ne sera pas comme le jour d’avant » a promis Emmanuel Macron, dans son discours aux Français, le 16 mars dernier. On voudrait y croire. À condition qu’il ne soit pas le jour que nous préparent ceux qui ont démontré leur goût pour la morale des indifférents : il faut que tout change pour que rien ne change. À condition qu’il soit le véritable commencement d’un nouveau siècle, libéré de la force d’inertie vertigineuse provoquée par la soumission de l’avenir à la répétition du présent. À condition qu’il débute « dès maintenant » et que dans le vacarme du moment, nous parvenions à distinguer les paroles salutaires des lieux communs. Stratégie alors pour temps de détresse : 1. Se prémunir contre ceux qui prédisent, un peu trop vite, l’effondrement du capitalisme. 2. Comprendre ce qui nous arrive. 3. Agir pour faire naître l’autre monde.


I. L’effondrement qui ne viendra pas et l’arnaque du « monde d’après »

Le glas du capitalisme ?

Un refrain médiatique et politique voudrait que l’on sonne enfin le glas du capitalisme et de ses avatars : productivisme, mondialisme, néolibéralisme. La pandémie de Covid-19 viendrait en effet comme radicaliser les failles d’un système et le précipiter dans sa chute. Une hypothèse largement partagée depuis la gauche de la gauche jusqu’aux plus réactionnaires, qui entretiennent l’espoir secret de leurs grands soirs respectifs : révolution pour les uns, retour à la tradition pour les autres. Cette convergence, pourtant, loin de nous réjouir, devrait susciter notre méfiance. Comment expliquer en effet que les plus farouches adversaires s’accordent soudainement dans un même requiem ? Par-delà leur détestation conjointe des « enchantements démocratiques du narcissisme marchand » [2] et la désignation sans équivoque de leur ennemi commun, c’est aussi le recours tacite à un logiciel historique, que l’on croyait obsolète, qui vient éclairer cette conjonction. Le marxisme vulgairement diffusé, prévoyant l’effondrement nécessaire du capitalisme sous le poids de ses contradictions, trouve à s’hybrider avec les nouvelles thèses effondristes et collapsologistes qui annoncent la fin prochaine du monde. Curieux climat apocalyptique d’époque, qui conduit à faire ressurgir les vieux démons déterministes et téléologiques, où tout est joué d’avance et où chaque signe des temps est interprété à la lumière d’un : « On vous l’avait bien dit ! ».

“Curieux climat apocalyptique d’époque, qui conduit à faire ressurgir les vieux démons déterministes et téléologiques, où tout est joué d’avance et où chaque signe des temps est interprété à la lumière d’un : « On vous l’avait bien dit ! »”

Il convient pourtant de rappeler les nombreuses critiques qui se sont élevées contre cet historicisme de boulevard, certes commode par sa prétention à l’explication exhaustive, mais faisant l’impasse sur la véritable dimension historique de l’expérience collective, à savoir son irréductible contingence. Dans un entretien daté de 1974, Hannah Arendt mettait ainsi en garde contre tous les prophètes de la nécessité historique : « Comment est-il possible qu’après coup il semble toujours que ça n’aurait pas pu se passer autrement ? Toutes les variables ont disparu et la réalité a un impact tellement puissant que nous ne pouvons pas prendre la peine d’envisager une variété infinie de possibilités ». [3] Face au choc mondial provoqué par l’apparition du coronavirus, il est en effet tentant d’oublier son origine : une zoonose supplémentaire (maladies transmissibles de l’animal à l’être humain), dont la propagation n’avait rien d’inscrit dans l’ADN du capitalisme. Non qu’il faille entièrement dédouaner ce dernier, le saccage environnemental auquel il s’adonne n’a pas été sans effets sur le biotope et a multiplié les risques pandémiques, mais tout du moins se prémunir des raisonnements trop mécanistes. Car la célébrité fulgurante du pangolin – petit animal qui aurait fait office d’agent transmetteur du SARS-CoV-2 – semble avoir éclipsé un autre spectacle qui suivait très bien son cours, où l’on renvoyait déjà chacun chez soi, à coup de réduction des libertés publiques, pour faire avaler la pilule des réformes à l’agenda. Manière de rappeler que le néolibéralisme, mutation contemporaine du capitalisme, est loin d’avoir épuisé ses ressources et qu’il est prêt à tous les sacrifices pour assurer sa survie.

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René Magritte, La Décalcomanie, 1966. Centre Pompidou, Paris © Ωméga *

Penser « le monde d’après »

L’injonction soudaine à penser « le monde d’après » de la part de ceux qui se contentaient très bien du « monde d’avant », apparaît déplacée sinon hypocrite à la lumière de cet autre possible, où l’heure actuelle pourrait tout aussi bien être à la bataille pour les « droits qui restent ». Fiers cependant de leur indépassable dialectique de crise – d’ailleurs, elle-aussi, fille de l’historicisme –, ils brandissent partout qu’au négatif succèdera le positif. Et d’autres de concert, y compris leurs opposants, les rejoignent pour être « force de proposition ». Florilège des promesses et des initiatives qui menacent de se solder par leur insignifiance. Celle, bien sûr, du président de la République, Emmanuel Macron, qui par un revirement de stratégie communicationnelle a souhaité s’afficher comme un nouveau héros national. C’est tout juste s’il n’affirmait pas : « Je vous ai compris ». Gloire pourtant de courte durée ; lorsqu’il a assuré, par exemple, vouloir placer la santé « en dehors des lois du marché », on a cru à une mauvaise plaisanterie – tandis que l’ensemble du personnel soignant est demeuré bouche bée face à tant de cynisme. Les masques n’ont pas tardé à tomber, comme en témoignent les récentes déclarations du directeur de l’Agence régionale de santé du Grand Est [4]. En dépit de la pression sanitaire, ce dernier n’a pas remis en cause la suppression de 598 postes et 174 lits d’ici 2025. Pilotée par le « comité interministériel de performance et de la modernisation de l’offre de soin », la subordination de l’hôpital public aux logiques de rentabilité est donc loin d’être enterrée.

“L’injonction soudaine à penser « le monde d’après » de la part de ceux qui se contentaient très bien du « monde d’avant », apparaît déplacée sinon hypocrite à la lumière de cet autre possible, où l’heure actuelle pourrait tout aussi bien être à la bataille pour les droits qui restent.”

Les responsables politiques n’ont pas fait beaucoup mieux. « 58 parlementaires appellent les Français à construire le monde d’après » titrait ainsi LCP, à la suite de la publication d’un communiqué commun. Parmi les signataires, des macronistes déçus et convaincus ainsi que des députés affiliés à divers groupes (Libertés et territoires, Mouvement démocrate, Socialistes et apparentés, UDI Agir et Indépendants, non-inscrits) et un constat d’une lucidité éblouissante : « [Cette crise] a violemment révélé les failles et les limites de notre modèle de développement, entretenu depuis des dizaines d’années ». Fort heureusement, une nouvelle plateforme vient d’ouvrir, lejourdapres.parlement-ouvert.fr, afin de procéder à une concertation collective et d’envisager des mesures, capables d’alimenter « un grand plan de transformation de notre société et de notre économie » ! L’épiphanie collective semble être de mise et certaines propositions, pareilles à de véritables oasis dans le désert : « Revalorisation de 200 euros nets mensuels pour les aides à domicile, aides-soignantes, infirmières et autres agents hospitaliers, TVA réduite sur les biens de consommation issus de l’économie circulaire, relocalisation de l’activité industrielle en France et en Europe, etc. » Un sursaut de bonne volonté, qui enverrait presque au chômage technique les dangereux « gauchistes ». Chez eux, néanmoins, la riposte se prépare aussi : « Effondrement, décroissance, relocalisation… Comment la gauche pense l’après-coronavirus », résume Le Monde. Cette dernière risque pourtant d’achopper sur les mêmes dilemmes qui la traverse depuis l’échec de la troisième voie et du social-libéralisme.

Une de presse au lendemain de la signature des Accords de Grenelle, 28 mai 1968 © Archives Le Monde

Plus révélateur encore est l’appel de certains universitaires à un « Grenelle du Covid-19 » dont la bienpensance démocratique fragilise l’ambition de son apostrophe. « Concertation », « efficacité », « transparence » disent en creux les promesses édulcorées d’une modernité libérale à bout de souffle. Le choix même d’emprunter la mémoire du Grenelle traduit une flexibilité, sinon une méconnaissance historique ; comment comparer les accords qui surviennent au terme d’un des plus longs conflit social [5] de ces dernières décennies, à l’immobilisation forcée engendrée par la crise du coronavirus ? Rien n’assure non plus que, du côté des citoyens, s’affirme la volonté de négocier avec des dirigeants qui n’ont cessé de les trahir. Enfin, on ne saurait trop mettre en garde contre l’espérantisme dont témoigne la tribune : « Nul ne peut dire quand nous pourrons sortir du confinement. Pourtant, nous avons besoin d’espoir. […] Préparer collectivement l’avenir, s’affranchir de l’imminence de la fin du mois pour mieux surmonter la fin du monde, voilà ce qui nous donne espoir ». Outre le mauvais détournement du slogan « fin du monde, fin du mois, même combat », il est nécessaire de réaliser qu’on ne « surmonte pas la fin du monde » et que l’on ne s’affranchit pas miraculeusement de la fin du mois. Bien au contraire, il s’agit de les affronter avec la plus grande exigence et la plus grande responsabilité. L’« espoir », sinon, aura bientôt la même couleur que celui des timides progressistes de l’entre-deux-guerres, qui, en fantasmant l’horizon, laissent brûler la maison.

II. Crises et châtiments : stratégie du choc et illusions perdues

Le pire est à venir

Et il y a de nombreuses raisons de s’en inquiéter ; car avant la crise rédemptrice viennent d’abord les signes de normalisation d’un état d’exception. Parmi les avertissements les plus radicaux, celui d’Agamben qui, interrogé par Le Monde [Comment sera, selon vous, le monde d’après ?], n’a pas hésité à répondre : « Ce qui m’inquiète, ce n’est pas seulement le présent, mais aussi ce qui viendra après. » [6] Si l’avis du philosophe n’a pas manqué de déclencher des polémiques en Italie [7], conduisant certains à l’accuser de minimiser la crise sanitaire au nom de la liberté, il n’en demeure pas moins que sa mise en garde conserve de sa pertinence : « Une société qui vit dans un état d’urgence permanent ne peut pas être une société libre », renchérit-il. État d’urgence qui devient également prétexte, lors de chaque crise, à pratiquer abondamment la stratégie du choc, formalisée par Naomi Klein [8]. Des mesures « provisoires » deviennent bientôt des mesures durables et contribuent à abattre les derniers régimes de protection, s’interposant entre les velléités néolibérales et les droits des citoyens. Pour s’en convaincre, la loi urgence coronavirus a démontré sa formidable capacité à démanteler le droit du travail, en ouvrant la voie à la multiplication des dérogations post-crises pouvant, par exemple, orchestrer le passage de la semaine de 35h à la semaine de 60h. Autre cas, celui de la généralisation d’un capitalisme de surveillance, où les méthodes de récolte des données et de traçage des individus, d’abord présentées comme des moyens d’assurer la « sécurité sanitaire publique », présagent de se transformer en outils supplémentaires de l’arsenal sécuritaire dont dispose déjà l’État. Agamben, loin alors d’être le seul à appeler à la prise de conscience, est secondé par la voix des juristes et des avocats : tandis que Dominique Rousseau a pris soin de retracer la logique d’urgentisation qui gagne nos sociétés depuis plusieurs années, François Sureau a, quant à lui, invité à se demander si nous voulions « vivre dans une société où l’État sait en permanence qui se trouve où » [9].

“État qui, aux mains des gouvernements actuels, trouve d’ailleurs très bien à s’allier avec leur projet économique. La mise en place d’un néolibéralisme autoritaire articule en effet le projet historique de ce dernier avec sa condition d’effectivité pratique.”

État qui, aux mains des gouvernements actuels, trouve d’ailleurs très bien à s’allier avec leur projet économique, contrairement aux idées reçues. La mise en place d’un néolibéralisme autoritaire articule en effet le projet historique de ce dernier avec sa condition d’effectivité pratique. L’ouvrage de l’historien François Denord, Néolibéralisme : version française, retrace notamment les ramifications intellectuelles d’une idéologie, construite autour d’un paradoxe : celui « d’imaginer l’État comme l’acteur de son propre dessaisissement » et de faire naître « un interventionnisme libéral » [10]. À mille lieux donc du libéralisme classique et son « laissez-faire ». Précieux rappel qui devrait nous vacciner contre les mirages d’une politique de « relance », en pleine crise sanitaire, dès lors qu’elle est menée par ceux qui ne savent que trop bien comment employer les ressources de l’État à leurs avantages. Problème, pour imposer un tel programme de dérégulation régulée, il faut parvenir à passer outre les forces sociales qui manifestent leur résistance à cette marchandisation intégrale et à ce désencastrement de l’économie des structures collectives, selon la thèse de Karl Polanyi [11]. Quelle meilleure stratégie alors qu’un gonflement de l’appareil répressif, désormais régisseur disciplinaire et organe centralisé de contrôle [12], profitant de chaque prétendue « menace », pour s’inventer de nouveaux instruments, capables de décourager et de faire taire les plus farouches ?

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La surveillance généralisée pourrait bien être une des caractéristiques du “monde d’après” © Rostyslav Savchyn

La difficile reconquête

Face à cet « état d’exception dans lequel nous vivons [qui est devenu] la règle », Walter Benjamin nous pressait, déjà en 1940, de « faire advenir le véritable état d’exception » [13]. Celui qui, nourri de la tradition des opprimés, entendait instaurer un ordre émancipé d’une histoire reproductrice des injustices. Si l’injonction du philosophe allemand n’a pas pris une ride, elle semble pour l’heure difficile à accomplir. Et pour cause : le défi premier est celui de la solidarité, mise à mal par l’« individualisme possessif » [14] et peinant à faire corps, par-delà les moments de crise. La rhétorique de l’union nationale et l’applaudissement enthousiaste des soignants par « les Français » chaque soir à leurs fenêtres cachent une méfiance réciproque, qui ne manquera pas de ressurgir, une fois que la vie aura repris son cours – et dont on a pu voir les traces dans les comportements pointés comme « inciviques », à l’instar des razzias en règle, dans les supermarchés. Mais il serait trop facile d’en rester là, de jeter l’opprobre sur les « méchants égoïstes », renvoyant à nouveau chacun à sa morale personnelle. Il s’agit aussi de souligner les mots trop bien choisis : « distance sociale ». Circulez, il n’y a rien à voir. L’espace public devient désert et l’on comprend la prudence de ceux qui garderont « leurs distances » une fois le confinement levé. On comprend aussi ceux qui, de nouveau prisonniers de l’ombre après l’épisode d’une gloire éphémère, garderont rancune face à cette « société du mépris » [15], soucieuse de retrouver sa confortable apathie. On comprend enfin ceux qui, en colère, cèderont à la vindicte et chercheront, à tout prix, « des responsables ». Autant d’indignations qui, à défaut d’un nouveau contrat social mis clairement sur la table, s’exposent à se concurrencer et à défaire les véritables liens, dont nous avons tant besoin.

“Autant d’indignations qui, à défaut d’un nouveau contrat social mis clairement sur la table, s’exposent à se concurrencer et à défaire les véritables liens, dont nous avons tant besoin.”

Autre danger, celui du « retour » d’une gauche palliative – certes volontaire, mais condamnée à l’enfermement des « mesurettes », répondant à un impératif démocratique immédiat, mais perdant de vue la force d’innovation qu’il s’agit désormais d’incarner. Éloquent est à ce titre le débat qui s’annonce autour du revenu de base, dont il ne faut pas laisser le monopole aux libéraux de tous bords. Auquel cas, ces derniers se réjouiront de s’en servir pour s’acheter bientôt une conscience sociale et écologique ; on distribuera des « minimums », non par souci de la vie bonne et digne, mais pour mieux pallier les chocs subis par le système économique. L’interruption de la machine productiviste pourrait même trouver grâce à leurs yeux, à condition qu’elle soit temporaire, qu’elle permette de « refaire une santé à la planète », et qu’on puisse reprendre de plus belle. L’enjeu, désormais, pour le camp adverse, est d’articuler aux « mesures » un « modèle » : qu’au revenu de base réponde toujours une conception renouvelée du travail, à l’image de celle développée par le sociologue Bernard Friot [16]. Une « révolution » d’autant plus urgente que la crise sanitaire, que nous traversons a jeté une lumière plus crue sur les inégalités socio-économiques, dépendantes d’une organisation du travail à deux vitesses, où les plus nécessaires sont aussi les plus précaires, et subissent la romantisation outrancière du confinement des bullshit jobs temporaires. D’aucuns y déchiffreraient une manifestation supplémentaire de l’opposition entre bloc populaire et bloc élitaire [17], qui, si rien n’est fait, pourrait favoriser l’arrivée au pouvoir des populistes de droite. En Italie, où la pandémie de Covid-19 a sévi avec le plus de virulence, l’on s’inquiète déjà de l’après, qui sera fonction de « la qualité ou de la médiocrité de nos dirigeants actuels ». « S’ils échouent, l’histoire nous enseigne que ce genre de crises profite souvent au pire », remémore Jacques de Saint-Victor. [18]

III. Une crise peut en cacher une autre

Crises et catastrophe

À la crise sanitaire succédera la crise économique, « pire que celle de 2008 » annoncent les médias, en passe de transformer le coronavirus en « coronakrach ». Les observateurs plus avisés feront néanmoins remarquer que la pandémie n’est que l’« élément détonateur » et non l’origine directe de la nouvelle crise financière. Les signaux étaient déjà au rouge depuis plusieurs mois, ce qui témoigne là encore de l’instabilité d’une économie financiarisée. Parmi les lanceurs d’alerte, Gaël Giraud, ancien évaluateur de risques bancaires et ex-chef économiste de l’Agence française du développement, soulignait dans nos colonnes, en novembre 2019 : « Nous sommes probablement à la veille d’une nouvelle crise financière majeure. » Une succession de crises qui n’en finit donc pas, à tel point que le sentiment de vivre dans un monde en crise permanente, ne cesse de s’intensifier. Un double-piège puisqu’il conduit à deux phénomènes contraires : insécurité radicale pour les uns, habituation pour les autres. Et l’on finit par manquer cruellement de discernement à l’égard de toutes les menaces, qui tantôt se complètent, s’annulent ou s’aggravent mutuellement. Pour échapper à cette matrice « de crises », une distinction s’impose entre deux termes, rendus trop souvent équivalents par le discours médiatique et politique : « crise » et « catastrophe ». Tandis que la crise, aussi éprouvante soit-elle, peut se prévaloir d’un « après », la catastrophe, elle, est suspendue à un temps conditionnel. Bruno Latour peut ainsi déclarer : « Si nous avons de bonnes chances de « sortir » de la première [la crise du coronavirus], nous n’en avons aucune de « sortir » de la seconde [la catastrophe écologique]. » [19]

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Le sociologue et philosophe, Bruno Latour © Wikimedia Commons

Le schéma, pourtant, n’est pas binaire. Il se complexifie dès lors qu’on comprend que la catastrophe englobe toutes les crises présentes et à venir et inversement, que les crises ne sont pas sans effets sur la catastrophe. Le SARS-CoV-2 est une « maladie de l’anthropocène », a notamment indiqué Philippe Sansonetti, microbiologiste et professeur au Collège de France [20]. D’aucuns préféreraient le terme de « capitalocène » [21] qui met en cause, non pas les conséquences des actions de l’homme sur l’environnement, mais bien plutôt le modèle productiviste, adopté depuis l’entrée dans l’ère industrielle. La dénomination semble en effet mieux choisie. Pour preuve, le confinement de la moitié de l’humanité a enrayé la machine : retour du chant des oiseaux, transparence retrouvée des canaux vénitiens, respiration du ciel de Chine, le temps de la dissipation du nuage de pollution provoqué par la suractivité des usines.

“Immense paradoxe : nous voilà arrivés à un stade de développement tel, qu’une maladie du capitalocène conduit finalement à modérer les conséquences néfastes de ce dernier. […] Il est au moins à envisager que cette « coronapocalypse » réveille ceux que le sommeil capitaliste a enveloppés.”

Immense paradoxe cependant, car nous voilà arrivés à un stade de développement tel, qu’une maladie du capitalocène conduit finalement à modérer les conséquences néfastes de ce dernier. Absurdité, cercle vicieux, c’est selon, mais il est au moins à envisager que cette « coronapocalypse » réveille ceux que le sommeil capitaliste a enveloppés. Elle pourrait aussi agir comme ces « récits de la fin du monde », dont parle J.-P. Engélibert, dans un livre d’époque, Fabuler la fin du monde – La puissance critique des fictions d’apocalypse. À l’heure où la fiction et le réel s’entrecroisent, il est salvateur d’entendre le message qu’il délivre : « Fabuler la fin du monde n’est synonyme ni de l’espérer ni de désespérer de l’éviter, mais peut signifier tenter de la conjurer et ainsi rouvrir le temps. » [22]

Leçons d’indifférence collective

À condition toutefois que l’on parvienne à se défaire de notre indifférence collective, plus ou moins librement consentie, loin d’ailleurs d’être le seul fait de notre contemporanéité. Dès le début du dix-neuvième siècle, ce qu’on ne nomme pas encore « catastrophe écologique » est présagée, dès lors que les idéaux des Lumières se marient avec les transformations économiques et donnent naissance aux rêves du progrès et de l’abondance – rêves aujourd’hui sérieusement remis en cause. Malgré cela, la catastrophe, bien que de mieux en mieux documentée, n’en a pas perdu sa puissance déresponsabilisante. Au contraire, à mesure que croît la banalisation du désastre à venir, s’affaiblit la conviction de pouvoir s’y opposer. Günther Anders, journaliste et philosophe allemand, a formulé avec une grande justesse, la morale qui tend à s’imposer face au danger de la catastrophe : « On crèvera tous ensemble. » [23] Et s’il rapporte cette expression, à la suite d’un échange avec un passager, lors d’un voyage en train, à propos de la menace nucléaire, elle continue de nous permettre de déchiffrer une certaine attitude face à la catastrophe écologique. « Le défaut dont il souffrait, écrit Anders, n’était manifestement pas un aveuglement face à l’apocalypse mais plutôt une indifférence à l’apocalypse. » Autre genre d’une tragédie des communs, la catastrophe est trop immense, « trop grande pour être seulement mienne ou tienne », qu’elle annule la capacité à s’y rapporter, tandis que la doctrine des « petits gestes » subit l’effet pervers inverse. La question est, en définitive, toujours la même : comment quitter l’indifférence ?

L’hypothèse du moment voudrait que le choc causé par la pandémie de coronavirus agisse comme un « déclic » – qu’elle soit enfin « la crise de trop ». Dans les pages du Monde, on pouvait lire : « La crise due au nouveau coronavirus est vue comme l’occasion de faire table rase. Un moment de conscientisation collective express, une sorte de crise salvatrice. » [24] Plus prudente, la philosophe Cynthia Fleury précise : « L’un des enjeux majeurs de cette épidémie est d’apprendre à construire un comportement collectif face au danger. » [25] Il y a en effet de sérieuses raisons de douter de l’équation crise est égal à collectif ; il est, en revanche, plus juste d’affirmer la nécessité de recréer ce dernier. Comment ? En débutant par valoriser le projet d’une ambitieuse refondation du lien générationnel. Abîmé par de multiples causes [26], il est aujourd’hui, plus que jamais, nécessaire de réinscrire une continuité entre les générations qui cohabitent au sein d’une même société, mais aussi entre celles passées et à venir. Car nous sommes toujours déjà précédés : biologiquement, certes, par nos parents, mais aussi, historiquement, par ceux qui nous lèguent, sans testaments, leurs combats. Nous sommes également, non pas « responsables » de ceux « d’après », mais à notre tour de futurs légataires, « On ne crèvera pas encore tous ensemble. » Alors, dans ce temps qui reste, il nous faut perpétuer l’élan du « prendre soin les uns des autres » qu’a ranimé la crise sanitaire et lutter contre toutes les causes des violences intergénérationnelles qu’elle a également dévoilées en opposant, par exemple, « les jeunes » intouchables et les « vieux » vulnérables.

“Dans ce temps qui reste, il nous faut perpétuer l’élan du « prendre soin les uns des autres » qu’a ranimé la crise sanitaire et lutter contre toutes les causes des violences intergénérationnelles qu’elle a également dévoilées.”

Une page de notre histoire, qui s’est déroulée pendant la Révolution française, nous rappelle qu’il avait jadis été question de créer deux chambres parlementaires : l’une des anciens, l’autre de la jeunesse. « La première sera la sagesse de la République, la seconde, son imagination » proclamaient les révolutionnaires [27]. Et pour ceux que l’éloquence ne saurait persuader, une autre proposition, plus subversive encore, est sur la table : elle s’appelle Métamorphoses. « La métamorphose est la continuité entre tous les vivants présents, passés et futurs […] Chacun de nous est la vie des autres » soutient le philosophe Emanuele Coccia [28]. Vertige que de se figurer tous dépendants d’une même existence ? Il y a de ça, oui. Mais également une perspective tout aussi palpitante, car la métamorphose est imprévisible et source intarissable de renouveau : « Les virus nous rappellent que n’importe quel être peut détruire le présent et établir un ordre inconnu. » [29]

IV. Le temps du changement

« Comme si de rien n’était »

On voudrait y croire. « Est-ce vrai, enfin, rien ne sera plus comme avant ? » Avant de se laisser séduire, il nous faut faire détour par une dernière étape et renverser la question. Pourquoi les choses continuent-elles toujours comme avant ? Pourquoi, après chaque crise et ses mirobolantes promesses, cet insupportable retour au même ? L’écrivain Franz Kafka peut nous guider, lui qui écrit, dans la fulgurance de l’aphorisme : « « Il retourna alors à son travail comme si de rien n’était. » Cette observation nous est familière parce qu’elle procède d’une grande quantité obscure de vieux récits, même si elle n’apparaît peut-être dans aucun d’eux. » [30] C’est qu’il ne faut pas sous-estimer la puissance des histoires – de celles qu’on se raconte, mais surtout de celles qu’on nous raconte. D’abord, celle de « l’état naturel des choses » : elle a grandi à mesure de la victoire du libéralisme économique. Si bien que nous voici désormais dans ce qui ressemble à une étrange impasse : comment se libérer du libéralisme ? Puis, celle de « l’absence d’alternative » : elle s’est confirmée à mesure que nous rendions nos armes. Enfin, celle de « la fin de l’histoire », qui, pour sa part, s’est ridiculisée. Mais la rengaine est déjà ancienne, on a prédit beaucoup de fins qui ne sont pas arrivées. Pour autant, il ne faut pas sous-estimer la force d’inertie qui travaille l’Histoire. Marx, dans Misère de la philosophie, insistait déjà : « Il y a eu de l’histoire, mais il n’y en a plus. » [31] La « bourgeoisie », une fois arrivée au pouvoir, maintient sa domination et perpétue des « lois naturelles indépendantes de l’influence du temps » [32]. À moins que nous ne reprenions le contrôle du temps, à moins que nous ne parvenions à nous tirer des filets de la résignation, à moins que, cette fois-ci, nous n’y retournions pas. Pas comme ça. Pas avec les mêmes conditions. Pas avec cette existence au rabais, où il faut apprendre à « se contenter de ce qu’on a » et à « s’estimer heureux d’avoir un toit sur la tête ». « Le bonheur n’a de valeur que s’il est commun et partagé » rappelle Thomas Branthôme [33]. Pour conjurer alors la tentation du renoncement, c’est à l’expression de tous les « quand même », qu’il faut s’attaquer ; à tous ceux qui essaieront, « quand même, il faut y retourner… », on répondra non.

“Il ne faut pas sous-estimer la force d’inertie qui travaille l’Histoire. […] À moins que nous ne reprenions le contrôle du temps, à moins que nous ne parvenions à nous tirer des filets de la résignation, à moins que, cette fois-ci, nous n’y retournions pas. Pas comme ça. Pas avec les mêmes conditions. Pas avec cette existence au rabais.”

La seule stratégie d’immunité collective qui vaille est donc désormais celle contre l’oubli, car il est la véritable assurance vie d’un système injuste. « Nous n’oublierons pas » écrivait Andy Battentier, dans nos pages, pour appeler chacun d’entre nous à exiger que nos gouvernants rendent leurs comptes – eux, qui d’ailleurs s’en inquiètent déjà [34]. Plus encore, il s’agit de ne pas oublier tous les « héros du quotidien », tous ceux qui ont continué à prendre des risques pour assurer le confort des autres. Et quelle violente réalité, quand Paris découvre, par exemple, que ceux qui la font vivre sont ceux « d’au-delà du périph’ », pour qui elle n’a d’habitude guère d’égards [35]. Enfin, il s’agira plus fondamentalement de ne pas oublier que le changement ne doit plus être fonction de nouveaux drames ; qu’il ne faut plus attendre des milliers de morts, dont nombreux ne bénéficient plus même d’un deuil honorable, pour finalement comprendre que nous devons entièrement modifier nos priorités. Car chaque vie doit être protégée – et toutes celles qui le peuvent, être sauvées. Très loin, très loin de cette « médecine guerre », dont il nous faudrait nous accommoder « en temps de crise », et qui cherche à nous expliquer lesquels méritent de ne pas mourir [36].

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Le temps à l’arrêt © Emiel Van Betsbrugge

Si l’on se promet alors qu’il n’y aura pas de crise de plus, accepterions-nous de tout arrêter ? La pandémie de coronavirus est décrite, sous la plume de plusieurs intellectuels, comme « un signal d’alarme », venant « mettre à l’arrêt le train fou d’une civilisation fonçant vers la destruction massive de la vie » [37]. D’autres théorisent la révolution comme « frein d’urgence », dans le sillage des travaux de Walter Benjamin [38]. Mais cette dernière pour se parachever tient peut-être, non pas seulement au geste d’interruption, mais à notre capacité de faire durer cette suspension, au moins le temps qu’il faudra. Serions-nous assez visionnaires pour parier ainsi sur un autre avenir ? Face au « confinement temporel » [39], qui est l’autre nom de notre absence d’horizon, il faut écrire un avenir qui ne ressemblera pas à tous les autres. Un avenir qui doit se penser depuis le moment radicalement singulier qui est le nôtre : à la fois temps conditionnel de la catastrophe écologique qui guette, mais aussi temps résolument ouvert. François Hartog, dont les travaux font autorité sur l’histoire et la sociologie du temps [40], vient tout juste d’écrire, « trouble dans le présentisme », où il affirme que « la crise actuelle pourrait bien ouvrir sur un temps nouveau. » [41]

Le courage de commencer

Notre tâche toutefois est grande, car si le temps est ouvert, encore faut-il s’y infiltrer. Rappelons Blanchot qui, commentant René Char, poète de la Résistance, n’a pas manqué de clairvoyance : « L’avenir est rare, et chaque jour qui vient n’est pas un jour qui commence. » [42] Il n’y a en effet de commencements, que là où nous passons à l’action. Certains ont déjà pris les devants, « les forces vives » ont fissuré l’immuable et l’inéluctable. Les brèches sont nombreuses, entre celles creusées depuis les anciennes places occupées, jusqu’aux derniers soulèvements des gilets jaunes, sans évidemment négliger toutes les batailles sociales, pour le droit du travail, pour les retraites, pour l’hôpital. Non qu’elles soient équivalentes et qu’elles « convergent » entre elles, avec le projet d’un programme commun, dont on leur a toujours reproché le défaut. Leurs finalités n’étaient pas de préparer les élections, mais de préparer le terrain. Désormais, il est l’heure d’être à la hauteur des premiers, qui ont été courageux. « Avec le souci d’agir. Dès maintenant » écrit Serge Halimi « car, contrairement à ce que le président français a suggéré, il ne s’agit plus d’« interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde ». La réponse est connue : il faut en changer. » [43] Nous en avons une occasion historique, comme en atteste l’intuition soudainement partagée d’un « kairos », pour reprendre un terme des Grecs, qui voulaient, par-là, signifier « cet instant opportun qui transforme un événement en commencement historique, qui produit un avant et un après » [44]. Et l’historien Jérôme Baschet d’ajouter : « Le XXIe siècle a commencé en 2020, avec l’entrée en scène du Covid-19. » [45] Précisons, à condition que nous soyons prêts, car le virus, lui, n’a que faire de nos calendriers.

“Rappelons Blanchot qui, commentant René Char, poète de la Résistance, n’a pas manqué de clairvoyance : « L’avenir est rare, et chaque jour qui vient n’est pas un jour qui commence. » Il n’y a en effet de commencements, que là où nous passons à l’action.”

Le sommes-nous ? « L’alternative » tant fantasmée est-elle disponible ? Le débat est ouvert : certains n’y croient pas. Le sociologue Michel Wieviorka persiste, dans une tribune publiée dans Libération [46], « Les jours heureux sont pour demain », pas pour maintenant. En cause selon lui, l’absence « d’acteurs et de pensées politiques », capables de « se projeter vers un futur » et de « transformer la situation ». Il poursuit : « Nous ne voyons guère pour l’instant se constituer les lieux, les forces et les idées d’un New Deal ou d’une Reconstruction. » À l’inverse, nous répliquons qu’il y a des acteurs et des pensées politiques et que ne se profile, à travers ces dernières lignes, qu’un délit d’attentisme, qui risque d’ailleurs de nous faire perdre notre « kairos ». L’autre monde ne sera pas « livré », il ne sera pas prêt-à-l’emploi. Il n’adviendra seulement que si la multiplicité des forces à l’œuvre dans nos sociétés se conjuguent. Beaucoup sont déjà là, dès lors qu’on apprend à mieux observer : forces programmatiques (scénarios et plans de financement de la transition écologique ; préservation et réinvention de l’État social ; rénovation de la démocratie et réaffirmation la souveraineté populaire [47]), forces idéologiques (renaissance d’un socialisme-écologique, non-productiviste, porté par le Green New Deal [48] ; renouveau du républicanisme, coloré de l’héritage jacobino-marxiste), forces intellectuelles (refondation épistémologique de l’histoire soutenue par Jérôme Baschet [49], éclairage des idées politiques apporté par Pierre Charbonnier [50], renaissance d’un féminisme anticapitaliste venu des États-Unis et des travaux de Nancy Fraser [51]), forces citoyennes, enfin – nombreux sont ceux qui s’activent partout sur le territoire et qui sont prêts.

“Le défi, à présent, n’est plus de « penser » l’autre monde, mais de le concrétiser.”

Le défi, à présent, n’est plus de « penser » l’autre monde, mais de le concrétiser. Dans son ouvrage, ambitieusement nommé Utopies réelles, traduit en français en 2017, le sociologue Erik Olin Wright insiste sur la nécessité de combiner trois stratégies que le socialisme a pourtant historiquement dissociées : une stratégie révolutionnaire et « rupturiste », une stratégie interstitielle correspondant au développement en marge de l’État de communautés « alternatives », une stratégie symbiotique fidèle au jeu institutionnel des démocraties et reposant sur les luttes de la social-démocratie. Il se pourrait que les deux premières soient adoptées : kairos révolutionnaire, brèches communautaires. Manque à l’appel la subversion du jeu institutionnel, dont une force politique émergente doit absolument se saisir. Mais ne nous y trompons pas, la transformation du monde ne sera envisageable que si les forces politiques se changent en forces socio-politiques. Pour cela, il nous faut gagner une autre bataille : celle du probable et du possible. Nous avons désormais “grâce” à la crise sanitaire, de notre côté, la preuve qu’une volonté politique ambitieuse peut prendre des décisions tout aussi ambitieuses. Il nous reste à convaincre de la possibilité d’un another way of life. La société de production, la société de consommation, la société du spectacle ont fait leur temps. Ces dernières ont su conquérir les imaginaires ; notre tâche est d’en faire de même.

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“La Liberté guidant le peuple” d’Eugène Delacroix, actualisé par les Gilets jaunes. Graff par PBOY © Wikimedia Commons

Ainsi, la politique commence avec l’imagination. Jacques Rancière affirme, qu’au moment de la Révolution française, « c’est cette imagination politique qui a changé le monde » [52]. Et si elle « manque cruellement aujourd’hui », selon lui, charge à nous de l’alimenter ; en détournant les médiums qui nous enferment, en lisant, en écrivant, en parlant, en créant [53]. En retrouvant une « joie brute », que Spinoza considérait comme le remède aux passions tristes, qui ont plus facilement tendance à gagner la population [54]. En luttant, ultimement, contre nous-mêmes ; car notre pire ennemi, outre l’infinie résilience « du système », est aussi notre douce servitude. Faire tomber alors la stratégie du passager clandestin et déminer le cercle infernal du « j’agis, seulement si toi d’abord » ; voilà également un projet d’époque. En prenant la mesure des dépendances qui nous asservissent et de celles qui nous protègent, en consacrant le passage d’un régime normatif du devoir (« Nous devrions assurer la santé de tous ») à un régime performatif du pouvoir (« J’assure la santé de tous, si… »), il nous sera à nouveau permis d’espérer. Osons, cette fois, faire Cité commune. Osons, cette fois, collectivement commencer.

Remerciements tout particuliers à la rédaction du Vent Se Lève et aux « amis » qui ont rendu ce texte possible, au fil de leurs riches contributions et de nos inépuisables discussions.

[1] Voir S. Halimi, « Dès maintenant », Le Monde diplomatique, Avril 2020.

[2] J. Rancière, En quel temps vivons-nous ? Paris : La Fabrique éditions, 2017. In extenso : « Il y a quand même une chose que Badiou, Zizek ou le Comité invisible partagent avec Finkielkraut, Houellebecq ou Sloterdijk : c’est cette description basique du nihilisme d’un monde contemporain voué au « service des biens » et aux enchantements démocratiques du narcissisme marchand. »

[3] R. Errera, Entretiens avec H. Arendt, New York, 1973. [en ligne]

[4] Le directeur de l’Agence régionale de santé du Grand Est a, dans le temps de la rédaction de cet article, été limogé. Il a précisé, dans un entretien donné à Libération : « Je ne suis pas en colère. Je ne fais pas de politique, je suis un fonctionnaire loyal. », 8 avril 2020.

[5] Les accords de Grenelle résultent en effet du conflit social de « Mai 1968 », qui paralysa toute la société française. La révolte des étudiants se transforme bientôt en grève générale et ce sont près de 8 millions de grévistes, soit plus de la moitié des salariés, qui cessent les activités afin d’exiger des conditions de travail et des rémunérations plus dignes. Les accords de Grenelle réunissent ainsi à la table des négociations gouvernement, patronats et syndicats, avant d’aboutir notamment à l’augmentation des salaires, à la réduction du temps de travail, ou encore à l’élargissement du droit syndical.

[6] G. Agamben, « L’épidémie montre clairement que l’état d’exception est devenu la condition normale », Le Monde, Samedi 28 mars 2020.

[7] La première tribune du philosophe est publiée dans le journal italien Il Manifesto (« Coronavirus et état d’exception », 26 février 2020).

[8] N. Klein, La stratégie du choc, Montée d’un capitalisme du désastre, Paris : Actes Sud, 2008.

[9] M. Siraud, « Coronavirus: l’exécutif ouvre la voie au «tracking» », Le Figaro, 6 avril 2020.

[10] F. Denord, Néo-libéralisme version française. Histoire d’une idéologie politique. Paris : Demopolis, 2007.

[11] K. Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps [1944]. Paris : Gallimard. 1983.

[12] Voir G. Deleuze, « Post-Scriptum sur les sociétés de contrôle », Pourparlers, Paris : Minuit, 1990.

[13] W. Benjamin, « Thèse VIII », Thèses sur le concept d’histoire [1940]. in : Oeuvres, Tome III, Paris : Gallimard, 2000.

[14] C. B. Macpherson, La Théorie politique de l’individualisme possessif. De Hobbes à Locke, Paris : Gallimard, 1971.

[15] A. Honneth, La société du mépris, Vers une nouvelle théorie critique, Paris : La découverte, 2008.

[16] Voir par exemple, B. Friot, Puissances du salariat, nouvelle édition augmentée, Paris : Éditions La Dispute, 2012.

[17] J. Sainte-Marie, Bloc contre bloc, La dynamique du macronisme, Paris : Éditions du Cerf, 2019.

[18] J. Saint-Victor, « L’Italie n’est plus conciliante avec les pays du Nord qui l’ont laissée seule face au virus », Le Figaro, 4/5 avril 2020.

[19] B. Latour, « Imaginer les gestes- barrières contre le retour à la production d’avant-crise », AOC, 30 mars 2020.

[20] Voir la conférence donnée par P. Sansonetti au Collège de France : https://www.college-de-france.fr/site/actualites/Covid-19ChroniqueEmergenceAnnoncee.htm.

[21] Voir, par exemple, A. Campagne, Le capitalocène : aux racines historiques du dérèglement climatique, Paris : Éditions divergences, 2017.

[22] J.-P. Engélibert, Fabuler la fin du monde. La puissance critique des fictions d’apocalypse, Paris : La Découverte, 2017. Accessible en ligne gratuitement, pendant le confinement.

[23] G. Anders, Le temps de la fin, Paris : L’Herne, 1960.

[24] A. Mestre, S. Zappi, « Comment la gauche pense l’après-coronavirus », Le Monde, 4 avril 2020.

[25] C. Fleury, « Construire un comportement collectif respectueux de l’Etat de droit », Le Monde, 28 mars 2020.

[26] Parmi les signes les plus récents de cette dégradation, on peut souligner par exemple le procès en génération des « boomers ». Cependant, par-delà les causes « culturelles », ce sont pourtant des causes politiques qui détissent plus profondément les liens entre les générations. Songeons par exemple, à la récente réforme des retraites, souhaitée par le gouvernement Macron, « retraites à points » qui ne signifiait rien de moins que le passage d’un système de solidarité intergénérationnel à un système de capitalisation individuel.

[27] Voir J. Saint-Victor, T. Branthôme, Histoire de la République en France, Des origines à la Ve République, Paris : Economica, 2018.

[28] E. Coccia, « Les virus nous rappellent que n’importe quel être peut détruire le présent et établir un ordre inconnu », Libération, 14/15 Mars 2020.

[29] Ibid.

[30] F. Kafka, Aphorismes de Zürau, 1931. [en ligne : Œuvres ouvertes].

[31] K. Marx, Misère de la philosophie, 1847.

[32] Ibid.

[33] T. Branthôme, « Il ne faut pas avoir peur de faire une critique de la République lorsqu’on est républicain », Marianne, 10 juin 2019.

[34] M. Rescan, O. Faye, « Coronavirus : l’exécutif sur la défensive face aux critiques de sa gestion de la crise », Le Monde, 1er avril 2020.

[35] L. Couvelaire, « L’inquiétante surmortalité en Seine-Saint-Denis : « Tous ceux qui vont au front et se mettent en danger, ce sont des habitants du 93 », Le Monde, 4 avril 2020.

[36] C. Fleury, « Construire un comportement collectif respectueux de l’Etat de droit », art. cit. « Les médecines de guerre et de catastrophe connaissent bien ce dilemme, qui ne se focalise plus sur la singularité du patient mais sur une logique collective. Ce qu’il faut comprendre, c’est que nous pouvons tous retarder, voire empêcher, cette priorisation. »

[37] J. Baschet, « Le XXIe siècle a commencé en 2020, avec l’entrée en scène du Covid-19 », Le Monde, 2 avril 2020. Voir également B. Latour, « Imaginer les gestes- barrières contre le retour à la production d’avant-crise », AOC, 30 mars 2020.

[38] M. Löwy, La révolution est le frein d’urgence, Paris : L’Éclat, 2019. Accessible en ligne gratuitement, pendant le confinement.

[39] J.-L. Nancy, « La pandémie reproduit les écarts et les clivages sociaux », Marianne, 28 mars 2020.

[40] Voir à ce sujet les travaux de F. Hartog, Temps, histoire, régimes d’historicité, Paris : Points, 2003 (préface de 2012).

[41] F. Hartog, « Trouble dans le présentisme : le temps du Covid-19 », AOC, 1er avril 2020.

[42] M. Blanchot, à propos de R. Char, La parole en archipel [1962], Paris : Gallimard, 1986.

[43] S. Halimi, « Dès maintenant », Le Monde diplomatique, art.cit.

[44] C. Fleury, « Construire un comportement collectif respectueux de l’Etat de droit », art. cit. Voir également : F. Hartog, « Trouble dans le présentisme : le temps du Covid-19 », art cit. ; H. Rosa. « Le miracle et le monstre un regard sociologique sur le Coronavirus », AOC, 8 avril 2020.

[45] J. Baschet, « Le XXIe siècle a commencé en 2020, avec l’entrée en scène du Covid-19 », Le Monde, art. cit.

[46] M. Wieviorka, « Les jours heureux sont pour demain », Libération, 5 avril 2020.

[47] Voir par exemple les récentes notes de l’Institut Rousseau : « Comment financer une politique ambitieuse de reconstruction écologique ? », « Décentralisation et organisation territoriale : vers un retour à l’État ? », « Listes citoyennes, municipalisme : Quelle démocratie locale après les gilets jaunes ? ».

[48] Un renouveau du socialisme venu des États-Unis, dont Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez se sont faits les porte-voix politique et médiatique.

[49] J. Baschet, Défaire la tyrannie du présent, Temporalités émergentes et futurs inédits, Paris : La Découverte, 2018.

[50] P. Charbonnier, Abondance et liberté, Une histoire environnementale des idées politiques, Paris : La Découverte, 2020. Accessible en ligne gratuitement, pendant le confinement.

[51] N. Fraser, Le féminisme en mouvements. Des années 1960 à l’ère néolibérale, Paris : La Découverte, 2012. Voir également : C. Arruzza, N. Fraser, T. Bhattacharya, Féminisme pour les 99 % : Un manifeste, Paris : La Découverte, 2019.

[52] J. Rancière, En quel temps vivons-nous ?, op.cit.

[53] Parmi les derniers grands élans de créativité collective, songeons à celle qui s’est déployée au cours du mouvement des gilets jaunes. Voir à ce sujet : D. Saint-Amand, « Parce que c’est notre rejet » : poétique des Gilets Jaunes », AOC, 30 juillet 2019.

[54] « Méfiance », « Lassitude », « Morosité », arrivaient ainsi toujours en tête pour caractériser « l’état d’esprit actuel » des Français, dans le dernier Baromètre de la confiance politique (Février 2020).

« Le capitalisme colonial est en train de devenir la règle internationale » – Entretien avec Xavier Ricard Lanata

Xavier Ricard Lanata – Entretien LVSL, Paris, photo © Guillaume Cagnaert

Xavier Ricard Lanata est haut fonctionnaire, et surtout l’auteur d’un essai publié récemment aux Presses Universitaires de France intitulé La tropicalisation du monde. Il y décrit un phénomène de fond : le néolibéralisme reprend la forme, dans nos pays, de ce qu’il était dans les colonies il y a un siècle. Il met à son service la puissance publique au détriment de l’intérêt général. Nous revenons avec lui sur ce concept d’actualité, et les conclusions politiques qu’il en tire. Entretien réalisé par Sarah De Fgd et Pierre Gilbert. Retranscrit par Manon Milcent.


LVSL : Dans votre livre, vous défendez la thèse de la « tropicalisation » du monde. De quoi s’agit-il concrètement ?

Xavier Ricard Lanata : La tropicalisation du monde correspond au moment actuel du capitalisme mondial, caractérisé par le fait que les grandes entreprises transnationales, lesquelles autrefois s’étaient développées à l’abri des métropoles (celles-là mêmes qui leur fournissaient les conditions de leur développement et de leur essor à l’échelon international) traitent désormais ces mêmes métropoles comme de simples substrats destinés à leur fournir les facteurs de production nécessaires à l’accumulation du capital. Elles ne s’estiment plus redevables de quoi que soit à leur égard, et cherchent au contraire à s’affranchir des règles que ces dernières s’obstinent à leur imposer.

Les métropoles sont donc en train de vivre ce qui a été longtemps le propre des pays du Sud, la condition tropicale, où l’État ne joue plus aucun rôle parce qu’il n’est plus en mesure de contenir les acteurs économiques : il se contente de leur servir d’instrument, de relayer leurs ambitions. Le corps collectif disparaît, et avec lui la possibilité de l’action politique, puisque l’État n’entend plus incarner ni donner une traduction à l’action collective. L’État se réduit donc à un instrument de contrôle. Sa légitimité tient à sa capacité à exercer ce contrôle. Les dirigeants adoptent des modes de comportement caractéristiques des sociétés néocoloniales : préférence pour le court terme, tolérance aux inégalités, attractivité à tout prix… En France, cette obsession a dicté les termes d’une politique de réforme du droit du travail et de l’État providence pour que les détenteurs de capitaux puissent obtenir des marges plus importantes. Cet état d’esprit a caractérisé pendant des siècles les sociétés tropicales qui n’avaient pas d’autre élément à faire valoir pour intéresser les agents économiques que le niveau relativement faible de leurs coûts de production et qui s’interdisaient de penser à des politiques de développement « endogènes », reposant sur la demande intérieure, la substitution d’importation et la diversification de l’économie.

C’est ce que l’on observe actuellement : une extraversion des économies, et finalement une perte de confiance dans la possibilité de se construire un destin collectif qui serait déterminé socialement et non par les investisseurs. Cette condition tropicale a une influence déterminante dans la psychologie des élites et dans la possibilité même de faire de la politique. Elle est dangereuse parce qu’à partir du moment où vous vous installez dans l’idée que l’État n’existe que pour servir les intérêts des détenteurs des capitaux, et que toute personne qui pense autrement devient suspecte de sédition ou de désordre, alors vous minez la possibilité de construire des horizons politiques différents et faites disparaître la politique comme telle. C’est ce à quoi l’on assiste aujourd’hui : au Nord comme au Sud, les gouvernements sont de plus en plus sourds à la protestation sociale, de plus en plus incapables de concevoir un horizon de destin qui serait socialement et politiquement déterminé, de manière démocratique. Ces gouvernements méconnaissent complètement les structures intermédiaires qui ont vocation à représenter les intérêts particuliers et à les faire se rencontrer. Or l’État a pour vocation d’incarner l’universel et donc de composer avec les différents intérêts particuliers. Au contraire, les gouvernements ont de plus en plus tendance à réduire la société et les forces sociales à des facteurs de production : ils adoptent le point de vue des entreprises multinationales, et s’assignent pour objectif de servir leurs intérêts, convaincus que ces intérêts finiront par rejoindre ceux du corps social.

LVSL : Vous affirmez que la tropicalisation du monde est une régression vers un stade anté-capitalisme social des Trente glorieuses, époque durant laquelle le marché était encastré dans un compromis social, contrairement au capitalisme sauvage d’avant les années 1920. Pourquoi utiliser le mot tropicalisation plutôt que régression ?

XRL: Parce que cette tropicalisation a été testée à grande échelle dans les sociétés coloniales. Pendant longtemps, l’Occident a identifié le progrès social à l’augmentation de la production par unité de travail, donc de la productivité horaire du travail. Il a exporté dans les pays du Sud la violence contenue dans cette conception du progrès social : la soif, potentiellement illimitée, de ressources nécessaires à l’augmentation de la productivité horaire, qui ne dépend pas uniquement de l’innovation technologique : pour produire davantage, il faut se procurer de l’énergie « libre » et de la matière. Donc, pour que l’Occident parvienne à augmenter son taux de productivité horaire, il lui a fallu mettre la planète entière au pillage. Pour cela, il a fallu qu’il dispose de ressources (humaines et non-humaines) qui ont été saccagées dans tous les pays que je qualifie de « tropicaux ».

Aujourd’hui, à l’heure de la baisse tendancielle du taux de croissance de la productivité horaire, il faut trouver de nouvelles sources d’accumulation, hors des activités traditionnelles : par exemple les services publics, jusqu’à présent extérieurs au marché. Les détenteurs de capitaux y voient (comme dans le Royaume-Uni de Margaret Thatcher) un secteur susceptible de leur fournir des relais de croissance. Le démantèlement des services publics fait donc partie du programme, pour satisfaire les besoins des investisseurs. L’Occident industriel et post-industriel est devenu lui-même un lieu de prédation pour satisfaire les besoins des détenteurs des capitaux en matière de taux de croissance, ou de rentabilité nette du capital investi dans un monde où la taille de la production globale ne croit pratiquement plus. Comme le capitalisme est un jeu qui n’admet que des gagnants et des perdants, au sens où celui qui n’investit pas, ou retire de son investissement un rendement inférieur à celui de ses concurrents, voit la valeur de son épargne se réduire, autrement dit s’appauvrit relativement aux autres, et compte-tenu du niveau d’incertitude dans lequel baignent aujourd’hui les agents économiques, le détenteur de capitaux, où qu’il se trouve (Nord ou Sud) va  chercher à maximiser à court terme la rentabilité du capital. Il aura par conséquent tendance à adopter un comportement « prédateur », autrefois caractéristique des zones coloniales : la prédation s’appliquera tantôt au facteur travail, tantôt à la nature, tantôt aux services ou aux actifs publics. C’est ce capitalisme de prédation, un capitalisme colonial, qui est en train de devenir la règle internationale. On peut parler, avec Slavoj Zizek, d’une « auto-colonisation » des anciennes métropoles coloniales.

Nous sommes en train de faire l’expérience, nous habitants du « Nord », de ce qui va nous rapprocher de ce qu’ont vécu les pays du Sud. Cela peut être la préfiguration de ce qu’il peut nous arriver de pire, comme dans le cas de l’élection de Bolsonaro par exemple (en réalité, l’univers idéologique d’Emmanuel  Macron est d’ores et déjà très proche de celui de Jair Bolsonaro). Mais le Sud est aussi préfigurateur de ce qui pourrait nous arriver de meilleur, si nous sommes capables de reconnaître, dans les expériences de résistance et les multiples formes d’économies humaines non capitalistes dont les pays du Sud ont conservé la mémoire, des inspirations pour penser une mondialisation alternative qui ne reposerait plus seulement sur le libre-échange et l’extension ad infinitum de la sphère du marché, mais plutôt sur des partenariats politiques orientés vers un objectif de transformation écologique et sociale.

Xavier Ricard Lanata – Entretien LVSL, Paris, photo © Guillaume Cagnaert

LVSL : À la fin de votre livre, vous parlez de « démondialisation », comme solution à l’impasse néolibérale tropicalisante. Qu’est-ce qu’est, et n’est pas, cette démondialisation ?

XRL: Je préfère parler de « déglobalisation ». Le terme « démondialisation » est la traduction française du titre du livre de Walden Bello, Deglobalization, publié en 2002. Mais la déglobalisation est tout sauf une démondialisation, dans le sens d’un retour à des formes d’économie totalement relocalisées et repliées sur elles-mêmes, sans aucune coordination ou articulation mondiale entre les marchés et les agents économiques. La déglobalisation, c’est la fin de la « globalisation », qui fut le grand projet des entreprises multinationales à la fin des années 1970 : la dérégulation totale des flux de capitaux, de biens et de services. C’est ce que l’on a appelé la globalisation : à l’époque on parlait volontiers du « village global » comme d’une société mondiale unifiée dans laquelle les facteurs de production ainsi que les productions pourraient se déplacer librement. C’était finalement le visage riant, agréable, de la tropicalisation, une manière de vendre aux gouvernements et aux opinions publiques un projet qui dissimulait le véritable objet du désir : celui de jouer de la concurrence internationale pour réduire les coûts de production, augmenter le taux de profit dans un monde où la productivité horaire du travail avait cessé d’augmenter. La prime revenait donc à l’accapareur en chef, dont le visage est toujours et partout le même : celui du colon. « Déglobaliser », c’est en finir avec le capitalisme tropical, et organiser une alter-mondialisation, qui modifie l’objet du désir : non plus d’accumulation infinie du capital, mais la transformation écologique et sociale de nos modes de production et de vie. Ceci exigerait, entre autres, de relocaliser les productions qui peuvent l’être, grâce une politique à la fois protectionniste et coopérative : chaque région établirait des barrières protectionnistes la mettant à l’abri d’une concurrence déloyale, ce qui permettrait aussi de réduire les consommations générales d’énergie et de matière et d’accroître la productivité globale des territoires, qui dépend de la manière dont les écosystèmes interagissent avec les activités humaines.  Elle le ferait de façon coordonnée, à la faveur de « partenariats » bi ou pluri-latéraux, avec des pays partageant ses objectifs et/ou ses contraintes.

LVSL : La déglobalisation peut-elle être universaliste ?

XRL : La déglobalisation est un monde dans lequel peuvent tenir des mondes, comme le disent les héros de la rébellion zapatiste au Chiapas. Il nous faut donc bien un monde, avec un régime de l’un qui est celui de l’universel, mais un universel qui n’est pas abstrait ni donné d’emblée : il trouve à s’incarner dans des géographies et des cultures, il est tendu et orienté vers l’un (c’est d’ailleurs le sens même d’uni-versus, dont dérive le mot universel). Il s’agit, en somme, de concevoir un régime général dans lequel les différentes particularités pourraient s’exprimer. Dans ce sens, la déglobalisation est bien universaliste.

LVSL : Vous parlez de l’homme andin comme d’un modèle spirituel anti-consumériste. Ce genre de courant est à la mode dans les milieux écologistes, notamment parce qu’il s’agit de construire des récits alternatifs à la globalisation et au capitalisme. Mais comment ne pas retomber dans le mythe du « bon sauvage » ?

XRL: Il faut s’inspirer des principes, mais pas nécessairement des pratiques. Ce que nous pouvons retenir des sociétés andines, ce sont les principes, et notamment celui qui veut que l’économie ne soit qu’une sphère de la vie sociale parmi d’autres ; n’ayant aucunement vocation à subordonner à ses fins les autres sphères.

Or l’économie doit se prêter à des finalités sociales supérieures comme les droits énoncés dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948, ou la viabilité écologique et la conservation des systèmes vivants. Ce sont des impératifs qui doivent primer sur l’économie entendue comme système ayant pour but l’accroissement du capital en circulation. Dans les Andes, il y a des logiques différentes, à la fois de redistribution et de réciprocité hors marché, qui inscrivent les rapports économiques à l’intérieur des rapports sociaux : c’est ce que David Graeber appelle les « économies humaines ». Il est donc possible de s’inspirer de ces pratiques, d’autant plus qu’elles trouvent aujourd’hui des traductions institutionnelles au Nord (et notamment en Europe), via l’Économie Sociale et Solidaire, dont les principes sont les mêmes que ceux qui régissent les économies de réciprocité.

L’alternative au capitalisme, c’est l’Économie Sociale et Solidaire de transformation écologique, riche de multiples courants. La question de la socialisation des moyens de production est une condition nécessaire mais pas suffisante : il ne s’agit pas de substituer à un capitalisme de propriété privée un capitalisme d’État. Le point essentiel, dont dépend tout le reste, est de cesser de considérer que l’accumulation de capital prime sur toutes autres finalités sociales, en réinscrivant l’économie dans le social, et en élargissant la notion de « société » aux êtres autres qu’humains. Nous devons faire « société » avec la nature, et inscrire les activités humaines dans un réseau de collaborations inter-spécifiques, c’est-à-dire associant humains et non-humains, qui sont également nécessaires à la conservation des cycles naturels et à la reproduction de la vie.

LVSL : Comment articuler cette déglobalisation, qui passe nécessairement par un recentrement sur des échelles plus locales, avec les migrations climatiques ?

XRL : Les scénarios du GIEC laissent entendre qu’à plus ou moins brève échéance des zones vont devenir inhabitables. Cela concerne des centaines de millions de personnes qui vont être amenées à se déplacer. Nous avons les ressources spirituelles et matérielles pour les accueillir. Il nous appartient de nous organiser pour vivre en fraternité avec des peuples qui viennent chercher refuge chez nous. Ici, je rejoins les conclusions de Monique Chemillier-Gendreau ou d’Alain Policar, et plus généralement des rationalistes qui se réclament de la morale kantienne. Je pense qu’il nous faut être résolument kantiens dès lors qu’il s’agit des droits (la notion même n’a aucun sens à moins de la considérer comme un absolu moral). L’autre est un autre soi-même, et on ne peut pas vivre en dérogeant à ce principe impératif et catégorique, qui veut que l’autre doive être traité comme une fin en soi. Tout autre position nous réduit à l’état de choses, de produits consommables, et méconnaît notre humanité, par essence relationnelle. L’étranger qui se tient devant moi est lui aussi porteurs de droits imprescriptibles. Ce sont les mêmes qui m’ont valu d’être reconnu comme une personne. Les méconnaître chez lui, c’est aussi les méconnaître chez moi.

Il va falloir l’admettre et se battre pour que, le plus rapidement possible, on mette en place une stratégie de réduction des émissions pour retrouver progressivement des températures compatibles avec une distribution de la population sur la planète plus équilibrée. Il est évident que les pays au climat tempéré sont les plus susceptibles d’accueillir des populations chassées de la zone intertropicale en raison de températures trop élevées ou d’épisodes climatiques violents, devenus récurrents et trop fréquents.

Xavier Ricard Lanata – Entretien LVSL, Paris, photo © Guillaume Cagnaert

LVSL : Dans votre dernier chapitre, « un monde d’exilés », on pourrait vous reprocher de faire de la « pensée magique ». À propos de la collapsologie, vous dites qu’il faudrait « proposer une autre eschatologie » basée sur la fraternité, le partage. De votre point de vue, qu’est-ce qui devrait être fait concrètement, sur le plan politique, pour préparer l’avenir ?

XRL: Je pense que la France devrait commencer par encourager les révolutions démocratiques présentes à travers le monde, car elles sont susceptibles de porter au pouvoir une jeunesse et un mouvement social totalement conscients du caractère imbriqué, articulé, des enjeux, dont les inégalités sociales ou climatiques fournissent le trait le plus saillant. Ce lien entre le capitalisme et toutes ces problématiques apparaît clairement aux yeux des opinions, autant dans les pays du Sud (que l’on songe aux révoltes au Chili, en Bolivie, en Haïti ou au Liban par exemple) que dans les pays du Nord (en France comme à Hong-Kong). Ces mouvements sociaux, d’un genre nouveau, apparaissent en réponse à des entraves ou « péages », excluant une partie de la population de la vie économique, mais ils sont en même temps conscients de la responsabilité du capitalisme dans l’ultra-extraction qui mène à la faillite mondiale. Il faut donc soutenir ces mouvements et encourager la formation de gouvernements susceptibles de passer avec la France des accords de partenariat de long terme. Ils devraient être hors marché et permettraient de garantir, de part et d’autre, l’approvisionnement des ressources nécessaires à la vie, autrement dit les ressources et les productions, vitales (dans le double sens de nécessaires à la vie et de bénéfiques aux écosystèmes) que chaque partenaire ne peut obtenir ou fabriquer par lui-même. Ils reposeraient aussi sur une ambition commune, celle de constituer des systèmes institutionnels permettant d’associer le peuple, seul souverain, à la gestion des biens communs et plus généralement à la transformation écologique de nos sociétés, que la crise actuelle (qui pourrait bien devenir terminale) enjoint de devenir plus solidaires.

Pour cela, il faut sortir d’une mondialisation régulée par le libre-échange et aller vers une mondialisation régulée par des politiques de résilience, des politiques du vivant et des systèmes de relocalisation reposant sur des moyens de protection coordonnés. Cela, nous ne pourrons le faire qu’avec des pays qui partagent nos objectifs : ceux-là seront de plus en plus nombreux à l’avenir, notamment en Afrique où l’on a pris conscience du caractère fallacieux des politiques de développement, reposant sur l’illusion d’une croissance continue, alors que la consommation de ressources va nécessairement décroître. Tout cela relève d’une politique de partenariat de transformation écologique et sociale à laquelle la France pourrait contribuer en réformant son outil d’aide au développement (AFD), qui pourrait faire migrer tout son portefeuille de projets vers l’Économie Sociale et Solidaire de transformation écologique, afin de participer à l’effort collectif, mondial, visant à transformer la matrice économique afin de la rendre écologiquement et socialement viable.

Comment le néolibéralisme est devenu illibéral

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À gauche, des installations de l’U.S. Border Patrol à San Diego ; à droite, Tijuana. © Sgt. 1st Class Gordon Hyde

Depuis l’élection d’Emmanuel Macron, la vie politique française serait désormais rythmée par un clivage entre libéraux et nationalistes. Or, le néolibéralisme a lui-même évolué ces dernières années dans un sens autoritaire, identitaire et nativiste. L’extrême-droite a patiemment construit une hégémonie culturelle en s’appropriant des concepts libéraux et marxistes. Un article pour comprendre la politique de l’oxymore de la Nouvelle Droite.


1989, le triomphe du capitalisme

La chute du Mur de Berlin a marqué la fin d’une ère. L’Union soviétique, une des deux superpuissances depuis 1945, se retirait purement et simplement du théâtre de l’Histoire. Le socialisme réel s’est apparemment effondré sous le poids de ses propres contradictions, et non par suite d’un conflit atomique ou d’une révolution violente. Francis Fukuyama a vu la fin de l’Histoire dans la chute de l’URSS. Celle-ci traduirait l’aspiration des peuples dits sous-développés aux standards de vie occidentaux, et leur conversion aux valeurs de la démocratie libérale.

« Il y a une guerre des classes, d’accord, mais c’est ma classe, celle des riches, qui fait la guerre, et nous gagnons » – Warren Buffett

En 2002, lorsqu’on demanda à Margaret Thatcher quelle était la réussite dont elle était la plus fière, elle répondit : « Tony Blair et le New Labour. Nous avons forcé nos opposants à changer d’avis ». La social-démocratie, sous Blair, Schröder, Hollande, Renzi, s’englue dans le centrisme. Pendant ce temps, les gauches postcommunistes et populistes demeurent durablement écartées du pouvoir. Le néolibéralisme est établi comme consensus, hégémonie culturelle au sens de Gramsci.

La réduction des dépenses publiques et des impôts est un axiome fondamental. De même, le néolibéralisme au pouvoir s’accommode très bien de tendances autoritaires lorsque l’austérité se heurte à des résistances populaires. La logique sociopolitique du néolibéralisme ressort crûment de cette citation du milliardaire américain Warren Buffett : « Il y a une guerre des classes, d’accord, mais c’est ma classe, celle des riches, qui fait la guerre, et nous gagnons ». Cela ne l’a pas empêché de cosigner cet été une lettre ouverte appelant les candidats à la présidentielle de 2020 à instaurer un ISF, au nom de la responsabilité morale de l’Amérique ! Les temps changent…

Aux origines du néolibéralisme

Il faut garder à l’esprit que le libéralisme désigne à la fois une théorie politique et une doctrine économique fondées sur le rationalisme et le droit naturel. Sémantiquement, néo-libéralisme signifie nouveau libéralisme, par opposition au libéralisme classique de l’école de Manchester. Dans les tourments de l’entre-deux-guerres, il est compris que la main invisible du marché ne génère pas inéluctablement le progrès et l’équilibre. Le libre-échange et le laissez-faire de Smith, Ricardo et Say n’ont pas su enrayer les crises et dépressions économiques récurrentes. Les économistes libéraux le voient bien, et s’attachent à redéfinir leur doctrine.

Le renouveau du libéralisme commence au tournant du XXème siècle avec le « New Liberalism », ou « social-libéralisme » qui s’ouvre aux sensibilités socialistes dans une optique humaniste. Keynes et Beveridge, libéraux britanniques et penseurs de l’État-providence, sont des représentants éminents de ce courant.

L’opus magnum de © Walter Lippman

Tout autre est le libéralisme du Colloque Walter Lippmann, organisé en août 1938 à Paris. Plusieurs intellectuels majeurs y sont présents, entre autres Lippmann lui-même, Friedrich Hayek, Ludwig von Mises et Raymond Aron. C’est à cette occasion que l’économiste Alexander Rüstow, penseur de l’économie sociale de marché (soziale Marktswirtschaft), crée le mot néolibéralisme. On voit à cette occasion une division claire entre les classiques tels qu’Hayek, partisans d’une adhésion stricte au laissez-faire, et les modernes comme Aron, favorables à la régulation du marché et à l’interventionnisme économique.

Le libéralisme n’est donc pas un bloc monolithique. Au contraire, il est traversé de débats théoriques. Par exemple, Hayek est aux antipodes du monétarisme de Milton Friedman. Le premier propose de neutraliser l’inflation, et donc les crises, par la création d’un marché concurrentiel des monnaies. Le second émet l’idée contraire que les crises sont dues à un manque de liquidités qui peut être résolu par une politique monétaire inflationniste. Friedman, conseiller de Reagan, Thatcher et Pinochet, contempteur du keynésianisme, est un acteur important de la recomposition néolibérale des années 70-80.

Quand capitalisme ne rime plus avec démocratie

L’hégémonie néolibérale a été battue en brèche par la crise des subprimes. Les économistes orthodoxes croyaient que les crises et les récessions pourraient être évitées ou amorties par des politiques « contracycliques » (en période de récession, i.e. de cycle négatif, les banques centrales et les gouvernements mettent en place des politiques de relance). C’est ce qui a été fait en 2008-2009. Le ratio dette/PIB des États de la zone euro est passé d’environ 70% à 90% sous l’effet conjugué de l’augmentation des dépenses publiques liée aux politiques de relance et de la contraction des recettes fiscales due à la récession.

Au milieu de la crise, on a entendu de nombreux appels à réformer le capitalisme et à contrôler davantage la finance internationale. Mais le ralentissement de la croissance, de l’inflation et de l’investissement a passé tout cela sous silence. Il fallait désormais sortir de la trappe déflationniste. Cela passait par une austérité budgétaire massive couplée à une politique de relance monétaire désespérée, dite de Quantitative Easing.

Le point Godwin intellectuel est atteint lorsque des économistes orthodoxes comparent leurs confrères hétérodoxes à des « négationnistes ».

On en revenait donc au credo de Friedman. La grande différence étant que la voie chilienne est désormais applicable aux pays développés. Si les peuples s’opposent à la liberté du marché en élisant des gouvernements populistes ou de gauche radicale, il faut alors les contraindre par la voie autoritaire. L’exemple le plus patent est la mise sous coupe réglée de la Grèce par ses créanciers internationaux en 2015, en dépit de l’élection de Syriza et de la victoire du Non au référendum sur le mémorandum d’austérité. Mais quand Jean-Claude Juncker déclare qu’ « il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens », on atteint la limite des contradictions entre démocratie et capitalisme.

Le néolibéralisme est avant tout une idéologie économique, ou en tout cas fondée sur une prétention pseudoscientifique à la vérité économique. Le point Godwin intellectuel est atteint lorsque des économistes orthodoxes comparent leurs confrères hétérodoxes à des « négationnistes ». Le consensus se fait dogme. La capacité de questionner un paradigme (Kuhn), ou de falsifier des hypothèses (Popper) est pourtant la base même de l’esprit scientifique. Mais là n’est pas la motivation des épigones du néolibéralisme, qui confondent le progrès avec la croissance, et l’intérêt général avec les intérêts bancaires.

L’illibéralisme ou la politique de la frontière

Voici onze ans que la crise a frappé. Et le monde a changé. On constate une tendance globale à la montée des nationalismes. Celle-ci a été particulièrement spectaculaire en 2016 avec la victoire du Brexit et l’élection de Donald Trump. Elle s’est confirmée avec l’arrivée au pouvoir de l’extrême-droite dans de nombreux autres pays. On la subodore sous la conversion de partis de centre-droit et gauche à un discours illibéral en matière d’immigration et de libertés. Même la Commission européenne, chantre de l’État de droit quand il s’agit de s’opposer à la Pologne ou à la Hongrie, a désormais des portefeuilles aux titres inquiétants tels que démocratie et démographie ou pour la protection de notre mode de vie européen.

Pendant plusieurs années, les Européens de l’Ouest ont regardé avec mépris les dérives autoritaires dans l’Est. Après tout, ces pays qui ont intégré l’UE dans les années 2000, n’ont pas les mêmes traditions que nous… Puis, l’extrême-droite est apparue en Allemagne et en Espagne qu’on croyait immunisées, les libertés constitutionnelles et l’équilibre des pouvoirs ont reculé partout. Et pour finir, le vénérable Parlement britannique a été prorogé sans états d’âme par Boris Johnson, au nom de la « volonté du peuple ».

On entend souvent que la montée du populisme de droite en Occident est due à son succès à traduire les angoisses de la white working-class. Le caractère « blanc » des classes laborieuses est certes discutable. Mais le concept permet à l’extrême-droite de rassembler des citoyens ordinaires frustrés autour d’une identité ethnoculturelle, contre une supposée alliance des métropoles libérales, des migrants et des « assistés ». Se retrouve ici la thématique marxiste de la classe en soi qui se cristallise en classe pour soi. Cependant, il n’est pas ici question de classes sociales objectives, mais d’identités culturelles subjectives… La Nouvelle Droite déforme les concepts de la vieille gauche pour se les réapproprier.

Quand on regarde de plus près, on voit un nouveau modèle se profiler, celui de la démocratie illibérale. Le terme est de Viktor Orbán, le controversé Premier ministre hongrois. Il s’applique aussi à l’Israël de Netanyahou, à l’Inde de Modi, à la Turquie d’Erdogan. D’une part, les démocraties illibérales tiennent des élections libres qui permettent au leader et au parti dominants de revendiquer le mandat du peuple, au sens nationaliste ethnique du terme. D’autre part, les contre-pouvoirs, en particulier la justice et la presse, sont progressivement mis sous le contrôle direct ou indirect de l’exécutif, et les droits des étrangers et des minorités sont limités, voire éliminés. Pas de place ici pour le constitutionnalisme, c’est-à-dire pour la séparation des pouvoirs et la garantie des droits fondamentaux, au cœur du libéralisme politique des Lumières.

Le règne de la novlangue économique

La dynamique du capitalisme est celle d’un renforcement de la division internationale du travail. La mondialisation néolibérale ne fait qu’aggraver cette tendance en poussant les nations dans une course de compétitivité, c’est-à-dire à celui qui s’aplatira le plus vite et le plus platement devant les grands intérêts économiques. Dans les pays développés, la pression délocalisatrice des pays en développement résulte en une stagnation salariale et en une dégradation de l’État-providence. En même temps, les nouveaux enjeux globaux comme les flux migratoires, le changement climatique, le big data et le terrorisme nourrissent les sentiments d’insécurité.

La fragmentation et l’instabilité croissante des systèmes politiques sont l’écho de la crise globale du néolibéralisme. Et pourtant, même les partis communistes historiques ne proposent plus la collectivisation intégrale et les plans quinquennaux. Les programmes de la gauche radicale restent en fait assez sociaux-démocrates. Ce n’est pas l’économie de marché qui est en question, mais l’idéologie du marché-roi, de la propriété-reine et du démantèlement systématique du service public.

Macron lui-même ne suit pas l’orthodoxie néolibérale, car il ne s’embarrasse pas avec la règle d’or de l’équilibre budgétaire. Il ne faut cependant pas voir le néolibéralisme comme une école de pensée économique, ce qu’il a été à une époque. Maintenant que le néolibéralisme est hégémonique, ses concepts sont également instrumentalisés au service de cette hégémonie. Ironiquement, ils deviennent aussi malléables aux impératifs du moment que l’étaient ceux du marxisme officiel en URSS. Sous Macron comme sous Brejnev, lorsque le gouvernement a tort, ce sont les faits qui se trompent… La seule règle d’or du néolibéralisme actuel, c’est la théorie du ruissellement.

Ni néolibéralisme, ni illibéralisme !

Avec la progression des populismes au sens large, un antagonisme peuple-élites s’est surimprimé sur le clivage gauche-droite hérité de la Révolution française. C’est un écho finalement logique à l’alternance des partis conservateurs et sociaux-démocrates pendant la période néolibérale. Les peuples rejettent cette politique aseptisée, réduite à une simple lutte pour des sièges sans opposition fondamentale sur les programmes. Je ne crois cependant pas que l’adversité gauche-droite a décisivement perdu son pouvoir performatif.

Les progressistes peuvent peser à gauche des libéraux et des conservateurs.

L’aggravation des contradictions du capitalisme est telle que les digues qui séparaient jusqu’ici les libéraux des nationalistes sont en train de sauter. On peut citer l’alliance objective entre Ciudadanos, le PP et Vox en Espagne. Mais la plupart des gouvernements mondiaux déroulent, à différents degrés, des programmes économiquement néolibéraux et politiquement illibéraux. Freedom is slavery! 

Dans certains pays, comme la France ou Israël, la conflictualité politique est reconfigurée dans un clivage entre libéraux et conservateurs, les grands partis s’opposant plus sur des enjeux sociétaux que sociaux. La gauche semble incapable d’atteindre les secteurs populaires et ouvriers qui ont durablement basculé à droite ou dans l’abstention. Les mauvaises performances électorales des populistes de gauche semblent le confirmer.

Cependant, aux États-Unis, en Espagne, en Italie, le clivage gauche-droite est encore bien présent. Le Brexit a créé un climat politique délétère pour le Labour, mais aussi une fenêtre d’opportunité maintenant qu’il est le seul parti favorable à un second référendum. En Allemagne, les Verts se battent pour le créneau du centre-gauche abandonné par le SPD. Les progressistes peuvent peser à gauche des libéraux et des conservateurs lorsque ceux-ci se ressemblent trop. La politique est par nature antagonique, et la nature a horreur du vide.

David Djaiz : « La nation est la seule forme politique qui permette de réunir la liberté civile, la démocratie et la solidarité sociale »

©Guillaume Caignaert

David Djaiz est haut-fonctionnaire. Il vient de publier Slow Démocratie, un essai dans lequel il essaie de réhabiliter le cadre national comme cadre essentiel de la démocratie et levier fondamental pour maîtriser la mondialisation. Il y décrit avec minutie les effets de la mondialisation sur la cohésion territoriale, l’urgence climatique et les processus démocratiques. Entretien par Lenny Benbara. Retranscription par Brigitte Ago et Dany Meyniel.


LVSL – Votre ouvrage explique comment la mondialisation a fracturé les nations et mis en péril le fondement des démocraties. Pouvez-vous revenir sur les logiques qui conduisent à l’affaiblissement du cadre national ?

David Djaiz – Ce que l’on appelle un peu improprement mondialisation est en réalité un mot-valise qui sert à désigner tout un faisceau de transformations économiques et sociales qui depuis 40 ans ont fracturé les nations en plusieurs étapes. Cela a été un processus continu, que les nations elles-mêmes ont enclenché.

La première phase débute dès les années 70, et consiste en une augmentation très forte des échanges économiques transnationaux, notamment des échanges de biens, et dans un second temps des flux financiers. J’appelle cette première phase la mondialisation réglementaire. Mondialisation réglementaire, parce qu’elle a pour acteurs principaux les États-nations qui se sont en quelque sorte mis d’accord pour accélérer les flux et les échanges entre eux, parce que l’économie keynésienne auto-centrée qui avait prévalu durant les Trente Glorieuses commençait à montrer des signes d’essoufflement.

Il faut se départir de cette idée selon laquelle la mondialisation serait le produit d’hydres transnationales ou de complots oligarchiques. Ce sont des décisions politiques qui en sont à l’origine, prises par les gouvernements nationaux, et qui sont favorisées par un certain nombre de succès politiques. C’est le cas de l’élection de Margaret Thatcher en 1979, par exemple ; elle survient après ce que l’on a nommé « l’hiver du mécontentement », c’est-à-dire une grève déclenchée dans un certain nombre de secteurs de la société britannique dirigée contre les mesures d’austérité imposées par le FMI au gouvernement Callaghan, qui avait vu sa politique de relance keynésienne – dans un seul pays – échouer.

Les socialistes français en 1983 sont confrontés au même problème ; ils arrivent au pouvoir en 1981 avec un programme keynésien qui ne fonctionne pas dans cet environnement d’économie internationale, puisque les mesures de relance prises entre 1981 et 1983 dopent les marchés étrangers. Les socialistes sont donc condamnés soit à la défaite, ce qui est le cas au Royaume-Uni, soit à épouser ce que l’on appelle à l’époque le tournant de la rigueur, qui consiste en réalité dans une politique de désinflation compétitive.

On a donc là une première étape et durant ces années 1980, on assiste à un précipité de mondialisation réglementaire en Europe. On va mettre en place à partir de 1986, sous l’égide de Jacques Delors, ce que l’on appelle l’Acte unique, qui consiste en une intégration au niveau européen des différents marchés (biens, services, capitaux). Les Tables de la Loi de cet Acte unique sont les quatre libertés fondamentales : la liberté de circulation des marchandises, des services, des capitaux, et des personnes.

Cette politique d’approfondissement continu du marché intérieur est garantie et même accélérée par un organe administratif : la Commission Européenne, et par un organe judiciaire : la Cour de Justice de l’Union Européenne dont le siège est à Luxembourg. Le point commun entre l’organe administratif et l’organe juridictionnel, c’est qu’ils ont assez peu de comptes démocratiques à rendre. Ils sont en relative autonomie normative par rapport au principe démocratique du gouvernement représentatif qui est en vigueur dans les différents États-nations.

On assiste donc à une sorte de décollement entre le gouvernement représentatif, clef de voûte de la démocratie depuis la fin du XVIIIème siècle, et tout un ordre politique et normatif foisonnant que j’appellerais, à la suite de Yascha Mounk un ordre libéral non démocratique, dans lequel on retrouve des autorités administratives indépendantes et des juridictions qui ont un véritable pouvoir constitutionnel – puisque les traités européens prennent la valeur d’une Constitution de fait, et que le juge de Luxembourg, en tant que gardien des traités, a un pouvoir quasi-constitutionnel. Celui-ci peut donner des interprétations parfois extensives des libertés qui sont affirmées dans ces traités ; en ce sens, il surpasse le législateur national.

Petit à petit, on prend goût à cet ordre politique et normatif sensiblement décorrélé du principe du gouvernement représentatif, ce qui entraîne un désenchantement démocratique dans la société qui n’est pas étranger à ce qui nous arrive aujourd’hui. On avait à l’époque coutume de dire que l’on fabriquait le cadre normatif d’un marché unique, pensant que cela permettrait d’accélérer la réalisation effective d’une Europe sociale et d’une véritable démocratie transnationale. Dans la réalité, ces deux idées sont un peu comme Godot ou comme l’Arlésienne : elles ne sont jamais venues.

On peut dater le début d’une seconde phase de la mondialisation quelque part autour de 1989. Cette date est intéressante, car d’une part elle marque la chute du mur de Berlin, et donc l’effondrement de ce projet politique qu’était le communisme (en réalité une forme de capitalisme d’État) ; elle crée les conditions de l’entrée dans le monde capitaliste de centaines de millions de travailleurs à bas salaires : en Europe de l’Est, en ex-Russie soviétique, en Chine, où cela avait déjà commencé dans de petites enclaves comme Shenzen dès 1978… À côté de la chute du communisme mondial, on assiste à une révolution technologique avec le développement des technologies de l’information et de la communication. Conjuguée à la révolution de la conteneurisation dans le transport maritime, cette rupture technologique va faire drastiquement baisser les coûts de coordination entre entreprises.

Des chaînes de valeur globalisées se mettent en place, avec des centres de conception, de décision et de R&D qui restent dans les pays occidentaux ou au Japon, et des lignes de production ou d’assemblage qui sont délocalisées dans des pays à bas salaires.

L’iPhone est l’exemple le plus significatif de ces chaînes de valeur éparpillées aux quatre coins du monde : la direction générale d’Apple se trouve dans la Silicon Valley, la gigantesque usine d’assemblage des iPhones exploitée par Foxconn se situe à Shenzhen.  Les composants de l’iPhone sont indifféremment japonais, coréens, et même français (la caméra de reconnaissance faciale est fabriquée en France par l’entreprise STMicroelectronics.)

La coordination de l’ensemble et donc la logistique, au sens très large – au sens du transport, de la coordination ainsi que du commerce des symboles – deviennent primordiales dans le fonctionnement optimal des chaînes de valeur. Rappelons à ce titre que Tim Cook, l’actuel PDG d’Apple, est un logisticien ; ce n’est pas un hasard…

Il faut bien comprendre que ce que l’on appelle mondialisation, au sens étroit, c’est-à-dire une simple augmentation du volume des échanges économiques internationaux, accélère l’automatisation, qui elle-même accélère en retour la mondialisation.

LVSL – Pourquoi ? 

DD – Prenons l’exemple d’une entreprise américaine, en concurrence avec des entreprises localisées dans des pays à bas salaires qui fabriquent le même produit. Elle a besoin, pour rester compétitive, de faire des gains de productivité ; elle a donc tendance à remplacer ses travailleurs par des automates. Ces automates, souvent, sont à un prix accessible pour elle, parce qu’ils ont été fabriqués dans des pays à bas salaires. La mondialisation fragilise le travail intermédiaire, et donc la classe moyenne dans les pays industrialisés, mais en même temps elle offre des machines peu chères qui permettent aux industriels de remplacer les travailleurs par des machines.

“La troisième phase de la mondialisation se caractérise par une aggravation des fractures territoriales qui est précisément liée à cette recomposition des chaînes de valeur.”

Il y a là tout un faisceau de facteurs difficiles à désenchevêtrer, dont la conjonction provoque la compression de la classe moyenne dans les sociétés occidentales – sauf dans les pays qui ont réussi à garder une industrie extrêmement compétitive, comme l’Allemagne. Quand on observe les chiffres de Branko Milanovic, on constate que les classes moyennes ont été assez sévèrement affectées aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, et beaucoup moins en Allemagne par exemple. Ce résultat est dû à des différences de politique de compétitivité assez évidentes.

LVSL – À l’euro, aussi…

DD – Ce n’est pas, à mon sens, le facteur le plus significatif. On assiste à une compression de la classe moyenne et à une montée des inégalités qui est d’autant plus forte dans les pays qui mettent en place des politiques fiscales résolument inégalitaires – comme le Royaume-Uni ou les Etats-Unis depuis les années 1980. Récemment, les chiffres de Zucman et Saez ont montré que le taux d’imposition marginal des 1% des foyers américains les plus riches avait considérablement chuté depuis les années 80 et qu’il est aujourd’hui presque inférieur ou égal au taux marginal des 50% des foyers les moins riches.

La troisième phase de la mondialisation se caractérise par une aggravation des fractures territoriales qui est précisément liée à cette recomposition des chaînes de valeur. L’économie de la connaissance, les manipulateurs de symboles, les centres de conception se concentrent dans les grandes métropoles, profitant au maximum des effets de rente d’agglomération. De puissants effets d’aménagement du territoire étaient possibles dans la société industrielle grâce au maillage territorial de sous-traitance des grands champions industriels. La régie Renault est un bon exemple de ce maillage ; en 1975, Renault avait 1 800 sous-traitants dont les ¾ étaient sur le territoire français, et pas seulement en banlieue parisienne (Michelin à Clermont Ferrand, GM&S à La Souterraine, d’autres étaient en Normandie, ou dans l’Est de la France…). Maintenant, on trouve plutôt des centres de création et de manipulation de symboles concentrés dans les grandes métropoles, connectés entre eux en un réseau mondial, mais assez peu reliés au reste du territoire national.

Les fractures territoriales se creusent, parce que dans les zones métropolitaines, que ce soit New-York, Paris, Londres, Tokyo… les salaires sont toujours plus élevés. L’économie de la connaissance est moins pourvoyeuse d’emplois mais rémunère bien, et même très bien : les gens qu’on embauche sur ces métiers sont de plus en plus diplômés, et la rareté est récompensée. Les prix de l’immobilier suivent ce schéma et explosent. Des phénomènes de rente d’agglomération se constituent. Les propriétaires de biens immobiliers acquis dans les années 70 à Londres, Paris ou New-York sont aujourd’hui millionnaires. Ils profitent de ces rentes d’agglomération.

Ces fractures territoriales sont gérables tant que les richesses sont redistribuées de manière silencieuse entre toutes les parties du territoire : durant les Trente Glorieuses une zone très productive sur le plan industriel payait beaucoup d’impôts et contribuait ainsi à la solidarité interterritoriale. Cette solidarité invisible dont a parlé Laurent Davezies redistribue les richesses dans des zones où il y a moins de nœuds de production parce que les administrations publiques, les services publics, les salaires des fonctionnaires, les pensions de retraite, et même les visiteurs (les touristes qui viennent dépenser de l’argent dans l’économie locale) assurent à des territoires parfois peu productifs un réel niveau de développement et de convergence. Cependant la crise des finances publiques de 2010, qui arrive après la crise de 2008, a mis à mal cette solidarité invisible : les ressources publiques étant désormais sous contrainte, la solidarité naguère invisible devient de plus en plus visible et de moins en moins acceptée.

“Il y a donc effectivement un fait national massif qui a été complètement sous-estimé par les technocrates et les gouvernants qui ont mis en place ces processus de transnationalisation politique dès les années 1980 et 1990.”

Comprenons-nous bien. Je ne cherche pas à jeter le bébé avec l’eau du bain. Si l’on reparcourt ces quarante dernières années, il est possible de dire que la mondialisation a eu un effet positif dans l’absolu, au sens où elle a fait sortir de la pauvreté absolue des centaines de millions voire des milliards de personnes et qu’elle a réduit les inégalités entre nations. Elle a notamment permis un rattrapage spectaculaire des Indiens, des Chinois, et d’un certain nombre de pays émergents. Mais il y a un énorme caillou dans la chaussure qu’on a un peu trop négligé : elle a eu tendance, surtout dans les pays occidentaux, à creuser les inégalités domestiques. On ne s’en rend compte que tardivement.

Les clivages internes (sociaux, territoriaux…) sont donc de plus en plus importants. À terme, si une politique courageuse n’est pas mise en place pour les traiter, ces sociétés deviendront ingouvernables. L’incompréhension, la violence et la défiance remplaceront l’amitié civique au fondement du projet républicain.

LVSL – Certains considèrent que la nation est une forme politique obsolète et qu’elle ne constitue pas l’échelle pertinente pour agir sur la mondialisation. D’autres formes d’États, régionaux ou continentaux, pourraient-ils être envisagées ?

DD – On a beaucoup parlé dans les années 1980 d’un gouvernement mondial ou d’une fédération européenne ; on constate aujourd’hui que ces projets sont à l’arrêt. Aujourd’hui, moins de 20% des Européens se disent en accord avec le moindre transfert de souveraineté nationale au profit d’un échelon supra-national. C’est pour une raison très simple : le processus de socialisation et de constitution d’une nation est beaucoup plus lent que celui d’un État. Aujourd’hui, il est possible de dire que nous sommes en possession des prodromes d’un État européen : la Banque Centrale, qui possède la prérogative régalienne de battre monnaie ; la Commission européenne, qui décide de politiques cruciales dans le domaine du commerce, de la concurrence et de la lutte contre les concentrations ; une Cour de justice européenne – la justice est une prérogative régalienne, c’est le roi qui rendait la justice dans l’Ancien Régime. Simplement, nous n’avons pas de nation européenne car il y a une persistance de l’attachement des gens aux matrices nationales habituelles. J’ai été surpris en regardant les enquêtes « World Values Survey », de constater que cet attachement était uniformément partagé partout dans le monde : 90 % des sondés dans soixante pays du monde environ se disent attachés à l’idée nationale – ce qui n’est pas surprenant en soi. La vraie surprise pour moi fut de découvrir qu’ils étaient plus attachés à leur identité nationale qu’à leur identité locale, y compris dans des pays fortement décentralisés voir fédéraux comme l’Inde… Il y a donc effectivement un fait national massif qui a été complètement sous-estimé par les technocrates et les gouvernants qui ont mis en place ces processus de transnationalisation politique dès les années 1980 et 1990. Il faut donc que les progressistes prennent en charge ce sentiment national ; s’ils ne le font pas, il sera récupéré – c’est déjà le cas – par les nationaux populistes qui, eux, n’ont pas le même projet que ceux qui sont attachés à la République ou à l’État-nation démocratique. Leur projet est xénophobe, identitaire, ethniciste, régressif, anti-démocratique, inégalitaire ; ce n’est absolument pas le projet d’un État-nation démocratique, c’est un projet d’exaltation de l’identité, dans lequel la nation devient en quelque sorte le prétexte, le véhicule pour affirmer un projet étroitement ethniciste. Une des faillites de tout le camp progressiste – des écologistes aux centristes humanistes ou aux républicains, en passant par les socialistes, les sociaux-démocrates etc. – réside dans cette incapacité à voir que le sentiment national est une socialisation qui se construit sur plusieurs siècles, fondée sur un substrat structurel : une langue, une culture, des valeurs partagées. Ce n’est qu’ensuite qu’il se donne un projet politique – en l’espèce le projet républicain. Tout cela ne peut pas être effacé en un clic de souris ou en un coup de baguette magique en décidant que l’on va mettre en place un certain nombre d’institutions ou de fonctions économiques à un niveau fédéral. On assiste donc à un désajustement entre l’échelle politique et l’échelle économique.

On trouve deux discours qui dominent aujourd’hui pour traiter ce désajustement : le discours libéral habituel qui consiste à dire qu’au fond, la mondialisation est un phénomène inéluctable et uniment positif, et qu’il faut ce faisant remettre l’échelon de la démocratie en phase avec l’échelon du marché et donc fabriquer une démocratie fédérale, transnationale, mondiale. Le paradoxe est que nous avons fait cette tentative en Europe dès les années 1980, mais loin d’avoir la convergence heureuse des peuples vers une « fédération européenne », nous avons à l’arrivée une montée sans précédent du nationalisme autoritaire… Cette montée du nationalisme autoritaire a bien sûr été provoquée par des politiques qui n’ont pas su prendre en charge la montée des inégalités, des fractures dans les sociétés, bref des politiques néolibérales qui ont généré contre elles du ressentiment. Mais je crois également qu’il ne faut pas sous-estimer cet attachement en quelque sorte viscéral des populations à l’échelon national, en particulier parmi les classes populaires.

Face à ce discours, on trouve un discours consistant à dire que ce désajustement entre l’échelle économique et l’échelle démocratique doit être résorbé, mais par le bas, par une annulation de la mondialisation ou un retour à une économie étroitement nationale, du protectionnisme etc. La plupart du temps, cela demeure un discours de façade pour les nationaux-populistes, qui participent allègrement aux chaînes de valeur mondiales – il suffit de regarder en direction de la Hongrie de Viktor Orban, qui est un sous-traitant de l’industrie automobile allemande ; Orban déclare publiquement que la libre concurrence et la liberté de circulation des capitaux, des marchandises et des services est bénéfique, et que ce qui lui pose problème est simplement la liberté de circulation des êtres humains.

Cette tentation protectionniste s’exprime aujourd’hui partout dans le monde. Trump, par exemple, est en train de raviver des guerres commerciales avec la Chine en mettant en place des mesures protectionnistes maladroites, qui vont surtout frapper les producteurs américains, mais qui font plaisir à ses électeurs parce qu’ils ont le sentiment qu’ils reprennent le contrôle (Take back control).

Il est urgent de construire un discours beaucoup plus raisonnable qui ne serait pas basé sur l’antagonisme entre la mondialisation et la démocratie, qui accepterait le fait national mais inventerait une nouvelle phase de la mondialisation en accord avec les enjeux du présent que sont la montée des inégalités domestiques (sociales et territoriales) ainsi que la crise environnementale. Les États deviendraient les écluses de la mondialisation, seraient capables de décider démocratiquement dans quelles circonstances une intégration économique plus approfondie est bonne, dans quelles circonstances elle ne l’est pas, etc. Ils seraient également capables de mettre en balance l’intégration des marchés avec d’autres intérêts : la santé, la solidarité sociale, la lutte contre le réchauffement climatique ; cela impliquerait qu’une nation ou qu’un groupe de nations puisse décider de mettre des barrières au commerce international sous la forme d’un ajustement carbone aux frontières par exemple, ou en renégociant assez durement les traités de libre-échange quand ils considèrent que la circulation des marchandises peut mettre à mal des équilibres sociaux ou territoriaux.

On peut se réjouir qu’aujourd’hui il y ait une prise de conscience assez large de la nécessité de re-politiser l’Europe, y compris sur ces questions de commerce international ; c’est la crise climatique qui nous en offre l’opportunité, mais il n’y a pas que la question climatique derrière le défi du libre-échange, il y a aussi la question sociale – celle de la moins-disance en tout genre – et également la question sanitaire : a-t-on envie d’avoir dans nos assiettes du bœuf dopé aux hormones de croissance ou aux antibiotiques qui a traversé toutes les mers et tous les océans, par exemple ?

LVSL – Dans l’ouvrage, vous mettez en lumière le séparatisme social et fiscal des régions riches, que ce soit le nord de l’Italie, le cas de Londres, la Catalogne, et vous évoquez la perspective d’un meilleur partage des tâches entre l’Etat-nation qui assumerait les politiques de solidarité et les collectivités territoriales qui monteraient en puissance sur l’aménagement local et la transition écologique. Pouvez-vous détailler ?

DD – La fracture territoriale est un des effets de cette polarisation générale des activités qui est induite à la fois par la mondialisation et par le changement technologique – les services à haute valeur ajoutée, comme l’audiovisuel ou la publicité, se concentrant dans les régions métropolitaines.

On assiste donc à un déséquilibre territorial qui est beaucoup plus important qu’à l’époque des Trente Glorieuses. Il suffit de voir l’évolution différentielle des prix de l’immobilier ces dernières années selon les territoires pour s’en convaincre. La société « Meilleurs Agents », qui possède une base de données de grande qualité sur l’immobilier, a produit un graphique que je trouve très parlant ; on peut y voir que si l’on fixe l’ensemble des prix des ventes immobilières dans toutes les zones du territoire français à un indice 100 en 2007, c’est-à-dire l’année avant la crise, douze ans plus tard, en 2019, on est à 149 pour Paris, 117 pour les dix plus grandes métropoles françaises (hors Paris)… et 86 pour ce que « Meilleurs Agents » appelle les zones rurales, en réalité toutes les zones en dehors des cinquante plus grandes villes françaises. On voit là qu’il y a une sorte de grande divergence qui est attestée par les prix de l’immobilier, lesquels suivent la dynamique des salaires ; on voit donc que dans les grandes métropoles où il y a des rémunérations toujours plus élevées, il y a une sorte de course-poursuite qui s’instaure entre le niveau des rémunérations et les prix de l’immobilier. Cette course est potentiellement sans fin parce que les grandes entreprises qui ont besoin d’attirer des cadres sur-qualifiés qui sont rares sur le marché du travail, sont obligées de les payer toujours plus pour qu’ils puissent faire face aux charges immobilières, les prix de l’immobilier augmentent à leur tour en conséquence, et ainsi de suite.

Dans les zones plus déprimées, c’est en quelque sorte l’inverse : on assiste à une stagnation des salaires et à une déflation de l’immobilier. J’effectue ce détour immobilier pour en venir au fait suivant : les libéraux avancent qu’il faut faire du fédéralisme fiscal pour traiter les problèmes, au motif que cela permettrait de responsabiliser les acteurs de premier niveau, les plus proches du terrain, et qu’il faut leur permettre de fixer librement le niveau de toutes leurs recettes et dépenses – c’est la théorie de Charles Tiebout, « les électeurs votent avec leurs pieds ». En réalité, cela ne fonctionne pas ; regardez ce qui s’est passé au Royaume-Uni en 2016. Une des explications les plus convaincantes, à mon sens, du vote en faveur du Brexit, réside dans le fait que David Cameron a pris en 2010 deux décisions concomitantes dont la conjonction a été catastrophique et a provoqué l’engrenage du Brexit. La première fut le choix de la rigueur budgétaire ; comme dans la plupart des pays européens, il engage le Royaume-Uni dans une consolidation budgétaire qui implique la réduction des dépenses, notamment dans le domaine de la santé et dans l’éducation. En parallèle, il renforce l’autonomie fiscale à la fois de Londres et de l’Écosse ; il le fait pour des raisons différentes : il satisfait une revendication autonomiste de l’Écosse, et il fait droit aux demandes d’amélioration de la compétitivité de la place londonienne. La conjugaison de ces deux décisions a fait que les régions déjà désindustrialisées et en crise du Nord de l’Angleterre se sont retrouvées en plus grave difficulté encore. Le ressentiment a augmenté à la fois contre Londres – accusée d’être la nouvelle Babylone, la ville qui aspire à elle tous les talents et toutes les richesses sans les redistribuer – et contre l’Union européenne, cette espèce de technocratie invisible complice sinon responsable de ces fractures, contre la mondialisation en général, contre les migrants, etc. Je pense que cette question territoriale, liée à l’austérité, a été l’un des facteurs explicatifs du Brexit et qu’on la sous-estime énormément. Je suis donc pour le moins étonné en lisant, sous la plume d’économistes respectables par exemple, que la résolution, en France, de la crise des Gilets jaunes, passerait par un fédéralisme fiscal total.

“Plutôt que d’un « Green new deal » surplombant et vertical, financé par création monétaire de plusieurs milliers de milliards d’euros, je préfère parler de « New deal territorial ».”

Je ne suis pas en faveur d’une centralisation jacobine en revanche ; je pense simplement qu’il faut prendre acte du fait que les défis territoriaux et immobiliers rendent nécessaire une instance qui fasse prévaloir un intérêt général au-dessus des situations locales, qui soit capable de redistribuer des richesses entre des territoires qui ont tendance à les concentrer et des territoires plus en difficulté. Cette instance, c’est l’Etat-nation, parce qu’elle est la plus légitime aujourd’hui pour mener à bien cette tâche ; cela peut être également l’Europe, dans une certaine mesure, mais alors qu’on y parle beaucoup de cohésion territoriale, le budget alloué à ces questions n’est que de 50 milliards d’euros par an, c’est-à-dire 0,3% du PIB européen. En France, 56 % du PIB est alloué à des dépenses publiques ; tout ne concerne pas la cohésion territoriale, mais beaucoup y concourt.

LVSL – À quel point est-ce que l’on recentralise, et selon quels découpages ?

DD – Ce qui doit rester dans la main de l’État-nation, ce sont toutes les dépenses de redistribution et de solidarité à la fois entre les individus et entre les territoires. On entre dans l’âge des polarisations, et il n’y a pas de raison que ces fractures sociales et territoriales ne continuent pas de se creuser. Une décentralisation trop forte de la politique de solidarité conduirait les régions qui ont le plus besoin de dépenses de solidarité, parce qu’elles sont les plus sinistrées, à se retrouver avec les recettes les plus faibles…

En revanche, je suis favorable à l’idée de donner davantage d’autonomie aux autorités locales et aux territoires sur le plan des projets d’aménagement, sur le plan de ce que l’on appelle en économie des dépenses d’allocation (par opposition aux dépenses de solidarité qui relèvent de la redistribution) : un pouvoir local sait mieux que l’État central ce qui est bon en termes de projets locaux d’aménagement parce qu’il y a une proximité avec les problèmes des habitants qui est réelle.

Plutôt que d’un Green new deal surplombant et vertical, financé par création monétaire de plusieurs milliers de milliards d’euros, je préfère parler de New deal territorial, qui consisterait à inviter les pouvoirs locaux à investir davantage dans ce que Pierre-Noël Giraud appelle l’économie sédentaire, à savoir l’ensemble des acteurs économiques – majoritaires dans l’économie – qui ne sont pas concernés par les chaînes de valeur globalisées et qui pourtant rendent des services éminents aux territoires. Les agriculteurs, par exemple, non seulement produisent des aliments frais qui peuvent être consommés sur le territoire, mais en plus rendent des services environnementaux à la population locale : ils peuvent replanter des haies, sont responsables de la beauté des paysages, de leur diversité, font de l’agroforesterie, etc. Autre exemple : l’artisanat. On dit aujourd’hui que des dizaines de millions de logements sont des passoires thermiques en Europe : la rénovation thermique ne peut être faite que par l’artisanat. Il faut des plombiers, des zingueurs, des menuisiers, toutes sortes d’artisans bien formés pour rénover les logements – autant d’acteurs qui appartiennent à l’économie sédentaire, c’est-à-dire un tissu d’emplois non délocalisables, qui ne sont pas en concurrence internationale.

LVSL – Quid de l’entité communale, centrale en France ?

DD – Mon livre n’est pas centré sur la France, il porte sur tout le « monde industrialisé », mais je crois personnellement beaucoup au fait communal et inter-communal. Les communes ont un rôle majeur à jouer parce qu’elles sont le maillon essentiel de la démocratie de proximité et parce qu’elles peuvent encourager des politiques de territoire vertueuses, comme les circuits courts qui rapprochent producteurs et consommateurs.

Il y a de nombreux domaines dans lesquels on peut arriver à re-dynamiser un tissu économique sédentaire tout en favorisant la compétitivité des firmes qui sont positionnées sur le marché mondial. L’économie politique qu’il faut inventer est un système dans lequel l’État et les collectivités locales prennent leurs responsabilités en matière de dynamisation de l’économie sédentaire avec le concours des acteurs privés aussi, créent des synergies public-privé pour favoriser et vivifier l’artisanat, l’agriculture, les services à la personne tout en se battant pour la compétitivité des secteurs économiques nomades, dans un environnement très concurrentiel.

LVSL – Dans votre ouvrage, il est assez difficile de distinguer votre vision de l’Union européenne et des modalités de l’intégration française dans le projet continental. Vous semblez à la fois plaider pour une Europe des nations et dans le même temps vous n’écartez pas l’hypothèse fédéraliste. Concrètement que faut-il garder et que faut-il démanteler s’il faut démanteler des choses ?

DD – Je suis satisfait de votre perplexité, parce que j’essaie de tenir sur l’Union européenne un discours qui sorte des caricatures faciles et des alternatives simplistes auxquelles le débat public s’est habitué. Je pense que l’Union européenne ne gagnera rien en continuant à fonctionner de manière hors-sol par rapport au fonctionnement de la démocratie nationale. Il faut donc re-politiser l’Europe, mieux connecter toutes ces institutions européennes à la vie démocratique qui, aujourd’hui, se fait largement sur une base nationale dans les différents pays européens ; dans le même temps, il faut être capable de comprendre que la production d’un certain nombre de biens publics suppose un passage à l’échelle : on ne luttera pas efficacement contre le réchauffement climatique tout seul dans son coin. On ne réalisera pas des investissements publics dans la recherche, l’enseignement supérieur, l’intelligence artificielle, les bio-technologies, les batteries électriques tout seul dans son coin.

“La nation est la seule forme politique qui permette de réunir la liberté civile, la démocratie et la solidarité sociale, ce que ne permettent ni l’empire ni la tribu.”

Je ne peux me contenter d’un système où l’on devrait choisir entre la vitalité démocratique et l’efficacité économique. Aujourd’hui en Europe, on a plutôt favorisé l’efficacité économique ; l’économiste Thomas Philippon fait remarquer qu’au fond la politique européenne anti-concentration, par exemple, a beaucoup mieux marché ces vingt ou trente dernières années que la politique américaine de concurrence. Pourquoi ? Précisément parce qu’elle a été éloignée du chaudron des intérêts gouvernementaux et industriels nationaux grâce à l’indépendance farouche de la Commission européenne et de toutes ces autorités administratives de régulation. Aux États-Unis, l’anti-trust a été capturé par des lobbys et des intérêts industriels divers, qui ont petit à petit affaibli toutes ses défenses immunitaires et ont mené à la constitution de gigantesques oligopoles dans tous les domaines : les télécoms, le secteur aérien, les fournisseurs d’accès à internet, les entreprises pharmaceutiques etc. Je suis tout à fait d’accord avec Thomas Philippon : la politique anti-concentration européenne ne mérite pas l’excès d’indignité qu’on lui oppose parfois, en revanche je n’arrive pas à me satisfaire d’un système où le citoyen n’a pas son mot à dire et où il n’y a presque pas de fonctionnement démocratique. Il faut donc arriver à inventer un système doublement efficace, tant sur le plan économique que démocratique…

LVSL – Ce dilemme peut-il être résolu dans un contexte d’intégration économique ?

DD – C’est exactement le dilemme qu’il faut arriver à résoudre. Mon but est de parvenir à concevoir un système constitué par plusieurs niveaux de régulation : un niveau de régulation territoriale qui s’occupe du New Deal territorial – plutôt qu’un Green New Deal surplombant – au-plus près des habitudes et des comportements ; le niveau central de l’État-nation, central car il contient une forme politique – la nation démocratique – qui selon moi mérite une place spécifique. En réalité, la nation est la seule forme politique qui permette de réunir la liberté civile, la démocratie et la solidarité sociale, ce que ne permettent ni l’empire ni la tribu. L’empire peut permettre une liberté minimale par les marchés, au prix d’un pur pouvoir vertical, et d’une absence de solidarité car trop de kilomètres et trop d’hétérogénéité séparent les populations qui l’habitent. La tribu entretient des liens « chauds » de solidarité, qui unissent ses membres mais ne permettent pas pour autant l’épanouissement de la démocratie et des libertés civiles : tout est soumis au glaive du chef de la tribu. La nation est donc la forme politique la plus moderne qui soit. La seule qui puisse concurrencer la nation, c’est la Cité – je le précise car nombre d’intellectuels progressistes ont rêvé d’un monde de Cités à l’orée des années 2000 –, mais le problème de la Cité réside dans son étroitesse territoriale, en conséquence de quoi le ticket d’entrée pour vivre dans la Cité est élevé, et celle-ci finit par connaître un processus de « singapourisation », où une petite caste de travailleurs nomades règne sur la cité et un arrière-ban de travailleurs sédentaires, souvent immigrés (c’est le paradoxe : les travailleurs sédentaires sont souvent des individus nomades et vice-versa !) œuvrent dans les services à la personne et toutes sortes d’activités économiques mises au service de ces nomades hyper-qualifiés. Cela fonctionne à peu près dans de petits territoires comme Singapour ou le Qatar, alors que dans de grands pays comme la France, c’est impossible. La nation reste donc un échelon et une forme politique incontournables. Je n’ai en revanche aucune hostilité à ce que l’on construise une Europe-puissance, une Europe des biens publics, etc. car il est nécessaire de passer à l’échelle dans un certain nombre de domaines. Il faut simplement qu’elle soit mieux connectée au fait national.

LVSL – Est-il réellement possible de faire de l’Europe une nation ? L’hypothèse fédéraliste réside dans la possibilité de déplacer la démocratie à l’échelle européenne ; est-ce réellement possible ?

DD – Je vais répondre par étapes à cette question. Il n’est pas possible de faire une Europe fédérale autrement que sous la forme d’une nation européenne. En revanche, les processus de socialisation d’une nation sont pluriséculaires, donc on ne fera pas l’Europe fédérale en quelques années, ni même en quelques décennies.

“Nous sommes aujourd’hui face à une Europe de la règle qui fonctionne avec des instances technocratiques souvent hors-sol et élitaires, déconnectées de la décision démocratique des citoyens.”

Nous avons impérativement besoin d’une Europe-puissance dans un monde multipolaire dangereux où l’on voit bien qu’émergent tout de même un pôle chinois et un pôle américain qui sont en choc frontal ; à ces deux pôles correspondent des modèles de société qui ne sont pas exactement celui de l’Europe. Le modèle de société ouest-européen est articulé autour de la liberté civile, de la démocratie mais aussi de l’État-providence, ce qui est beaucoup moins le cas aux États-Unis. Il faut donc arriver à mieux articuler le fait national au fait européen, et cela passe par la co-production des biens publics.

Nous sommes aujourd’hui face à une Europe de la règle qui fonctionne avec des instances technocratiques souvent hors-sol et élitaires, déconnectées de la décision démocratique des citoyens. Pour éviter la montée du nationalisme autoritaire et la dislocation de toute l’idée européenne, il faut donc permettre à l’Europe de produire des biens publics. L’idée d’une assemblée européenne qui serait composée essentiellement de députés issus des parlements nationaux et qui voteraient sur une ressource fiscale pour financer une politique publique comme l’investissement dans les filières vertes ou dans la recherche en intelligence artificielle, est une façon de ne pas couper le cordon ombilical entre le principe représentatif-démocratique qui existe dans les nations et cette Europe-puissance qui a vocation à produire des biens publics. En tout cas, on ne pourra pas faire l’économie à moyen terme d’une réflexion très profonde sur l’architecture institutionnelle de l’Union européenne.

LVSL – On peut tout à fait repenser l’architecture de l’Union européenne, mais que fait-on des projets existants ici et maintenant, comme l’intention de développer une Europe de la défense – autre prérogative régalienne ?

DD – Je ne suis pas favorable à une armée européenne parce que les options géo-stratégiques sont très différentes d’un État à l’autre. La France est très soucieuse de son indépendance, alors que nombre de pays d’Europe centrale ou orientale sont beaucoup plus alignés sur les États-Unis. Si l’on voulait construire une armée européenne, il faudrait aligner les intérêts géo-stratégiques des différents pays et s’assurer qu’il n’y a pas de passager clandestin, ce qui est aujourd’hui le cas des « petits pays ».

LVSL – Un paradoxe parcourt votre livre. D’une part vous décrivez la manière dont les sociétés se sont fracturées : la crise de 2008, l’arrivée au pouvoir de Donald Trump et la réactivation de logiques protectionnistes, le défi écologique. Cependant, quand il s’agit d’en venir à la partie propositionnelle, vous vous contentez de parler de « maîtrise de la mondialisation », rengaine que l’on entend depuis trente ans. Pourquoi ne pas parler de démondialisation, quand toute la logique de l’ouvrage semble y conduire ?

DD – C’est pour les raisons que j’indiquais tout à l’heure : qu’est-ce qu’on entend par démondialisation ? Je préfère parler de décélération sélective. Un certain nombre de filières économiques ont vocation à se soustraire totalement aux chaînes de valeur globalisées… Les circuits courts alimentaires par exemple ou encore la rénovation thermique des logements. En revanche, si démondialiser ça veut dire re-nationaliser intégralement les économies, nous sommes face à une impossibilité, qui découle de l’incompatibilité de cette proposition avec une économie de la connaissance hyper-liquide, hyper-fluide, et en même temps hyper-industrielle avec des chaînes de valeur éclatées.

Cela dit, il y a un ralentissement assez net de la croissance du commerce international depuis quelques années (autour de 3% annuels désormais, contre 8% dans les années d’avant-crise) qui me fait penser que l’on se dirige en réalité vers une régionalisation des chaînes de valeur, parce que les coûts de l’énergie et donc les coûts de transport vont fatalement augmenter à un moment, parce qu’il y a une prise de conscience écologique de la part des opinions publiques qui va obliger les États à taxer le transport maritime ou à ralentir sa vitesse, parce que le libre-échange à tout crin, dans son fonctionnement classique, est de plus en plus contesté par les peuples. Les tensions protectionnistes ne sont que la partie émergée de l’iceberg.

Cette régionalisation des chaînes de valeur fait que les nations et l’Union européenne devront être moins naïves aussi dans les relations avec leurs partenaires économiques que sont la Chine et les États-Unis. Il y a une perspective que je trouve intéressante dans les textes de Pierre-Noël Giraud, selon laquelle il faudrait passer des accords de réciprocité : on peut très bien accepter que des produits chinois soient commercialisés sur le marché européen à condition qu’une partie, à déterminer, de la valeur ajoutée de ces produits ait été produite localement en Europe. C’est plus ou moins ce que font les Chinois vis-à-vis de l’Europe et c’est beaucoup plus intelligent que des barrières tarifaires indiscriminées qui frappent tout le monde et qui pénalisent d’abord les producteurs locaux qui dépendent pour leur produit fini de l’importation d’un certain nombre de composants fabriqués à l’étranger.

LVSL – Dans l’ouvrage, un des risques mentionnés en cas de non prise en compte de l’importance du fait national dans la réflexion politique est qualifié de  national-populiste. Le populisme est assimilé dans l’ouvrage à un courant de droite radicale, alors que ce phénomène peut prendre différents aspects. Il traduit justement ce désajustement entre les lieux de la prise de décision et les lieux d’élaboration démocratique avec cette volonté de Take back control. Est-ce-que la solution ne résiderait justement pas dans une forme de populisme républicain ?

DD – C’est une excellente question : le populisme n’est pas une idéologie, c’est un style caractérisé par la valorisation du bon peuple face à des élites corrompues, un recours assumé à la violence verbale, une exaltation de la force physique, une méfiance vis-à-vis de toutes les médiations comme les partis politiques, une désintermédiation entre le leader « hyperincarné » et la masse, etc.

“La logique de la nation démocratique est une logique affinitaire davantage qu’identitaire.”

C’est un style transversal, et il existe un populisme de gauche comme un populisme d’extrême-droite et un populisme du centre… Ce que je pointe comme un danger, c’est le national-populisme, à savoir le style populiste adossé à une plateforme d’extrême-droite identitaire qui elle, en revanche, constitue une idéologie. Steve Bannon, dans le Figaro Magazine en avril dernier résume ses principaux traits : la remise du fait national au cœur de l’équation politique, non pas pour défendre la nation civique ou la nation démocratique telle que l’avaient thématisée les révolutionnaires français ou américains à la fin du XVIIIème siècle, mais pour exalter les desiderata d’une majorité sociale homogène souvent de couleur blanche et de foi chrétienne. On le voit en Hongrie ou avec le Tea Party aux États-Unis qui n’était pas seulement une révolte contre le renflouement des grandes banques de Wall Street, mais aussi une révolte raciale, le cri de colère de l’homme blanc… On le voit avec la Lega en Italie – Salvini est un pur opportuniste, qui vient d’un parti régionaliste demandant l’autonomie de la Padanie qui ne supportait plus de payer pour le Mezzogiorno ; il a compris qu’il avait un plus grand électorat à capturer, en invoquant l’identité nationale face à toutes les inquiétudes qui sont générées par la mondialisation. Il a donc transformé la Ligue du Nord en Lega, et on voit bien ici que la nation n’est pas la nation démocratique de la république italienne, c’est un moyen d’exalter une majorité sociale dans le meilleur des cas, ethnique dans le pire, et de légitimer un gouvernement autoritaire qui n’a rien du gouvernement représentatif-démocratique. Les premières victimes en sont les minorités, ceux qui ne peuvent pas se défendre, qui ont le moins voix au chapitre : les migrants, les minorités ethniques, etc. C’est ce que l’on a vu en Hongrie par exemple, où l’on assiste à ce processus de régression générale des libertés civiles. Ce n’est pas le modèle de la nation démocratique, c’est le modèle de la nation tribale qui est ici appliqué.

Le national-populisme est donc extrêmement dangereux parce qu’il a compris la force de mobilisation de la rhétorique nationale du fait de l’attachement très fort à l’idée nationale, à l’idée d’une nation civique – qui est détournée, d’où le fait que je parle de piraterie sémantique, dans un sens étroitement ethniciste et identitaire… La logique de la nation démocratique est une logique affinitaire davantage qu’identitaire ; l’identité c’est la tautologie du « A = A », ou pour le dire plus poétiquement à la manière de Hegel, c’est « la nuit où toutes les vaches sont noires » ; il n’y a ni progrès ni émancipation dans l’identité puisque, au fond, tout est toujours égal à soi-même… L’affinité, en revanche, c’est l’idée selon laquelle on trouve des personnes d’horizons divers, de cultures diverses, de religions diverses, d’appartenances diverses mais qui se rassemblent en un projet commun et dont le ciment réside dans l’État-providence et un sentiment d’obligation réciproque.

Je ne suis pas vraiment favorable à la mobilisation du style populiste dans la vie politique. On a vu en France à quel point il pouvait générer de la violence verbale, de l’hystérie, de la tension ; je suis inquiet du délitement du débat public, du climat d’intolérance qui règne et dont les réseaux sociaux ne sont pas la cause mais une simple caisse de résonance. Il n’y a plus de possibilité de trouver des compromis : aujourd’hui, les débats publics sont polarisés autour de positions absolues et irréconciliables. Le vivere civile républicain évoqué par Machiavel reposait au contraire sur l’existence de contradictions dans la société mais cette conflictualité pouvait toujours être surmontée et canalisée par les lois, des institutions, l’action politique, etc.

LVSL – Ne trouve-t-on pas dans votre essai la tentation de nier cette conflictualité?

DD – Je ne nie pas la contradiction ; je pense qu’elle est inhérente et bonne en démocratie, mais aujourd’hui nous ne sommes pas face à des contradictions mais à des oppositions de principes insurmontables et absolues. Si le populisme, comme on a pu le voir avec certaines dérives extrémistes, mène à des contradictions insurmontables, à de la violence verbale, je n’y suis pas favorable. En revanche, à la question « certains éléments du populisme sont-ils parfois positifs pour re-dynamiser un peuple politique ou re-politiser une action ? », je réponds pourquoi pas. Mais encore faut-il être très prudent vis-à-vis de ces catégories et à cette pensée binaire d’opposition du peuple forcément bon face aux élites forcément corrompues.

“Le populisme verbal auquel on assiste aujourd’hui donne une prime à celui qui va crier le plus fort et ne donne pas les clefs pour s’emparer des problèmes réels.”

La pensée républicaine, en ce sens, ne peut pas être populiste au sens de l’opposition du peuple et des élites parce que la pensée républicaine réside dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen ; celle-ci repose sur la circulation des charges entre tous les citoyens : il n’y a donc pas d’élite de sang ou de caste par nature. Il y a simplement une élite du mérite et cette élite du mérite il faut qu’elle circule le plus largement possible par les mérites des individus. Le procès que l’on pourrait faire à l’élitisme républicain aujourd’hui c’est effectivement une insuffisante circulation des charges, une absence de mobilité sociale ou intergénérationnelle qui est évidente. Mais plutôt que de condamner les élites et les stigmatiser, je préfère imaginer un système dans lequel tout le monde peut accéder par ses mérites propres à l’élite.

LVSL – La République s’est affirmée dans un moment de conflictualité aiguë contre les monarchistes et le parti de l’étranger. C’est ce qui a permis l’affirmation des principes républicains contre ce qui leur était extérieur…

DD – Oui, mais cette lecture me semble oblitérer ce qui constitue l’essentiel de la dynamique républicaine : sa capacité à convertir la dynamique des conflits sociaux en une énergie positive qui prend chair dans des lois, dans des institutions. La question sociale est, à ce titre, instructive. Juste après avoir accompli la Révolution de 1789, et proclamé aux frontispices de tous les édifices publics « Liberté-Egalité-Fraternité », on accouche dans les trente premières années du XIXème siècle d’une France de propriétaires très bien documentée par Thomas Piketty. L’idéologie propriétariste bat son plein, le droit civil qui est particulièrement bien décrit par Balzac dans Le Colonel Chabert, fait que ce qui jadis constituait les biens de l’Église est accaparé par une nouvelle classe émergente, que Marx appelle l’aristocratie financière dans son livre sur les luttes de classe en France. Les inégalités de patrimoine se creusent au XIXème siècle et la révolution industrielle accouche d’un sous-prolétariat des usines qui vit dans une misère absolue. On a fait la révolution pour proclamer la liberté et l’égalité et on se retrouve dans une situation où la moitié de l’humanité vit dans des conditions de misère qu’on n’aurait même pas imaginées sous l’Ancien Régime ! La dynamique républicaine consiste, petit à petit, dans l’institutionnalisation des conflits sociaux, dans la proclamation de libertés, comme le droit de grève ou les libertés syndicales, dans le façonnage d’un État-providence – qui d’ailleurs emprunte beaucoup aux caractères nationaux de chaque peuple ; je vous renvoie aux travaux d’Esping-Andersen sur les trois mondes de l’État-providence, selon lequel la France est caractérisée par un monde conservateur-corporatiste parce que l’État-providence qui se consolide après 1945 est un État-providence qui reprend des caisses d’assurance ouvrière pré-existantes. Le conflit est intéressant en République, mais il n’est pas pure violence ou force de destruction ; il accouche d’une dynamique positive d’institutionnalisation, de législation et de construction d’un cadre de vie commun, d’une société plus vivable et plus habitable.

Le populisme verbal auquel on assiste aujourd’hui donne une prime à celui qui va crier le plus fort et ne donne pas les clefs pour s’emparer des problèmes réels. J’éprouve une certaine méfiance à l’égard du style populiste qui s’apparente pour moi à du verbalisme incantatoire, et je m’attriste déjà suffisamment chaque jour de voir à quel point l’esprit public s’est dégradé et du fait que l’on ne puisse avoir aucun débat politique, échanger des arguments sans tomber dans la violence et des oppositions irréconciliables. Cette dégradation de l’esprit public est terrible à l’heure où justement nous avons profondément besoin de réhabiliter cette idée autour de la question écologique, du défi des inégalités, mais aussi de la menace terroriste, etc. On a besoin de puissance publique, on a besoin de biens communs, en conséquence de quoi on a besoin de débats publics parce qu’il ne viendrait à l’esprit de personne de dire que seule une petite minorité est détentrice de la définition du bien commun. Le bien commun est le résultat d’une délibération, mais qu’elle puisse se faire sereinement exclut un style politique empreint d’une trop grande violence.

Le mythe de la fin de l’Histoire et le consensus libéral postmoderne

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La notion de fin de l’Histoire, croyance fondatrice de la vision postmoderne de nos sociétés est au cœur des convergences idéologiques entre secteurs apparemment distincts de la bourgeoisie éduquée. Tous partagent la critique de l’État-nation comme acteur central des processus économiques et politiques.


L’émergence de l’idée de fin de l’Histoire au cours des années 1980 dans le monde universitaire européen et anglo-saxon est à la source de ce que nous entendons aujourd’hui par postmodernité. Jean-François Lyotard, Jean Baudrillard, Paul Feyerabend, Marshall Sahlins, Jacques Derrida, Jürgen Habermas (qui prétend pourtant s’extraire de la démarche postmoderniste tout en adhérant à l’idée koselleckienne[1] de posthistoire), Samuel Huntington et Francis Fukuyama, forment dans leurs champs disciplinaires respectifs, les piliers hétéroclites d’une théorie de l’histoire qui prétend acter la fin de la téléonomie moderne (le progrès social adossé au progrès technoscientifique et à l’État-nation).

Ce point de vue se justifie d’une part, au niveau géopolitique, avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, puis la fin de la Guerre froide, et le nouvel ordre mondial, où la suprématie Nord-américaine était censée imposer la prédominance (désirée ou critiquée selon les auteurs, mais toujours envisagée comme inéluctable) de la démocratie libérale et de l’économie de marché du fait de son leadership sur le procès de la globalisation économique.

D’autre part, du point de vue sociétal, le développement des technologies de l’information et de la communication – renforcée par la déréglementation des marchés financiers, qui trouvent dans ces technologies du temps, de nouveaux moyens de produire de la valeur économique spéculative[2] –  ferait entrer l’humanité dans une nouvelle ère culturelle individualiste, laissant poindre l’horizon d’une uniformisation des modes de vies des classes moyennes internationales, inaugurant l’utopie concrète d’une civilisation mondiale d’inspiration libérale (individualiste et modérément humaniste car sceptique face aux grands récits d’émancipation politique des populations tels que le marxisme ou la pensée révolutionnaire issue des Lumières et du positivisme[3]).

Nous formons ici l’hypothèse (déjà exprimée par des chercheurs en sciences humaines tels que Michel Freitag, ou Christian Ghasarian[4]) que la notion de postmodernité peut être envisagée au moins en partie comme l’expression d’un consensus épistémologique favorable à l’idéologie libérale, et rassemblant les analyses politiques et conceptuelles en apparence opposées de théoriciens contemporains tels que Francis Fukuyama, Samuel Huntington, Jürgen Habermas, Jean-François Lyotard, Hartmuth Rosa, Gianni VattimoReinhart Koselleck, Nick Srnicek ou encore Toni Negri, à travers le motif de la postmodernité et son soubassement critique : la notion de posthistoire. Nous laisserons ici de côté, faute de place, l’analyse systématique des apports et contradictions propres aux évolutions des cultural studies américaines de 1960 à nos jours, ainsi que l’étude de leur influence sur les sciences humaines européennes, et renverrons le lecteur à l’excellent article de C. Ghassarian sur le sujet [5], pour nous concentrer sur la seule tâche d’étudier la fonction de l’idée de fin de l’Histoire chez les penseurs clefs du dispositif idéologique postmoderne.

Les sources économiques du consensus individualiste

Ce consensus tient à leur commune appréciation de la crise du modèle politique et économique occidental, liée selon eux à l’incapacité structurelle de l’État-nation moderne à s’instituer en agent de gouvernance économique efficace, et d’autre part, à la difficulté (attribuée aux réglementations et bureaucratisations du processus économique) rencontrée par les acteurs individuels à exprimer leur désir de singularité culturelle et professionnelle faute d’un modèle nouveau où la frontière entre entrepreneur, producteur et consommateur serait progressivement dissipée, au profit d’un dépassement de la division du travail capitaliste traditionnelle.

Cette critique de l’Etat se fait au bénéfice d’une gestion intégralement privée des temps sociaux envisagés comme sources de la nouvelle chaîne de valeur économique

Cette analyse repose pour partie sur un état de fait objectif décrit par par Alain Touraine, André Gorz, Dominique Méda et Roger Sue : le passage d’une société du temps de travail comme temps dominant, à une société du loisir comme temps dominant[6]. Sur la base de ce consensus universitaire se développe une critique de l’État, émergent aux deux extrémités du spectre politique de nouvelles utopies sociopolitiques articulées autour du dépassement du salariat et du temps de travail tels que définis actuellement par le droit social aussi bien que par le marché[7].

Cette critique de l’État se fait au bénéfice d’une gestion intégralement privée des temps sociaux envisagés comme sources de la nouvelle chaîne de valeur économique et espaces de libération des contraintes institutionnelles et culturelles pesant sur les formes de vie des individus (le modèle de l’auto-entrepreneur et du gig worker du côté libéral, et le modèle du prosumer[8] appuyé sur le revenu universel du côté social-libéral ou libertaire.)

Cette nouvelle vision de l’histoire constitue à nos yeux la source de légitimation idéologique des nouveaux discours politiques imposés au débat public par les multinationales des TIC et leurs relais médiatiques (notamment les GAFAM et la nouvelle économie de la connaissance appuyée sur le dépassement des monnaies nationales et fiduciaires par les crypto-monnaies et le paiement électronique, ainsi que le dépassement du salariat), car les deux extrémités du spectre politique semblent adopter une version spécifique de ce point de vue.

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À titre d’exemple, il est saisissant qu’un marxiste libertaire comme Toni Negri, ou que les accélérationistes Nick Srnicek et Alex Williams rejoignent dans leurs analyses de la globalisation, un acteur idéologique de la normalisation de l’ultralibéralisme de la Silicon Valley tel qu’Eric Weinstein[9], ou les thuriféraires de l’alt-right libertarienne.

En effet, l’analyse de Toni Negri et Michael Hardt dans Empire (2001) soutient qu’en riposte aux luttes anti-impérialistes, anti-racistes et anti-autoritaire des années 1960-1970, s’opérerait aujourd’hui l’abandon et le rejet du dispositif de la souveraineté de l’État-nation moderne dont les caractéristiques seraient la transcendance métaphysique de l’autorité politique justifiant sa délégation représentative[10], ses appareils de compartimentage et d’ordonnancement disciplinaire de la société et ses matrices d’oppositions identitaires binaires et exclusives (en particulier en matière d’identités sexuelles et ethniques) – et son remplacement par un tout autre dispositif, de type post-(État)-moderne.

L’alternative au capitalisme néolibéral tiendrait ainsi à une sorte de « prise de judo », de retournement du fétichisme marchand sur lui-même grâce aux technologies de l’information et de la communication

Ce dispositif, qui consiste dans une intégration universelle de toutes les différences dans un espace socioculturel ouvert, expansif et sans frontières, couplée à leur assujettissement à un processus permanent d’autorégulation dynamique de l’ensemble et aux contraintes systémiques de flexibilité et d’adaptabilité qui en découlent. Mais c’est aussi en réponse à ces luttes que viendraient à prendre fin de manière connexe le paradigme de la production industrielle des biens de consommation et le modèle de la société-usine.  Ces derniers laissant place à une configuration radicalement différente, de nature biopolitique, caractérisée par l’extension de la qualification de marchandise à tout l’ensemble des activités physiologiques sociales et culturelles par la réflexion de la société sur elle-même comme « société d’informations, de communications et de services », travaillant sous l’égide de la sphère privée, à l’autoproduction et reproduction de sa vie.

L’alternative au capitalisme néolibéral tiendrait ainsi selon ces penseurs à une sorte de « prise de judo », de retournement du fétichisme marchand sur lui-même grâce aux technologies de l’information et de la communication qui ouvrent la possibilité d’une redéfinition de la notion de valeur économique et de propriété sur la base du revenu universel, des crypto-monnaies, de la reconnaissance par le droit social du gig working, ou encore de la reconnaissance juridique de la propriété et de la capacité de vente par les utilisateurs des plateformes numériques, de leurs données personnelles.

La fin de l’histoire, berceuse libérale des classes aisées

Ce nouveau type de paradigme intellectuel a un fort effet dépolitisant car il signe l’abandon de l’analyse économique concrète des rapports de force réels existant au niveau local dans les diverses filières économiques, et de façon transversale sur l’échiquier politique. L’abandon également de l’option révolutionnaire socialiste, ou même sociale-démocrate, au sens de la conquête politique et matérielle de l’État-nation et de ses moyens de coercition et de protection juridique comme clef de la reconfiguration égalitaire du système économique, politique et culturel, et comme outil de définition collective de ce que l’on nomme valeur au sens économique et moral par le droit.

Les conséquences théoriques de cette nouvelle doxa sont d’une part la substitution de la problématique culturelle à la problématique politique, et d’autre part la substitution du thème du temps et de ses propriétés (primauté accordée aux modes d’expérience subjective des événements historiques, vitesse des échanges, temporalités de définition des groupes et individus, « humeurs du temps »[11]) à celle de l’économie comme analyse matérielle des systèmes de production et d’échange des marchandises.

cela produit une convergence des idéologies libertaires, social-libérales, ultralibérales et néoconservatrices secrétées par les diverses strates de la petite et haute bourgeoisie.

En résulte un culte de la marginalité politique caractérisé par la célébration des multitudes (que la revue éponyme illustre pleinement), la critique des frontières sans théorie de la régulation internationale du libre-échange pour les uns, la jouissance d’appartenir à l’élite réactionnaire chrétienne ou voltairienne éclairée face à un monde occidental en déclin culturel pour les autres[12], ou l’adoption d’un ethos mélancolique du technocrate accomplissant son devoir et assumant l’impopularité d’une population pas assez éduquée pour saisir les choix économiques chez les socio-libéraux. Cette doxa s’enveloppe parfois d’une nostalgie des utopies modernes (individualistes ou corporatistes, entre Saint-Simon et Proudhon par exemple chez Rosanvallon[13], Habermas, Ferry ou Onfray) redoublée d’une condamnation unanime de toute tentative de penser à nouveau frais le rôle révolutionnaire de l’État sous peine de relancer la machine totalitaire.

La conséquence est une déchirure de tous les liens qui assuraient la participation individuelle à une vie commune significative. Il en résulte un « repli identitaire » de l’individu sur son moi narcissique.

Tout cela produit une forme de convergence individualiste des idéologies libertaires, social-libérales, ultralibérales et néoconservatrices secrétées dans la sphère publique par les diverses strates de la petite et haute bourgeoisie. Habermas lui-même constate et dénonce cette convergence dans son article La Crise de l’État Social, mais y participe inconsciemment en relayant la thèse de la fin de l’Histoire sous la forme de la nécessité historique de la démocratie libérale de consensus et de la construction européenne (vectrice selon lui de la dernière utopie souhaitable : l’émancipation des peuples à l’échelle d’une alliance économique et politique supra-nationale), et en entérinant dans son analyse l’incapacité structurelle de la bureaucratie étatique à assumer un rôle social émancipateur[14].

Le rôle de la thèse de la fin de l’Histoire dans cette convergence tient à l’acceptation inconséquente par cette génération d’intellectuels – tous bords politiques confondus – du tournant technocratique autoritaire imposé par le néo-libéralisme aux démocraties libérales dès la fin des années 1970. L’idéologie technocratique et totalitaire (pour reprendre la qualification qu’Hannah Arendt appliquait également au modèle capitaliste occidental [15]) portée par l’adoption politique progressive des vues de théoriciens de la gestion technocratique de l’économie tel qu’Herbert Simons (prix Nobel 1979 adaptant la cybernétique à la théorie économique et au management) a été ainsi passée sous silence au profit d’un affrontement de surface entre bourgeoisie raciste et libérale et bourgeoisie bien-pensante et libérale.

Michel Freitag résume ainsi sous le terme « d’errance normative » la conséquence politique de cette convergence des élites intellectuelles autour de nouvelles formes d’individualismes méthodologiques, l’adoption d’un éthos libéral lié à la croyance en la fin de l’Histoire, et le rejet de toute tentative de synthèse et dépassement des particularités culturelles sous la bannière de nouveaux discours de progrès social et humain autour de la définition du rôle de l’Etat. L’individualisme méthodologique et culturel postmoderne a ainsi pour conséquence le déploiement sans contrainte de la rationalité instrumentale (technocratie, gouvernance, managérialisation de la sphère publique, et atomisation de la sphère scientifique dans les spécialités) :

« Le procès de la mutation postmoderne de la société implique donc, structurellement, la tendance à la dissolution de toute référence transcendantale, tant externe qu’interne [aussi bien du point de vue du sujet, que du point de vue de la société]. Cela est accompagné d’une errance ou d’une dérive normative, aussi bien les unes par rapport aux autres que toutes ensemble, des différentes pratiques systémiques (universitaires, économiques, scientifiques, politiques) qui fonctionnent de manière de plus en plus autoréférentielle (…) Le déploiement purement opérationnel des systèmes s’est ainsi progressivement délié de toute attache identitaire synthétique, tant collective qu’individuelle. C’est à cette dérive que répondent les « comités d’éthique » technocratiques. Cette rupture d’attaches identitaires, normatives et projectives, combinée à un libre développement et déploiement de dispositifs techniques (on dit maintenant, justement, technoscientifiques), a produit d’un côté la formidable mais aveugle expansion du monde des systèmes de plus en plus auto-régulés et autoréférentiels et, de l’autre, ce que l’on a nomme une perte de sens de l’ensemble de ce mouvement débridé dans lequel tout se trouve emporté bon gré mal gré. La conséquence est une déchirure de tous les liens qui assuraient la participation individuelle à une vie commune significative. Il en résulte un « repli identitaire » de l’individu sur son moi narcissique, bien décrit par Christopher Lasch. »[16]

L’échec politique des élites libérales face aux gilets jaunes

À l’aune de cette critique, il serait possible de lire le mouvement des gilets jaunes comme l’expression de la prise de conscience par les classes moyennes françaises paupérisées, des convergences intellectuelles souterraines entre tous ces secteurs de la bourgeoisie, incapables de proposer dans la sphère publique un discours politique clair de régulation des circuits économiques par l’État en vue de relancer la dynamique d’augmentation du niveau de vie de la population non pas en dépit de, mais via la protection de l’environnement. Par la régulation du libre-échange, la relocalisation des productions industrielles, l’augmentation des salaires et de l’investissement industriel, appuyée sur la taxation massive des revenus du capital. La mobilisation des gilets jaunes serait en ce sens l’expression d’un désir de sortir du mythe libéral de la fin de l’histoire, par la réhabilitation du rôle de l’État comme élément de régulation du climat et des inégalités.

Un indicateur de l’effet politique de cette conjonction idéologique de la moyenne et de la haute bourgeoisie vers l’individualisme culturel peut être trouvé dans l’analyse de la démographie électorale du dernier scrutin européen[17]. L’abstention dans les classes moyennes y est corrélée à un désintérêt plus qu’à un rejet du politique, et les secteurs les plus éduqués, de droite comme de gauche convergent autour de l’idée de la nécessité de préserver – quitte à la réformer pour plus de racines chrétiennes chez les uns, ou plus de social chez les autres – l’état actuel de la construction européenne.

Le modèle néo-libéral n’a eu de cesse que (…) de créer des pans entiers d’activités inutiles afin de maintenir le consensus idéologique libéral dans les classes moyennes éduquées

Ce consensus semble être l’émanation de la structure socio-économique mise à jour par  Stanislaw Ossowski (sociologue polonais, professeur de Zygmunt Bauman) dans La structure de classe dans la conscience sociale (1971)[18], livre dans lequel il s’interroge sur la contradiction posée par le modèle américain à la théorie marxiste traditionnelle selon laquelle la société la plus développée du modèle capitaliste, devrait porter en elle les antagonismes sociaux les plus forts (ce qui en 1970 n’était pas tout à fait le cas malgré les mouvements de contestation étudiante de l’impérialisme).

Ossowski voyait ainsi la justification concrète des différences de salaires entre un travail standard et un travail qualifié dans le modèle nord-américain, comme une forme de rente attribuée par le capitalisme au capital culturel des individus, ayant pour effet d’accrocher les bénéficiaires de la croissance économique à la mentalité et aux comportements sociaux et politiques petit-bourgeois. Le modèle néo-libéral n’a eu de cesse que de renforcer ce mode de fonctionnement, l’accroissement de la division intellectuelle du travail au travers de la managérialisation, et ce au point de créer des pans entiers d’activités socialement et matériellement inutiles, afin de maintenir le consensus idéologique libéral dans les classes moyennes éduquées, comme l’a montré plus récemment l’anthropologue contemporain David Graeber dans son ouvrage Bullshit jobs[19].

La demande d’État social et écologique et le retour à l’Histoire

L’idée de fin de l’Histoire a déjà été présentée – et à juste titre – comme un récit ayant pour fonction de légitimer une fois encore les illusions de l’idéalisme bourgeois (cf. Habermas lui-même critiquant Fukuyama[20]). Les guerres entre puissances pour la domination des circuits d’approvisionnement mondiaux en pétrole au Proche et Moyen-Orient, l’impérialisme diplomatique et culturel américain[21] ainsi que la remise en cause de plus en plus répandue dans les opinions nationales occidentales des modèles de gouvernance technocratiques théorisés par le néo-libéralisme, contreviennent à la vision mondialiste pacificatrice prônée par Fukuyama et ses équivalents européens (Attali, Rocard, Minc etc.[22]).

Mais elle continue de fonctionner dans la sphère publique, faute d’une nouvelle génération d’intellectuels de toutes les spécialités, articulant leurs analyses à la nécessité d’un État fort comme acteur de la régulation climatique et économique. Zygmunt Bauman indiquait cette voie dans Le coût humain de la mondialisation[23], où il analysait la mise en contradiction de l’idéal bourgeois d’autonomie – qui s’appuyait sur la stabilité de l’emploi permise par la stabilisation monétaire et commerciale internationale liée aux accords de Bretton-Woods, et le compromis fordo-keynésien –  avec les exigences économiques de la flexibilité néolibérale.

Il apparaît plus que jamais nécessaire de traduire l’individualisme culturel qui s’accroît (…) en désir d’égalité, c’est-à-dire de produire une représentation positive de l’Etat comme outil de réalisation d’un projet de société

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La modification effective des mentalités produites par les nouveaux temps sociaux liés aux Technologies de l’information et de la communication, donne indéniablement un rôle différent aux préoccupations identitaires et culturelles pour des pans entiers de la classe moyenne et notamment chez les jeunes. Il serait trop brutal de taxer le culturalisme ambiant de nouvel opium du peuple, ou comme entropie culturelle liée à la fin de l’histoire. C’est au contraire, à la stratégie politique de s’adapter aux nouvelles formes de subjectivation et aux manières d’influer sur le champ socio-culturel, ainsi que l’ont compris les théoriciens du populisme démocratique Ernesto Laclau, Chantal Mouffe et Iñigo Errejon à travers leurs travaux. Un nouveau langage politique doit naître, en opposition au récit de la fin de l’Histoire. Ce nouveau langage doit être adapté aux nouvelles subjectivités et nouveaux discours de la modernité liquide (Zygmunt Bauman, Liquid Modernity, 1999), bien qu’orienté stratégiquement vers la constitution d’un horizon de sens commun lié à l’État social.

En effet, la libération technologique du temps de loisir a pour conséquence concrète de modifier la structure profonde de la société qui n’est plus divisée en classes sociales facilement identifiables. À revenus équivalent, de nombreux individus vont désormais se différencier entre eux plus fortement par leurs choix et pratiques culturelles que ne l’ont fait leurs ancêtres, du fait de l’individualisation des rapports au temps et aux savoirs (pour ne citer qu’un exemple, l’accès permanent et individuel à Internet remet partiellement en cause le rôle de condensateur social du cinéma, de la télévision et des institutions scolaires, ce qui pousse structurellement les individus vers plus d’autonomie intellectuelle que par le passé, et accentue les revendications en faveur de plus d’horizontalité et de démocratie directe).

Il apparaît plus que jamais nécessaire de traduire l’individualisme culturel qui s’accroît structurellement du fait des TIC autant que des inégalités économiques néolibérales, en désir d’égalité, c’est-à-dire de produire une représentation positive de l’État comme outil de réalisation d’un projet de société respectant les individus par le fait de leur assurer juridiquement et économiquement la continuité de leur modes matériels d’existence[24].


[1] Reinhart Koselleck notamment dans Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques (éd. EHESS 1990), développe l’idée selon laquelle la période charnière de la modernité serait la jonction de 1750 à 1850 au cours de laquelle la conversion en doctrine morale, économique et politique des avancées de la science moderne aurait conduit à produire chez les individus un ressenti temporel d’un type nouveau : le sentiment de pouvoir agir sur l’avenir et donc d’amplifier son horizon d’attentes socioéconomiques et culturelles grâce au progrès scientifique et technique (ce qu’il décrit comme une distorsion entre l’espace d’expérience et l’horizon d’attente des individus et groupes). La fin de l’Histoire apparaîtrait ainsi dans cette perspective comme la mise en crise de ce récit et de cette expérience du temps, du fait des bouleversements géopolitiques des XIXe et XXe siècles, qui ont aboutit selon lui à créer un sentiment d’impuissance lié à la complexité effective des relations internationales. Parmi les penseurs influencés par cette conception on peut citer : Francis Fukuyama dans La fin de l’histoire et le dernier homme, le théoricien de l’art Arthur Danto dans La Madonne du futur, Paul Ricoeur dans le dernier tome de Temps et Récit, et François Hartog dans Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps (Le Seuil, 2002). Ils font l’apologie d’un type d’histoire sociale se réclamant de l’histoire des concepts et de l’étude de l’esprit intellectuel des époques, et s’opposant à la grille de lecture Marxiste ou statistique-durkheimienne.

[2] On pensera ici au trading haute-fréquence, mais plus simplement et immédiatement, à la synchronisation quasi-parfaite des échanges d’informations entre places financières mondiales, qu’a rendu possible l’informatisation de l’intégralité des secteurs économiques. L’informatique a ainsi permis d’achever le processus de synchronisation, d’unification des temporalités des systèmes socio-économiques nationaux sous la bannière du temps objectif fixé par le Bureau international de l’Heure, et a également renforcé la possibilité du marché à qualifier comme marchandise un nombre croissant de réalités matérielles et intellectuelles. Le phénomène de la titrisation (la création de valeur économique à partir de la spéculation sur des objets économiques abstraits comme des contrats d’assurance liés aux temporalités de revente des actions auxquels ils sont liés) ou bien le phénomène de la marchandisation des activités corporelles et des clics sur le web manifestent. Cf. Schinckus, Christophe. « L’expression de la postmodernité en économie », in Tumultes, vol. 34, no. 1, 2010, pp. 73-94.

[3] Jean-François Lyotard, dans La condition postmoderne (éd. de Minuit, 1979), et dans Le différend (éd. de Minuit, 1983), semble ainsi relayer à travers sa critique de l’autonomie de la science comme méta-récit légitimant le discours politique,  l’influence majeure qu’a eu sur l’université anglo-saxonne, la critique radicale menée par Feyerabend (cf. Contre la méthode) contre l’autonomie épistémologique du discours scientifique et son pouvoir de légitimation des autres discours (politique, philosophique, sociologiques…). Lyotard introduit l’idée d’une fin de l’histoire et de la téléonomie moderne à l’aune de cette critique de l’autonomie du discours scientifique.

[4] Christian Ghassarian, « A propos des épistémologies postmodernes », in Ethnologie française nouvelle serie, T. 28, No. 4, Octobre-Décembre 1998, pp. 563-577

[5] Christian Ghassarian, « A propos des épistémologies postmodernes », in Ethnologie française nouvelle serie, T. 28, No. 4, Octobre-Décembre 1998, pp. 563-577

[6] La notion de « temps dominant » désigne chez Roger Sue le temps social caractérisant la classe sociale dominante, et qui impose le système de valeur propre à cette classe (dans les sociétés traditionnelles ou féodales par exemple, le temps dominant est rituel et sacramentel, et sert à maintenir le système axiologique sur lequel s’appuie le pouvoir politique. Dans les sociétés capitalistes, une crise de valeurs se fait jour, puisque le temps social qui était alors le temps social dominant puisque caractéristique de l’activité bourgeoise, devient un temps social mineur face au temps de loisir, ainsi que l’illustrent les statistiques de l’INSEE citées par R. Sue. L’économie des services et de la communication numérique produit ainsi la « flexi-sécurité », « l’auto-entreprenariat » ou « le travail à domicile » qui apparaissent ainsi comme les palliatifs de cette crise de la « valeur travail » également décrite par les travaux de Dominique Méda ou André Gorz. L’idée de fin de l’histoire comme fin des grands récits d’émancipation collective serait du selon ces analyses à l’individualisation des temps sociaux, liée au développement des technologies de l’information et communication, qui accentuent la division du travail, ainsi que l’individualisation des budgets-temps du fait de la réduction du temps de travail au XXe siècle. Les temps sociaux communs sont ainsi réduits aux quelques célébrations nationales et sportives épisodiques, ce qui engendrerait également une crise de l’identification aux temps politiques.

[7] Cf. Anton Jäger, “Why post-work doesn’t work”, Jacobin magazine, 11/19/2018: https://www.jacobinmag.com/2018/11/post-work-ubi-nick-srnicek-alex-williams

[8] La notion de prosumer ou prosommateur a été inventée à la fin des années 1970 par l’américain Alvin Toffler pour souligner la capacité nouvelle des consommateurs, individuellement ou sous la forme de collectifs organisés, de participer par leurs choix économiques et leur connaissance des produits au conseil et aux orientations de la production. Ce terme aujourd’hui désuet est remplacé par le terme client expert ou consommateur expert.

[9] Eric Weinstein a l’heur de jouer socialement sur les deux tableaux du spectre idéologique puisqu’il est à la fois Managing Director de Thiel Capital (Peter Thiel, co-fondateur de Paypal avec Elon Musk fut l’un des principaux soutiens Donald Trump dans la Silicon Valley pendant sa campagne de 2016) ; et il est également un intervenant régulier du Think Tank « Institute for New Economic Thinking » financé par George Soros, Cf “Is technology killing capitalism?” interview donnée au think tank Institute for New Economic Thinking : https://www.ineteconomics.org/perspectives/videos/is-technology-killing-capitalism . Il passe pour un économiste hétérodoxe brillant régulièrement invité dans les médias de l’establishment américain tel que le New York Times pour normaliser le modèle économique ultralibéral de la Sillicon Valley. https://www.nytimes.com/2018/05/08/opinion/intellectual-dark-web.html

[10] Ce qui fait fi de l’argument de sa nécessité matérielle : une population nombreuse ne peut donner une direction cohérente à l’ensemble de ses activités sociales, si elle ne distingue pas le temps de la délibération politique et celui de la réalisation concrète des actions. Cela suppose, y compris dans un système de démocratie directe horizontale à échelle communale, de pouvoir confier des fonctions sociales spécifiques, pour un temps délimité, à certains individus en vue de l’analyse intellectuelle des situations, et de la réalisation concrète des actions choisies comme réponses, selon les compétences intellectuelles et pratiques spécifiques à chaque membre du groupe.

[11] Cf. R. Koselleck, Harthmuth Rosa, Fukuyama, Habermas, ou encore Nick Srineck et Alex Williams “Manifeste accélérationiste” in Revue Multitudes : http://www.multitudes.net/manifeste-accelerationniste/

[12] Cercle de l’Horloge, De Benoist, Samuel Hunttington. Ces groupes de penseurs partagent tous l’adhésion à l’analyse type fin de l’Histoire du point de vue de leur interprétation démographique et culturelle de cette notion. D’une part, selon eux, les gouvernances technocratiques seraient l’expression du vieillissement des électorats occidentaux. D’autre part, le multiculturalisme apparaît dans leur interprétation de la fin de l’histoire comme une forme de camouflage sociétal des politiques économiques inégalitaires et des migrations économiques liées à la globalisation néolibérale. Pour ces penseurs la réponse tient en premier lieu dans la réaffirmation des singularités civilisationnelles, culturelles des États-nations, valeurs qui engageront selon eux une réduction des inégalités par un libéralisme auto-régulé. Dans un tel cadre, la main invisible auto-régulatrice des marchés est une conséquence des structures religieuses et morales des peuples.

[13] Cf. La crise de l’état providence, seuil, 2015.

[14] Jürgen Habermas, La crise de l’État social, in Écrits politiques, éd. Champs flammarion, 1999.

[15] « Even the emergence of totalitarian governments is a phenomenon within, not outside, our civilization. The danger is that the global, universally, interrelated civilization may produce barbarians from its own midst by forcing millions of people into conditions which, despite all appearances, are the conditions of savages. » Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism.

[16] Michel Freitag, La dissolution postmoderne de la référence transcendantale. Perspectives théoriques, in Cahiers de recherche sociologique, n°33, 1999 pp. 181-217.

[17] https://www.ifop.com/publication/europeennes-2019-profil-des-electeurs-et-clefs-du-scrutin/

[18] Stanislaw Ossowski, La structure de classe dans la conscience sociale, éd. Anthropos, 1971.

[19] David Graeber, Bullshit Jobs, éd. Les liens qui libèrent, 2018.

[20] https://www.alternatives-economiques.fr/jurgen-habermas-on-couper-lherbe-pied-aux-populistes-de-droi/00082569

[21] Voir Paul-Marie de La Gorce, « Comment l’Otan survécut à la guerre froide », in Manières de voir, n°138, et Amnon Kapeliouk, « Le nouvel ordre international n’a duré qu’un jour », in Manières de voir, n°159.

[22] Alain Minc, La mondialisation heureuse, Plon, 1997 ; Textes du Collegium International : http://www.collegium-international.org/fr/presentation/presentation.html ; http://www.collegium-international.org/fr/presentation/textes-fondateurs/appel-pour-une-gouvernance-mondiale-solidaire-et-responsable.html

[23] Zygmunt Bauman, Le coût humain de la mondialisation, éd. Hachette, 2000.

[24] Voir par exemple Alain Supiot, Grandeur et misère de l’État social, éd. Fayard, coll Collège de France, 2013.

Étudier Gramsci, suivre le guide, lire Tosel

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Portrait peint d’Antonio Gramsci ©Thierry Ehrmann

André Tosel nous a quitté il y a un an. Il a porté seul sur ses épaules pendant trois decennies la recherche sur Gramsci pendant les années d’apathie libérale. Il fut respecté comme un maître par beaucoup de jeunes chercheurs de tous les continents, estimé comme un pair éminent par les plus grands chercheurs gramsciologues réunis dans l’International Gramsci society (IGS) dans le bulletin duquel cet article fut initialement publié. Il a laissé son livre Étudier Gramsci comme un testament politico-philosophique pour les jeunes générations, en pleine renaissance gramscienne. Anthony Crézégut, doctorant à Sciences-po travaillant sur la réception de Gramsci en France au XX ème siècle, nous propose un article exigeant mais accessible, qui fournit des clés de lecture de ce dernier ouvrage fondamental, un retour sur le parcours courageux de Tosel dans la prison d’oubli qu’a subi le gramscisme français depuis les années 1980, enfin des éléments de son travail pionnier sur Gramsci et le gramscisme. Pour Étudier Gramsci, il faut suivre le guide, donc lire Tosel.


Sortir Gramsci de sa prison d’ignorance

Liberté vespérale et prisons imaginaires

Un doux morceau de « liberté vespérale », telle est la formule de Kundera qui nous vient[1] lorsqu’on referme le dernier livre d’André Tosel ainsi que nos yeux, pour retrouver les impressions d’un monde perdu et recoller ses morceaux pour y trouver les traces d’un monde qui peine à voir le jour. Il nous laisse une scène sur laquelle le rideau est tombé, où ne restent qu’un enchaînement de répliques d’un acteur de son temps, de masques à terre encore frémissants, et de didascalies en italiques. « Il faut sortir Gramsci de sa prison d’ignorance » (p. 14) : la mission que s’est fixée André Tosel est de le sortir des prisons imaginaires, le carceri d’invenzione, ces « architectures effondrées » où il agonise[2]. En ce quatre-vingtième anniversaire de la mort de Gramsci, son plus fidèle veilleur sur les marches italiennes, a voulu nous éclairer une dernière fois dans ce labyrinthe français de cachots souterrains, où le penseur révolutionnaire sarde subit les supplices d’une pièce mainte fois rejouée, articulée aux rouages de machines de tortures intellectuelles, d’appareillages infernaux, de cordes sans dénouement où se pendent et se suspendent ses cadavres exquis. Que ce soient la machinerie bien huilée des « Appareils idéologiques d’Etat », le « bloc historique » tout en pierre polie, jusqu’au son métallique de l’appel vivifiant à la « praxis », s’est consolidé dans des massifs granitiques le cours d’eau gramscien qui a laissé en France des traces dans quelques sillons sinueux, irriguant des vallées abandonnées. Tosel a connu l’âge d’abondance, ses oasis et ses mirages. La prudence accumulée lui fait troquer le fanal pour la veilleuse. Pour notre génération plongée dans le clair-obscur, l’accueil au seuil de cette « selva oscura » soulève la peur dans la pensée, la forêt gramscienne semble en effet « sauvage, épaisse et âpre »[3]. Après l’effroi devant les créatures les plus morbides qui se dressent sur notre chemin, notre guide nous met en garde contre certains fantômes du passé, ceux qu’il a connus. On s’était parés à une psychomachie dans ce monde que l’esprit a quitté, Tosel nous prépare à une sciomachie, en dévoilant les fantasmagories. Toute voie droite à Gramsci est perdue, alors André Tosel veut d’abord que nous apprenions à le connaître, ce célèbre inconnu, par les chemins de traverse. Le connaître pour nous apprenions à nous connaître, à reconnaître ceux qui nous sont si familiers, ceux qui commandent nos pensées, celle des nôtres, mais aussi ceux qui sont nos adversaires, nos ennemis et qui dirigent la grande « révolution passive capitaliste ». Mais aussi apprendre à ne plus méconnaître l’infinie peuplade de cette forêt hostile, ceux que nous pouvons appeler nos étrangers, ces autres que nous connaissons si mal, nos alliés réels et nos amis potentiels.

Primum studiare, deinde agire

Etudier Gramsci. A l’ère du fast thinking, des intellectuels pressés, de la rienologie expertisée, de la rumeur qui court sur les réseaux sociaux, la réflexion est intempestive. Sortir de cette collection de « maximes ou des versets à citer » à partir de Gramsci, alibi nouveau d’une « vieille paresse » (vecchia pigrizia) intellectuelle que dénonçait l’intellectuel libéral Norberto Bobbio en 1954 chez les intellectuels du Parti communiste italien qui réduisaient Gramsci à un argumentum ad potentiam[13]. Derrière son apparence scolastique, cette mise en garde est une boussole pour apprendre à se déprendre de l’autorité des tuteurs avec leurs savoirs de seconde main. André Tosel a mis sa vie au service d’un Gramsci sans légende, le titre qu’avait choisi son ami François Ricci pour préfacer le recueil de textes publié par les Editions sociales en 1975. Ricci était lui aussi un philosophe niçois, fin connaisseur de Gramsci, désormais oublié. Il avait entamé sa thèse sur Gramsci en 1964 sur recommandation d’Althusser[14] et André Tosel suit cet éclaireur. Ricci, dans son introduction à ce qui constitue encore l’anthologie la plus accessible et complète sur Gramsci en langue française comparait l’écriture de Gramsci à celle de Pascal, par son style fragmentaire, sa composition posthume et son caractère problématique.

André Tosel était sceptique envers les lectures clés en main, les introductions se substituant à l’étude, quand l’esprit de géométrie l’emporte sur l’esprit de finesse, la raison analytique dévitalise la pensée dialogique. Son style épousait son but. Ne jamais arrêter la pensée dans des catégories figées, suivre son rythme chemin écrivant. On ne peut s’empêcher, dans cette pensée en mouvement, de penser à celui dont il fut le plus proche parmi les intellectuels du PCI, et qu’il a contribué à faire connaître en France, l’ancien maire de Livourne, partigiano et intime de l’œuvre de Gramsci, Nicola Badaloni. On peut entrer dans ce travail de l’œuvre sans connaître le parcours scientifique d’André Tosel, ni l’homme, et pourtant dans ses tournures reconnaissables parmi toutes, qui a appris à le lire apprendra à le connaître. Dans ce Passagenwerk devenu par la force des choses testament théorique, sans que jamais cela ne se manifeste de façon ostentatoire ni que cela devienne un titre de gloire, fidèle à son humilité et sa générosité, ce sont les conquêtes de sa trajectoire d’introducteur, de passeur et créateur d’un marxisme transalpin qui se font jour. Page après page, chapitre après chapitre, se dessinent sur le fronton de son édifice intellectuel les ponts et arcades dressées par-delà les années et les frontières.

Le cheminement d’un croyant sans Église, d’un fidèle sans dogme

André Tosel fut avant tout un passeur du marxisme italien, dont le prestige symbolique éluda sa richesse théorique. Il assura pendant quatre décennies la traductibilité dans le langage historique, philosophique et politique propre aux intellectuels français. Son dernier livre est ainsi en filigrane un dialogue entamé avec les cimes de la gramsciologie contemporaine, italienne pour l’essentiel, qui reste dans une large mesure terra incognita pour le lecteur français. Cette médiation a commencé par la publication en 1974 du chapitre sur le développement du marxisme en Europe occidentale au XXème siècle, dans l’Histoire de la philosophie destinée à la Pléiade, dirigée par Yvon Belaval, qui avait confié toutefois initialement le chapitre à Etienne Balibar[15]. Les cent-quarante pages ouvrent un dialogue entre Gramsci et Althusser – à l’heure où la réponse à John Lewis marque un sommet de la ligne de démarcation qu’avait tracée en 1965 le philosophe d’Ulm entre l’historicisme et l’humanisme gramsciens et l’a-humanisme et l’antihistoricisme althussériens – de clarification sur la genèse et la postérité de la proposition de philosophie de la praxis ainsi que de présentation synthétique de diverses tentatives de concilier philosophie et sciences dans les rivages du marxisme italien, ce qu’il appelle l’historicisme radical de Della Volpe et Colletti, le matérialisme dialectique nourri de la confrontation avec le positivisme logique chez Geymonat, ou encore le dépassement du néo-positivisme comme du marxisme par Antonio Banfi.

En relisant ce texte de 1974, on se demande si ce dialogue n’est pas aussi un dialogue avec lui-même, un retour réflexif sur son propre cheminement. André Tosel venait de la jeunesse chrétienne de gauche, radicalisée dans les combats contre la guerre d’Algérie, pour le développement du Tiers-monde, l’option préférentielle pour les damnés de la terre. Il intègre à partir de 1962 le Comité de rédaction de l’Action catholique étudiante (ACE), publication de la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC). Son premier article, rédigé à l’âge de vingt ans[16], se propose de penser quelle politique culturelle de la part de la JEC permettrait d’emporter le consentement des masses étudiantes – au-delà de la routine des meetings ou des fêtes étudiantes inconséquentes. Son but, son idéal est alors de permettre à « tous les étudiants de vivre l’amour et la justice dans leur vie de tous les jours », de transformer cette « masse en une communauté », communauté organique, précise-t-il, non seulement recevant mais vivant le message évangélique. Le moyen serait l’encouragement à la mise en action des « groupes intermédiaires, organiques » chargés d’animer conférences, tables rondes, groupes de réflexion, mais aussi d’aider les étudiants dans leurs TP, à organiser des sorties culturelles, ou encore à développer une autre conception du syndicalisme, en « rendant une corpo plus vivante » mais surtout en révolutionnant les pratiques dans l’université. L’utopie de cette JEC radicalisée ne survit guère mieux et plus longtemps que celle d’une Union des étudiants communistes (UEC) où cohabitèrent un temps les maoïstes de la rue d’Ulm influencés par Althusser, les trotskistes-guévaristes de la Sorbonne-Lettres, futur noyau de la LCR sous la direction pro-italienne, elle-même partagée entre modérés modernistes et radicaux spontanéistes. En 1965, la JEC comme l’UEC sont purgées par leurs Eglises respectives, et toute une génération se retrouve « chrétiens sans Eglise », projetée hors des sentiers battus, chargée de se frayer sa route qui passa par mai 1968, à l’université de Nice pour Tosel.

Il y eut alors la tentation maoïste après 1966 et la Révolution culturelle, qui attira tant d’autres esprits brillants. Ils venaient parfois du christianisme laïcisé, ou de l’existentialisme, cherchant et ne trouvant pas leur chemin théorique dans ce qu’avait initié Roger Garaudy dans le PCF, les voies d’un humanisme sans rivages, dans le prolongement du dialogue entre chrétiens et marxistes, entre le marxisme et la pensée moderne. L’effort théorique amorcé à partir de 1974 par André Tosel pose dans une certaine mesure les jalons d’une critique, qui est aussi autocritique, des limites de cet élan, avec tous les risques encourus, ceux du dogmatisme, du sectarisme, de l’activisme, du spontanéisme comme du théoricisme. Et pourtant, il reçut l’avertissement d’Althusser qui critiquait en fait dans l’équation « économisme + humanisme », au-delà de Garaudy une tentation au sein de la gauche révolutionnaire de rechercher l’adaptation à la modernité capitaliste, de facto capitulation devant un libéralisme archaïque, fut-ce teintée de vernis social, d’un opium de bonne conscience humaniste, d’une théodicée laïcisée. Il adhère au PCF en pleine Union de la gauche et se sent proche de ceux qui regardent le Parti communiste italien (PCI) comme un modèle politique pour la transformation du PCF, ce qu’on a appela un temps du nom d’eurocommunisme. On y trouve la revue Dialectiques, fondée en 1973, animée par une bande d’étudiants de l’ENS de Saint- Cloud, issu d’un milieu culturel proche de l’extrême-gauche, avec Danielle et David Kaisergruber, Marc Abelès, Yannick Blanc, Christian Lazzeri, épaulés par Christine Buci-Glucksmann. Une revue jeune, universitaire, ouverte sur les sciences sociales, althusséro-gramscienne disaient certains, et surtout de plus en plus manifestement en discordance avec la direction du PCF, plus en syntonie avec une ligne italienne. Dans le second, la Nouvelle Critique, revue toujours au premier poste de la bataille idéologique depuis sa fondation en pleine guerre froide en 1948, censée connecter les intellectuels communistes avec les avant-gardes culturelles, prise dans un jeu d’obéissance politique et d’autonomie culturelle[17].

On y retrouve des anciens, André Gisselbrecht, Francis Cohen, Claude Prévost, François Hincker, Jean Rony, Jacques Texier conscients de la nécessité d’élever le niveau culturel, avec Lukacs ou Gramsci, et une jeune génération où on retrouve notamment Buci-Glucksmann. Quant à André Tosel, il lui arrive d’écrire dans ces revues et pourtant trois de ses cinq articles sur Gramsci et le marxisme italien sont publiés dans la Pensée, que vient de reprendre Antoine Casanova, le responsable du PCF dans le dialogue avec les chrétiens, et dans laquelle écrivait dans les années 1960 Louis Althusser. La Pensée est une revue à l’histoire sensiblement différente. Sans exprimer de désaccords avec la direction du parti, elle a maintenu une ligne inspirée par le rationalisme ouvert sur les sciences et le savoir académique. Au milieu des années 1970, la ligne de l’humanisme scientifique, théorisée par Lucien Sève fait consensus relatif et Sève, partisan d’une orthodoxie ouverte, encourage Tosel à écrire dans la revue comme dans la maison d’édition qu’il dirige depuis 1970. Cette série d’articles permet aux intellectuels communistes de mesurer la richesse, la diversité du marxisme italien,  ce qui leur fait ressentir le retard accumulé depuis 1956 sur la place des intellectuels dans le mouvement révolutionnaire, la négligence de la dimension culturelle de la lutte pour l’hégémonie à gauche, dans la société et dans la conquête de l’Etat. André Tosel, tout en partageant une bonne partie des critiques faites tant par les althussériens que les italiens en 1978-1979, ne quitte pas dans l’immédiat le PCF, comme le firent Etienne Balibar, Christine Buci-Glucksmann, Jacques Texier, Jean Rony. La dissolution ou l’abandon des revues Dialectiques, la Nouvelle Critique, de l’hebdomadaire France nouvelle et du CERM (Centre d’études et de recherches marxistes) tournent une page qui annonce une défaite culturelle au moment où même semble se dessiner une victoire politique de la gauche en 1981. Tosel quitte finalement ce parti sur la pointe des pieds en 1984, suivant l’opposition interne, des refondateurs, menée par Pierre Juquin, année où il publie sa collection d’articles sous le titre gramscien Praxis, sous-titré précisément Pour une refondation de la philosophie marxiste.

Tosel avait depuis vingt ans toujours concilié recherche scientifique et activité militante, dans la formation politique au niveau fédéral dans le PCF des Alpes-Maritimes, l’activité syndicale dans le Syndicat national de l’Enseignement supérieur (SNESUP), traduit l’un dans et avec l’autre. Commence une autre vie marquée par le deuil impossible de la communauté militante, mais où dans la passion de l’enseignement, la coordination de la recherche collective, la défense et le développement de l’université publique, cette expérience vit dans cet interrègne suspendu au-dessus de l’abîme que furent les années d’apathie libérale, de 1984 à 2008. Ce recul, il ne voulait pas le vivre comme un repli, lui permit de produire ce qui reste un des meilleurs travaux au monde sur les origines de la philosophie de Gramsci, replacées avec minutie et finesse dans les débats italiens de la fin du XIXème siècle, entre Gentile, Croce et Labriola[18]. Marx en Italiques permet de comprendre la dette de Gramsci envers cette « philosophie de la praxis » dont il a hérité, mais aussi en quoi celle qu’il esquisse lui est propre et constitue un dépassement original, irréductible aux simplifications. Cette recherche invalide les essais de ceux qui, avec plus ou moins de profondeur, cherchent à assimiler la pensée de Gramsci à l’actualisme de Gentile[19], ou sa conception du marxisme à celle d’une religion laïque, d’un canon d’interprétation historique, soit une variante de la philosophie de Croce comme le présente Althusser dans Lire le Capital en 1965. En réalité, Gramsci redécouvrirait, sans s’y réduire, par des chemins détournés sur lequel il retourna tardivement, les pistes défrichées par Antonio Labriola, le plus célèbre inconnu dans le panorama du marxisme européen, tout du moins en France[20].

Contrairement à d’autres, André Tosel ne fut jamais un pentito du communisme, ni un renégat du marxisme, il dut s’accommoder d’un certain isolement loin des modes parisiennes, de publications dans les presses universitaires bisontines ou dans la maison d’édition toulousaine de Gérard Granel. Il n’y eut guère d’illusions dans son cas devant l’hypothèse d’une mondialisation heureuse et d’une humanité réconciliée, les allées lumineuses que certains imaginaient après la chute du mur. Symbole fort l’année de la dissolution de l’URSS, avec la fin de la division du monde en blocs, il prône l’Esprit de scission[21], une volonté affichée jusque dans le titre de garder ses distances avec l’idéologie dominante. Un pas de côté avec Gramsci, avec le dernier Lukacs, celui de l’Ontologie de l’être social – un quasi inconnu en France, sauf pour l’itinéraire singulier de Nicolas Tertulian, et qu’on commence à peine à publier[22] – pour penser les impensés du marxisme tel qu’il se développa au XXème siècle : la question du droit et des droits, de la démocratie, de l’Etat moderne d’une part, celle de la nature dans son rapport au travail humain d’autre part. A contre-courant, en 1991, il organise un colloque sur Gramsci, pas tout à fait le premier mais sans nul doute le plus riche, sous le titre Modernité de Gramsci réunissant quelques-uns des meilleurs spécialistes italiens et français de l’œuvre de Gramsci, comme Jacques Texier, Giorgio Baratta, Giuseppe Vacca, et certains qui purent être en polémique avec ses héritiers, comme Etienne Balibar ou Costanzo Preve. On y discute franchement du défi de la modernité américaine, des limites du stalinisme soviétique, de la place des intellectuels dans le mouvement révolutionnaire.

Un système mis en mouvement

Dans Etudier Gramsci, en 2016, on retrouve le passeur du marxisme italien, avec les progrès de la recherche philologique autour de l’œuvre de Gramsci. Tosel entame, concept par concept, une reprise personnelle de plusieurs entrées du Dizionario gramsciano coordonné par Guido Liguori et Pasquale Voza, et dont il admirait la somme collective et regrettait qu’elle n’ait pas été traduite en français[23]. Il noue le dialogue (le terme italien « dialettica » convient ici parfaitement), au fil des pages, avec les travaux dont il se sentait le plus proche philosophiquement, ceux de Fabio Frosini, comme à quelques recherches pionnières de jeunes chercheurs italiens. Dans son style d’écriture, et par là même en quelque sorte dans son interprétation de la pensée de Gramsci, André Tosel semble dans cette somme tiraillée entre deux voies. Celle du « fragment », de la pensée dialogique, suivant le rythme de la pensée[24], privilégiant le contrepoint et la fugue, qu’on pourrait rapprocher de Walter Benjamin, où il retrouverait celle de son ami Giorgio Baratta[25]. Et celle du « système » en mouvement[26], un socratisme marxiste mis en cohérence, un « connais-toi toi-même » du mouvement révolutionnaire, laissant ouverts les questionnements, posant problème mais offrant une cohérence conceptuelle derrière l’apparente forme décousue de ses écrits, où on retrouve des thèmes majeurs et ses infinies variations. On pourrait oser parler d’un « stoicismo storicista », qui passe non par l’édification de la construction mentale la plus ingénieuse, ou élégante, mais par l’étude de la « realtà effettuale ».  Dans ce livre, se condense et se réécrit cet itinéraire, comme se révèle quelque chose de son être profond : on retrouve l’homme de dialogue avec toutes les croyances qui n’abdique ni la rigueur scientifique ni la conviction laïque, l’ami fidèle de la cause du peuple, comme du savoir, qui refuse de la confondre avec une foi aveugle. En un mot l’humaniste et le rationaliste, désireux de trouver la voie d’un réalisme qui n’abandonne pas les aspirations utopiques.

Amicus Gramsci, sed magis amica veritas

Gramsci a connu, en France, nombre d’amants volages, des entichements passagers, et bien peu de fidèles. André Tosel, comme Robert Paris ou Jacques Texier, fut de ceux qui dans la solitude des années néfastes, maintinrent la flamme de la pensée critique et de l’intelligence collective. Dans ce dernier ouvrage, Gramsci est aussi poussé jusque dans ses limites, il n’est pas caché au lecteur certaines dimensions problématiques de la philosophie de Gramsci, en particulier ce que Tosel nomme son « productivisme » (p. 144) ou encore de son « eurocentrisme » (p. 240). Et si finalement, André Tosel propose un continuel retour à Gramsci, c’est parce qu’il est non seulement utile mais indispensable, plus actuel que jamais pour penser le capitalisme avancé et dépasser la défaite des subalternes. Tosel est un amoureux de Gramsci, mais encore plus de la vérité, du savoir, de la sagesse, et parce qu’il les aime sans défaillir, il l’aime fidèlement. Avant de nous plonger dans ce dernier morceau, il nous faut bien dire qu’il y aurait des textes à redécouvrir, à exhumer. Nous pensons à son article publié en 1984 dans la Pensée[27] – non intégré au volume Praxis, à notre connaissance, ni ailleurs – mettant en évidence l’originalité de la conception de la dialectique chez Gramsci mais aussi éventuellement certaines de ses limites en la comparant avec celle, souvent décriée, d’Engels dont la Dialectique de la nature qui ne se réduit pas aux schématismes de l’ère stalinienne ni aux caricatures de certains adversaires, miroir de la même incompréhension, et dont l’urgence écologique tend à reconsidérer les thèses de manière moins unilatérale[28]. C’est un mérite rare que d’offrir à ceux qui le lisent, et l’écoutent, les références qui permettent d’élargir ses horizons, ne pas s’enfermer dans une chapelle idéologique, même dorée et ornée.

 

Une rigueur obstinée

Un combat pour la culture

Etudier Gramsci est d’abord un appel à mener le combat pour la défense de la culture. Non simplement un Kulturkampf laïc contre la religion ou les cléricalismes ni en aucune manière un Kampf der Kulturen (p. 36), mais un Kampf für Kultur dans une nouvelle Krisis de la conscience européenne. Une crise qui commence par une immense destruction de valeurs économiques comme culturelles. Toutes ne sont pas à jeter par-dessus bord, d’autres sont à refonder après le terrible vingtième siècle, il faut mettre en abime ce monde à construire au bord du gouffre[29]. La première partie de l’ouvrage propose ainsi l’itinéraire d’un « intellectuel militant pour le socialisme et la culture » (p. 17) qui culmine dans l’expérience d’intellectuel organique à la tête de l’Ordine Nuovo, revue hebdomadaire de culture socialiste dont la devise résume l’esprit de Gramsci comme celui de Tosel (p. 45) : « Instruisez-vous parce que nous aurons besoin de toute votre intelligence. Mobilisez-vous parce que nous aurons besoin de tout notre enthousiasme. Organisez-vous parce que nous aurons besoin de toute votre force ». André Tosel retrace en quelques traits ce jeune Gramsci, si méconnu en France pour les années 1914-1918[30], attentif tant aux avant-gardes italiennes, méridionales comme Pirandello ou septentrionales avec les futuristes et Marinetti (p. 19-20) connectées aux pointes de la culture européenne qu’à l’Alltag und Lebenswelt des gens simples, dans leur pratique sensée, même dans l’apparente irrationnalité de leurs jeux de hasard codifiés, de leur folklore particulariste, de leurs pratiques religieuses syncrétiques, de leur sens commun fataliste. Gramsci les restitue sans condescendance ni jugement au-dessus de la mêlée, et sans épargner les grands noms, les replace dans la totalité, celle de la structure sociale actuelle et de sa genèse.

Il élève les humbles dont la pratique quotidienne est considérée avec autant de sérieux que celle des intellectuels de profession. Et il abaisse les puissants, dans sa critique du sens commun des intellectuels de profession. C’est ce qu’il appelle le lorianisme du nom de l’économiste Achille Loria, et dans lequel il perçoit la base sociale de l’adhésion, ou de la non-résistance, ou encore de l’impuissance à organiser une culture élevée et populaire, qui permit la victoire du fascisme en Italie, plus tard de l’hitlérisme en Allemagne. Pour un penseur que l’on présente souvent comme un apologue des intellectuels, et une façon pour les intellectuels d’affirmer leur droit à l’existence, voire à la prééminence, dans le mouvement ouvrier, le paradoxe est saisissant. Une partie importante de ses Quaderni est consacrée à la dénonciation de ses sophismes érigés en savoir d’autorité, de cette absence d’analyse paré derrière les facilités d’un langage commun à une caste intellectuelle, de cette marchandise nationale frauduleuse qui ne circule en Italie que par absence de libre-échange avec les sommets de la pensée européenne et de marché commun avec les classes subalternes de son propre pays. Le lorianisme fait couple avec le brescianisme (p. 124), cette littérature de clercs jésuites qui se nourrit des préjugés paternalistes sur le bon peuple conservateur, d’une profonde méconnaissance de la vie quotidienne des subalternes et s’épuisant à dépeindre la folie des foules révolutionnaires, colportant rumeurs infondées issues de la projection des auteurs.

Cette double tare, selon Gramsci marque l’intellettualità italienne, elle s’enracine dans deux tendances culturelles, au sens d’une organisation ou d’un refus d’organisation de la culture des simples, celle du maçonnisme et du jésuitisme (p. 31-33), qu’il analyse dans ses écrits de jeunesse. La maçonnerie est de facto dans l’Italie de la fin du XIXème siècle le mode d’organisation de la culture des élites laïques, libérales et « progressistes ». Par son culte du secret, son refus d’organiser un mouvement d’éducation populaire, sa réalité de milieu de sociabilité des élites politiques, économiques et intellectuelles, elle représente l’échec des libéraux italiennes à diriger un mouvement national-populaire, à l’image du jacobinisme français jusque dans son descendant modéré, le mouvement républicain radical qui va emporter la bataille de l’éducation et de la laïcisation des institutions. Elle laisse l’organisation de la culture populaire aux cléricaux, conservateurs, voire « réactionnaires », dont le jésuitisme constitue une des formes – entre celle des modernes et des intégristes – la plus subtile dans son entreprise contre-révolutionnaire car partisane d’un aggiornamento permanent, d’une liaison organique avec les masses non pour les élever à la culture supérieure mais pour les maintenir à un niveau de semi-ignorance, guère supérieur au folklore et au sens commun, avec ses superstitions et ses préjugés fondues dans l’obéissance aux puissants et la peur de la vengeance divine. C’est de cette double caractérisation de l’encadrement de la culture italienne –  qui recouvre en fait dans le vide de l’un moderne rempli par le plein arriéré de l’autre, une multiplicité de sous-cultures locales, corporatives, traditionnelles – que se constitue le terreau favorable au mouvement fasciste.

Comment ne pas voir, dans ces doublets lorianisme/brescianisme, maçonnisme/jésuitisme, un possible avertissement pour le mouvement socialiste ou communiste face aux risques de pédantisme intellectuel et de doctrinarisme sûr du triomphe de sa raison, ou au contraire de compromissions sociales et surtout culturelles avec l’idéologie dominante. L’écueil du mépris pour le sens commun des simples, ou au contraire de populisme qui conduit à un maintien dans la subalternité, aux désillusions politiques et au renversement dans la rancœur envers les masses réactionnaires. Comment ne pas voir une leçon des expériences vécues, dans les Eglises, le Parti, les associations laïques qu’a connues de l’intérieur André Tosel. Ces dangers circonscrits, l’alternative pour le mouvement révolutionnaire tient sur un fil ténu : organiser une renaissance culturelle, un Rinascimento (p 24-25) que Gramsci appelle de ses vœux en septembre 1917 « une nouvelle Renaissance pour l’Italie, la renaissance de sa Plèbe ». Organiser la culture, en repoussant l’étroitesse de vues de Bordiga comme l’alignement d’un Tasca sur la culture libérale (p. 39 et 46), et fournir un travail d’éducation militant qui fut celui de l’Ordine Nuovo, de ses cours pour l’école du nouveau Parti communiste après 1923 (p. 63), de ses discussions avec des intellectuels de profession, ouvriers syndiqués, cadres politiques.

Dire la vérité face à la tentation de la double vérité

Le « fil rouge de l’hégémonie » tel qu’André Tosel caractérisait dans les années 1980 la problématique longtemps mûrie de Gramsci est tissée dans l’étoffe de la pédagogie. « Tout rapport d’hégémonie est un rapport pédagogique », la force dirigeante politique, l’hegemon, est comme un bon enseignant (p. 305-306), il façonne une forma mentis capable de saisir la complexité de la réalité, de se construire une conception du monde cohérente et expansive pour agir, le tout à partir du noyau de bon sens de chacun de ses élèves. Il leur apprend non pas à être autonome, mais libre, sans maître absolu ni autorité suprême. Le conseil, le parti, l’Etat sont trois formes différentes d’organisation politique nécessaires mais transitoires, centralisées sous des modalités les plus démocratiques possibles, trois instruments d’émancipation qui peuvent devenir d’oppression, devant dépérir non dans une utopie mais dans la « società civile », ou plus exactement la « società regolata » (p. 171 puis p. 209, selon André Tosel, il s’agit d’une transfiguration du terme même de « communisme »). Ces concepts sont rarement compris dans la reformulation qu’opère Gramsci, dans un retour à Hegel traduit dans la prose réaliste de Machiavel. La « société civile » de Gramsci n’est pas l’infrastructure économique des libéraux ni celle de certains marxistes, elle se compose d’un réseau d’associations – Eglises, médias, partis, syndicats, associations civiles ou ONG dirions-nous aujourd’hui, écoles – autonomes mais de plus en plus intriquées avec l’Etat élargi et où la lutte entre conceptions du monde rivales portent sur la construction de l’hégémonie sociale solidifiant la conquête du pouvoir politique, stricto sensu, l’Appareil d’Etat dans sa dimension administrative. Le terme « civile » en italien se rapporte directement à celui de civiltà (culture/civilisation), ancré lui-même dans l’histoire de longue durée des città, de la civitas romaine aux communes médiévales puis à la Florence de la Renaissance, fondement du cittadino, le citoyen-bourgeois, donc de la formation de l’idéal républicain et démocratique moderne.

La fin de ce processus d’incivilmento, de civilisation des mœurs[31], est la disparition de l’Etat absorbée non par l’utopie anarchiste, toujours prégnante chez Marx et Lénine même, mais dans une « société réglée » qui se sera non seulement donnée ses propres lois mais dont les citoyens auront intériorisé dans leurs pratiques, leurs rapports aux êtres humains et au monde, comme habitus acquis, éthique réfléchie et lois civiles. Cet incivilmento rendu possible par un long travail pédagogique ne sera pas atteint par l’utopie de la communication transparente, de l’argumentation rationnelle, ce sera une éducation militante, un combat culturel, une lutte contre la conception du monde des classes dominantes qui font tout pour entraver la mobilisation des classes subalternes. Nous faisions allusions à Hussserl pour la Krisis, c’est l’année 1935, celle aussi du Kehre d’Heidegger, celle enfin de la mort de celui qui avait inspiré Gramsci pour penser l’intellectuel organique de type nouveau, Henri Barbusse. En cette année 1935, Gramsci interrompt la publication de ses Quaderni, au bout de ses forces, devenu icône planétaire après l’appel humaniste et militant du Prix Nobel de littérature, combattant pacifiste, Romain Rolland pour sa libération[32]. Cette même année est marquée par l’organisation du Congrès pour la Défense de la Culture à Paris, réunissant un panel sans égal pour réfléchir sur le pourquoi de la défaite face aux fascismes et le comment de la contre-offensive humaniste : Bertolt Brecht et Thomas Mann, André Gide et Louis Aragon, André Malraux et Boris Pasternak, Ernst Bloch et Robert Musil, John dos Passos et Ilya Ehrenbourg[33].

Certes la revue Clarté de Barbusse qui avait tant inspiré Gramsci après la guerre n’existe plus, mais Europe de Romain Rolland continue à porter la flamme, tandis que nait la Pensée animée par les physiciens Jacques Solomon et Paul Langevin, les biologistes Jacques Monod et Marcel Prenant, les philosophes Georges Politzer et Henri Wallon. On ne pourrait manquer la vitalité de ce mouvement intellectuel, parallèle aux fronts populaires, des universités populaires et nouvelles animées par Politzer, les pamphlets mordants de Nizan, les brochures A la Lumière du marxisme avec Georges Friedmann, Jean Baby, René Maublanc, Marcel Cohen ou Auguste Cornu. Le communiste français, et l’intelligence française de gauche, courra longtemps après cette effervescence culturelle, dont elle ne trouva une suite souvent que dans le communisme italien à la lumière du gramscisme, dans les revues Società, Rinascita ou les colloques de l’Institut Gramsci. Il eût fallu que la bataille culturelle ne soit pas que lutte idéologique, sur le front politique, tactique de pouvoir, ruse de la raison bureaucratique, non pas un instrument dans le machiavélisme de « la fin justifie les moyens » mais un mouvement froid de compréhension de la « realtà effettuale »[34]. Il eût été possible de poser la question morale, non de façon jésuitique, mais pour répondre au défi de la crise des valeurs. Il était imaginable de trouver une issue au nihilisme et la réduction de toute valeur à la force brute, à la victoire militaire ou au pragmatisme, à l’action efficace, à la technique et la raison instrumentale triomphante. « Dire la vérité est révolutionnaire », la formule aux accents jauressiens, empruntée directement à Barbusse sonne cruellement quand on repense à 1935. Le défi de Heidegger, Scheler et Husserl était aussi celui de Brecht, Bloch et Aragon sur de toutes autres bases. Il eût pu être relevé en 1935, il fut bien vite abaissé dans la pratique institutionnalisée de la « doppia verità ».

« Fare i conti con Althusser » : sur un demi-siècle de malentendus

Restituer la complexité de l’opération théorique gramscienne face au jugement althussérien sur la nature idéologique de la philosophie de Gramsci. Car le fil rouge dans le labyrinthe dans lequel nous conduit André Tosel, est la réouverture du spartiacque, la ligne de partage des eaux, tracée par Althusser en 1965, dans son fameux chapitre « Le marxisme n’est pas un historicisme », qu’Etienne Balibar disait récemment relire avec effroi, comme cas d’école de la pensée stalinienne[35]. André Tosel revient sur le cas Althusser en faisant, à l’instar du disciple de Geymonat, Silvano Tagliagambe, un défi majeur posé à la conception gramscienne du marxisme, autour de leur conception de la science[36]. Il y revient à deux reprises, sur le même point de rupture, la contestation de la scientificité de la théorie gramscienne, sa réduction à une idéologie de la praxis, dans un monde unidimensionnel saisi par la conscience d’un acteur transformant un monde dont la totalité serait appropriée comme « totalité expressive », articulation de la théorie du reflet, d’une spiritualisation du monde et de son centrement, dont la transformation serait le produit d’une idéologie qui serait religion séculière, mythe efficace. André Tosel a décidé de fare i conti con Althusser non sur le terrain de la polémologie mais sur celui de la philologie. Les assertions péremptoires, déjà contestées par les scrupules qu’Althusser instillaient dans son texte même, entamées par ces jugements paradoxaux voire ambivalents, sont méthodiquement démontées. Face au gramscisme unidimensionnel sur le tableau noir d’Althusser, Tosel rétablit un Gramsci en couleurs et en trois dimensions. Althusser dénonçait l’historicisme absolu de Gramsci, Tosel le rétablit dans la complexité d’une théorie de l’histoire, une « théorie de la relativité générale » pour conjurer le spectre honni du relativisme par un philosophe à la recherche de l’absolu. Il repense l’espace présent non plus sous la modalité appauvrissante d’une « totalité expressive » mais une, nous citons Tosel ici, « théorie structurelle du tout social finalisée par la perspective politique de l’hégémonie ». Il se replace dans le temps dans une « théorie généalogique de l’histoire moderne » qui n’est pas justification ou acceptation de l’étant mais « périodisation ouverte sur le présent des luttes » et ouverture sur des « récits partiels » (p. 88).

On retrouve dans l’exposition de Tosel sa largeur de vues, aux horizons sans cesse élargis, tournés vers l’infiniment petit des micro-relations humaines, de la singularité des situations, de leur mise en relation concrète dans des rapports de force et des rapports de séduction à échelle humaine, et des « transformations moléculaires » (p.295-296) et vers l’infiniment grand des relations settentrione/mezzogiorno en Italie, Orient/Occident et Europe/Amérique, puis Nord/Sud dans le monde (pp. 226 à 236), des macro-relations entre classes sociales, nations, blocs historiques. On retrouve sa hauteur d’analyse, attentive aux sommets de la pensée européenne voire mondiale, la philosophie de Croce, Bergson et James, l’économie politique et le tournant planiste autour d’Henri de Man, Keynes, la science politique italienne de Michels, Mosca, Pareto, la sociologie de Weber, Durkheim, l’histoire avec Mathiez, la littérature bien entendu au contact de Balzac, Zola, Pirandello, Svevo, Tolstoï, Chesterton. Une hauteur qui ne délaisse ni la critique historique des pics locaux, provincialisés par le regard gramscien mais aussi déracinés de leur faible enracinement national, dans sa déconstruction du romantisme italien manzonien, de la philosophie gentilienne, de la poésie de D ’Annunzio, tous en partie responsables de la catastrophe italienne. Des hauteurs enracinées qui lui permettent d’arpenter les sentiers traversiers, les dénivelés pour redescendre dans les vallées où vivent les italiens, les producteurs, les humbles. Loin d’être réductible à une « idéologie » uniforme, unidimensionnelle, Gramsci tel que Tosel nous le reconstitue analyse progressivement les divers niveaux de l’idéologie, ciment du bloc historique et source tant de conscience partielle que facteur d’unification du vécu historique.

On peut partir du haut en bas, comme dans la théorie des Appareils idéologiques d’Etat, pour voir comment l’Idéologie se diffuse comme une force immatérielle matérialisée de domestication sociale, par un ensemble d’appareils dont le centre est partout et la circonférence nulle part. On peut aussi partir de bas en haut, pour s’éduquer à résister à une idéologie dominante, qui a su se développer de façon moléculaire. Une construction, elle aussi moléculaire d’une nouvelle hégémonie des subalternes, à partir du vécu, du sentir, du particulier singulier, pour s’élever à une rationalité réelle, au comprendre, à une universalité concrète. C’est le chemin de Gramsci : partir du folklore, force matérielle de résistance, quasi intemporelle, religion fossilisée, porteuse d’irrationnel mais aussi d’une raison d’être dans la compréhension du monde. Puis la religion, les religions, elles-mêmes progressivement déplacées de la transcendance vers l’immanence, du polythéisme vers le monothéisme, qu’il ne s’agit pas de mépriser car elle a sa fonction d’unification d’une conception du monde et de mise en adéquation avec une morale permettant l’action. Elle est une phase durable, nécessaire de l’humanité, son défaut mortel par rapport à la philosophie est son absence de réflexivité, ses horizons néanmoins limités face à la percée de la rationalité moderne, sa force par rapport à elle est sa foi qui pousse à l’action, à l’espérance, à l’utopie (pp. 274 à 276). Vient alors la dialectique du sens commun et du bon sens (pp. 269 à 272), que Gramsci tend à confondre dans un premier temps, avant de les dissocier tout en identifiant dans cet amalgame d’idées reçues, de pratiques inconscientes, de conformisme de masse, le noyau du vrai contenu dans le sens commun des subalternes. Au sommet de la construction, la philosophie comme ordre rationnel et réfléchi de l’existence, dont la philosophie de la praxis représente le projet le plus abouti de ne pas s’enfermer dans les constructions arbitraires d’un philosophe génial mais de penser la pratique humaine, l’histoire passée, présente et future. Nous entrons ici dans la troisième dimension avec la profondeur de la conception qui esquive les attaques de Croce sur le réductionnisme du matérialisme historique au facteur économique, sans tomber dans le subjectivisme de l’acteur porteur d’une conception du monde par son projet ou l’actualisation d’une utopie, comme dans le messianisme du jeune Lukacs ou de Bloch (p. 283), d’une gnose moderne ou la liberté absolue de Sartre.

Gramsci réintroduit les « distincts » de Croce, ce que Bourdieu appellerait les « champs autonomes », dans une totalité historique, complexe et articulée, en mouvement perpétuel mais dans une généalogie déterminée, animée par un ensemble de relations tantôt de distinction, tantôt d’opposition, et dans certains cas d’antagonismes, à préciser dans l’analyse concrète de la situation concrète : ce que Gramsci appelle le bloc historique. La conception de la totalité esquissée, sans cesse retravaillée au fusain, se rapproche moins de la totalité expressive leibnizienne que d’un univers qui contient une infinité de multivers (p. 80), plus proche de Giordano Bruno ou Pascal, un « complesso » selon le terme judicieusement choisi par Labriola pour caractériser cet ensemble de faits historiques restitué dans la multiplicité de leurs relations et combinaisons. Ce qui tombe, grâce à la restitution patiente d’André Tosel, c’est l’accusation, sous-jacente chez Althusser explicite chez d’autres[38], de totalitarisme de la pensée gramscienne (p. 172), indifférent à la pluralité des formes de la représentation de la volonté populaire comme à la spécificité des champs de l’action humaine, une sorte de gentilianisme inversé. Althusser avait affirmé de façon tranchante son anti-humanisme et un anti-historicisme, quitte à revenir sur les malentendus que cela ouvrait, Tosel lui oppose un humanisme et un historicisme absolus qu’il reconstruit dans sa complexité, loin de tout schématisme, en évoquant à juste titre ce que ces concepts d’humanisme et d’historicisme charrient d’équivoques (p. 83). Des ambiguïtés qui permettent à Althusser de condenser dans une même attaque une multiplicité de charges symboliques, qui ne touchent pas Gramsci au cœur et qui, pour partie d’entre elles, ratent leurs cibles.

André Tosel défend la méthode historiciste de Gramsci, et la philosophie de l’immanentisme absolu qui la sous-tend, comme elle supporte son humanisme absolu qui devient aussi un projet culturel alternatif à la modernité déshumanisante, fasciste italienne ou allemande, libérale américaine ou stalinienne russe. L’ostinato harmonique de Tosel offre, avec une obstinée rigueur, un prélude au symbole de cette utopie concrète humaniste est l’alternative au gorille apprivoisé, l’ouvrier à la chaîne de Taylor, auquel Gramsci – comme le Marx de l’Idéologie allemande, mais avec une image plus historiquement concrète, mais aussi plus intellectuelle – oppose l’idéal de l’Homme universel à la Leonardo de Vinci (p. 121), ingénieur, philosophe, artiste, artisan, l’homme idéal de Gramsci est celui qui réalise progressivement dans l’histoire son essence d’être humain. Celui qui s’extrait de sa condition d’homme du commun soumis à un conformisme subi, d’individu, banal ou exceptionnel, pour s’élever dans la formation de sa personnalité, singulière et universelle, dans l’élaboration active d’un nouveau conformisme émancipateur par « en bas », par le Parti/Prince Moderne qui laisse à chacun la possibilité de développer toutes ces potentialités (p. 179).

L’exposition d’une « philosophie de la libération »

La darstellung de Tosel nous dévoile progressivement ce qui pourrait constituer le noyau de la philosophie de Gramsci, qu’Alberto Burgio et Fabio Frosini ont récemment éclairé de leurs reconstructions philologiques[39]. Le nœud de cette nouvelle conception de la philosophie pourrait, c’est une hypothèse que Tosel développait déjà au début des années 1980[40], se trouver dans le concept de traductibilité (pp. 249-250). Il a souvent été reproché les ambigüités, les équivoques, les antinomies des équations gramsciennes : « philosophie = politique = histoire », ou encore « hégémonie = consentement + coercition », tour à tour biffées, inversées, déplacées. Ces équations ont été falsifiées par la logique formelle althussérienne, peut-être est-ce que cette métaphore mathématique est peu à même de symboliser la profondeur de l’opération linguistique gramscienne, d’une linguistique qui a peu à voir avec le rêve structuraliste d’une mathesis universalis dans et par le langage, et beaucoup avec l’influence tant de la philologie que de la pragmatique, deux sources dont Gramsci s’est nourri dans sa courte formation académique. Cette philologie pragmatique lui permet de réaliser son opération théorique : un dialogue entre l’idéalisme critique allemand de Kant et Hegel construit dans la traduction philosophique de l’expérience des Lumières françaises, du pragmatisme anglais et du romantisme allemand, et d’autre part précisément l’expérience concrète des Révolutions françaises depuis 1789, rencontre entre une pensée rationaliste forgée par des intellectuels, l’action d’un peuple et une force hégémonique jacobine (p. 284). L’opérateur pratique se trouve potentiellement dans l’empirio-pragmatisme anglo-saxon (p. 248), avec l’attention renouvelée au sens commun, à l’expérience, aux faits, dont on trouve un autre versant tant dans les thèses sur Feuerbach que dans le dernier Lénine. Le génie de Gramsci, renouvelant les trois sources du matérialisme historique non en trois piliers mais en théorie allemande/pratique française médiatisée par l’opérateur anglo-saxon, est de trouver malgré tout un filon de pensée authentiquement italien, et pourtant universel, de Dante à Croce, passant par Campanella, Bruno, Galilée, Machiavel, Vico, Labriola. Cela nous ramène à quelques-unes des pages les plus passionnantes du volume, celle sur la dialectique entre nation et internationalisme, soit du particulier et de l’universel, où Tosel nous livre un aperçu éclairant de ce combat sur deux fronts que mène Gramsci, et de la voie étroite qu’il ouvre au mouvement révolutionnaire.

Le rejet du nationalisme (p. 218), négation des réalités locales ou corporatives vivantes par une entité abstraite, exaltée dans sa spécificité, fétichisée. Pourtant, la naissance d’une communauté humaine porteuse des utopies de justice et de fraternité ne peut passer que, suivant l’exemple de la révolution française et par-delà aussi de la réforme protestante, par le cadre national. Elle est impossible, utopique dans le mauvais sens du terme, sans la construction volontaire d’un Etat éthique et d’une société civile, enracinée dans ce que la tradition nationale porte de démocratique, d’émancipateur, et dans un contrat social avec le peuple et les subalternes dans un bloc social qui s’inscrit, pour un temps indéterminé, encore au niveau national. Ce qui conduit Gramsci à une critique impitoyable de ce qu’il appelle le cosmopolitisme[41] (pp. 220-221), dont l’envers est le nationalisme dans l’ère moderne des impérialismes, et qu’il perçoit comme le mal italien depuis l’époque médiévale, entre guelfes et gibelins, entre Eglise et Empire, les deux formes historiques du cosmopolitisme en Occident entre lesquels les intellectuels italiens n’ont pas su « farsi stato » et « farsi nazione ». Ce cosmopolitisme aux atours séduisants est vivement pris à parti par le jeune Gramsci dans sa polémique contre l’espéranto (p. 21) qui, derrière les bons sentiments affichés, n’incarne qu’une utopie trompeuse, une abstraction intellectuelle là où une langue universelle ne peut être que traduction de multiplicités de formes de vie et d’histoires, un manifeste pour le multilinguisme (p. 219). Le véritable espéranto risque d’être un langage technique appauvri, celui de l’américanisation à sens unique face auquel doit émerger un parler universel, celui d’un multivers à sens pluriel. L’acharnement de Gramsci contre le cosmopolitisme s’enracine dans son manifeste pour qu’enfin les intellectuels italiens remplissent leur fonction de médiateurs, d’organisateurs, de traducteurs de la volonté populaire, leur fonction national-populaire. L’horizon reste pourtant celui du cosmopolitisme, la communauté universelle. Tosel parle de sa catholicité (pp. 210-211), ce qui peut sembler paradoxal, tant Gramsci semble protestant, et a été interprété comme tel[42]. Il est le réconciliateur de ces deux traditions religieuses, ne tente-t-il pas d’introduire un peu d’esprit protestant, soit national, critique, moderne, dans l’Eglise laïque qu’est le Parti communiste ?

Avec le cosmopolitisme comme horizon, Gramsci apparaît, comme Tosel le remarque à plusieurs reprises, remarquablement stoïcien. Cela peut relever de la trivialité pour son combat contre la souffrance physique et psychologique en prison, pour ne pas sombrer dans le naufrage de sa personnalité, ce que Tosel nous expose sobrement avec une bouleversante touche personnelle (pp.  291-293). Cette hypothèse, que l’auteur qualifie de « stoïcisme de la rationalisation industrielle » (p. 179) nous est parue lumineuse : cette tension entre liberté et nécessité, actif et passif, raison et passion, lois et nature humaines comment ne pas y voir le dépassement des tensions que les maîtres du stoïcisme nous ont légués ? La place centrale qu’occupe l’hégémonie dans la théorie de Gramsci, quels philosophes, si ce ne sont les stoïciens, lui ont accordé une place analogue, poussant Tosel à parler d’une « version moderne de l’éthique stoïcienne » (p. 319) ? André Tosel pointe avec clairvoyance que la philosophie de la praxis comme immanentisme absolu, refusant toute transcendance, permet de dessiner une tradition philosophique originale depuis la pensée antique d’Aristote, Socrate, des stoïciens, à l’humanisme rationaliste et réaliste, de Machiavel, Bruno, Spinoza aux Lumières plurielles et marginales, avec Vico, Rousseau, Goethe jusqu’au néo-idéalisme de Kant et Hegel, dont Marx est le dernier élève turbulent, et enfin au pragmatisme de James, Dewey. Tosel l’évoque à un moment donné, sans approfondir l’allusion, il s’agit d’une autre tradition, bien que voisine de celle qu’Althusser amorce dans ses écrits tardifs sur le matérialisme aléatoire (p. 88), de Démocrite et Epicure jusqu’à Heidegger, en passant par Machiavel, Spinoza, Nietzsche.

On pourrait dire que Gramsci et Althusser sont deux faces de la modernité, cherchant l’espoir jusque dans l’abîme. L’une lumineuse, l’autre ténébreuse, l’une essayant dans les ténèbres de trouver la lumière d’une nouvelle civilisation qui serait un progrès pour l’humanité, l’autre choisissant d’enfoncer l’homme dans sa nuit pour qu’il ne puisse plus s’illusionner sur sa civilisation de mort. Dans sa réélaboration en prison, Gramsci mûrit son projet culturel, qui va au-delà de la Renaissance, qui fait vivre l’Humanisme, dans ce qu’il appelle la « réforme intellectuelle et morale ». Cette dualité Réforme et Renaissance est encore une façon de critiquer dans cette dernière les intellectuels traditionnels, et leur dédain pour les subalternes et l’histoire de leur pays, et le savoir érudit déconnecté de la vie. Son appel à la Réforme intellectuelle et morale dépasse, en la réalisant, l’appel à la Révolution culturelle (pp. 201 à 204) qui, comprise partiellement, pourrait signifier une tabula rasa douteuse, celle qu’avait lancé certains intellectuels soviétiques au début des années 1920, tel le Proletkult pour lequel Gramsci avait des sympathies, ou celle que plus tard expérimenta la Chine maoïste, conduisant par ces excès d’idéologisme ou de politisme, son déficit national-populaire compensé parfois par le populisme, à un nécessaire retour de bâton, comme lors de la Révolution française, qui prend la forme d’une Révolution passive, ou révolution conservatrice, révolution-restauration. Le but que se fixe Gramsci dans les années 1930, dans la plus grande crise que le capitalisme ait connue, alors que le fascisme, le colonialisme prennent possession du globe, qu’américanisme libéral et le césarisme progressif stalinien incarnent les alternatives, c’est de réaliser une anti-révolution passive.

Il s’agit de remettre les subalternes en mouvement, non pour quelques révoltes inorganiques, pour être instrumentalisées dans tel ou tel bloc historique, dans un pays, une région ou une période donnés. Il s’agit bien de devenir force hégémonique, maître de leur destin et pouvant décider de celui du monde, porteur d’une conception du monde intégrale et complexe, cohérente et en expansion, dialogique et antagoniste à celle des forces hégémoniques du vieux monde. Pour les forces qui incarnent cette alternative inexistante actuellement, mais potentielle dans le mouvement ouvrier de l’après-guerre, il incombe de réaliser un exercice d’humilité, d’abord en apprenant de la défaite, en reprenant la pensée pas à pas grâce à la dimension opératoire – operare, le mot est sans doute celui qui convient le mieux à la méthode de Gramsci, terme longtemps gommé derrière agir dans les traductions françaises et que Tosel nous permet d’exhumer (p. 260) – de ses textes. Lorsqu’il s’agit de trouver une formule pour marquer cette philosophie, nous serions tentés, interprétant l’intention de Tosel de dire une « philosophie de la libération », non pas une théologie mais, là nous reprenons l’expression que Tosel tire de Gramsci, non pas une religion de la liberté mais une « hérésie de la religion de la liberté » (p. 280).

L’artisan et son ouvrage

Déchiffrer la légende de notre guide

Le premier obstacle sur les sentiers gramsciens, c’est que notre guide nous laisse avec une carte minutieuse mais dont la légende est elle-même à déchiffrer. Il était nécessaire de se détourner d’un esprit exagérément analytique, découpant mécaniquement la pensée de Gramsci en morceaux conceptuels, thématiques, ou en bornes chronologiques figées, mais l’écriture dialogique à la Diderot, sous la forme somme toute classique d’un livre de nature universitaire, est le style le plus difficile qui soit. Il comporte sa part de détours salutaires et de voies sans issue, d’abandon dans des sentiers touffus et d’escapades dans des vallons fertiles, de retour sur les sentiers battus et d’explorations sur des sentes inconnues. Il n’y a pas lieu à le regretter, il est possible de prendre le livre d’André Tosel par différents bouts, comme Althusser nous proposait d’éviter le chapitre 1 du Capital – ce que nous déconseillons pour étudier le Capital autant que pour Etudier Gramsci ! – comme Cortazar nous fournit deux feuilles de route pour lire sa Marelle. On peut choisir la lecture traversière ou décider de commencer par le commencement, et se plonger dans le travail de l’œuvre, le tout est d’éprouver de la joie de lire et de vouloir faire l’effort de l’éprouver jusqu’au bout. Car l’effort intense provoqué par une écriture dense peut parfois décourager. Sa lecture intégrale est nécessaire, elle est aussi laborieuse, au sens qu’elle nous contraint à un travail intense, elle nous oblige à suivre un travailleur, rompu au dur labeur, qui prit le parti du labor, des travailleurs jusque dans sa méthode d’artisan, travaillant et retravaillant l’ouvrage sur le métier. Il faut des efforts pour parvenir aux premières étincelles, mais le premier obstacle épistémologique passé, cet ouvrage est de ceux qui nous aident à nous orienter dans la pensée et dans l’action.

Un débat inachevé avec le gramscisme diffus post-moderne

On peut également noter une certaine frustration quant à une tendance à un style allusif, non pas pour l’étude de Gramsci même, référencée avec méticulosité, ni pour la discussion avec la gramsciologie contemporaine, mais plus avec les courants modernes et post-modernes se revendiquant de Gramsci, ou avec certains penseurs que l’on rapproche fréquemment de Gramsci. Tosel tourne le dos au style tranchant d’Althusser, fermant une longue parenthèse où les affirmations lapidaires, stimulantes mais simplificatrices, ont beaucoup obscurci la connaissance de Gramsci en France. Il est à craindre un œcuménisme excessif, pourtant contredit par la rigueur de la démonstration d’André Tosel. Le fil rouge d’une philosophie de la libération est bien éloigné de ce qu’Althusser fustigeait dans un gramscisme de seconde main, l’embrouillamini personnaliste de Garaudy, qui proposait un ersatz de Paul Ricoeur, du Gabriel Marcel de contrebande, adapté aux milieux marxistes. Il en est aussi de conflits non résolus, ni même posés clairement, si ce n’est dans quelques lignes perdues laissées en chemin. A plusieurs reprises, la formule « on a souvent reproché à Gramsci… » (p. 179 par exemple) revient, elle laisser supposer au lecteur qu’il lui sera possible de retracer ce qui vient de Lefort, Lefebvre, Althusser mais aussi d’Anderson, Bobbio, Del Noce, Jocteau, Mondolfo, Pellicani, Perlini, Salvadori. On eût apprécié que l’appareil de notes de bas de page, très complet pour la première partie, le soit tout autant pour les chapitres suivants, laissant le lecteur novice dans les études gramsciennes, et plus largement dans les débats du marxisme français et européen, désarmé face à ces allusions d’initiés.

Plus fondamentalement, on aurait aimé que soient développés les passages sur les liens explicites ou implicites avec les œuvres de Deleuze (pp. 297-301), Foucault (p. 179) ou Bourdieu, que le fil rouge avec l’œuvre althussérien ne se limite pas ouvertement à 4 ou 5 pages mais se poursuivre quelque peu, y compris dans ses reformulations entre 1965 et 1978[43]. Existe-t-il une incompatibilité fondamentale entre les conceptions philosophiques de Gramsci et celles d’Althusser ou des possibilités de syncrétisme tels qu’elles se sont manifestées chez Christine Buci-Glucksmann puis dans les milieux académiques engagés anglo-américains des Cultural studies ou dans le néo-populisme de Mouffe et Laclau ? Est-il possible de croiser, sans risquer des incompatibilités logiques, les œuvres de Foucault, Deleuze avec celle de Gramsci, ou est-ce, comme certains le suggèrent pour Marx[44], s’exposer à formuler sans le savoir des théories contradictoires in se ? Si on prend le cas des subaltern studies, la lecture partielle qui est faite des manuscrits tardifs de Gramsci est-elle une reprise créative d’intuitions gramsciennes (p. 101)[45], ou est-il possible d’y voir un renversement de la « finalité hégémonique » qui reste le but de Gramsci, comme Tosel nous l’expose ? Tosel a visiblement choisi, sans doute pour ne pas alourdir son propos ou considérant que ce n’était pas son objet, d’esquiver ces questions ou de ne pas les traiter de manière frontale. Il laisse son lecteur de charger de se former sa propre pensée, en confrontant le gramscisme de Gramsci avec ce qu’en firent ces exégètes. Il met à notre disposition tous les outils pour construire notre propre édifice théorique, à partir du bricolage rigoureux qu’il ne cessa d’entreprendre et de reprendre.

Une œuvre inclassable

Car le principal écueil de ce volume, tel que nous le voyons se dessiner des remarques précédentes, c’est la difficulté à le classer, à trouver à quel public il s’adresse spécifiquement : est-ce un manuel d’introduction ou une somme pour érudits ? Est-ce un ouvrage scientifique d’étude ou un essai aux effets idéologiques pesés ? André Tosel refuserait de se définir dans ce kierkegaardien « ou bien, ou bien » mais il faut bien dire qu’il prit le risque de rester au milieu du gué. Un nouveau venu dans l’étude de l’œuvre de Gramsci, rebuté par le monument philologique que constitue l’édition Gallimard, risque d’éprouver un autre vertige face à cet ouvrage, et se tournera vers les utiles introductions disponibles à la Découverte ou la Fabrique. L’érudit tire un grand profit de l’ouvrage, décode les allusions, et retrouve une réélaboration théorique de la matière première existant en langue italienne. Dans une période de mode, d’engouement pour Gramsci qui ouvre des créneaux éditoriaux sans précédent depuis les années 1970 à l’œuvre de ce « célèbre inconnu », le premier public est de très loin le plus nombreux, il risque, hélas de ne pas y trouver son compte. Le livre reste difficile d’accès, nous ne parlons pas à un travailleur d’exécution ou un étudiant en difficulté, mais même à un public aguerri à la lecture, connaisseur des théories critiques, engagé dans l’action militante : que ce soit un ouvrier syndiqué, un professeur qui introduit ses élèves à la science politique ou un étudiant qui s’engage dans le monde associatif, un élu local curieux de penser les institutions, pour ce public-ci, ce livre constitue difficilement une première introduction à l’œuvre de Gramsci. Il sera par contre la lecture la plus conseillée, et la plus précieuse, après une première introduction à Gramsci qui devrait passer, si possible, par une lecture de Gramsci dans le texte. Les éditions anthologiques publiées par les Editions sociales, maison d’édition communiste aujourd’hui disparue bien que dernièrement refondée, sont alors le meilleur tremplin. Le novice peut retrouver l’édition de poche de 1983 dirigée par André Tosel, ou celle republiée par les Temps de cerises dont Tosel fut à nouveau le coordinateur[46]. Etudier Gramsci sera est le meilleur des livres de chevet tant sa pensée nous aide à penser, sans se substituer à notre raison critique, elle représente un exercice d’assouplissement de notre entendement, une gymnastique intellectuelle, une hygiène de vie intellectuelle et morale.

Enfin, le dernier défaut concernerait la forme de cette édition, à laquelle semble avoir manqué le nécessaire travail de relecture. C’est un défaut fâcheux, agaçant par moments, hélas de plus en plus banal dans le monde de l’édition, y compris chez ceux qu’on a coutume d’appeler les grands éditeurs. On note d’ores et déjà l’absence d’un index, a minima des noms, sans parler des concepts principaux, fort utile pour se repérer dans un tel dédale intellectuel. Sans effort particulier sur la question de l’orthographe ou de la grammaire, il a été possible de noter une trentaine de coquilles, d’erreurs, la plupart du temps heureusement sans incidence, mais aussi des datations erronées pour ce qui est des références à des publications françaises notamment. L’éditeur réalise un travail remarquable de diffusion de la pensée critique dans le champ national, et il ne peut qu’être félicité d’avoir accepté un livre que les grands éditeurs auraient publié il y a trente ans et tendent aujourd’hui à dédaigner. Cela ne dispense pas du travail de relecture, certes coûteux, fastidieux, mais qui permet de rendre hommage à un ouvrage d’une telle qualité artisanale de fond et que le caractère artisanal de la forme dessert.

Conclusions : Un éclaireur en des temps obscurs

André Tosel, un Aufklärer dans les Holzwege gramsciens ? Par holzwege, entendons-nous bien, non pas ces « chemins qui ne mènent nulle part » selon la traduction française qui a obsédé Althusser jusqu’à sa mort, ni même ce cheminement « off the beaten track » quand bien même Tosel nous porte souvent hors des sentiers battus mais ces « sentieri interrotti », en fait au sens littéral ses « sentiers forestiers », ou ces « sentiers escarpés »[47] si on choisit de bousculer l’étymologie. Les cahiers gramsciens ne sont pas le Livre de sable qui n’a « ni commencement, ni fin »[48] ni un labyrinthe, avec ces « droites galeries qui se courbent en cercles secrets au fil des ans »[49], soumis aux lois du cercle, avec un centre introuvable et à l’issue perdue, soumis à l’infinité des possibilités et au vide du sens. Dans les sentiers forestiers gramsciens, il n’y a pas de galeries de droites, ni cercles secrets, mais on peut y trouver une issue, si on dispose du « fil rouge » déployé par André Tosel. La force de putréfaction, qui transforme la libération du dédale en course contre-la-montre, est celui qui ronge nos sociétés post-modernes, qui hantait Althusser, le nihilisme, ces « chemins qui ne mènent nulle part » et qui ne proviennent de nul lieu. Reconquérir son passé est la première étape à la conquête du sens dans le présent, et à l’édification d’un projet d’avenir. André Tosel avait une conscience aigüe des dangers du nouveau monde né à la fin des années 1970 avec les débuts de l’offensive néo-libérale et de la mondialisation, l’épuisement des formules de la gauche historique, du mouvement ouvrier et sa traduction dans le champ philosophique, le passage d’une génération du marxisme à la pensée post-moderne. Le lent avènement du « pensiero debole »[50], acceptant ou se réjouissant du triomphe de la « raison cynique »[51] qui se nourrissait d’Heidegger, Nietzsche, Schmitt, ne l’a pas emporté. Le bilan après trois décennies d’hégémonie intellectuelle, n’a finalement produit qu’impuissance politique, désertification du terrain de l’éducation populaire, avec un apport douteux par rapport aux sommets de la pensée marxiste, tels Gramsci, Lukacs, l’Ecole de Francfort, quant à l’enrichissement de la réflexion sur l’esthétique, la politique ou la langue. L’abandon du marxisme comme horizon indépassable de la pensée alternative, au lieu de son enrichissement, de sa mise en débat, de sa confrontation avec d’autres traditions de pensée et d’action, a conduit à accompagner le « There is no alternative » des années 1980-1990, sur le terrain philosophique. Ce que Tosel n’accepta jamais, cherchant avec Gramsci à emprunter de nouveau les « sentiers interrompus ». Dans ces sentiers, Tosel fut un Aufklärer, un éclaireur qui avança seul parmi la végétation luxuriante des concepts gramsciens pour mûrir une réflexion buissonnière, un homo viator qui se fit gardien de ce jardin secret, quand le temple fut détruit.

Il fallait être amoureux de Gramsci, et aimer encore plus la sagesse, pour arpenter jusqu’au bout ces traverses sans certitude d’éclairer les promeneurs égarés, à mille lieux de ce chemin solitaire. Robert Musil parlait, à propos de la première passion amoureuse, comme d’une « fuite où être deux ne signifie qu’une solitude redoublée »[52]. Solitude de Gramsci, qui en prison s’étonnait qu’enfin quelqu’un puisse l’aimer et qu’il puisse aimer quelqu’un comme sa femme, effrayé qu’il était d’embrasser toute l’humanité, de sentir son cœur battre pour la cause des damnés de la terre sans jamais éprouver d’affection unique pour un être de chair[53]. Solitude de Tosel où comme dans la phrase de Musil, « le sentiment de n’être pas compris du mondeloin d’accompagner la première passion, en est l’unique et nécessaire cause ». André Tosel est un éclaireur, Aufklärer et non un Erklärer, un docte porteur de la sagesse universelle, mais il nous illumine, donne quelque lumière et puis s’en va, une lueur révélatrice, extralucide quoiqu’intermittente, et il nous laisse trouver le cheminement qui nous conduit à faire lumière sur une œuvre toute en clair-obscur. Tosel était définitivement un Auflkärer, un homme des Lumières convaincu avec Merleau-Ponty que le « marxisme avait besoin d’une théorie de la conscience »[54] et que Gramsci permettait de lui apporter, dans le sillage d’un Jaurès dans le socialisme français. Ces derniers temps, André Tosel aimait à rappeler le souvenir de l’un de ses premiers maîtres, Eric Weil, monument d’érudition, toujours une référence pour l’étude de Kant et Hegel, qui lorsque Tosel avait commencé à Nice à élaborer sa propre philosophie du marxisme lui avait soufflé qu’il ne tarderait pas à rencontrer Gramsci sur son chemin[55]. Pour le théoricien de l’Etat de droit, le philosophe est avant tout un éducateur dont la « tâche est de discerner dans le monde, c’est-à-dire de déceler les structures du monde en vue de la réalisation de la liberté raisonnable »[56]. C’est sur une note analogue que Tosel conclut le dernier chapitre de son grand livre, il nous laisse en héritage un bel ouvrage comme jalon vers la « réalisation de la liberté raisonnable ».

[1]                  Milan Kundera, Le rideau : essai en sept parties (Paris, France : Gallimard, impr. 2005, 2005) qui caractérise ainsi le dernier Picasso.

[2]                  C’est en ces termes que Théophile Gautier commentait les gravures de Piranesi, Théophile Gautier, Émaux et camées (Paris, France: E. Didier, 1852).

[3]                  Dante Alighieri, La Divine comédie, 2 vol. (Paris, France : C. Marpon : E. Flammarion, 1883).

[4]                  Empruntant à Guy Debord dans la Société du spectacle, cette matérialisation dans le spectacle d’une conception du monde (Weltanschauung) devenue effective, in Guy Debord, Alice Debord, et Vincent Kaufmann, Oeuvres, éd. par Jean-Louis Rançon (Paris, France : Gallimard, impr. 2006, 2006), 767.Guy Debord, Alice Debord, and Vincent Kaufmann, Oeuvres, ed. Jean-Louis Rançon (Paris, France : Gallimard, impr. 2006, 2006), 767.

[5]                  Nicolas Sarkozy, ‘Le Vrai Sujet Ce Sont Les Valeurs’, Le Figaro, 17 April 2007.

[6]                  LE PEN Jean-Marie, « Déclaration de M. Jean-Marie Le Pen, président du Front national, sur l’actualité de Jeanne D’Arc, la fête du travail, le revers subi lors du premier tour de l’élection présidentielle de 2007, la consigne d’abstention pour le deuxième tour ainsi que sur la préparation des élections législatives, Paris le 1er mai 2007. », text, http://frontnational.com, le 2 mai 2007, (1 mai 2007), http://discours.vie-publique.fr/notices/073001631.html.LE PEN Jean-Marie, ‘Déclaration de M. Jean-Marie Le Pen, président du Front national, sur l’actualité de Jeanne D’Arc, la fête du travail, le revers subi lors du premier tour de l’élection présidentielle de 2007, la consigne d’abstention pour le deuxième tour ainsi que sur la préparation des élections législatives, Paris le 1er mai 2007.’, text, http://frontnational.com, le 2 mai 2007, (1 May 2007), http://discours.vie-publique.fr/notices/073001631.html.

[7]                  Jacques Attali, « Marx malgré tout », Le Nouvel observateur, 30 janvier 1978.Jacques Attali, ‘Marx Malgré Tout’, Le Nouvel Observateur, 30 January 1978.

[8]                  Propos de Philippe Doucet rapportés par le Monde du 7 octobre 2016

[9]                  Etienne Gernelle Mahrane Saïd, « Emmanuel Macron : “La Révolution française est née d’un ferment libéral” », Le Point, 22 novembre 2016, http://www.lepoint.fr/politique/emmanuel-macron-la-revolution-francaise-est-nee-d-un-ferment-liberal-22-11-2016-2084962_20.php.Etienne Gernelle Mahrane Saïd, ‘Emmanuel Macron : “La Révolution Française Est Née d’un Ferment Libéral”’, Le Point, 22 November 2016

[10]                Madeleine Bazin de Jessey, ‘Quand Les Veilleurs Faisaient Des Nuits Debout’, Le Figaro, 11 April 2016 ; Paul-Marie Couteaux, ‘François Fillon Doit Lire Gramsci’, Le Figaro, 6 February 2017.

[11]                François Ruffin et Antonio Gramsci, « Remporter la bataille des idées » : entretiens avec Antonio Gramsci (Amiens, France : Fakir éd., 2015). François Ruffin and Antonio Gramsci, ‘Remporter la bataille des idées’ : entretiens avec Antonio Gramsci (Amiens, France : Fakir éd., 2015).

[12]                Gaël Brustier et Eugénie Bastié, « Macron est l’intellectuel organique du nouveau capitalisme », Le Figaro, avril 2017.Gaël Brustier and Eugénie Bastié, ‘Macron Est l’intellectuel Organique Du Nouveau Capitalisme’, Le Figaro, avril 2017.Gaël Brustier and Eugénie Bastié, ‘Macron Est l’intellectuel Organique Du Nouveau Capitalisme’, Le Figaro, 24 April 2017.

[13]                Norberto Bobbio, « Intellettuali e vita politica », Nuovi Argomenti, no 7 (mars 1954): 103‑19.

[14]                Lettre de Louis Althusser à François Ricci, 19 janvier 1964, Fonds Althusser, correspondance privée, IMEC (Caen)

[15]                Entretien avec André Tosel, 10 décembre 2016, Paris

[16]                André Tosel, « Communauté et masse. L’action de masse en milieu étudiant », Action catholique étudiante, no 5 (mars 1962) : 16‑17. André Tosel, ‘Communauté et Masse. L’action de Masse En Milieu Étudiant’, Action Catholique Étudiante, no. 5 (March 1962) : 16–17.

[17] Frédérique Matonti, Intellectuels communistes : essai sur l’obéissance politique (Paris, France : Éd. la Découverte, 2005).

[18]                André Tosel, Marx en italiques (Mauvezin, France : Trans-Europ-Repress, 1991). André Tosel, Marx en italiques (Mauvezin, France : Trans-Europ-Repress, 1991).

[19]                Le premier, en langue française, à faire ce lien explicitement est le théoricien dominicain suisse, de sensibilité plutôt progressiste Georges Cottier, qui devient ultérieurement cardinal : Georges Cottier, Du romantisme au marxisme (Paris, France: Alsatia, 1961); Robert Paris, « La première expérience de Gramsci (1914-1915) », Le Mouvement social, no 42 (janvier 1963): 31‑58; Augusto Del Noce, Il suicidio della Rivoluzione (Milano, Italie: Rusconi libri, 1978); Augusto Del Noce et Hugues Portelli, Gramsci ou Le « suicide de la révolution », trad. par Philippe Baillet (Paris, France: les éds. du Cerf, 2010, 2010); Diego Fusaro, Antonio Gramsci: la passione di essere nel mondo (Milano, Italie: Feltrinelli, 2015).Georges Cottier, Du romantisme au marxisme (Paris, France: Alsatia, 1961); Paradoxalement, cette critique lui fut adressé aussi à partir d’une extrême-gauche aux sensibilités bordiguistes, voir l’article de Robert Paris, insistant sur les affinités théoriques entre la pensée du jeune Gramsci et celle de Mussolini ‘La Première Expérience de Gramsci (1914-1915)’, Le Mouvement Social, no. 42 (January 1963): 31–58; Cette ligne d’attaque fut adoptée par le philosophe chrétien Augusto Del Noce qui voit dans cet immanentisme absolu une impossibilité à dépasser le nihilisme, tant dans le fascisme que dans le communisme le plus subtil: Il suicidio della Rivoluzione (Milano, Italie: Rusconi libri, 1978); Le livre vient d’être traduit en français avec une préface d’Hugues Portelli qui fut un des meilleurs connaisseurs de Gramsci dans les années 1970, alors militant socialiste, devenu par la suite centriste puis parlementaire de droite: Augusto Del Noce and Hugues Portelli, Gramsci ou Le ‘suicide de la révolution’, trans. Philippe Baillet (Paris, France : les éds. du Cerf, 2010, 2010) ; Ces dernières années, un jeune intellectuel, élève de Costanzo Preve semble redécouvrir ce couple, avec une signification curieusement positive, Diego Fusaro, Antonio Gramsci: la passione di essere nel mondo (Milano, Italie : Feltrinelli, 2015).

[20]                Je me permets de renvoyer à l’étude que je viens de transmettre à la Revue Itinerari di ricerca storica: « Doppia incognita di un’equazione ellittica : la non ricezione di Labriola in Francia », 2017

[21]                André Tosel, L’esprit de scission : études sur Marx, Gramsci, Lukács (Besançon, France : Université de Besançon, 1991).

[22]                György Lukács, Nicolas Tertulian, et Didier Renault, Ontologie de l’être social. Le travail, la reproduction, trad. par Jean-Pierre Morbois (Paris, France : Éditions Delga, 2011) ; György Lukács et Nicolas Tertulian, Ontologie de l’être social. I’idéologie, l’aliénation, trad. par Jean-Pierre Morbois et Didier Renault (Paris, France : Éditions Delga, 2012).

[23]                Guido Liguori et Pasquale Voza, éd., Dizionario gramsciano: 1926-1937 (Roma, Italie: Carocci, 2009, 2009)..

[24] Giuseppe Cospito, Il ritmo del pensiero in isviluppo: per una lettura diacronica dei Quaderni del carcere di Gramsci, Ed. provvisoria (Pavia: Cooperativa libraria universitaria, 2004).

[25] Giorgio Baratta, Le rose e i quaderni: il pensiero dialogico di Antonio Gramsci (Roma: Carocci, 2003); Giorgio Baratta, Antonio Gramsci in contrappunto: dialoghi col presente (Roma, Italie: Carocci, 2007).

[26] Alberto Burgio, Gramsci: il sistema in movimento (Roma, Italie: DeriveApprodi, 2014, 2014).

[27]                André Tosel, « Philosophie de la praxis et dialectique », La Pensée, no 237 (1984) : 100‑120.

[28]                John Bellamy Foster, « The Return of Engels », Monthly Review 68, no 10 (mars 2017).

[29]                André Tosel, Un monde en abîme ? essai sur la mondialisation capitaliste (Paris, France : Kimé, 2008).

[30]                Nous nous permettons ici de renvoyer au mémoire de maîtrise de Pia Bou Acar dirigé par Jean Salem, L’action journalistique d’Antonio Gramsci au cœur du combat révolutionnaire italien du début du XXe siècle (Paris, France: Université Paris 1 Panthéon – Sorbonne, 2014).

[31]                Norbert Elias, Über den Prozess der Zivilisation: Soziogenetische und psychogenetische Untersuchungen, 2 vol. (Frankfurt, Allemagne: Suhrkamp, 1976).

[32]                Romain Rolland, « Ceux qui meurent dans les prisons de Mussolini », L’Humanité, 27 octobre 1934.

[33]                Sandra Teroni, Wolfgang Klein, Pour la défense de la culture : les textes du Congrès international des écrivains, Paris, juin 1935 (Dijon, France : Éditions universitaires de Dijon, 2005).

[34]                André Tosel retrouve ici la mise au point de l’éminent linguiste, et un des premiers à connaître l’œuvre de Gramsci en France, Georges Mounin, Machiavel (Paris, France: Ed. du Seuil, 1958).

[35]                Étienne Balibar et al., « Althusser : une nouvelle pratique de la philosophie entre politique et idéologie. Conversation avec Étienne Balibar et Yves Duroux (Partie I) », Cahiers du GRM. publiés par le Groupe de Recherches Matérialistes – Association, no 7 (1 juin 2015).

[36]                Le chapitre sur Louis Althusser, rédigé par Silvano Tagliagambe in Ludovico Geymonat, Storia del pensiero filosofico e scientifico. Vol. 7, Il Novecento (2) (Milano, Italie: Garzanti, 1976), 78‑126.

Nous renvoyons à l’étude fondatrice d’Alberto Maria Cirese, « Concezione del mondo, filosofia spontanea, folclore » dont Louis Althusser a connaissance, et a étudié avant de rédiger son fameux article sur les Appareils idéologiques d’Etat Fondazione Istituto Antonio Gramsci, Studi gramsciani (Roma, Italie: Editori riuniti, 1969), 299‑328.

[38]                En France, voir Claude Lefort, Le travail de l’œuvre, Machiavel (Paris, France : Gallimard, impr. 1972, 1972) ; Henri Lefebvre, De l’État. 2, De Hegel à Mao par Staline (la théorie « marxiste » de l’État) (Paris, France : Union générale d’éditions, impr. 1976, 1976) ; En Italie, voir Gian Carlo Jocteau, Leggere Gramsci: una guida alle interpretazioni (Milano, Italie : Feltrinelli, 1975) ; Norberto Bobbio, « Che cosè il pluralismo », La Stampa, 21 septembre 1976 ; Massimo Salvadori, « Gramsci e il PCI. Due concezioni dell’egemonia », Mondoperaio, no 11 (novembre 1976); Luciano Pellicani, Gramsci e la questione comunista (Firenze, Italie: Vallecchi, 1976).

[39]                Burgio, Gramsci; Fabio Frosini, Gramsci e la filosofia: saggio sui Quaderni del carcere (Roma: Carocci, 2003)..

[40]                André Tosel, « Philosophie marxiste et traductibilité des languages et des pratiques », La Pensée, no 223 (octobre 1981) : 110‑26 ; Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini, « De la traduction à la traductibilité : un outil d’émancipation théorique », Laboratoire italien. Politique et société, no 18 (25 novembre 2016).

[41] Nous renvoyons le lecteur ici aux travaux les plus aboutis sur la question, ceux de Francesca Izzo, Democrazia e cosmopolitismo in Antonio Gramsci (Roma, Italie: Carocci, 2009, 2009).

[42]                C’est ainsi que le perçoivent après la guerre l’écrivain italien Elio Vittorini et l’intellectuel français Dionys Mascolo Elio Vittorini, Gli anni del « Politecnico » : lettere 1945-1951, éd. par Carlo Minoia (Torino, Italie : Einaudi, 1977) ; Dionys Mascolo et Robert Antelme, Autour d’un effort de mémoire : sur une lettre de Robert Antelme (Paris, France : M. Nadeau, 1987).

[43]                Vittorio Morfino, « Althusser lecteur de Gramsci, Althusser as a Reader of Gramsci », Actuel Marx n° 57, no 1 (4 mai 2015) : 62‑81 ; Anthony Crezegut, « Althusser, étrange lecteur de Gramsci. Lire « Le marxisme n’est pas un historicisme » : 1965-2015 », Décalages 2, no 1 (2016) : 2.

[44]                Isabelle Garo, Foucault, Deleuze, Althusser & Marx : la politique dans la philosophie (Paris, France : Demopolis, impr. 2011, 2011).

[45] Cette question est d’autant plus vitale qu’elle correspond aujourd’hui à un sens commun académique aux dimensions planétaires. Je me permets de renvoyer au travail en phase de finalisation sur cette question réalisé par l’étudiante italienne Claudia Pede à l’EHESS, à Paris, sur Un héritage actif : Folklore et subalternité chez Gramsci, septembre 2017

[46]                Antonio Gramsci, Textes, éd. par André Tosel, trad. par Jean Bramont, Gilbert Moget, et Armand Monjo (Paris, France : Éditions sociales, 1983) ; Antonio Gramsci, Textes choisis, éd. par André Tosel, trad. par Jean Bramant, Gilbert Moget, et François Ricci (Paris, France :, impr. 2014, 2014). Antonio Gramsci, Textes, ed. André Tosel, trans. Jean Bramont, Gilbert Moget, and Armand Monjo (Paris, France : Éditions sociales, 1983) ; Antonio Gramsci, Textes choisis, ed. André Tosel, trans. Jean Bramant, Gilbert Moget, and François Ricci (Paris, France :, impr. 2014, 2014).

[47]                Karl Marx, Henri Joseph Chambre, et Paul-Dominique Dognin, Les Sentiers escarpés de Karl Marx : le chapitre I du Capital traduit et commenté dans trois rédactions successives, 2 vol. (Paris, France : les ed. du Cerf, 1977).

[48]                Jorge Luis Borges, Le livre de sable, trad. par Françoise Rosset (Paris, France : Gallimard, 1978), 140.Jorge Luis Borges, Le livre de sable, trans. Françoise Rosset (Paris, France : Gallimard, 1978), 140.

[49]                Nous avons choisi une traduction plutôt littérale de Jorge Luis Borges, Elogio de la sombra (Buenos Aires, Argentine : Emecé Editores, 1969). Ibarra a changé radicalement la forme du poème in Jorge Luis Borges, L’Or des tigres; LAutre, le même II; Éloge de l’ombre; Ferveur de Buenos Aires, éd. par Nestor Ibarra (Paris, France : Gallimard, 1976). Ibarra a changé radicalement la forme du poème in Jorge Luis Borges, L’Or des tigres; LAutre, le même II; Éloge de lombre; Ferveur de Buenos Aires, ed. Nestor Ibarra (Paris, France : Gallimard, 1976) ; « Aveugles carrefours, couloirs que mon regard déformant interprète, comme une lente circonférence secrète ».

[50]                André Tosel commence ainsi son étude sur les origines italiennes de la philosophie de la praxis par son refus d’adhérer à la mode de la pensée faible de Gianni Vattimo, qui commence à installer son hégémonie sur la gauche désillusionnée Tosel, Marx en italiques.

[51]                Jacques Bouveresse, Rationalité et cynisme (Paris, France : les Éd. de Minuit, impr. 1985, 1985) ; Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique, trad. par Hans Hildenbrand (Paris, France : C. Bourgois éd., impr. 1987, 1987).

[52]                Robert Musil, Les désarrois de l’élève Törless : roman, trad. par Philippe Jaccottet (Paris, France : Ed. du Seuil, 1960), 47.

[53]                Voir le beau récit qu’en fait Angelo d’Orsi, Gramsci : Una nuova biografia (Feltrinelli Editore, 2017).

[54]                Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique (Paris, France : Gallimard, impr. 1955, 1955), 55.

[55]                Entretien avec André Tosel, op.cit. Voir aussi l’entretien avec Gianfranco Rebucini, dans la revue Période publiée le 30 mai 2016

[56]                Éric Weil, Philosophie politique (Paris, France : J. Vrin, 1956), 57.

Io eliminerei questa frase…

Sei proprio sicuro ? A me sembra invece che Tosel stia nel mezzo fra i due « estremi » rappresentati da Cospito e Burgio… e comunque non direi che Burgio è un fautore di una lettura filologica dei testi gramsciani (anzi, nel suo ultimo libro si scaglia contro la filologia, e più segnatamente – seppure in maniera indiretta – proprio contro Cospito…)

In italiano la D’ davanti ai nomi si scrive maiuscola

Une autre idée du progrès

La Partie de campagne (Deuxième état), Fernand Léger, 1953

En cette période de mobilisation pour le climat, la question de la réduction de la consommation, et son corollaire, la question de la décroissance, reviennent sur le devant de la scène : plus de circuits courts, moins d’intermédiaires, une exploitation raisonnée des ressources. Avec elles resurgit le marronnier, l’éternel débat : croissance et progrès pourront-ils vraiment nous sauver ? Ce débat n’a aucun sens, et l’erreur est partagée. Partisans de l’un ou de l’autre camp se sont longtemps enfermés dans cette opposition qui n’est rien d’autre qu’une impasse.


Considérer comme définitivement liées les notions essentialisées de croissance et d’innovation mérite peut-être quelques nuances. D’abord, parce que l’indicateur de croissance qu’est le PIB est somme toute assez lacunaire, ensuite parce que le fait d’innover se considère selon une direction et une trajectoire. Décroître ne serait finalement peut-être pas renoncer à l’innovation, ce serait innover dans un autre but : celui de faire avec moins.

La relation historique entre croissance et progrès

En 1974, Robert Solow publie un article The economics of ressources, or the ressources of economics, en réponse au rapport Meadows de 1972. Il ajoute au travail et au capital le progrès technique pour expliquer la croissance du PIB. Pour lui, l’innovation et la substituabilité des ressources naturelles entre elles va permettre de ne pas atteindre l’état stationnaire : la croissance n’aurait donc pas de limite.

Pour R. Solow, dans ce premier modèle, la variable progrès techniqueest exogène et dépend de l’écoulement du temps. Ce modèle est complété dans les années 1980 et le progrès est désormais considéré comme une variable endogène expliquée par la formation et la recherche : l’investissement en capital humain. Les théories de la croissance endogène ont mis peu à peu en avant le progrès technique et l’investissement comme créateur de richesse et moteur croissance. Comme l’écrit Paul Romer (prix Nobel d’économie 2018) en 1986, par définition, cette variable de l’équation qu’est le capital humain ne connait pas de rendements décroissants, au contraire il s’auto-améliore avec la coopération et l’extension de la formation. L’accumulation des richesses serait concomitante avec l’accumulation de connaissances scientifiques.

Une croissance verte difficilement satisfaisante

Les partisans de la décroissance ont donc pris le revers des modèles de croissance, et, pour la plupart, se sont opposés « au mythe du progrès infini ». Ce mythe permettrait de rassurer les consciences, de concilier écologie et société industrielle et de croire à l’essor infini de la civilisation industrielle.

Pour les uns, « Les penseurs de la décroissance ont tort de sous-estimer les bénéfices que peut apporter le progrès technique »[1]. Les penseurs de la décroissance sont alors assimilés à Malthus et à son erreur d’appréciation sur l’amélioration des rendements rendus possibles par le progrès technique. Le 11 janvier dernier, dans une tribune du Monde [2], Guillaume Moukala Same écrivait encore « Nous n’avons connaissance ni de toutes les ressources qui nous sont disponibles ni de la manière dont ces ressources peuvent être utilisées, ce qui rend impossible de légitimer une restriction du niveau de vie des générations présentes. ».

Ces discours sont irresponsables. Il apparaît bien évident que la réduction de notre consommation d’énergie est une nécessité, et que l’illusion de la pérennité de nos modes de vie ne peut pas être confortée par la supposition de notre inconnaissance, par une découverte qui serait encore à faire mais certainement à venir.

La réponse se situerait pour d’autres, du côté de la croissance verte et de l’innovation. On accroît les richesses, mais différemment. J. P Fitoussi et E. Laurent, dans la Nouvelle écologie politique (2008) proposent un découplage entre croissance physique et croissance économique ; la mobilisation du savoir permettrait justement de maintenir la croissance tout en prélevant et polluant moins. Des exemples existent : l’industrie automobile a produit des voitures plus propres (quoique.), etc.

Décroître ne serait finalement pas renoncer à l’innovation mais innover dans un autre but : celui de faire avec moins.

Ce dernier exemple permet déjà une avancée : le progrès n’est peut-être pas de trouver d’autres sources d’énergie, mais de permettre d’optimiser la réduction de notre consommation. Au lieu de partir de la source d’énergie, peut-être faut-il partir du bout de la chaîne : la consommation. Lier cette logique à l’impératif de croissance se heurte à des obstacles très concrets. Une branche économique peut-elle vraiment croître en volume sans inconvénient environnemental majeur, ou alors sans entraîner de facto la croissance d’un autre segment de l’économie impropre dont elle dépend, typiquement le transport ? Tourisme, agriculture, biens d’équipement etc. Peu de branches, voire aucune, ne résiste à cette question.

Malgré l’innovation, la croissance aggrave intrinsèquement notre empreinte environnementale. Jean Marc Jancovici[3] relate sur son site les liens entre croissance et consommation d’énergie : « de 1980 à 2000, chaque point de croissance du PIB en France a engendré quasiment un point de croissance de la consommation d’énergie primaire[4] dans notre pays et un peu plus d’un demi-point de croissance de l’énergie finale : avec un peu plus de 2% de croissance annuelle de l’économie en moyenne sur ces 20 ans, la consommation d’énergie primaire a augmenté de 1,75% par an en moyenne, et la consommation d’énergie finale de 1,3% par an. »

De la pertinence de mesurer l’accroissement du PIB

Si la décroissance est encore un mot qui fait peur, regarder la définition de la croissance et sa réalité tangible permet de tempérer la sortie éventuelle de ce modèle de mesure. La croissance concerne l’accroissement annuel du produit intérieur brut (ou PIB), lequel se définit comme « la valeur totale (qui correspond le plus souvent aux prix de marché) des biens et services produits par des activités résidentes et disponibles pour des emplois finals »[5]. Cette définition comprend aussi la richesse générée hors de l’économie réelle. L’exemple le plus frappant est l’Irlande, pour qui, en 2015, le taux de croissance réelle du PIB a officiellement dépassé les 25 %, grâce à la prise en compte de l’activité des multinationales attirées par une fiscalité avantageuse. Ces distorsions méthodologiques doivent permettre de relativiser la pertinence de certaines mesures.

La croissance ne comprend pas non plus la mesure de la destruction de certaines ressources. Jean-Marc Jancovici montre l’absence de prise en compte des stocks naturels dans l’économie classique : « le PIB est aussi égal à la rémunération totale des acteurs humains qui ont concouru à la production des biens et services « finaux » à partir de ressources naturelles gratuites. Bien sûr, il arrive que l’on paye quelque chose à quelqu’un pour disposer d’une ressource, mais ce quelqu’un n’est jamais celui qui l’a créée, ou qui a le pouvoir de la reconstituer, il en est juste le propriétaire du moment. Personne ne peut créer du calcium ou du minerai de fer ». En d’autres termes, le PIB correspond aux salaires, plus-values, rentes et rémunérations diverses des hommes et des agents économiques : le PIB mesure bien la valeur ajoutée que nous créons, mais pas ce que nous consommons pour y parvenir. Il n’y a pas de prix des ressources naturelles consommées en dehors de celui du capital et du travail humain nécessaire à leur extraction. Pour Jean-Marc Jancovici, et le rapport Meadows avant lui, dans ce calcul nous oublions les charges qui tôt ou tard (et plus tôt que tard) gêneront notre croissance : l’utilisation de ressources non renouvelables et la pollution.

Il n’y a pas de prix des ressources naturelles consommées en dehors de celui du capital et du travail humain nécessaire à leur extraction.

Dernier élément, les circuits courts et à la désintermédiation, s’ils se généralisent, créent à l’échelle macro, une réduction des richesses produites. Comme le soulevaient les partisans du revenu universel ou du salaire à vie, le pain fait maison ou un buisson taillé soi-même ne produit pas de richesse, alors que l’appel à un tiers professionnel pour cette tâche en produit. Or cette intermédiation a une empreinte carbone importante ne serait ce qu’au regard des transports et de l’occupation d’infrastructures. Là encore, il est question d’indicateurs et de pertinence de la mesure.

Donner un autre sens aux investissements et à l’innovation

Le progrès est assimilé à une visée productiviste. Pour le dire rapidement, l’innovation industrielle a permis une évolution quantitative – consommer moins de matières premières lors de la production afin de produire plus d’unités – et qualitative – l’innovation permet d’ajouter de la valeur à une production, d’organiser une montée en gamme qui génère un accroissement de richesse. Que le progrès prenne en compte le principe de ressource limitée pour optimiser son utilisation n’est pas nouveau, mais jusqu’à aujourd’hui l’objectif est celui de la rentabilité.

Organiser la transition et la résilience de nos villes, de nos infrastructures pour répondre à l’urgence climatique ne rend pas évidente la production de richesse immédiate, tandis que le caractère « innovant » fait consensus.

Le progrès ne signifie pas pourtant nécessairement l’augmentation des richesses. Organiser la transition et la résilience de nos villes, de nos logements et de leur isolation, de nos moyens de transports, de nos infrastructures pour répondre à l’urgence climatique ne rend pas évidente la production de richesse immédiate, tandis que le caractère « innovant » fait consensus. L’innovation réellement verte ne sera vraisemblablement pas rentable.

Un avenir fait de la réduction de notre production et de notre consommation est de plus en plus envisageable et envisagé. Tout est à faire : réduction drastique d’emballages, objets plus durables et solides, désintermédiation et concentration des chaînes de production. C’est à cette fin que doit s’atteler le progrès technique. C’est même présent dans notre constitution, à l’article 9 de la Charte de l’environnement : la recherche et l’innovation doivent apporter leur concours à la préservation et à la mise en valeur de l’environnement. Selon cette perspective d’avenir, chaque pas dans cette direction constitue alors un progrès. Un progrès décroissant donc, qui fait aujourd’hui figure d’oxymore, alors qu’en réalité, il existe déjà, à petite échelle, tous les jours.

La démarche nécessaire n’est donc pas de se poser la question pour ou contre le progrès technique, mais celle de définir la trajectoire du progrès, et son lien avec le modèle de société souhaité.

[1] Et si le changement climatique nous aidait à sortir de la crise ? Anais Delbosc Christian de Perthuis (2012)

[2] «  La gauche décroissante rejette le progrès et abandonne son humanisme » https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/01/11/la-gauche-decroissante-rejette-le-progres-et-abandonne-son-humanisme_5407563_3232.html?xtmc=decroissance&xtcr=18&fbclid=IwAR3dE0XBaOb6Vh1VztxREQThk2L4SCJo0nibusOwTE6mR3I3X02ynVc3DZ0

[3] Jean-Marc Jancovici est un ancien élève de l’École polytechnique (1981) et ingénieur civil diplômé de l’École nationale supérieure des télécommunications  1986). Il collabore de 2001 à 2010 avec l’ADEME pour la mise au point du bilan carbone dont il est le principal développeur. Il fut ensuite membre du comité stratégique de la Fondation Nicolas Hulot, avant de fonder son cabinet de conseil Carbone4. Site internet : https://jancovici.com/

[4] Pour passer de l’énergie primaire à l’énergie finale, il faut alors faire intervenir le rendement de l’installation de conversion (typiquement une centrale électrique dans le cas de l’électricité) et éventuellement du transport.

[5]La comptabilité nationale” de Jean-Paul Piriou, Editions La Découverte (2003).

Défaire la capture capitaliste de l’industrie

Travail de soudure @pxhere

L’industrie renvoie aujourd’hui de manière quasi-inéluctable à des connotations négatives, renforcées par des constructions substantives telles que « l’industrie pharmaceutique », « l’industrie agro-alimentaire », « l’industrie nucléaire » et autres. Celles-ci servent bien à désigner un certain empire de grandes puissances économiques privées, pernicieuses pour le bien commun. Toutefois, si ces expressions incluant l’industrie ont certes une teneur évocatrice et performative pour notre camp, leur composition est en réalité incorrecte, et leur recours, mutilant.


De l’assimilation de l’industrie au capitalisme

A l’instar d’autres formes nominales, l’industrie est trop souvent personnifiée telle un ensemble unifié. Elle se voit associée à une période de l’histoire, contemporaine et certes très courte, mais provoquant continûment des transformations majeures, faisant se constituer selon certains une « civilisation industrielle »(1) manifeste. Dès lors, étant donné que beaucoup d’éléments constitutifs de notre société nous écœurent, notre époque est automatiquement confondue avec l’industrie. Pourtant, il nous faudrait en vérité l’appréhender, en soi, en tant qu’activité humaine neutre de production (telle que définie dans la partie suivante). La principale raison se trouve dans le fait que l’industrialisation atteint aujourd’hui un stade avancé et intensif dans l’ensemble des territoires mondiaux. D’autre part, qu’elle se dynamisa profondément à une période – dite « âge industriel » – où les préoccupations écologiques et revendications sociales étaient peu prégnantes et/ou pas assez structurées. Cette évolution a permis la fortification hégémonique du capitalisme en tant que modèle de production et d’organisation des sociétés. Comme l’a analysé Marx, l’expansion capitaliste trouve sa genèse dans une histoire longue (l’accumulation primitive), mais s’est ardemment cristallisée via l’inédite dynamisation industrielle. Par répercussion, l’industrie a rapidement et fortement été assimilée à tout ce qui institue depuis l’hyper-domination capitaliste : immenses quantités de production et automatisation substituant l’Homme, division et aliénation du travail, déconsidération sociétale (c’est-à-dire sociale et environnementale) des activités. C’est cela qui a puissamment appuyé – et appuie de plus en plus – la proximité analogique de la terminologie des deux notions-mouvements dans les représentations.

Ainsi, souvent, l’industrie, en tant que boîte à outils, ou l’industrialisation, son processus de croissance, servent en réalité à désigner le capitalisme comme système de production particulier ou plus précisément comme mouvement d’expansion capitalistique dans les activités économiques. Dès lors, s’il est certain que le capitalisme a depuis incorporé presque toutes les activités économiques (intégration des fondements capitalistes cités précédemment), c’est pourtant souvent « l’industrialisation » de toutes ces activités qui est l’expression utilisée avant toute autre pour évoquer cette évolution.

Le « Houston Express », cargo porte-conteneur de fret, au port d’Hambourg

En effet, l’incorporation capitalistique dans l’industrie s’est-elle rapidement constituée à partir de l’« âge industriel », fort notamment d’une mécanisation en effusion. Or, nous avons longtemps et clairement distingué l’industrie et l’agriculture, jusqu’à ce que l’automatisation et surtout la mécanisation ainsi que la chimie surgissent significativement dans le secteur primaire. Les exploitations se sont agrandies conséquemment et de grandes organisations marchandes se sont formées, intensifiant et complexifiant les échanges qui s’internationalisent, etc. Cette dynamique ainsi présentée est souvent qualifiée « d’industrialisation de l’agriculture », à laquelle on adosse une pensée sous-jacente de réprobation. De ce fait, on assimile le processus d’industrialisation à l’intégration dans les activités agricoles des logiques capitalistes, déconnectant les travailleurs de l’appréciation de leur manière de produire et des finalités de leurs productions. Pourtant, s’il est incontestable que certaines de ces évolutions techniques et physico-chimiques dénaturent le métier agricole, déshumanisent les agriculteurs en usant de produits nocifs pour la santé et stimulent la catastrophe écologique par le gigantisme productif, il est tout aussi irréfutable qu’en même temps certaines de ces évolutions ont améliorées les conditions de travail générales.

L’industrialisation en tant que processus cohérent est toujours associée à une idéologie politique motrice et dominante qui oriente l’usage des évolutions techniques et chimiques et transforme les activités. Il s’agit ici du capitalisme comme il aurait pu s’agir en d’autres temps d’une idéologie politique tout autre (2). De la même manière, l’activité industrielle agro-alimentaire renvoie elle encore davantage le discrédit sur l’industrialisation, lorsque c’est encore le capitalisme qui est véritablement en cause. Les opinions sociales critiques à propos des industries agro-alimentaires s’orientent souvent sur l’origine insignifiante des aliments commercialisés (allongement et intensification des échanges et des circuits alimentaires), sur la déshumanisation de la production alimentaire (immenses quantités de productions dans des usines automatisées), et la transformation des aliments (par des procédés physiques et chimiques). Sans le savoir, ce que nous dénonçons dans le cadre de ces exemples, et à juste titre, n’est donc pas l’activité agricole ni l’industrie agro-alimentaire en tant que telles, c’est en réalité l’industrialisation capitaliste des activités agricoles et agro-alimentaires (dans le sens de l’incorporation des logiques et finalités économiques capitalistes).

« Il s’agit bien via la terminologie ‘‘industrie’’ d’une dénonciation du capitalisme lui-même comme modèle destructeur dont toutes les rationalités sont guidées par le sacro-saint profit »

En sus, l’industrie est également attachée en soi à des activités prédatrices sans limites des ressources, responsables de l’artificialisation immodérée des sols et de la destruction sans pénitence des espaces naturels et de leur espèces vivantes (faunes et flores). Le rapide processus expansionniste de l’industrialisation n’a pas permis d’apprécier au plus tôt les externalités sociales et environnementales de leur activité. Cette représentation est l’une des plus ancrées socialement car longtemps dans le développement industriel de nos sociétés, l’environnement notamment n’était qu’une variable négligeable pour tous. L’industrie se rapporte aussi quasi-exclusivement à une idée de la grande échelle, à de grandes infrastructures de productions et des productions de masse, à de grands groupes souvent internationalisés et désencrés territorialement et conjoncturellement. Or, ici encore, l’idéologie capitaliste induit cette déconsidération de l’environnement, mais ce qui fait sa spécificité, c’est l’obstination systémique de ces éminents acteurs (États, institutions internationales financières et commerciales ainsi que multinationales) à freiner tant que faire se peut toute volonté de mutations majeures qui devraient raisonnablement s’imposer pour préserver l’écosystème actuel.

Par ailleurs, le mot industrie renvoie également à une certaine organisation-type, à des normes et à des conditions de travail propres aux organisations du capitalisme. Elle se rattache ainsi souvent dans l’imaginaire commun à des films ou photographies plus ou moins dépassés où figurent des ouvriers (parfois mineurs) assujettis à des postes individualisés (spécialisation) et des tâches répétitives (rationalisation), et dans des lieux peu salubres (les exemples les plus évocateurs étant les mines ou bien les grands ateliers de construction automobile). L’industrie renvoie ainsi à cette structuration-type, bâtit sur la rupture hiérarchique élémentaire mais éminemment conventionnée entre un sommet stratégique (pouvoir décisionnel) et un centre opérationnel (masse des travailleurs enrôlés). Cette division du travail aliénant les travailleurs, initiée dans les modèles tayloristes et fordistes est-elle aussi adossée à l’industrie dans son identité-même, bien que ce soit l’industrialisation comme nature et forme capitaliste de ces activités qui demeure en réalité réprouvée.

En somme, l’industrie est assimilée aux acteurs économiques privés, dont les activités, les organisations et/ou les externalités nous repoussent. Généralement ces acteurs sont des grands groupes, certains pouvant se situer dans plusieurs branches et/ou secteurs d’activité. Ces acteurs s’adonnent à d’intenses campagnes de lobbying, effectuées sur les institutions politiques nationales, européennes, mondiales et dont les intérêts ne se recoupent que peu avec l’intérêt général des sociétés. Associé dans l’inconscient à ses acteurs, il est donc certain que le substantif « industrie » sert bien à nommer et qualifier quelque chose. Ce signifiant dispose même d’une grande puissance performative et totalisatrice. Mais en fin de compte, il s’agit bien via la terminologie « industrie » d’une dénonciation du capitalisme lui-même comme modèle destructeur dont toutes les rationalités sont guidées en premier lieu par le profit, au détriment d’une organisation sociétale à visée égalitaire, raisonnable et harmonieuse avec la nature. Autrement dit, avec une rigueur diachronique, nous avons une confusion entre un outil multiforme qu’est l’industrie et son fonctionnement actuel porté par des logiques propres au capitalisme.

Alors, pour concrétiser définitivement le dévoilement de cette inexacte signification terminologique du signifiant « industrie », il nous faut maintenant étayer notre approche en remettant en perspective l’origine sémantique du terme. Comment vraiment appréhender l’industrie ?

Réhabiliter l’industrie en tant que substantif neutre

Nous le verrons dans l’article prochain, cette entreprise de signalisation et de réhabilitation de l’industrie est inévitable pour que nous puissions tout reconstruire et tout réinventer dans le cadre de l’édification d’un projet politique authentiquement progressiste. Le substantif neutre d’industrie a subi un engloutissement idéologique comparable à celui subi par certains signifiants historiquement plus ou moins rapportés à une voie politique particulière (exemple : la « gauche »). Le capitalisme investit ces signifiants pour décontenancer et affaiblir les discours hétérodoxes. Dès lors, la reconstruction du camp progressiste ne passera pas seulement par l’investissement de signifiants vides, mais aussi par la reconquête de la neutralité de certains substantifs prépondérants, sans quoi, nous finirons bouche bée. Notre ambition ne doit donc pas être d’investir à notre tour dangereusement le substantif industrie dans un sens orienté, quel qu’il soit, mais bien de rétablir préalablement sa neutralité étymologique afin d’en dévoiler l’enjeu politique que constitue justement son inscription dans un projet politique à proposer. 

L’industrie se définit telle « l’habilité à réaliser un travail, à exécuter, à faire quelque chose »(3). Pourtant, ce terme s’affirme dans l’espace occidental en tant que signifiant seulement à partir de la seconde partie du XVIIIème siècle(4), lorsque Diderot la présente ainsi dans son encyclopédie : « ce mot signifie deux choses ; ou le simple travail des mains, ou les inventions de l’esprit en machines utiles, relativement aux arts & aux métiers ; l’industrie renferme tantôt l’une, tantôt l’autre de ces deux choses, et souvent les réunit toutes les deux. »(5). À partir de cette linéature, l’industrie s’identifie à une histoire bien plus lointaine que la représentation dominante à laquelle elle renvoie aujourd’hui et à rebours de ce que l’on croit, englobe évidemment l’artisanat.

L’industrie a bien entendu une existence pré-capitaliste, marquée par des innovations et des fabrications en petites ou grandes échelles. Disons-le, elle a incessamment été à travers l’Histoire humaine l’un des facteurs du progrès humain : des premiers outils de la Préhistoire à la fabrication du feu, de la confection des vêtements et des armes blanches aux activités de poteries dans l’Antiquité, l’édification des moulins au Moyen-âge, de l’imprimerie typographique mobile de la Renaissance aux premières manufactures, des innovations techniques incroyablement transformatrices au cours des révolutions industrielles jusqu’à aujourd’hui (vapeurs, charbon, électricité, internet) et de l’ensemble de nos objets d’usages et de conforts quotidiens (vélos, vaisselles, parapluies, stylos, literies etc.). Comme le disait justement Jaurès : « L’histoire humaine n’est qu’un effort incessant d’invention et la perpétuelle évolution n’est que création ». Et s’il doit y avoir un terme pour désigner cette activité incessante de création, c’est bien l’industrie.

Travail ouvrier de découpe de carrelage à l’aide d’une meuleuse

Il ne s’agit cependant pas là d’affirmer niaisement que l’évolution (entraînée récemment par l’évolution industrielle) mène naturellement au progrès, les reculs sociaux et colères populaires liées aux politiques contemporaines mettent en branle cette idée. Mais, si cette illusion a pu s’ancrer socialement, c’est surtout du fait qu’au moins trois générations successives post-Seconde Guerre mondiale ont vu leurs conditions matérielles d’existences être considérablement améliorées au cours de leurs vies-mêmes via un important développement industriel (qui a façonné géographiquement et culturellement des territoires). Cependant, nous en convenons, ceci s’est produit à défaut d’une lente prise de conscience écologique, arrivée tardivement dans le processus. Néanmoins, il serait aussi incorrect et ridicule de dire que l’industrie dans l’ère de domination capitaliste n’a orienté l’évolution humaine que négativement ou de façon inerte. Et même lorsqu’elle a pu le faire, elle n’a pu totalement empêcher le mouvement progressiste d’y trouver des failles pour avancer.

L’obligation qui nous incombe n’est donc pas de dissocier fondamentalement ère capitaliste et ères de progrès possibles. Il s’agit de déconstruire l’idée que seul le capitalisme pourrait s’accaparer les possibilités d’engendrer des progrès, surtout d’un point de vue matériel. Ce, même s’il nous semble que les plus prégnants ont surgi dans une période concomitante au développement de l’industrie et du capitalisme. Le terme « industrie » ne se rapporte aucunement par nature à des processus techniques, à de grandes proportions de fabrications, à des structurations de travail type ou à des finalités idéologiques. Il est pluriel et neutre politiquement, facteur potentiel et intemporel d’évolutions (progrès ou décadence). Il ne s’agit donc pas aujourd’hui de « la » civilisation industrielle comme certains s’y trompent par mésaventure(7) mais « d’une » civilisation industrielle essentiellement appariée au capitalisme, formant une alliance désastreuse sur le plan social et écologique et menaçant le politique.

« Leur schème tactique est le suivant : si nous réfutons le capitalisme, nous réfutons par lui-même l’industrie et par conséquent les progrès réels qu’elle a apporté et pourrait apporter »

Le risque qu’entraine l’assimilation d’une équivalence entre l’industrie et le modèle économique de la société actuelle est précisément de construire une représentation de l’industrie telle qu’un constitutif exclusivement apparenté à une économie capitaliste (dans un régime néo-libéral prédominant) appuyée par les activités productives et servicielles des grands groupes privés. Cela ne peut que nous enfermer dans une geôle et nous empêcher toute idée alternative de ce que pourrait être l’industrie, en termes d’organisation, de culture et de finalité, au service d’un certain progrès (fait d’urgences sociales et écologiques). Pire, ceci appuie le propos de nos adversaires lorsqu’ils nous catégorisent comme hostiles à l’idée même de progrès qu’ils seraient les seuls à porter, nous renvoyant à des reculs passéistes, donc des désirs régressifs. Leur schème tactique est le suivant : si nous réfutons le capitalisme, nous réfutons par lui-même l’industrie et par conséquent les progrès réels qu’elle a apporté et pourrait apporter. C’est une combinaison fourbe mais pour le moins performative aujourd’hui.

Il est désormais impérieux d’opérer dans les discours cette distinction, souvent absente. Elle est nécessaire pour déconstruire sa représentation dominante ( appariée au capitalisme productif et financier) et l’industrie entendue comme activité neutre, pouvant s’adapter organiquement à tout autre régime de production, potentiellement plus souhaitable. Si nous ne l’affirmons pas et continuons à entretenir l’illusion d’une indissociabilité de celle-ci au capitalisme, nous légitimons par-là l’idée que ce dernier constitue le mode de développement intemporel et donc indépassable de l’humanité. Prisonnier de cette confusion idéelle, nous resterons éternellement enfermés dans un camps supposé opposé au progrès, nourrissant la construction macronienne à l’œuvre(8) d’un clivage scabreux et sclérosant entre progressistes et nationalistes. À l’inverse, si nous comprenons alors la confusion régnante et grandissante, nous nous permettrons d’envisager un développement fort d’une industrie pouvant se reconnecter aux nécessités sociétales. Nous pourrons donner de la légitimité et une aura à un discours ambitieux renvoyant à la fois à la modernité et au progrès tels que nous les entendons.

L’histoire longue de l’industrie doit nous permettre et nous forcer à penser une existence industrielle post-capitaliste. Ainsi réentendue dans l’imaginaire collectif, une conception apolitique de l’industrie, par abstraction de tout contexte, doit nous permettre de dévoiler le caractère idéologiquement intéressé de son usage confus. Elle doit surtout nous permettre de projeter un développement industriel responsable et salvateur, ancré aux territoires et à la conjoncture mondiale.

À suivre.

Références :

[1] https://blogs.mediapart.fr/jean-marc-b/blog/271217/le-partage-critique-radicale-de-la-civilisation-industrielle

[2] http://www.revues.msh-paris.fr/vernumpub/1-Ribeiro.pdf

[3] http://www.cnrtl.fr/definition/industrie

[4] http://manifestepourlindustrie.org/quelques-remarques-sur-les-sens-des-mots-industrie-et-ses-derives/

[5] http://enccre.academie-sciences.fr/encyclopedie/page/v8-p706/

[6] https://blogs.mediapart.fr/jean-marc-b/blog/271217/le-partage-critique-radicale-de-la-civilisation-industrielle

[7] https://blogs.mediapart.fr/jean-marc-b/blog/271217/le-partage-critique-radicale-de-la-civilisation-industrielle

[8] https://lvsl.fr/macron-et-salvini-meilleurs-ennemis

Crédits images :

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Houellebecq : matérialisme et finitude

« Le paradoxe est la passion de la pensée, et le penseur qui est sans paradoxe est comme l’amant qui est sans passion : un médiocre type » disait Kierkegaard. De paradoxes, l’oeuvre de Houellebecq en est gorgée. Plat romancier dont le succès tiendrait à la médiocrité de la modernité pour les uns. Écrivain de génie qui a saisi mieux que nul autre l’esprit du temps pour les autres. La parution de son dernier roman Sérotonine nous invite à relire son oeuvre.

Ce livre est un étrange retour aux thématiques de ses premiers romans, celles qu’on avait découvertes avec Extension du domaine de la lutte et Les particules élémentaires. On y retrouve la vie morne et terne, les échecs amoureux, la misère sexuelle et la décrépitude des corps. Mais alors qu’Extension du domaine de la lutte et Les particules élémentaires excluaient tout motif transcendant, Sérotonine s’achève sur une référence à la figure du Christ. Trajectoire paradoxale, mais comme le rappelait Henri Lefebvre, un paradoxe est souvent une contradiction non-perçue. C’est cette contradiction inhérente à l’oeuvre de Houellebecq qu’il s’agira d’interpréter.

Un matérialisme tensionnel : histoire et biologie

Extension du domaine de la lutte s’est imposé comme un classique dans lequel des personnes aux convictions divergentes peuvent se retrouver. Le style plat et décalé du roman dévoile à merveille un univers désenchanté. À travers le récit d’un cadre informaticien et d’un de ses collègues, Houellebecq décrit la misère sexuelle, affective et intellectuelle des individus dans la société capitaliste post-industrielle. Leur seul objectif : l’amour, c’est-à-dire la jouissance sexuelle. Objectif impossible pour le narrateur et son collègue, tous deux trop laids et trop peu intéressants pour séduire. Une sensibilité conservatrice et réactionnaire y verra le désastre d’un monde soustrait à toute transcendance politique ou religieuse. Un monde réduit à la seule logique de la comptabilité marchande. Une sensibilité de gauche y verra les ravages du capitalisme contemporain qui par réification prive les individus de la possibilité de donner un sens authentique à leur vie. Il n’y a nulle transcendance dans les premières oeuvres de Houellebecq, au sens rigoureux du terme : rien ne trouve son principe hors de ce monde insipide.

Une des thèses notoires de Houellebecq est que l’expansion du capitalisme post-industriel affecte et infecte le plan sociétal ou inter-individuel. Cette expansion de la logique capitaliste conduit à une extension de la lutte : la sexualité est un système de hiérarchie sociale dans lequel se déroule une lutte sans merci entre les individus. Lutte qui a pour enjeu de pouvoir forniquer. La compétition sexuelle s’adjoint à la compétition salariale et devient un facteur déterminant pour la reconnaissance sociale et le bien-être de l’individu. Cet axe principal de l’oeuvre de Houellebecq permet de comprendre les références toujours plus appuyées à la biologie. Références que l’auteur de Plateforme utilise bien au-delà de leur domaine scientifique borné et qui constitueront une grille d’interprétation réductionniste-biologique.

Là est la contradiction : entre une interprétation matérialiste-historique du monde social et une lecture biologiste. Ces deux grilles d’interprétation sont toutes les deux opérantes dans Extension du domaine de la lutte. En effet, le monde social que décrit Houellebecq peut être lu comme une certaine phase des sociétés occidentales dans la dynamique générale du capitalisme. On pourrait presque voir un schéma marxiste : l’expansion de la logique économique conduit à une transformation des moeurs et des modes de vie. Or, Houellebecq nous livre dans le même roman la célèbre description du mâle alpha ou mâle dominant. Dans la veine d’un darwinisme social, la lutte sexuelle est pensée moins sous l’angle d’une résultante socio-historique que sous le modèle transposé de la sélection naturelle. Cela conduit logiquement à une naturalisation de la conflictualité sociale. Cette dernière sera pensée avec le prisme d’une nature humaine quasi-indépendante du procès socio-historique.

Extension du domaine de la lutte contient cette contradiction, qu’on retrouvera sous des formes différentes dans les oeuvres ultérieures. Mais l’oscillation entre une grille de lecture matérialiste-historique et un prisme réductionniste-biologique se fera toujours plus en faveur du second terme.

L’infléchissement réductionniste

Dans Les particules élémentaires, un des deux protagonistes fait une découverte scientifique révolutionnaire. Elle dissocie la reproduction du plaisir et permet de créer une nouvelle espèce issue de l’être humain. Il met fin à sa vie dès cette découverte réalisée, ayant gâché son amour. Les deux autres personnages principaux connaissent un sort encore plus sombre. On voit comment le primat biologique s’affirme : à la misère sexuelle et ses conséquences sociales et psychiques, seule une solution biologique est possible.

On retrouvera cette idée plus développée dans La possibilité d’une île. Mettant en scène un personnage d’un rare cynisme, le roman narre la vie d’un humoriste qui ne croît en absolument rien, sauf en l’amour (entendre : la jouissance procurée par l’acte copulatoire). Cet individu fréquente une secte religieuse qui fait une découverte révolutionnaire sur le clonage humain. N’ayant pu réaliser son amour, le protagoniste se suicide. Il est l’ancêtre lointain d’une nouvelle espèce néo-humaine. Les membres de cette dernière peuvent procréer seuls et ne communiquent entre eux que par télématiques. Libérés de la tyrannie du sexe, donc du monde social, ils sont par là même délivrés de tout un panel d’émotions humaines comme la tristesse ou la joie. Ils vivent ainsi en sérénité. L’infléchissement biologique est radical : le procès socio-historique du monde humain est anéanti par le motif de l’évolution de l’espèce.

Il n’y a dès lors nulle surprise à voir le retour du religieux dans Soumission. Dans Plateforme et La possibilité d’une île, Houellebecq, par ses personnages, prévoyait le déclin inéluctable des pays musulmans. Ces derniers, en important les nouvelles avancées technologiques et scientifiques des pays “occidentaux”, intègrent également leurs valeurs athées et nihilistes qui minent la vitalité religieuse. Soumission contredit cela. Après une description de la résorption du chômage en France digne d’un économiste de bac à sable, Houellebecq pense l’Europe sauvée essentiellement par le regain religieux. C’est qu’il a abandonné toute vision historique pour sombrer dans un registre purement vitaliste. Houellebecq pense la « civilisation européenne »  comme un organisme en phase terminale de décrépitude. Au contraire l’ « Islam », dispose d’une vitalité jeune et guerrière, prête à conquérir de nouveaux territoires. Le sophisme organiciste, qui consiste à appliquer des modèles biologiques à des réalités socio-historiques, est une antienne aussi vieille que la pensée politique.

Une acceptation implicite de l’idéologie dominante : la finitude

Ce réductionnisme biologique mène tout droit au nihilisme. De la même manière qu’un organisme naît, croît et périt, les réalités socio-historiques sont anéanties et l’être humain est ravalé au rang de la bête. Le bonheur, c’est remplir le temps qui nous sépare de la mort en copulant. Le sens — le corps a pour terme la mort — anéantit le sens — la signification d’un vécu humain authentique. L’être humain n’a d’autre but que de persévérer dans son être, c’est-à-dire pour le dire aussi vulgairement que Houellebecq, il n’a d’autres desseins que de baiser. Le sexe est la condition de toute relation dans l’univers de Houellebecq. Ce prisme qui naturalise relations sociales et sociétales ne conduit qu’à faire le lit de l’idéologie du néolibéralisme. Selon cette dernière, la conflictualité sociale n’est pas due à une division inégalitaire et structurelle de la société en classes. Elle n’est pas due à l’exploitation de certains par d’autres, à une appropriation exclusive par certains des ressources et des moyens de production, à une concentration des monopoles.

Pour l’idéologie dominante du néolibéralisme, cette conflictualité a bien plus à voir avec une nature humaine. Le monde socio-historique est conflictuel comme l’est le règne animal. On comprend la rémanence du « darwinisme » social.

La vision du bonheur chez Houellebecq est symptomatique de cela. L’auteur de Soumission pense majoritairement le bonheur sous le modèle romantique de la fusion-isolation de deux membres. Un couple est heureux lorsque chaque membre s’adonne pour l’autre. Un couple n’est heureux que dans un état de relative autarcie sociale, lorsqu’on ne pense plus à ses proches, au collectif, mais exclusivement au bien de l’autre. Les rares individus qui accèdent temporairement à l’amour dans l’oeuvre de Houellebecq accomplissent dans le geste même de mise entre parenthèse du monde social le modèle idéologique du néolibéralisme : ils se retirent du monde politique et social. Cette vision de l’homo eroticus n’a rien à envier à l’homo economicus de l’économisme.

Houellebecq passe pour un critique au vitriol de la modernité libérale. S’il en dévoile bien les aspects sombres avec un indéniable talent, il adopte pourtant certaines de ses caractéristiques essentielles. Il en décrit certes avec une pénétrante acuité les conséquences politiques et sociales désastreuses, mais il n’en ébauche nullement le début d’une contestation. La noirceur de son propos n’aboutit pas à une contestation littéraire. À la possibilité toujours ouverte de transformer le règne des choses, Houellebecq opte plutôt pour la résignation. Une résignation certes torturée et cynique — romantisme oblige —, mais une acceptation tout de même. L’être humain est fini, borné. Il se replie sur lui-même, sur l’échelon individuel. Atome sociale, il ne s’oriente qu’en fonction de ses fins exclusivement personnels. Il n’est capable d’aucune action collective revendicative.

L’individu est incapable de désirer un monde égalitaire. L’être humain est strictement limité à ses seuls intérêts individuels, c’est-à-dire, pour le dire dans le ton de Houellebecq, à tout ce qui touche sa bite. Il n’est capable d’aucun mode poussé de vie collective. On arguera qu’il y a bien un aspect social dans Sérotonine. Mais Houellebecq n’aborde la révolte des paysans qu’à la fin du roman, en quelques pages. Et il l’amène de manière boiteuse, par l’ex-profession du narrateur. Houellebecq n’en fait qu’un arrière-fond qui sert d’accompagnement aux vicissitudes amoureuses du protagoniste. Il ne la travaille pas pour elle-même dans sa portée symbolique et politique. Il développe somme toute peu la fonction de l’Union européenne dans cette crise du monde agricole et paysan. On regrette cela, car ce sujet toujours plus brûlant mériterait un grand roman. On ne peut certes pas imposer à l’écrivain ses thématiques. Mais il semble que cela soit davantage lié à un symptôme du refoulement du monde social. Refoulement qui a pour cause ce réductionnisme biologique.

Le cas Houellebecq : le refoulement du monde social comme symptôme de notre modernité

Déhistoriciser le monde social, en faire un processus naturel, c’est se condamner à créer toutes sortes de golems. Des créations symboliques et matérielles, engendrées par l’être humain, mais qui se retournent contre lui et l’asservissent. Et le monde social en vient à oublier qu’il est à l’origine de ces hypostases, qu’elles prennent des formes aussi différentes voire opposées que Dieu, la Religion, la Nation ou l’Économie de marché.
Houellebecq déclarait il y a quelques années, en 2015, qu’il n’« était plus athée ». Et il se confiait sur un plateau télé en disant que l’athéisme était de plus en plus difficile. Dès lors, on ne doit pas s’étonner que Sérotonine s’achève sur la figure du Christ. Le réductionnisme biologique, présent jusqu’à même le titre, conduit nécessairement à reconduire de nouvelles hypostases en déhistoricisant le monde social. Il amène nécessairement à une sorte de retour de la transcendance, figure larvée de la rédemption d’un monde jugé immoral ou amoral.

Grand écrivain au style plat, visionnaire conservateur, anti-moderne qui doit une grande part de son succès et de son style aux conditions historiques et culturelles de la modernité, Houellebecq est assurément paradoxal. Mais il n’y a plus la contradiction dynamique et ouverte de son premier roman. Il ne reste désormais qu’un jeu entre un réductionnisme-biologique et un spiritualisme larvé. Ces deux éléments se renforcent en s’opposant. Cela laisse loin l’enthousiasme qu’on pouvait avoir après Extension du domaine de la lutte et La carte et le territoire.

Houellebecq désormais se répète. Cela se ressent dans la structure narrative de l’oeuvre. Mais aussi dans le style et le contenu de l’ouvrage, où il multiplie les provocations sans arrêt. À tel point que ça en devient lassant et rédhibitoire pour la lecture. Surenchérissant, Houellebecq décrit une sexualité encore plus « dépravée ». Une femme se retrouve à être pénétrée par un doberman et à sucer simultanément un bull-terrier. On y lit aussi que les Hollandais ne sont pas un peuple mais une race exécrable de commerçants. Et le narrateur mentionne plusieurs fois la perte de sa “virilité” qui le chagrine fort, “vu qu’il n’est pas un pédé”.

C’est presque avec délivrance qu’on lit alors la référence christique à la dernière page. Comment se sauver de ce romantisme cynique, attardé et pathétique sinon par une figure transcendante qui assure la rédemption ?

Assurément, Houellebecq ressasse, radote. Il est intellectuellement mort. Mort qu’il avait peut-être anticipée. En effet dans La carte et le territoire, grand roman, il se mettait lui-même en scène comme personnage. Personnage qui finit assassiné. Il y a tout lieu de penser que sa mort romanesque témoignait encore de son génie visionnaire ; elle préfigurait sa mort de grand écrivain. Depuis La carte et le territoire nous n’assistons plus qu’à la décrépitude d’un cadavre.