La mèche a t-elle été allumée dans la poudrière du Caucase ?

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Soldats du 8ème régiment de la république auto-proclamée du Nagorno-Karabakh (Artsakh) sortant d’une tranchée du front d’Agdam en 2004

La récente opération militaire menée par l’Azerbaïdjan a pour but l’affirmation de son autorité sur une région au statut contesté : l’Artsakh. Membre à part entière de l’Azerbaïdjan au regard du droit international, elle est dans les faits largement indépendante. Ces événements s’inscrivent dans la continuité de plusieurs décennies de tensions entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie voisine, qui a longtemps convoité l’Artsakh pour y soutenir la population majoritairement arménienne avant de soutenir son droit à l’exercice de la souveraineté. Derrière ce conflit de légitimité, où s’affrontent les principes du droit à l’autodétermination et du respect de l’intégrité territoriale, on trouve les intérêts des puissances régionales qui profitent de l’instabilité ambiante pour avancer leurs pions. 


Ce dimanche 27 septembre, l’Azerbaïdjan a lancé une opération militaire offensive de grande envergure à l’aide de drones, hélicoptères, chars et artillerie. Le pays, par l’intermédiaire de son ministre de la Défense, affirme lancer une contre-offensive pour répondre à de récentes opérations militaires de la part de l’Artsakh et de l’Arménie. Néanmoins, plusieurs pays dont la France affirment que, selon toute vraisemblance, l’offensive serait injustifiée.

Plusieurs villes et lignes de front subissent des bombardements azéris continus, mais l’Artsakh et l’Arménie prétendent contenir l’offensive. Des combats d’une grande violence ont provoqué de nombreuses victimes, entre 1000 et 4000 pour le moment, azéries et arméniennes confondues. Les chiffres concernant les victimes civiles sont régulièrement communiqués par les trois parties, probablement dans le but de susciter une réaction d’empathie : à la date du 30 septembre, l’Azerbaïdjan en déclarait 19, et l’Arménie 13. Le bilan n’a fait que grimper au fil des jours. Des journalistes du journal “Le Monde” ont même été blessés puis rapatriés à la suite d’un bombardement azéri sur une ville arménienne. L’Arménie accuse par ailleurs l’Azerbaïdjan, vidéo à l’appui, de positionner ses véhicules d’artillerie lourde au milieu de villages pour utiliser sa population civile comme bouclier humain.

Si l’on peut d’ailleurs considérer la Turquie comme un allié évident de l’Azerbaïdjan du fait de leurs liens économiques, culturels et militaires, Recep Tayyip Erdogan  semble davantage se servir du conflit arméno-azéri pour concurrencer la Russie à ses frontières sud que pour son projet pan-turc.

L’Artsakh, une région convoitée aspirant à l’indépendance

Les conflits contemporains relatifs à la souveraineté de l’Artsakh remontent à l’écroulement du bloc soviétique. Région membre à part entière de la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan, l’Artsakh a profité du cadre législatif puis de l’écroulement de celle-ci pour se proclamer indépendante. Elle a rapidement été disputée à la fois par l’Azerbaïdjan, qui souhaitait la conserver sous sa tutelle, et par l’Arménie, qui souhaitait l’annexer – avec le soutien non négligeable d’une partie de la population. Au prix de violents conflits, la République d’Artsakh a conquis une relative autonomie de facto, tout en demeurant de jure sous l’autorité de l’Azerbaïdjan, seuls trois pays au monde reconnaissant son caractère d’État souverain.

L’Arménie a depuis de nombreuses années abandonné toute revendication de rattachement de cette enclave à son territoire. Elle soutient aujourd’hui le droit à l’autodétermination de la population de l’Artsakh. Elle considère dès lors ce territoire comme souverain et souhaite permettre sa reconnaissance comme État. Elle lui offre notamment un soutien militaire et économique.

L’Azerbaïdjan, par la voix de son président et de ses gouvernements successifs, invoque le droit au respect de l’intégrité territoriale. La rhétorique azérie s’appuie sur les principes légaux relatifs à la décolonisation, et pose l’inviolabilité des frontières administratives de l’Azerbaïdjan du temps de la période soviétique. Elle accuse notamment l’Arménie de vouloir annexer le territoire de l’Artsakh.

Il est à noter que pour Nikol Pashinyan, premier ministre d’Arménie qui cherche à sortir du giron russe et multiplie les initiatives diplomatiques à l’égard de son voisin, ce dossier constitue une épreuve du feu. Pour Ilham Aliyev, président d’Azerbaïdjan, c’est une épée à double tranchant : la question de l’Artsakh lui permet de se maintenir au pouvoir – surtout en période de crise liée à la chute des prix du pétrole et à aux actions de l’opposition politique azérie –, mais sa rhétorique anti-arménienne pourrait se révéler dangereuse s’il échoue aux yeux de l’opinion.

Les luttes d’influence au Caucase du Sud

Qui soutient qui ? La réponse n’a rien d’aisé. La Turquie, dont l’agenda expansionniste devient plus manifeste au fil des années, joue sur l’instabilité de son voisinage pour avancer ses pions. Si l’on peut d’ailleurs considérer la Turquie comme un allié évident de l’Azerbaïdjan du fait de leurs liens économiques, culturels et militaires, Recep Tayyip Erdogan semble davantage se servir du conflit arméno-azéri pour concurrencer la Russie à ses frontières sud que pour son projet pan-turc.

Les tensions grandissantes entre la Russie et la Turquie depuis la crise de 2015 et à propos du conflit syrien semblent aller dans ce sens. De même que la multiplication des actions militaires et diplomatiques en mers Égée et Méditerranée, en Syrie, en Grèce, à Chypre et en Libye, atteste de la volonté d’Erdogan de s’imposer comme un acteur incontournable des régions qui bordent son pays. Cette stratégie peut aussi trouver un écho dans la crise politique et économique qui agite la Turquie depuis plusieurs années.

Le jeu des États-Unis n’est pas des plus clairs. Il est nécessaire de garder à l’esprit que l’Azerbaïdjan est resté un allié de choix pour les gouvernements américains successifs du fait de sa proximité géographique avec la Russie. Bien qu’entretenant avec cette dernière des relations cordiales, la République azérie a été intégrée dans un réseau d’oléoducs passant par la Géorgie, historiquement plus proche des États-Unis et de l’Union européenne, puis par la Turquie, membre de l’OTAN. L’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (respectivement capitale d’Azerbaïjan, capitale de Géorgie et ville de Turquie) permet d’alimenter l’Union européenne en pétrole issu d’Asie centrale. Cette configuration a pour but d’isoler énergétiquement la grande productrice de pétrole qu’est la Russie, frappée par des sanctions qui l’empêchent d’exporter pétrole et gaz vers l’Europe. 

L’Azerbaïdjan, producteur de pétrole incontournable aux yeux de l’administration américaine pour permettre aux Européens de s’alimenter sans en passer par la Russie © US Energy Information administration

À l’inverse, l’Arménie, tout en négociant des accords avec l’Occident, a tissé des liens significatifs avec la Russie, notamment à travers des alliances économiques et stratégiques.

À quel jeu joue la Russie ? Malgré sa présence militaire à Gyumri (ville arménienne), elle est le plus grand exportateur d’armes et de systèmes d’armement en direction de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan, ce qui ne fait pas d’elle un allié de l’un ou de l’autre. Elle laisse depuis plusieurs années la Turquie étendre son influence au Levant, en Europe et dans le Caucase sans y opposer de résistance significative. En ne réagissant pas aux manœuvres d’Erdogan, Vladimir Poutine risque de voir son hégémonie affaiblie, voire d’assister à une guerre ouverte à ses portes. Les exercices militaires à grande échelle pourraient se montrer insuffisants pour dissuader la Turquie de ne pas empiéter dans la zone d’influence russe.

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Rencontre entre Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan en mars 2017

Autre fait surprenant de ces escarmouches de juillet, mais également de septembre : l’intervention de l’Iran, sa demande de cessez-le-feu et sa proposition de médier. Si le pays avait soutenu l’Azerbaïdjan dans les années 1990, sa position a progressivement changé en faveur de l’Arménie, avec laquelle il entretient des liens économiques permettant de supporter les sanctions, mais surtout en faveur de l’Artsakh, auquel il offre soutien alimentaire, énergétique et logistique. Ce revirement prend sa source dans les conflits à la frontière irano-azérie et dans les tensions ethno-culturelles qui agitent le nord de l’Iran, où vit une population azérie plus nombreuse qu’en Azerbaïdjan.

Par ailleurs, ce mardi 29 septembre, selon des sources non vérifiées et des vidéos circulant sur les réseaux sociaux, l’Iran a été accusé par la Turquie et l’Azerbaïdjan d’autoriser le transport d’armes vers l’Arménie par camions, et ces derniers auraient été mis à feu par la population azérie du nord du pays. Il y a toutefois peu de probabilités que l’Iran prenne le parti de l’Arménie de manière trop marquée, risquant une dégradation de sa situation domestique.

Les velléités expansionnistes d’Erdogan, notamment sous fond de tension avec la Grèce, Chypre et même la France, après son intervention en Syrie avec son lot d’atrocités, en Libye et en Méditerranée, profitent de l’instabilité ainsi créée.

Quant à Israël, le pays soutient diplomatiquement l’Azerbaïdjan depuis de nombreuses années et compte l’État pétrolier parmi ses cinq plus gros clients en termes de vente de drones et d’armes. Les relations ont pu se dégrader au fil des dernières années à cause de l’utilisation faite des drones israéliens par l’Azerbaïdjan contre des civils, scandalisant l’opposition à la Knesset – mais non au point de mettre en danger le lucratif commerce d’armes entre les deux pays. L’ouverture de voies diplomatiques avec l’Arménie constitue un autre point de tension entre Netanyahou, Aliyev et Erdogan, qui voit s’agiter devant lui la reconnaissance du génocide des Arméniens comme avertissement aux agissements turcs dans la région. Il reste néanmoins peu certain qu’Israël change de camp car l’Azerbaïdjan a vu ses relations avec l’Iran se dégrader, un avantage pour Benyamin Netanyahou dont l’une des priorités est de contenir la république des Mollahs. Quoi qu’il en soit, Israël approvisionne l’Azerbaïdjan en drones depuis le début des hostilités en passant par la Turquie et ne semble en aucun cas prêt d’arrêter. Ce pays constitue en effet une pièce trop centrale dans l’axe qui rassemble les adversaires de Téhéran, pour qu’Israël se risque à compromettre sa bonne entente avec lui.

Les événements de juillet 2020, précurseurs d’une guerre ouverte ?

Tous les éléments semblent être réunis pour annoncer le début d’une guerre ouverte : le recours aux pleines capacités militaires, la loi martiale, la mobilisation des conscrits, les bombardements massifs… Ce qui se passe aujourd’hui n’est pourtant pas le fruit d’une escalade subite de la violence et prend sa source dans les événements de cet été.

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Des TOS-1A russes (utilisés dans l’armée de l’Azerbaïdjan) en train de tirer pendant un exercice tactique RCB au terrain d’exercice Shikhani en Russie

Le 12 juillet 2020, en pleine pandémie, un affrontement éclate à la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Les deux pays rejettent l’initiative de l’attaque, s’accusent mutuellement de violer le droit international.

A l’occasion de ces escarmouches, des centaines de morts et de blessés sont recensés par les deux côtés, de même que la destruction de centaines d’équipements militaires tels que des drones, des chars, des batteries d’artilleries, des véhicules d’infanterie. Une manifestation pro-guerre réunissant entre 10 000 et 30 000 Azéris éclate alors à Bakou, menant à l’intrusion dans le parlement azéri de manifestants réclamant la guerre, scandant des slogans tels que « Mort à l’Arménie », « Annulez les mesures contre le COVID et donnez-nous des armes ». Le conflit va ensuite s’étendre sur internet avec de nombreuses cyberattaques.

Au-delà de l’aspect local qu’a pris le conflit de juillet avec la fabrication et la prolifération de drones, ou avec le déplacement de la ligne de front, c’est toute une région qui a été déstabilisée par cette guerre. Les velléités expansionnistes d’Erdogan, notamment sur fond de tension avec la Grèce, Chypre et même la France, ou après son intervention en Libye, en Méditerranée, et en Syrie avec son lot d’atrocités, profitent de l’instabilité ainsi créée. Une crainte supplémentaire s’ajoute alors que des média pro-kurdes et syriens indiquent des recrutements de mercenaires de l’Armée syrienne libre par la Turquie pour le front en Azerbaïdjan, sans que l’on puisse confirmer ces faits, réfutés par les officiels turcs et azéris.

Ces mouvements semblent cependant avoir été confirmés au cours des derniers jours par l’Observatoire syrien des droits de l’Homme, par des sources kurdes et grecques, et surtout par les canaux de communication de la divisions Hamza elle-même (mercenaires djihadistes déployés par la Turquie en Lybie), dont des documents montrent des hommes en civil transportés par cargo militaire. En réponse aux accusations de recours au mercenariat, Erdogan accuse à son tour l’Arménie de faire intervenir dans le conflit des organisations comme le PKK ou de l’YPG, ces dernières étant désignées comme ennemis majeurs de la Turquie à l’international comme à l’intérieur du pays. Jeudi 1er octobre, à l’occasion d’un sommet européen, Emmanuel Macron a confirmé que des sources françaises et russes attestent de la présence de 300 djihadistes ayant été transportés par la Turquie en passant par Gaziantep (ville turque).

L’offensive à grande échelle de ce dimanche a suscité les réactions rapides de nombreux médias en France et à l’étranger. Des parlementaires ont massivement réagi pour dénoncer l’attaque de l’Azerbaïdjan, là où l’été dernier, la responsabilité des affrontements n’était pas établie. Depuis, les diasporas des communautés arménienne et azéri, comme à chaque conflit, luttent activement sur les réseaux sociaux pour le contrôle et la diffusion de l’information. C’est sans doute la raison pour laquelle le gouvernement azéri, qui a banni l’utilisation de plusieurs réseaux sociaux, n’a émis aucune restriction à l’usage de twitter, instrument de propagande indispensable à l’international.

Cette guerre de l’information sur internet s’est manifestée ces derniers jours sous la forme de faux profils sur les réseaux sociaux, surtout azéris, dont le but a été de propager des fausses informations aux habitants de la république d’Artsakh au sujet d’une « potentielle évacuation de la région ». Les médias anglophones n’ont pas été épargnés avec un nombre croissant de profils récents propageant des commentaires haineux sous les articles ne prenant pas le parti de l’Azerbaïdjan. On trouve une autre manifestation de cette guerre psychologique dans la volonté du régime azéri de faire croire aux attaques victorieuses de son armée en publiant des déclarations sur des prises d’objectifs stratégiques, démenties par les autres protagonistes.

Une situation qui empire, mais aucune issue pour les belligérants

Il faut ajouter aux tensions géopolitiques structurelles entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan des difficultés conjoncturelles que connaissent ces deux pays. L’Azerbaïdjan est agité par une crise économique du fait des prix bas du pétrole, et par une crise politique qui voit se succéder limogeage, remplacement et arrestation d’opposants. Le Premier ministre arménien Nikol Pashinyan, récemment élu, doit de son côté gérer une situation sanitaire critique tout en renforçant sa position fragile après la révolution de Velours [une révolution pacifique qui a induit des changements politiques profonds en Arménie en 2018 ndlr].

La transition démocratique de l’Arménie est de ce fait en danger, et la perspective d’une guerre ouverte risque de pousser Nikol Pashinyan dans le giron de la Russie, dont il souhaite pourtant s’éloigner. En face, une situation de tension extrême peut pousser le régime azéri à employer des mesures de dernier recours contre ses ennemis tant à l’international qu’à l’intérieur du pays, et augure d’un durcissement du régime.

La communauté internationale se signale par la lenteur de ses réactions. Les défaillances du groupe de Minsk [organisation internationale constituée notamment des États-Unis, de la Russie et de la France, chargée de trouver une solution aux conflits entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie ndlr], miné par les intérêts géopolitiques divergents et son manque de moyens d’action, sont visibles dans les difficultés qu’il rencontre à réaliser ses missions : non surveillance de la fortification des lignes, manquement aux sanctions contre les deux pays qui parfois refusent d’amener les observateurs au front, absence de contrôle du cessez-le-feu…


L’auteur remercie Léa Meyer, Marie Minzikian et Sevag Sarikaya pour leur contribution à l’écriture de cet article.

En Géorgie, la lutte difficile contre une homophobie de masse

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Drapeau géorgien / Wikimedia commons

En Géorgie, l’homophobie continue d’être un phénomène de masse. Malgré le travail des associations, la situation s’est récemment tendue pour les personnes LGBT, au moment où la jeunesse de la capitale, Tbilissi, et avec elle la communauté gay, descendait dans la rue pour revendiquer de nouvelles libertés. Un mouvement fustigé par certaines franges conservatrices du pays, au nom de la morale. Au-delà d’une lutte pour des droits nouveaux, la situation de la communauté LGBT+ illustre la tension qui touche la société géorgienne, traversée par des valeurs contradictoires. Un reportage de Grégoire Nartz.


La rue Vashlovani est plongée dans la pénombre. Seuls quelques néons, la lumière de ses bars et de rares appartements l’éclairent. Nous sommes pourtant à deux pas de l’avenue Roustaveli, axe principal et animé de Tbilissi, la capitale de la Géorgie. La ruelle abrite le Success bar. Un faux palmier sur le trottoir, une porte étroite, un autocollant représentant un cœur sur lequel est écrit son nom… L’entrée de l’établissement est assez discrète, comparée aux autres débits de boisson de la rue, toutes portes ouvertes sur l’extérieur et tables sur l’asphalte, où des groupes discutent bruyamment. « C’est un bar gay », nous signifie Vakhto, un client adossé au mur. Il semble étonné de voir des inconnus s’intéresser au lieu, unique club à être ouvertement dédié aux LGBT[1] de toute la cité caucasienne, plus grande ville du pays avec plus de 1,4 millions d’habitants. « Beaucoup de gays sont réticents à fréquenter le Success, car ils ont peur de rencontrer quelqu’un qu’ils connaissent en arrivant à proximité ».

Nous avons rendez-vous à l’intérieur avec Levan Berianidze, directeur d’Equality movement, la plus grande association LGBT de Géorgie. Forte de 36 employés, elle apporte de l’aide au niveau social, juridique et psychologique aux personnes LGBT du pays. Enregistré officiellement en tant qu’association, Equality movement n’entretient pas de lien avec l’État géorgien, ne touche aucune subvention publique et n’est financé que par des organismes internationaux.

Anglais impeccable, discours assuré, Levan assume pleinement son mini-short, son T-shirt aussi long qu’une robe et des cheveux longs en chignon, dans un pays où les codes stricts de la virilité et de la bienséance font naître nombre de regards réprobateurs dans la rue. « Mon style fait très gay », dit-il en mimant des guillemets avec les doigts. « Mais j’apprends à faire fi du harcèlement dans la rue ». Que se passerait-il s’il tenait son copain par la main en public ? « Nous ne faisons jamais ça, nous serions probablement frappés par quelqu’un ».

L’homophobie, un héritage soviétique qui perdure

Les LGBT en Géorgie font profil bas. Selon le questionnaire réalisé par le World values survey, un réseau de scientifiques qui recense des données sur l’évolution des mœurs de par le monde, en 2014 en Géorgie, sur 1202 individus interrogés, 1034 personnes estimaient que l’homosexualité est inacceptable (« never justified »). « Nous portons un masque en permanence, car être gay entraîne des problèmes quotidiens en Géorgie. Ni ma famille, ni mon entourage ne sait que je suis gay, excepté quelques amis très proches », témoigne Vakhto.

Pour Levan Berianidze, l’homophobie en Géorgie découle des pratiques en cours sous l’URSS, quand le pays était une république soviétique. L’homosexualité était alors pénalisée et réprimée. L’historien Arthur Clech, membre du Centre d’étude des mondes russes, caucasiens et est-européens (Cercec), écrit que l’homosexualité « a été […] investie à l’époque soviétique d’un contenu moral (“décadente”, “perverse”), idéologique (“capitaliste”) et étrangère (occidentale ou asiatique) ». Par exemple, sous Staline, « les homosexuels sont présentés […] comme des éléments étrangers portés sur l’espionnage ». Dans la Géorgie d’aujourd’hui, cette rhétorique qui consiste à présenter l’homosexualité comme contraire aux valeurs traditionnelles est encore à l’œuvre, comme en Tchétchénie toute proche ou en Russie. L’église orthodoxe la présente ainsi comme un péché et une anomalie dans la culture géorgienne.

« La question de l’homosexualité monte et elle est plus politisée »

« L’homophobie est relativement diffuse dans la société géorgienne, mais comme dans d’autres sociétés. Ce que l’on voit, c’est que la question de l’homosexualité monte et elle est plus politisée », estime Silvia Serrano, professeure à Paris-Sorbonne et spécialiste de la Géorgie. Selon elle, cette thématique a été portée dans le débat public par des mouvements antagonistes. « D’une part, par les associations de lutte contre l’homophobie, qui expriment leurs revendications en s’inspirant des manières de faire occidentales [happenings, emploi d’un vocabulaire en anglais…, N.D.L.R.]. Cela est très clivant. D’autre part, des groupes réactionnaires se saisissent aussi des questions de mœurs et de l’homosexualité. L’un de ces groupes néo-conservateurs les plus puissants émane de l’église orthodoxe, qui a elle aussi un discours très clivant sur le sujet. De manière générale, ces groupes sont soutenus par les autorités orthodoxes, parfois explicitement, parfois implicitement ».

Depuis 2014, une loi anti-discrimination garantit en Géorgie la liberté d’être pour toute identité minoritaire, quelle qu’elle soit. Pourtant, les hommes politiques jouent du sentiment homophobe. « Au sein de nombreux partis, l’homosexualité est utilisée pour faire peur aux électeurs et leur dire ‘nous allons nettoyer la société’. Les politiques jouent sur ces peurs. On le voit en périodes électorales : les discours de haine augmentent », expliquent Eka Tsereteli et Nino Kharchilavade, directrice et militante de l’organisation Women’s initiatives supporting group (WISG), dont l’action est orientée en faveur des femmes et des lesbiennes. Silvia Serrano va dans le même sens : « La focale sur le thème de l’homosexualité permet de ne pas parler d’autres problèmes. Qu’ils soient conservateurs ou libéraux, les mouvements politiques jouent à fond là-dessus car c’est un thème clivant et qu’en matière de politiques économiques, de développement social ou de relation avec la Russie, leurs discours se ressemblent et sont d’une vacuité sans nom ». En quelque sorte, arroser l’arbre qui cache la forêt.

« Il y a une grande différence entre ce que dit la loi et la réalité »

Le gouvernement lui-même a une attitude contradictoire sur la question. En tant qu’association qui agit au niveau éducatif, législatif et qui produit rapports et articles, le WISG est amené à travailler avec le pouvoir, pour l’orienter en matière de droits des minorités. « Le gouvernement essaye de montrer à l’Union européenne et aux États-Unis qu’il est pro-occident. Il veut leur prouver que le pays prend la voie de l’intégration à leur espace. Il a donc des obligations légales. La Géorgie est le seul pays de l’ancien monde soviétique à avoir ratifié la plupart des traités sur les droits de l’homme », remarquent les deux militantes. « Pour autant, est-ce que le gouvernement nous écoute ? Sur certaines questions, il écoute sans prendre notre expertise en considération. Sur d’autres dossiers, il est très ouvert. Par exemple, il a créé une structure chargée de mettre en œuvre un plan d’action sur l’égalité entre les genres. »

Si quelques avancées sont notables au sommet de l’Etat, le chemin à parcourir est encore immense au sein de la société. Pour Levan Berianidze, « la loi de 2014 est plus protectrice pour les personnes LGBT que celles de certains pays de l’Union européenne. Mais il y a une grande différence entre ce que dit la loi et la réalité. Par exemple, si votre employeur découvre que vous êtes gay, il n’a pas le droit de vous licencier pour cela, mais dans les faits, il va trouver une excuse légale pour le faire ou vous pousser à la démission. »
Les évènements récents ont montré toute la prégnance de l’homophobie en Géorgie et la difficulté pour les personnes LGBT de se montrer au grand jour.

Les personnes LGBT au cœur des manifestations pour le club Bassiani

Outre les soucis du quotidien dont souffrent les personnes LGBT, les militants pour leurs droits font face à un mur. Leur expression est aujourd’hui réduite à néant. Depuis 8 ans, le mouvement LGBT peine à organiser des moments forts pour tenir le pavé et revendiquer ses droits en public. À chacune de ses tentatives pour sortir dans la rue, les pouvoirs publics lui mettent des bâtons dans les roues (voir encadré). Face à un contexte dangereux pour eux, ils ont cette année décidé d’annuler la manifestation prévue le 17 mai, journée internationale de lutte contre l’homophobie et la transphobie. Malgré l’assurance des forces de l’ordre de protéger le cortège, les organisateurs ont craint une attaque les visant. Il y a cinq ans, un impressionnant déchainement de haine à leur encontre lors de la gay-pride[2] avait conduit dix-sept personnes à l’hôpital et traumatisé les participants. Surtout, la journée mondiale contre l’homophobie aurait eu lieu trop peu de temps après une mobilisation qui a marqué les esprits de toute une frange de la jeunesse géorgienne.

En effet, cinq jours plus tôt, la communauté LGBT et avec elle tous les jeunes branchés de Tbilissi vivaient deux jours d’intense mobilisation spontanée. Dans la nuit du 11 au 12 mai, les clubs Bassiani et Gallery café, hauts lieux de la nuit à Tbilissi, font l’objet de descentes de police, durant lesquelles leurs dirigeants et des trafiquants et consommateurs de drogues présumés sont arrêtés. Une soixantaine de personnes sont ainsi interpellées. C’est là une action du gouvernement dans sa guerre contre la drogue, alors que dans les semaines précédentes, plusieurs intoxications ont amené la mort de cinq jeunes. Pour les voix conservatrices du pays, les clubs sont responsables de ces morts par leurs mœurs « amorales ».

Pour la jeunesse branchée de Tbilissi, l’opération de police est une attaque contre un mode de vie. Car le Bassiani, en plus d’être l’un des établissements les plus réputés de la musique électro en Europe, est aussi la maison de la jeunesse libérale et pro-occidentale géorgienne. Dans les heures qui suivent la descente et l’expulsion des adeptes du Bassiani, ces derniers se rassemblent devant l’ancien Parlement, sur l’avenue Roustaveli, au cœur de Tbilissi. Ils vont y rester toute la journée du samedi 12 mai, pendant que sous les fenêtres du bâtiment d’État, des DJs mixent et font danser la foule. Leur slogan, « We dance together, we fight together, we win together », est repris en soutien par des clubbers du monde entier, notamment des DJs réputés. Ils dénoncent la violence policière et revendiquent une autre politique de lutte anti-drogue, dans un pays où l’on peut être condamné à 8 ans de prison en cas de possession de quelques grammes de stupéfiants. Mais pas seulement…

Le Bassiani, une maison pour la communauté LGBT

Dans le rassemblement, les slogans en faveurs des droits des LGBT fleurissent. Les membres de la communauté sont nombreux parmi les protestataires. « C’était notre combat à nous aussi, on se sentait solidaire », explique le directeur d’Equality movement. « Avant le milieu des années 2010, il n’existait pas de communauté LGBT à proprement parler en Géorgie, car les gens ne se connaissaient pas entre eux. Les soirées Horoom, des évènements queer organisés au Bassiani depuis 2015 et qui rencontrent encore beaucoup de succès, ont participé à la construction de cette communauté. » D’où l’attachement des LGBT au Bassiani, qu’ils considèrent comme un cocon gay-friendly, et leur engagement dans le mouvement spontané du 12 mai. Sakho, qui était au Bassiani le soir de la descente de police et reste marqué par la violente évacuation qui a suivi, a même le sentiment diffus que « tout cela était fait pour effrayer les gens LGBT »…
Dans la journée du 13 mai, alors que la rave continue, un nouvel acteur fait son apparition aux abords du Parlement. Plusieurs centaines de militants d’extrême droite se rassemblent dans l’idée d’en découdre avec la jeunesse des clubs. Pour éviter que la situation ne dégénère, la police dresse un cordon de sécurité entre pro-Bassiani et ultra-conservateurs, qui entonnent des slogans tels que « la Géorgie sans pédérastes ».

Une lutte entre valeurs

La protestation devient alors le reflet de la lutte entre les valeurs libérales et conservatrices qui parcourt la société géorgienne. Sur RFI, Zviad Gelbakhiani, un des fondateurs de Bassiani, résumait l’enjeu de ce face à face : « Bassiani, au-delà d’être un club techno, a émergé comme un mouvement, une sorte de miroir des valeurs de l’Occident que nous voulons et ces opérations contre Bassiani sont aussi une action contre ces valeurs. » Les LGBT se retrouvent malgré eux au cœur de la mêlée. Par ce qu’ils sont et ceux à quoi ils aspirent, ils incarnent plus encore que les autres clubbeurs ce que la frange conservatrice de la société géorgienne rejette. Levan Berianidze remarque que « les protestataires ont été stigmatisés et démonisés, notamment sur la base de la présence de slogans et de personnes queer ».

Régis Genté, le journaliste français qui a justement suivi les évènements pour RFI, nous explique que pour lui, « le combat se cristallise autour des questions LGBT et de dépénalisation de la drogue, mais il en devient prisonnier… Au fond, il s’agit de liberté, d’un choix de société, mais cela finit par se réduire à une problématique qui touche peu de Géorgiens, voire qui va à l’encontre de leurs valeurs… »

Face au risque de plus en plus élevé, les manifestants lèvent le camp en fin de journée du dimanche 13 mai. « Le gouvernement nous a fait du chantage en disant qu’en cas de violences, ils n’auraient pas les capacités de nous protéger et nous serions ainsi tenus responsables de tout débordement », fustige le directeur d’Equality movement. « Ils utilisent clairement la présence des groupes d’extrême droite dans le but de nous effrayer et de nous dissuader de se mobiliser ».

Dans l’impasse, imaginer le futur

Quelques jours plus tard, les associations LGBT décident donc d’annuler la parade de la journée internationale de lutte contre l’homophobie. D’autant que la Marche géorgienne, un des mouvements fascistes qui a contre-manifesté le 13 mai, a appelé à ne pas laisser les homosexuels parader et que l’Église orthodoxe a désigné le 17 mai comme « jour de la pureté familiale ». L’avertissement du gouvernement a résonné au moment de prendre la décision. Il résonne encore aujourd’hui, à l’heure d’imaginer de nouvelles formes de mobilisation. « Nous ne savons plus comment faire. Il faut que nous nous réunissions pour trouver de nouvelles façon d’agir car nos approches se sont révélées inefficaces », souffle Levan, qui se dit « désorienté ».

« Oui, ce qui s’est passé lors du mouvement pour le Bassiani a influencé notre choix d’annuler la marche du 17 mai. Nous savons que le contexte est dangereux pour nous », expliquent Eka Tsereteli et Nino Kharchilava. « Avec ces protestations et les obligations du gouvernement envers les institutions internationales, la communauté LGBT rencontre un grand écho. Mais comme le gouvernement agit sur la loi et pas sur les comportements, un fossé se creuse entre notre visibilité grandissante et la forte homophobie du pays. Certaines forces tenant un discours homophobe, voire ouvertement fasciste, utilisent ce fossé ». Pourtant, les deux femmes gardent espoir. « Il faut travailler tous les jours pour changer les mentalités. Travailler sur l’éducation, sur la législation, sur les stéréotypes. Travailler sur tous les niveaux pour avoir un changement réel. »

Addendum : Dernière manifestation du climat homophobe qui règne en Géorgie : le sort réservé à un joueur de l’équipe nationale de football. Guram Kashia a été l’objet d’un flot de réactions malveillantes après qu’il ait arboré un brassar arc-en-ciel lors d’un match, en octobre 2017, avec son club d’alors, le SBV Vitesse (Pays-bas). Des voix se sont alors élevées dans son pays pour réclamer sa mise à l’écart de l’équipe nationale, il a reçu des menaces et un drapeau arc-en-ciel a été brûlé devant la fédération géorgienne de football, dans un climat d’émeute. Il a récemment reçu le prix #EqualGame de l’UEFA, l’organisation européenne de football, qui récompense « la position courageuse en faveur de l’égalité » du joueur.

Grégoire Nartz

 

Notes :

[1] Le Success bar est l’unique lieu de rencontre 100% LGBT de Tbilissi. Plusieurs lieux à Tbilissi sont prisés des homos, comme le Bassiani, le Café-Gallery ou le Kiwi bar, ainsi que des festivals sur la côte de la Mer noire, notamment dans la ville de Batoumi. Si l’on peut qualifier ces clubs et bars de gay-friendly, seul le Success est une adresse créée par et pour les membres de la communauté LGBT. On y sirote des cocktails maison, dans un salon au mobilier années 60 ou sur la piste de danse, sous les lumières rouges et le regard de statues grecques sortant du mur. « Le Success bar a été originellement ouvert il y a 18 ans, quand j’étais encore enfant », raconte Nia Gvatua, patronne des lieux et diva extravagante. « C’était déjà un bar gay mais connu seulement de cercles privés. Je l’ai repris en mars 2017, en ai fait un lieu plus ouvert, plus coloré… J’ai tout changé sauf le nom et le concept. » Ces dernières années, différentes tentatives pour ouvrir d’autres clubs gays et lesbiens ont été tentées, sans que ces établissements ne rencontrent assez de succès pour survivre. Les affaires tournent pour Nia, mais la vie d’un bar gay dans un pays aussi homophobe que la Géorgie n’est pas de tout repos. Outre des intimidations d’homophobes de passage et les plaintes récurrentes de voisins, autant liées au bruit qu’à l’identité du bar, le Success a été fustigé sur les réseaux sociaux par Sandro Bregadze, leader du groupe fasciste de la Marche géorgienne. « Il a dit notamment que c’était le premier bar gay officiel à ouvrir, avec l’aide du gouvernement… Alors que ce gouvernement nous crache dessus ! », s’étrangle Nia. « Après ça, j’ai reçu beaucoup de commentaires insultants sur ma page Facebook ». La patronne a aussi eu à faire face à un vol d’argent et de matériel sur lequel la police a d’abord refusé d’enquêter, « parce que c’est un bar gay », affirme-t-elle.

[2] L’annulation décidée au dernier moment par les militants LGBT de la manifestation du 17 mai, journée internationale de lutte contre l’homophobie et la transphobie, s’inscrit dans une succession de tentatives qui témoignent de la difficulté qu’ont les LGBT à se faire entendre.

La première gay pride de Géorgie remonte à 2010. Cette année-là et la suivante, la mobilisation est peu suivie et les cortèges ne dépassent pas la dizaine de militants.

2012 marque un tournant : les paradeurs, plus nombreux pour cette journée internationale, sont attaqués par des contre-manifestants mobilisés par l’église orthodoxe. Des prêtres mènent l’offensive. Les homos sont exfiltrés par la police. Un an plus tard, à l’appel des religieux, ce sont des dizaines de milliers de personnes qui s’emparent du centre-ville de Tbilissi en scandant des messages nationalistes, arguant que l’homosexualité est « en contradiction avec les valeurs morales et traditionnelles géorgiennes ». Dans une atmosphère de chaos, le millier de LGBT venu défiler est de nouveau escorté par une police dépassée. 17 personnes sont blessées. Les années suivantes, le nouveau gouvernement élu en 2013, issu du parti de coalition Rêve géorgien, impose aux associations des lieux de rassemblements et des horaires matinaux peu propices à la visibilité de leurs actions.