Faciliter la transition écologique en anticipant ses potentiels effets indésirables

Faciliter la transition écologique, c’est aussi anticiper ses conséquences socio-économiques et sa manière d’affecter différemment et inégalement les acteurs. Alors même que la transition est nécessaire, inévitable et peut apporter un grand nombre de bienfaits, certains travailleurs, ménages et territoires risquent de concentrer les quelques effets indésirables et nécessitent donc une attention particulière de la part de la société.

Face au changement climatique, la transition écologique est inévitable. La société s’accorde presque à l’unanimité sur ce constat. Les modalités de cette transition sont quant à elles sujettes à des débats emportés. L’insuffisance et l’inconséquence du projet de loi gouvernemental ont fait l’objet de nombreuses critiques détaillées dans la presse et diverses organisations engagées pour le climat.

La transition écologique, qui représente un vaste chantier, impliquera des efforts qui seront inégalement répartis entre les acteurs de notre société. Ne pas prendre en compte cette réalité serait dangereux. Ainsi, l’un des événements déclencheurs du mouvement des Gilets Jaunes était la hausse de la taxe carbone et plus précisément de sa composante dans la taxe sur les carburants. Faciliter la transition c’est aussi anticiper les effets humains et socio-économiques indésirables qui existeraient si elle était pilotée d’une main peu habile. Cet objectif se rapporte à la réflexion autour de la notion de transition juste, née des mouvements syndicaux qui voulaient allier questions environnementales et sociales depuis les années 80 [1]. Bien que cette terminologie soit reprise régulièrement par un ensemble d’organisations qui ne sont pas toujours en première ligne des combats climatiques et sociaux (Commission Européenne, ONU), elle repose sur un enjeu qui, lui, est bien réel : celui de répartir équitablement les efforts entre les différents acteurs. Pour reprendre un slogan que l’on voit fleurir régulièrement au sein des marches pour le climat : « fin du monde, fin du mois, même combat ».

Pour cela, dresser un tableau des effets potentiellement négatifs de la transition permettrait d’appréhender l’une des meilleures gestions possibles. Le but de ce travail n’est pas de remettre en question les effets bénéfiques de la transition écologique — qui sont nombreux — ni le caractère indispensable de celle-ci, mais d’identifier avec précision et clarté celles et ceux qui risqueraient d’en être fragilisés. Quels sont les acteurs touchés ? Green & Gambhir [2] propose une classification distinguant 5 types d’acteurs au sein desquels des différences d’impact de la transition peuvent potentiellement survenir ou sont déjà visibles : les travailleurs, les ménages/consommateurs, les entreprises, les territoires et les pays. Une analyse fine des effets sur chaque catégorie d’acteurs de la transition à l’échelle française est nécessaire. À l’échelle interétatique, des différences d’effets, de pouvoir de changement et de responsabilités existent et sont parfaitement documentées.

Les possibles effets inégalitaires de la transition sur les ménages

Les effets inégalitaires les plus documentés et visibles dans l’espace public sont ceux sur les ménages et consommateurs. Nombreux sont les instruments de politiques climatiques qui impactent de manière inégalitaire mais l’un d’entre eux a tout particulièrement focalisé l’attention : la taxe carbone. Celle-ci fonctionne de manière assez simple. Il s’agit d’une taxe sur les émissions de Co2, appliquée en amont, c’est-à-dire directement sur les produits énergétiques carbonés — à la pompe à essence, au moment où la taxation est la plus facile à mettre en place. Bien que l’efficacité et l’optimalité de cet outil créent en général le consensus parmi les économistes, cette taxe est particulièrement régressive, touchant de manière plus importante les plus démunis. C’est ce que l’on observe dans la première figure, qui montre que la taxe carbone peut représenter un poids presque trois fois plus important pour les 10% les plus pauvres que pour les 10% les plus riches (cf. Figure 1). L’augmentation de la valeur du Co2 ne fait qu’amplifier ce phénomène. La taxe carbone, si elle n’est pas compensée par des politiques redistributives, est donc un outil profondément inégalitaire et régressif. Par ailleurs, au sein d’un même décile, il existe des disparités selon la localisation géographique du ménage (ville/périurbain/campagne), son équipement (diesel/essence, chauffage au fioul, isolement) ou encore sa composition [3][4][5]. Un certain nombre d’outils existent déjà pour contrecarrer ces effets inégalitaires, à l’image du chèque énergie attribué à près de 6 millions de foyers (jusqu’à 270 €/mois), mis en place en 2018 et élargi à la suite du mouvement des Gilets Jaunes.

Figure 1 – Part de la taxe carbone au sein du revenu disponible des ménages, par décile de revenu
(30,50 €/tCo2), d’après Berry [a]
Lecture : en abscisse, les déciles de revenu correspondent pour le décile 1 aux 10% les plus pauvres, le décile 2 aux 10% suivants, etc. En ordonnée, la part du revenu consacrée à la taxe carbone sous l’hypothèse d’une valeur du Co2 à 30,5 €/tCo2. Ainsi, un ménage du premier décile consacre en moyenne 0,81% de son revenu disponible à payer la taxe carbone dont 0,44% pour les dépenses énergétiques du logement (chauffage, cuisine) et 0,37% pour les transports (carburants).

Les ménages peuvent par ailleurs être touchés de manière très inégalitaire par de nouvelles normes et des interdictions. Ainsi en est-il par exemple des nouvelles zones à faible émission (ZFE) qui limitent puis interdisent certains lieux à des voitures trop polluantes. Là encore, on oublie régulièrement la composition du parc automobile des plus pauvres, possédant généralement des véhicules plus anciens et n’ayant pas les moyens de les renouveler régulièrement. Les primes à la casse et à l’achat de véhicules « propres » sont rarement suffisantes.

Des travailleurs qui ne font pas tous face aux mêmes enjeux

Analysons maintenant une dimension où le constat est déjà moins clairement établi. Celui de l’impact de la transition sur les travailleurs. En effet, même si nous pouvons nous accorder sur le fait que la transition écologique peut et va créer de l’emploi, que ce soit dans l’agroécologie, le bâtiment ou la gestion des déchets, certaines filières et emplois vont être amenés à disparaître ou à évoluer fortement (métallurgie, automobile, production & distribution de gaz, centrales thermiques & nucléaires). Vona et al (2017) [6] estiment à environ 3,4% ces emplois à risque en France (soit à peu près 750 000 emplois), susceptibles d’être détruits ou de profondément muter. Face à ces destructions d’emplois, plusieurs constats sont à dresser. Tout d’abord, les spécialistes de l’emploi et des compétences soulignent qu’il n’y a pas d’effet de vases communicants entre les emplois détruits et ceux créés dans les nouvelles activités vertes. En effet, il existe en moyenne des différences notables en matière de compétences. Le plan de programmation des emplois et compétences (PPEC), dit rapport Parisot (du nom de l’ancienne secrétaire générale du MEDEF), tente d’identifier les nouveaux emplois émergents au cours de la transition écologique. En moyenne, les nouveaux emplois créés requièrent un niveau de compétence plus élevé que ceux détruits. L’effort de reconversion risque donc d’être important et n’aura rien d’automatique. Parallèlement, la formation, initiale et continue, devra suivre pour fournir les compétences de demain.

Parmi les travailleurs susceptibles de voir leur emploi détruit, environ les 2/3 (soit 500 000) possèdent un niveau de qualification bas ou moyen [7]. La reconversion de ces 500 000 travailleurs sera particulièrement difficile. Les solutions du passé, notamment celles liées à la gestion de l’après-mines (Pacte charbonnier 1994) [8], ne sont probablement plus souhaitables et envisageables de nos jours. Elles consistaient en des mises en pré-retraite très tôt (à partir de 40 ans) à la fois financièrement chères et socialement destructrices (addiction, exclusion, dépression). Il faut aussi s’assurer que les reconversions se fassent sur des emplois attractifs et utiles à la société. La reconversion de ces travailleurs se fait en général à des niveaux de rémunération plus bas, dans des secteurs où les syndicats sont moins présents et possèdent un pouvoir de négociation moindre. En Allemagne, les mineurs de lignite reconvertis ont vu en moyenne leur paie baisser de 20% dans leur nouvel emploi [9].  La proposition d’une garantie d’emploi vert formulée par l’Institut Rousseau offre probablement une voie de sortie intéressante, avec la création d’emplois à faible niveau de qualification.

Une transition écologique susceptible de toucher particulièrement certains territoires

L’analyse des effets sur les travailleurs mène naturellement vers l’analyse des impacts territoriaux de la transition écologique. L’effort consenti pour la réaliser est très inégalement réparti au sein des territoires français. Certains vont probablement fortement en bénéficier tandis que d’autres seront peut-être fortement affectés. En effet, plusieurs conséquences délétères de la transition peuvent se concentrer sur des territoires réduits. Les filières sujettes à d’importantes mutations (métallurgie, automobile, centrales) correspondent souvent à des gros sites avec un grand nombre d’emplois concentrés sur un territoire restreint. Par exemple, la fermeture d’une centrale nucléaire (qui n’est bien entendu pas directement liée à la transition écologique mais à la stratégie énergétique du pays) représente un enjeu local crucial — comme la fermeture de Fessenheim qui a touché près de 5 000 emplois (directs ou indirects). Dans ce cas-là, EDF a été en mesure de reconvertir en interne une bonne partie des salariés. Tout de même, les effets négatifs de la transition écologique risquent de se faire particulièrement ressentir dans un très faible nombre de zones d’emploi. Pour donner quelques chiffres, près de 50% des émissions industrielles en France sont concentrées dans 10% des zones d’emploi (voir Figure 2). De même, 25% des emplois potentiellement touchés par la transition se concentrent dans 8% des zones d’emploi [11].

Figure 2 – Émissions de Co2 des principaux pollueurs en France, cartographie de Cédric Rossi [b]

Or l’enjeu territorial est vital. Pour en revenir à l’après-mines et à la désindustrialisation de régions entières, les territoires sinistrés ont pris des décennies à s’en remettre, avec des stigmates toujours visibles. L’identification et l’accompagnement de ces territoires devraient donc être au cœur de la démarche de transition, demandant une attention particulière portée par les pouvoirs publics.

Des effets sectoriels difficiles à déterminer

Enfin, un autre canal d’hétérogénéité des impacts de la transition est celui des secteurs d’activité. Même si la certitude que certains secteurs vont connaître de profondes mutations est bien ancrée dans nos consciences, il est plus difficile de nommer les secteurs qui vont être touchés. L’effet spécifique de la transition sur chaque secteur n’est pas aisément quantifiable et il existe très peu d’études exhaustives des effets sectoriels — à l’exception de gros modèles économiques, souvent peu précis. En effet, la déliquescence ou le rebond de secteurs dépendent de nombreux paramètres incertains : innovations technologiques (avion vert, voiture électrique), choix politiques (nucléaire, production et distribution de gaz), changements de consommation (agriculture). Par ailleurs, la dynamique sectorielle peut fortement dépendre de paramètres tout à fait extérieurs à la transition écologique, liés par exemple à la concurrence internationale — à l’image de la destruction méthodique de la filière pneumatique en France, aux choix de délocalisation de grands groupes, etc. Cette problématique entre en résonance avec celles de la souveraineté industrielle et de la réindustrialisation, prenant de plus en plus de place dans le débat public. D’importants exemples tel que le projet de restructuration d’EDF (projet Hercule) ou du maintien d’activités industrielles en France (filière automobile, Alstom, ou encore tout récemment avec la société aveyronnaise de métallurgie) l’illustrent parfaitement.

La transition écologique sera grandement facilitée par un réel état des lieux exhaustif de ses effets, positifs comme négatifs. Pour certains secteurs, territoires et travailleurs, les effets positifs ne compenseront pas les effets négatifs si rien n’est fait pour les accompagner. Une transition écologique juste ne pourra pas faire l’économie de la réflexion sociale et de l’égale répartition des efforts entre les acteurs de la société. Des emplois devront être créés, et des plans de reconversion massifs proposés aux industries et secteurs touchés.

Bibliographie

[1] Stevis, D., Felli, R. Global labour unions and just transition to a green economy. Int Environ Agreements 15, 29–43 (2015). https://doi.org/10.1007/s10784-014-9266-1

[2] Fergus Green & Ajay Gambhir (2019): Transitional assistance policies for just, equitable and smooth low-carbon transitions: who, what and how?, Climate Policy, DOI: 10.1080/14693062.2019.1657379

[3] CGDD, L’impact, pour les ménages, d’une composante carbone dans le prix des énergies fossiles, Mars 2016.

[4] OFCE, 2016, Impact distributif de la taxe carbone, P. Malliet et A. Aussay,

[5] Audrey Berry, The distributional effects of a carbon tax and its impact on fuel poverty: A microsimulation study in the French context, Energy Policy, Volume 124, 2019, Pages 81-94, ISSN 0301-4215, https://doi.org/10.1016/j.enpol.2018.09.021.

[6] [7] VONA, F., Job losses and the political acceptability of climate policies: an amplified collective action problem? , 2018

[8] Sénat, Pacte charbonnier https://www.senat.fr/rap/l03-147/l03-1471.html

[9] Cour des comptes, La fin de l’exploitation minière, Décembre 2000, https://dpsm.brgm.fr/sites/default/files/documents/rapport-fin-exploitation-charbonniere.pdf

[10] Haywood et al.

[11] Propres calculs sur données INSEE à l’échelle de la zone d’emploi

[a] Audrey Berry, The distributional effects of a carbon tax and its impact on fuel poverty: A microsimulation study in the French context, Energy Policy, Volume 124, 2019,

[b] Cartographie de Cédric Rossi, sous licence CC BY-SA 4.0

« Le géomimétisme consiste à avoir un impact global sur le climat en imitant la nature » – Entretien avec Pierre Gilbert

Pierre Gilbert © Le Vent Se Lève

Pierre Gilbert est le jeune auteur du livre « Géomimétisme : réguler le changement climatique grâce à la nature », préfacé par l’économiste et directeur de recherche au CNRS Gaël Giraud et publié aux éditions Les Petits Matins. Il est par ailleurs l’ancien responsable de la rubrique Écologie de Le Vent Se Lève. Nous avons donc souhaité l’interroger sur les méthodes naturelles de lutte contre le changement climatique. Nous évoquons également les conclusions politiques que Pierre Gilbert en tire, quant au le rôle de l’État, de la diplomatie, des technologies, etc. Plus que tout autre sujet, le climat impose d’adopter une approche holistique, sous peine d’oublier des enjeux sociaux ou encore géopolitiques fondamentaux. Entretien réalisé par César Bouvet.


LVSL – Qu’est-ce que le Géomimétisme ?

P. G. – Le géomimétisme désigne la partie du biomimétisme qui concerne le climat. Il s’agit d’un néologisme issu de la contraction entre la géo-ingénierie, c’est-à-dire l’idée d’avoir un impact global sur le climat grâce à la technique, et le bio-mimétisme qui vise à s’inspirer de la nature dans nos techniques. Donc le géomimétisme consiste à avoir un impact global sur le climat en imitant la nature.

C’était important d’avoir un terme pour qualifier cette idée, car dans le champ scientifique, on parle souvent de solutions basées sur la nature (nature based solution). Cependant, ce concept concerne beaucoup de domaines très différents : on peut se baser sur la nature pour inspirer des procédés industriels, des formules médicinales, même des modes d’organisation. Il n’y n’avait pas de terme spécifique en ce qui concerne le climat, c’est-à-dire pour désigner facilement les solutions naturelles pour absorber du CO2 atmosphérique par exemple. Ce flou sémantique nous a amené à voir se multiplier des cas qui parfois posent problème. Par exemple, on observe généralement que la reforestation à grande échelle, dans certains pays, se fait par des monocultures d’arbres. On plante une seule espèce – comme des eucalyptus, des pins douglas – sur des centaines d’hectares, car ces essences poussent vite. Derrière, on a généralement des entreprises qui vendent des « solutions compensation carbone » à d’autres entreprises qui veulent verdir leur bilan. Cette façon de reforester ne s’inspire pas de la nature. Il n’y a pas de monoculture dans la nature. Ces cultures assèchent donc les sols et perturbent l’équilibre forestier à tel point que les entreprises forestières utilisent des pesticides, herbicides (comme du glyphosate) et même des engrais. La biodiversité de la forêt n’est pas présente pour protéger les arbres et entretenir les cycles de nutriments.

À l’inverse, le géomimétisme appliqué à la reforestation consisterait à reproduire un écosystème forestier complexe en mélangeant des essences locales, capables par ailleurs de résister au réchauffement climatique des prochaines décennies, de sorte à recréer un écosystème durable dans lequel chaque élément de biodiversité puisse jouer son rôle dans le cycle du carbone.

Autre exemple, le géomimétisme est extrêmement pertinent pour ralentir le dégel du pergélisol. Quelques scientifiques ont proposé ainsi de s’appuyer sur la mégafaune à l’instar du chercheur russe Sergeï Zimov, qui propose de réintroduire de grands troupeaux d’animaux dans la toundra (grande plaine sibérienne gelée). Il a en effet remarqué qu’en absence d’animaux sur certaines zones, la neige venait s’accumuler sur le sol. Or, la neige est un isolant thermique qui va se positionner entre le sol et l’air qui lui est à -40°C. Le manteau neigeux va ainsi empêcher l’air glacial de refroidir en profondeur le sol. Le permafrost sera donc moins « fort » pour passer l’été. Lorsque l’on fait pâturer de grands troupeaux, les animaux vont gratter la neige pour trouver leurs aliments et par conséquent exposer le sol directement à l’air froid.

En augmentant le cheptel sibérien, on pourrait également imaginer des débouchés économiques nouveaux pour la Russie, via la vente de la viande. Dans un contexte d’urgence climatique, la Russie ne peut pas continuer à baser son économie sur les exports de gaz et autres hydrocarbures. Elle doit diversifier ses sources de devises à l’export. Pour l’Europe – même s’il faut globalement réduire sensiblement notre consommation de protéines carnées – c’est aussi une solution pour stopper les flux de viande en provenance de l’Amérique latine.

“J’insiste sur les perspectives géopolitiques à la fin de mes différents chapitres, car pour être à la fois réaliste et ambitieux – ce qu’il faut pour le climat – dans les pistes de politiques publiques qu’on propose, il faut faire « matcher » les cycles naturels et les cycles sociaux.”

J’insiste un peu sur ce genre de perspectives géopolitiques à la fin de mes différents chapitres, car pour être à la fois réaliste et ambitieux – ce qu’il faut pour le climat – dans les pistes de politiques publiques qu’on propose, il faut faire « matcher » les cycles naturels et les cycles sociaux. Le géomimétisme propose des façons de capturer du carbone atmosphérique de manière durable, donc capable de fournir durablement des services et des biens aux collectivités humaines – pourvu qu’elles sortent du consumérisme, évidemment.

LVSL – Est-ce que finalement la géo-ingénierie ne s’insère pas dans cette même optique : à travers la main de l’Homme, reproduire les réactions d’un cycle naturel ?

P. G. – Le géomimétisme est l’antithèse de la géo-ingénierie. Cette dernière cherche à déclencher des effets globaux sur le climat, en effet, mais sans s’intéresser à la pérennité des différents cycles naturels.

Quand on parle de climat, il faut s’intéresser à la notion de « cycle ». Dans la nature, il existe différents grands cycles. Il y a le cycle de l’eau, le cycle du carbone, mais aussi de l’azote, du phosphore et d’autres nutriments essentiels pour la biodiversité. Chaque élément de l’écosystème a un rôle essentiel dans ces cycles-là ! Du plus petit animal jusqu’à la plus grande plante. La géo-ingénierie ne s’intéresse pas à la biodiversité, et aux conséquences en chaîne qu’elle pourrait provoquer.

Il y a deux grands types de géo-ingénierie : celle qui consiste à renvoyer les rayons du soleil vers l’espace pour « refroidir la terre », et celle qui consiste à absorber massivement du CO2 grâce à des machines. Si l’on dévie des rayons du soleil – comme le font les très grandes éruptions volcaniques en envoyant des panaches de cendres dans la haute atmosphère, créant un effet miroir -, on perturbe tout. L’ensemble des vents, du cycle de l’eau, de croissance des plantes… dépend de l’énergie solaire qui arrive sur Terre. Le climat terrestre est une montre suisse, si on en retire un tout petit engrenage parce qu’on diminue l’apport d’énergie solaire à un endroit, c’est toute la machine que l’on peut gripper. C’est ainsi que la gigantesque éruption du volcan islandais Laki en 1783 empêche les rayons solaires de faire mûrir les cultures d’Europe de l’Ouest pendant 3 ans, ce qui entraîne des tensions sur la nourriture, aggravées par les « accapareurs » et la mauvaise gestion publique… Ce sont les conditions de la Révolution française de 1789 qui se mettent en place, comme l’explique l’historien Emmanuel Le Roy Ladurie. Bref, notre écosystème est un ensemble d’interactions environnementales et humaines infinies, beaucoup trop complexes à modéliser, donc à maintenir loin des petits apprentis sorciers de la géo-ingénierie !

Concernant ce qu’elle nous propose pour capturer du carbone, ce n’est pour l’instant pas très abouti… Actuellement, on nous propose des procédés de capture directe du CO2 dans l’air (DAC – Direct Air Capture), par l’intermédiaire de grands filtres énergivores, et de compresseurs pour envoyer du CO2 dans des couches géologiques profondes – en espérant qu’un mouvement sismique ne vienne pas y créer des fuites. On nous parle aussi de brûler de la matière organique pour en récupérer le CO2 (BECCS – Bio-energy with carbon capture and storage). Petit problème : Si on ne compte que sur le BECCS pour rester sur notre trajectoire de réduction d’émissions, il faudrait multiplier par deux les surfaces agricoles mondiales pour en extraire suffisamment de CO2. On est sur du « toutes choses égales par ailleurs», certes, mais on voit quand même que les ordres de grandeur discréditent complètement ce genre de pistes.

Pierre Gilbert © Le Vent Se Lève

LVSL  Pourquoi avez-vous eu envie d’écrire ce livre ?

P. G. – Outre le fait qu’il fallait un terme pour définir le biomimétisme au service du climat, on voit apparaître dans le débat public de plus en plus de controverses sur la géo-ingénierie, dont on vient de parler. Dans le dernier rapport spécial du GIEC remis aux décideurs, on observe que plus de 80% des scénarios proposés intègrent des solutions de capture du CO2 pour atteindre la neutralité carbone, notamment des technologies de captation. Cependant, le GIEC est incapable de dire quelle technologie et dans quelles proportions. C’est bien normal, puisque rien n’est vraiment sorti du stade expérimental en matière de géo-ingénierie. Alors pourquoi le GIEC fait-il cela ? Tout simplement, car sa mission est de compiler les articles scientifiques qui traitent du climat, dont ceux qui traitent de géo-ingénierie. Or, on observe qu’il y a justement de plus en plus d’articles qui traitent de la géo-ingénierie, et dont les auteurs sont étrangement peu nombreux. Or derrière ces quelques scientifiques (dont beaucoup sont rattachés à Harvard), on retrouve des acteurs pivots comme de grands pétroliers ou des gens comme Bill Gates. Si l’on remonte la piste de qui fait quoi en étant financé par qui – c’est l’objet d’une partie du premier chapitre – on finit étrangement par tomber sur des acteurs qui finançaient autrefois le lobby du climato-scepticisme, et à qui l’on doit l’impasse dans laquelle nous nous trouvons actuellement, a fortiori aux États-Unis. Les excellents travaux de Jean-Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil ( L’événement Anthropocène, éditions du Seuil, 2013) ou encore Nataniel Rich ( Perdre la Terre, éditions du Seuil, 2019) reviennent bien sur cet épisode dramatique des années 80-90.

Ce lobby de la géo-ingénierie est de plus en plus actif, notamment en France. Quand je m’en suis rendu compte, grâce à des amis qui m’ont fait remonter des informations en provenance de certains milieux (dont le monde parlementaire, notamment), j’ai voulu poser les bases d’une controverse sur la géo-ingénierie avant qu’elle prenne l’offensive. L’idée qui en a découlé est de proposer un contre modèle : le géomimétisme, qui s’inscrit entièrement dans les cycles naturels.

Le risque est clair : il n’est pas de voir des machines de géo-ingénierie apparaître – ce n’est pas près d’arriver – mais que les décideurs puissent imaginer qu’une solution technique miraculeuse les préserve de faire les efforts qu’il faut faire d’urgence. Le lobby climatosceptique nous a donné une bonne leçon là-dessus !

Quand les industriels commencent leur lobby anti-climat dans les années 1980, ils ont déjà des modélisations extrêmement précises du réchauffement climatique. A l’époque, la société et les dirigeants occidentaux étaient très conscients du problème environnemental, et très engagés ! Le président Carter a même fait installer des panneaux solaires sur la Maison Blanche (rapidement déboulonnés par l’administration Reagan). Le lobby ne va donc pas attaquer frontalement, en disant que le changement climatique n’existe pas, mais va premièrement chercher à disséminer du doute : est-ce que le climat se réchauffe aussi vite que ce que l’on croit ? Est-ce que l’Homme est totalement responsable de ce réchauffement ou est-ce que ce ne sont pas juste des cycles solaires ? etc. Et ils vont être surpris de leur succès, car les décideurs politiques vont de fait s’agripper à ce petit espoir pour se dédouaner de leurs responsabilités et continuer le business as usual. Voyant ce succès-là, le lobby du doute climatique décide d’enfoncer le clou et se transforme en lobby du climato-scepticisme. La suite nous la connaissons : l’administration Trump, la sortie de l’accord de Paris, etc. Le lobby a su alimenter la recherche très naturelle du déni chez les individus pour réduire leur dissonance cognitive. Le vrai risque est là : perdre du temps, créer du déni de l’urgence, car sentiment d’une solution technique.

LVSL  Pourquoi avez-vous choisi Gaël Giraud pour la préface ?

P. G. – Gaël Giraud est avant tout un économiste hétérodoxe que je trouve brillant, capable de porter une voix singulière dans ce contexte de crise économique inédite et de démontrer facilement comment la finance bloque la transition écologique. Il est également directeur de recherche au CNRS et travaille notamment avec l’institut de climatologie Pierre Simon-Laplace, qui alimente énormément les travaux du GIEC. Il travaille sur des modélisations économico-climatiques très poussées. C’est donc quelqu’un qui a une vision assez dynamique des enjeux et conséquences économiques (donc sociales) et des phénomènes climatiques. Ce qui recoupe évidemment le thème du géomimétisme. Le géomimétisme veut s’inscrire dans les cycles naturels, mais également humains et sociaux. C’est pour cette raison que le géomimétisme doit, lorsqu’il traite d’agriculture par exemple, subvenir aux besoins alimentaires d’une population. Lorsque je parle, dans mon dernier chapitre, du rôle climatique de la pompe océanique (des animaux marins !), on arrive à la conclusion qu’il faut repeupler les océans pour leur donner une capacité de capture de carbone, mais il faut aussi que les centaines de millions de personnes qui vivent de la mer puissent continuer à le faire de manière durable, les petits pêcheurs en premier lieu.

Ce que j’apprécie particulièrement chez Gaël Giraud également, c’est qu’il arrive constamment à articuler approche holistique et expertise pointue.

LVSL  Dans ce livre, vous parlez beaucoup d’un État stratège qui serait l’architecte du géomimétisme. Mais comment s’articulerait-il avec un géomimétisme à l’ancrage résolument local ?

P. G. – Si j’avais été allemand, j’aurais peut-être parlé de Länder stratèges, puisque ces grandes régions disposent de plus de compétences que l’État fédéral sur beaucoup de dossiers structurants. Si je parle autant d’État stratège, c’est parce que nous sommes en France et il se trouve que l’État, dans le cadre de la Vème République, dispose de beaucoup de leviers – ce qu’on peut très bien critiquer par ailleurs. Et des leviers essentiellement locaux ! Il ne faut pas opposer les échelles. L’État produit une norme, un cadre juridique que les collectivités territoriales adoptent. Elles conservent par ailleurs une marge de manœuvre importante avec les compétences dont elles disposent (quid de leur octroyer les dotations qui suivent, d’ailleurs !). L’ADEME estime qu’une commune standard peut diminuer de 15% ses émissions globales en jouant sur son fonctionnement direct (voiture de fonction, isolation du bâti public, etc.). Mais elle peut influencer jusqu’à 50% des émissions de son territoire de manière indirecte, par la façon dont elle motive ses administrés à changer de pratiques par ses choix d’aménagement par exemple. Il est possible qu’une collectivité territoriale décide de se lancer dans des chantiers de géomimétisme (remettre en eaux des anciennes zones humides, reforester, etc.), il y a même énormément à faire sur ce plan !

Seulement, quand on parle de climat, on parle d’urgence. On ne peut pas attendre que les élus locaux, partout en France, se conscientisent tranquillement, qui plus est dans un contexte de restrictions budgétaires (n’oublions pas que les dotations des collectivités ont été largement diminuées, à compétences égales voir étendues). Il faut selon moi que l’État impulse vigoureusement cette transition jusqu’au niveau local, tout en encourageant les initiatives écologiques impulsées par le local. Opposer les deux n’a pas de sens, il faut juste permettre au cadre institutionnel de produire des synergies et ne brider aucune bonne volonté.

“Il faut selon moi que l’État impulse vigoureusement cette transition jusqu’au niveau local, tout en encourageant les initiatives écologiques impulsées par le local. Opposer les deux n’a pas de sens, il faut juste permettre au cadre institutionnel de produire des synergies et ne brider aucune bonne volonté.”

L’État stratège en France peut aussi avoir une influence globale via sa diplomatie. Les accords bilatéraux peuvent être un formidable levier pour accélérer la lutte contre le changement climatique. En conditionnant nos accords commerciaux à des objectifs écologiques par exemple. La France a récemment vendu des Rafales à l’Indonésie en échange d’une augmentation des quotas d’huile de palme à importer. L’idée serait typiquement d’inverser la logique : conditionner les ventes à des objectifs climatiques – et pousser toute l’Europe à faire de même (l’UE étant le premier marché du monde…), sous peine de pratiquer la chaise vide. Un excellent exemple de ce que serait un gaullisme vert (rires) !  Il faudra évidement remettre la France au service du multilatéralisme – et des COP en premiers lieux.

Pierre Gilbert © Le Vent Se Lève

LVSL Vous avez parlé de pistes de politiques publiques dans ce livre et parfois de façon très précise comme lorsque vous parlez d’une taxe sur la viande industrielle pour financer la sécurité sociale. Quels sont les objectifs politiques de ce livre ?

P. G. – J’ai essayé de faire des propositions de politiques publiques ambitieuses et pragmatiques. Par conséquent, elles sortent du cadre budgétaire strictement court-termiste tel que l’appréhende les différents gouvernements néolibéraux. Lorsque l’on fait de l’agroforesterie, c’est extrêmement rentable à l’échelle macroéconomique. On utilise moins d’intrants, car les arbres enrichissent les sols et les haies abritent une biodiversité auxiliaire qui élimine les parasites. C’est également moins d’érosions des sols, donc moins de pollution des eaux. C’est donc des coûts moindres de traitement des eaux pour la collectivité, mais également une alimentation de meilleure qualité, donc des économies pour la sécurité sociale. On peut multiplier les exemples d’externalités positives… Le coût initial de la mise en place des arbres agricoles peut être élevé, le retour sur investissement sera très largement positif quelques années plus tard, à l’échelle macroéconomique du moins. C’est le cas de la plupart des pratiques géomimétiques, puisqu’elles renforcent par définition les « services » environnementaux rendus par les écosystèmes.

Le tout, est donc de faire en sorte que le macro et le micro convergent au sein des politiques publiques. C’est pourquoi il faut un État stratège capable d’émanciper les acteurs (les agriculteurs si l’on file l’exemple) du court-termisme, et faire ruisseler vers eux une partie de l’argent qu’ils font gagner à la société. L’idée serait alors de mettre en place des caisses de transition, qui rémunèrent les bonnes pratiques agroécologiques avec les pénalités des mauvaises, tout en fournissant des dispositifs d’accompagnement public proactifs. Cela présuppose d’évaluer finement le coût des externalités négatives agricoles, mais également de ne pas faire payer des publics captifs. Il faut toujours offrir une voie de sortie par le haut à l’ensemble des acteurs : si un agriculteur « conventionnel » exprime le désir d’amorcer une reconversion, ses pertes de revenus liées à la période de latence (il faut 3 ans pour passer un champ en bio) doivent être intégralement compensées directement et facilement par une caisse publique de transition.

LVSL Faut il rompre définitivement avec l’idée d’une technologie qui pourrait nous sauver ?

P. G. – Il n’y aura jamais une technologie – ni même une technique – unique pour sauver quoi que ce soit. Le besoin de résilience – face aux effets du changement climatique notamment – impose de pousser une véritable « biodiversité de solutions ».

La question n’est pas d’être pour ou contre la technologie. L’agroécologie par exemple nécessite un très haut niveau de connaissances techniques, donc des recherches agronomiques de pointes (qu’il faut d’ailleurs savoir articuler avec l’empirisme paysan). La transition écologique n’ira pas sans un effort accru de R&D. C’est d’ailleurs le rôle d’un État stratège que de réussir à coordonner la recherche publique, privée et citoyenne (pair-à-pair) pour accélérer les transitions. Nous avons besoin de progrès technologiques pour les énergies renouvelables, les systèmes de propulsions propres, etc. Cependant, progrès technologique ne doit pas forcément dire complexification technologique. Il faut à la fois faire du low-tech avec des technologies plus durables, mais également du high-tech pour optimiser au maximum notre consommation énergétique via les smart grids par exemple. Il ne faut pas être dogmatique sur la question de la technologie.

En ce qui concerne l’absorption du carbone, si la géo-ingénierie pose aujourd’hui plus de problèmes qu’elle n’en résout, les technologies de captation de CO2 en sortie de cheminée d’usine ou de pots d’échappement (là où le CO2 est très concentré) sont pertinentes et même fortement souhaitables. C’est du bon sens. Sauf que le bon sens, c’est un projet politique en soi. Par opposition à un projet politique fondé sur des dogmes, comme peut l’être le dogme libertarien ou néolibéral.


Dans cette vidéo, Pierre Gilbert revient notamment sur le contenu de l’ouvrage.

https://www.youtube.com/watch?v=lQ5b4px_LyE

Aucun super-héros ne pourra nous sauver

https://jacobin.de/artikel/superhelden-marvel-wolfgang-m-schmitt/
Captain America représenté en Jospeh Staline © Sebastian Volgt

Le cinéma est un miroir de la réalité politique : les héros de Marvel nous montrent comment le Mal mondial doit être vaincu, tandis que la catastrophe climatique appelle un désir de solutions autoritaires. Article écrit par Wolfgang M. Schmitt pour la première édition allemande du magazine Jacobin et traduit par Jean-Baptiste Bonnet.


En 2008, la crise financière éclate. Dans les années qui suivent, la troïka (Commission Européenne, BCE et FMI) a cru qu’elle pouvait « sauver » une Europe en ruine par des politiques d’austérité antidémocratiques qui exploitaient le Sud. Cet empire néo-libéral s’est confronté la même année à la concurrence de la culture pop : le 1er mai, l’adaptation du comics Iron Man sort dans les salles de cinéma en Allemagne et le lendemain aux États-Unis. Cependant, ce n’était pas une sortie ordinaire d’un film à grand succès, mais le début du Marvel Cinematic Universe (MCU). Le studio Marvel, qui a été racheté par Disney en 2009, a annoncé qu’il consacrerait des films individuels aux super-héroïnes et aux super-héros de leur propre univers et les ferait apparaître dans des films communs sous le titre Avengers pour créer un grand récit, grand récit dont la fin avait pourtant été hâtivement annoncée par les théories postmodernes. Le projet a été structuré en quatre phases dont la troisième s’est achevée en 2019 avec Avengers: Endgame et Spider-Man: Far From Home. La quatrième phase sera lancée en 2020 avec Black Widow. Une planification aussi gigantesque et à long terme – qui, comme nous le verrons, rappelle, et pas par hasard, les plans quinquennaux du président chinois Xi Jinping – n’a jamais été vue auparavant dans l’histoire du cinéma. Mais elle s’inscrit parfaitement dans la réalité politique globale de notre époque – même s’il serait plus correct de dire que le cinéma a anticipé cette réalité.

Le fait que le cinéma ait des pouvoirs prophétiques dans la mesure où il reflète les conditions psychologiques et sociales des masses n’est pas une idée nouvelle. C’est ce que révèle un coup d’œil au classique de Siegfried Kracauer, Caligari zu Hitler, de 1947, dans lequel Kracauer écrit à propos de l’influence des films sur une nation : « Ce que les films reflètent, ce sont moins des convictions explicites que des dispositions psychologiques – ces profondeurs de la mentalité collective qui s’étendent plus ou moins en dessous de la dimension de la conscience ». Mais en ce qui concerne l’univers Marvel, la dimension n’est plus limitée à une nation, ni même à une zone culturelle. Les films Marvel sont un phénomène mondial – en Inde et en Chine aussi, chaque sortie est attendue avec impatience. La censure ne posera pratiquement aucun problème : ni la nudité ni l’érotisme ne sont présents dans les films. De plus, le message de ces productions hollywoodiennes n’est plus attaché à l’ancien impérialisme américain, comme c’était encore le cas dans le cinéma des années 80 et 90. Dans leur livre The light that failed : A reckoning,  publié en 2019, les intellectuels libéraux Ivan Krastev et Stephen Holmes diagnostiquent la fin de l’imitation. Le modèle de société occidentale n’est plus adapté, mais plutôt parodié et remis en scène comme une farce. Certains modèles alternatifs se sont également imposés, comme le capitalisme d’État chinois, qui a connu un grand succès. Avec son flair inimitable des envies du public et de l’odeur de l’argent, Hollywood l’a reconnu très tôt. Bien que certains films patriotiques aient été réalisés après le 11 septembre, la désillusion s’est rapidement installée avec les missions ratées en Afghanistan et en Irak. De plus, la baisse des audiences en Occident a conduit à repenser le monde – car de nouveaux cinémas ouvrent presque quotidiennement en Inde et en Chine.

https://jacobin.de/artikel/superhelden-marvel-wolfgang-m-schmitt/
Donald Trump, George Soros, Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdoğan pose avec un panneau de Thanos © Sebastian Volgt

Les gentils contre les méchants

Marvel / Disney a réussi à conserver l’esthétique et les styles narratifs typiques d’Hollywood, qui sont depuis longtemps devenus une sorte de style international, tout en transformant radicalement le contenu traditionnel – et donc le noyau idéologique des films. On peine à trouver le patriotisme et l’impérialisme américains. Au lieu de cela, ces films transforment l’écran en une surface de projection que chaque spectateur – de l’Est ou de l’Ouest – peut remplir de ses propres idées. Ce cadre idéal et global, c’est le cadre de l’autoritarisme. Marvel a identifié avec justesse qu’une nouvelle aspiration autoritaire est apparue partout dans le monde. C’est cet autoritarisme qui est incarné par des super-héroïnes et des super-héros qui ne sont ni élus par le peuple ni mandatés par le gouvernement. Les films Marvel font une distinction morale stricte entre le bien et le mal, et non politique entre l’ami et l’ennemi. Ce faisant, ils créent une division mondiale, comme l’a fait la politique étrangère américaine pendant des décennies – pensez à George W. Bush et à son discours sur « l’axe du mal ». Il y a cependant une différence cruciale : les films d’action avec Sylvester Stallone ou Arnold Schwarzenegger étaient toujours ancrés dans des contextes géopolitiques concrets. En revanche, la menace dans les films Marvel n’émane plus d’États hostiles, mais de super-vilains comme Thanos, qui planifie un gigantesque génocide. Cela a énormément augmenté les possibilités d’identification. Thanos peut être pakistanais en Inde, mais indien au Pakistan; en Europe les libéraux peuvent reconnaître en lui Vladimir Poutine, et en revanche l’extrême-droite y verra George Soros ; les républicains américains reconnaissent les démocrates et les démocrates, Donald Trump. L’équipe de campagne de ce dernier a même confirmé ce point de vue en décembre 2019, lorsqu’elle a publié une courte vidéo pour dénoncer la procédure d’Impeachment à laquelle il faisait face et dans laquelle Trump est représenté comme Thanos : « Je suis inévitable », murmure une voix sombre, puis Thanos / Trump claque des doigts et les démocrates Nancy Pelosi, Adam Schiff et Jerry Nadler s’évanouissent dans les airs. C’est ainsi que disparaît à la fin de Avengers: Infinity War la moitié de la population mondiale.

L’indignation libérale n’a pas tardé à se manifester. Après tout, un président s’est ici délibérément rangé du côté du mal. Il était donc possible de s’identifier encore plus étroitement aux super-héroïnes et super-héros, qui, en réalité, agissent de manière encore plus antidémocratique que Trump. Il est facile de comprendre que des personnes ayant un caractère autoritaire soient attirées vers de telles figures, mais les libéraux et même la gauche post-moderne sont aussi fascinés. Si ces derniers ont critiqué quelque chose à propos des films Marvel ces dernières années, c’était toujours uniquement en termes de représentation : les productions sont-elles assez diverses ? Le point d’orgue de cette histoire jusqu’à présent a été la célébration de Black Panther à la fois par les partisans de l’ identity politics1 de gauche et les identitaires de droite. Alors que l’establishment hollywoodien était autrefois contesté par une bouillonnante contre-culture de films d’exploitation critiques du capitalisme, féministes et antiracistes dans lesquels les opprimés luttent contre la société des oppresseurs, ils ont aujourd’hui été complètement inclus dans l’empire de Disney. Il est significatif que ces néolibéraux progressistes ne critiquent pas l’élan antidémocratique des films. Au lieu de cela, ils se tournent vers les entreprises milliardaires Marvel / Disney avec un vœu pieux : « Heal the World! » (Guérissez le monde!).

La solution à tous les problèmes

Mais revenons à Iron Man en 2008 : le personnage principal, Tony Stark, est un entrepreneur. Dans le contexte actuel, ce personnage peut en évoquer un autre : Elon Musk. Alors que Musk en 2008 était loin de jouir de son statut de célébrité actuel – même si sa vision de la colonisation de Mars était déjà bien connue – le personnage de Tony Stark anticipe déjà une grande partie de son autoportrait : Stark va également braquer les actionnaires de sa société avec des idées audacieuses. Comme Musk, il est imprévisible, lunatique, ingénieux et déterminé à sauver le monde. Tous deux représentent l’idéologie du « solutionnisme » (Evgeny Morozov) – ils croient qu’ils peuvent sauver la terre tout comme on peut réparer un moteur.

Iron Man s’ouvre sur le kidnapping par des terroristes de Tony Stark, PDG de la société d’armement du même nom. A l’aide d’une armure construite dans sa cellule, il parvient à se libérer et se transforme en Iron Man. Il repense donc la philosophie d’entreprise de son père, un militariste acharné, et investit plutôt dans la recherche sur l’efficacité énergétique et les énergies renouvelables. Le réacteur Arc est à Tony Stark ce que Space X et Tesla sont à Elon Musk. Stark apparaîtra aussi fièrement dans les films suivants comme celui qui a privatisé la paix mondiale : il intervient arbitrairement du côté des vengeurs, dont les actions sont toujours – un point commun avec Angela Merkel – vendues comme sans alternative. Alors que le premier Iron Man lèche encore les blessures américaines en faisant allusion à la guerre contre le terrorisme, au cours des trois phases ces conflits s’effacent pour faire place aux menaces planétaires. L’humanité et la Terre sont généralement menacées par un méchant extraterrestre face auquel il faut s’unir. Les citoyens – si jamais ils sont montrés dans les films – agissent comme un public enthousiaste. Ce qui est fascinant, c’est le mélange de charisme et de débauche de moyens des personnages ainsi que l’approche purement technique et orientée vers les solutions de Iron Man, Captain Marvel, Captain America, Hulk, la Veuve Noire et les autres.

La menace allégorique représentée par les super-vilains n’est pas seulement un écran sur lequel chaque public peut projeter son ennemi favori. L’émerveillement frappe un autre nerf, peut-être plus décisif, de l’époque : son positivisme avec son penchant pour l’autoritarisme où le salut et la sécurité du monde sont en jeu. C’est comme si les données et les faits parlaient d’eux-mêmes – comme s’il n’y avait qu’une seule interprétation possible.

https://jacobin.de/artikel/superhelden-marvel-wolfgang-m-schmitt/
Xi Jingping et les héros de Marvel © Sebastian Volgt

Sauver le climat sans idéologie

Au vu de la force croissante des partis et mouvements de droite qui affichent leur négation de l’origine humaine sur le changement climatique, le fétichisme des chiffres et des données concernant les prévisions climatiques est compréhensible – mais il est néanmoins très problématique. Et ce, pour deux raisons :

1. Le positivisme qui sous-tend nécessairement la recherche empirique sur le climat induit une politique positiviste qui tente d’agir de manière à trouver des solutions, en ignorant les aspects politiques du changement climatique. Ce qui aide le climat est bon – c’est parfois la devise. Cette vision utilitariste est aveugle à ce qui doit réellement être sauvé. Ce n’est pas la planète Terre. Le best-seller d’Alan Weisman, The World without us – en supposant que l’on ressente en soi un désir de mort freudien – crée un scénario rassurant dans lequel, après la disparition de l’humanité, la nature reprend la planète et les empreintes humaines s’effacent progressivement. La terre n’a pas besoin de l’homme. Mais à l’inverse, l’homme est dépendant du vaisseau spatial Terre. Cela signifie que la protection du climat, lorsqu’elle n’est pas au service de l’humanité et qu’elle sape la démocratie, par exemple, est une entreprise absurde. La nature ne nous remercierait pas de toute façon d’avoir renoncé à nous-mêmes. Personne ne l’a dit de façon plus succincte que Werner Herzog dans son film documentaire Grizzly Man, réalisé en 2005, dans lequel il retrace la vie du fanatique de la nature Timothy Threadwell à l’aide d’extraits de ses séquences vidéo le montrant vivant avec des grizzlis. Threadwell considérait les prédateurs comme ses alliés dans la lutte contre un monde surcivilisé. Une nuit, cependant, lui et son partenaire ont été tués par un ours. Herzog dit quelque chose de terriblement vrai à la vue du gros plan d’un grizzly : « Et ce qui me hante, c’est que je ne vois aucune parenté, aucune compréhension ou pitié dans les visages des ours que Threadwell a autrefois filmé. Je ne vois que l’écrasante indifférence de la nature. Pour moi, il n’existe pas de monde secret des ours. Et ce regard vide ne parle que d’un intérêt à moitié perdu pour la nourriture ».

2. Les chiffres suggèrent qu’il n’est pas nécessaire de parler plus longtemps, mais d’agir le plus rapidement possible. Certes, l’urgence du tournant écologique ne peut être niée, ni la politique climatique inadéquate du gouvernement allemand, qui frise le refus de travailler. Toutefois, l’alternative ne peut pas être trouvée en Chine ni en Inde, où des dirigeants autoritaires décident comme des super-héros de ce qu’il faut faire. L’urgence climatique ne doit pas être un état d’urgence dans lequel un souverain décide et contourne les parlements que Carl Schmitt appelait déjà les « bavards ». Dans sa publication de 1924, Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus, Schmitt polémiquait contre la démocratie parlementaire qui, selon lui, est empêtrée dans d’éternelles discussions mais ne sait plus comment décider. Ce danger antidémocratique s’accroît si les gouvernements continuent de refuser des changements de modèle fondamentaux et comptent plutôt sur les forces du marché. Par conséquent, des entrepreneurs comme Musk ou des gestionnaires de fonds comme Larry Fink de Blackrock, qui annoncent soudainement la durabilité des portefeuilles d’actions de Blackrock, sont acclamés quasiment comme des super-héros. Ou pensons à la pétition fondatrice de Scientists For Future : aussi alarmants que soient les résultats de leurs recherches, il est fatal de célébrer les scientifiques comme les Avengers, précisément parce qu’ils aiment eux aussi se présenter comme « libres de toute idéologie ». Comme pour Marvel, cela dépolitise le salut du monde.

L’harmonie comme ordre mondial

Le refus obstiné des gouvernements d’accepter une économie véritablement politique et leur adhésion au « schwarzen Null »2 (aux politiques d’austérité, NDLR) sont le terreau dans lequel les personnages autoritaires se retrouvent pour résoudre les problèmes – y compris climatiques – à leur manière. Ce n’est pas seulement une idée en l’air, en réalité cela a déjà été formulé dans un livre qui vient d’être publié en traduction allemande (et en France en 2018, NDLR) et qui se lit comme une anticipation avec douze ans d’avance des films de super-héros. Dans Tianxia, tout sous un même ciel, le philosophe d’État chinois Zhao Tingyang esquisse un ordre mondial hiérarchisé : « Le concept de Tianxia vise à un ordre mondial dans lequel le monde dans son ensemble devient le sujet de la politique, à un ordre de coexistence qui considère le monde entier comme une entité politique. Comprendre le monde dans la perspective de Tianxia signifie faire du monde dans son ensemble le point de départ conceptuel de l’analyse, afin de pouvoir concevoir un ordre politique adapté à la réalité de la mondialisation ». Cela semble à peu près aussi ésotérique que les dialogues de Marvel, qui parlent toujours d’un monde en harmonie. Comme les Vengeurs, Zhao Tingyang n’est pas intéressé par une politique mondiale universaliste, telle que décrite magistralement par Kant dans son essai Vers la paix perpétuelle. Au lieu de cela, il remet en question les droits de l’homme. Le gouvernement mondial, avec à sa tête le souverain sage et scientifiquement informé, ne doit pas s’immiscer dans les affaires intérieures. Tout le reste doit être dirigé à l’échelle mondiale. Les affaires extérieures doivent être transformées en affaires intérieures et fusionner en une unité qui rend superflue la distinction entre ami et ennemi. Zhao Tingyang définit un nouvel ordre mondial, en réalité une extension du système Xi Jinping à la planète entière, entièrement tourné vers la sécurité. Il ne s’intéresse pas à la lutte contre les inégalités ou contre le pouvoir du capital ; il milite plutôt pour un monde sûr dans lequel les gens sont protégés des menaces – parmi lesquelles on trouve probablement la liberté, car l’importance des élections est négligée dans ce monde. Dans la première partie de Avengers, tous les téléphones portables sont déjà sur écoute afin de pouvoir rétablir la sécurité aussi rapidement que possible – une vision que les Avengers partagent avec Xi Jinping et Horst Seehofer (le ministre de l’intérieur allemand, NDLR).

Cet ordre mondial convient parfaitement au capitalisme, puisqu’il garantit la protection de la propriété. Comme l’a récemment souligné Grégoire Chamayou dans sa brillante étude La société ingouvernable : une généalogie du libéralisme autoritaire, le libéralisme économique peut parfaitement coexister avec une politique autoritaire. Les flux financiers peuvent continuer à circuler sans frontières, et chaque pays – qu’il respecte ou non les droits de l’homme – a ses propres marchés identitaires à servir. Gucci et Adidas réunissent actuellement le global et le particulier de manière exemplaire : 2020 est l’année chinoise du rat ou plutôt de la souris, c’est pourquoi les deux groupes de mode ont maintenant imprimé des motifs de Mickey Mouse sur les chaussures et les vêtements. Cela réjouit à la fois l’Est et l’Ouest – comme l’a déjà fait Marvel. Tout cela sous le ciel de Disney.


1 L’idée qu’un groupe ne peut être représentée que par des membres du même groupe. Le terme a d’abord été utilisé par le Combahee River Collective pour dénoncer l’exclusion des femmes noires à la fois du mouvement pour les droits civiques et du mouvement pour les droits des femmes. Il est aujourd’hui essentiellement utilisé pour désigner la volonté de diversifier les instances de pouvoir en élisant des noirs ou des femmes dans les parlements et les conseils d’administration par exemple.

2 Le « Zéro noir », nom familier du mécanisme constitutionnel interdisant au gouvernement allemand de présenter un budget dont le déficit serait supérieur à 0,35 % du PIB.

Condamner l’écocide et reconnaître nos dépendances à la terre : l’héritage d’Aldo Léopold

https://www.publicdomainpictures.net/fr/view-image.php?image=137910&picture=folsom-lake-secheresse-89
Le lac Folsom, en Californie, lors de la sécheresse de 2015. © Vince Mig

La proposition de la Convention Citoyenne pour le Climat de pénaliser le crime d’écocide dans le cadre des limites planétaires n’est pas une idée nouvelle. En 1949, Aldo Léopold affirmait déjà la nécessité de préserver l’intégrité du vivant et invitait à reconnaître la dépendance des humains à la terre. Il déplorait les conséquences d’une gestion de la nature selon des normes économiques, et posait ainsi les fondements de l’écologie politique. Rejeter la proposition des 150, c’est préférer une gestion comptable à une approche systémique de la nature, refuser de comprendre le vivant et ne pas se préparer aux crises en cours et à venir. 


Ce qu’ignorer le vivant fait aux humains

La crise du coronavirus a rappelé à ceux qui veulent bien le voir que l’humain n’est qu’un chaînon dans un système de liens biologiques composé d’autres animaux, plantes, champignons et bactéries. Modifier un écosystème sur une planète globalisée, par exemple en ayant détruit 81 millions d’hectares de forêts depuis 1990[1], c’est forcer le vivant qui le compose à disparaître ou à s’adapter. Nous ignorons sans peine la disparition de nombreux vivants sur terre, telle que 60% des populations d’animaux sauvages en quarante ans[2]. En revanche, nous n’avons pas pu ignorer les changements du vivant qui ont permis au virus d’être transmis d’animaux à humains.

Bien avant la conquête des humains par le récent coronavirus, des signaux forts nous rappelaient les liens qui nous unissent à la terre : des sécheresses, des inondations, des canicules, des tempêtes de plus en plus nombreuses et violentes, conséquences désastreuses du dérèglement climatique et de l’érosion de la biodiversité, sont autant de signaux clairs de notre vulnérabilité. Ce que la crise « révèle » n’était donc pas bien caché. Tout au plus elle montre notre incapacité à voir ou notre refus de considérer nos dépendances au reste du vivant. C’est cela qui nous rend vulnérables. Nous grandissons, apprenons et décidons dans un cadre de pensée qui n’accorde pas aux prédictions de telles crises, aussi précises qu’elles soient, suffisamment d’importance pour les anticiper correctement.

Un droit à continuer d’exister

Un mois après la sortie du confinement dans lequel nous a plongé cette dernière crise, les 150 citoyens de la Convention Citoyenne pour le Climat proposent de « pénaliser le crime d’écocide dans le cadre des neuf limites planétaires »[3] . Une semaine plus tard, la proposition est renvoyée au niveau international par le Président de la République. Si le mot écocide n’est apparu qu’au début des années 1970[4] et que les neuf limites planétaires n’ont été théorisées qu’en 2009[5], condamner la destruction de la nature et reconnaître la dépendance des humains au système terrestre relève d’une pensée plus ancienne. En 1949 déjà, dans l’Almanach d’un comté des sables[6], le naturaliste américain Aldo Leopold introduisait un droit des vivants à continuer d’exister et invitait à éprouver nos dépendances à la terre.

Selon lui, depuis que nous savons que l’espèce humaine « n’est qu’un compagnon voyageur des autres espèces dans l’odyssée de l’évolution », nous aurions dû acquérir « un désir de vivre et de laisser vivre ». Pénaliser l’écocide, c’est condamner ceux qui ne laissent pas vivre. Dans la lignée d’Aldo Léopold, les 150 proposent ainsi de reconnaître que le destin de la nature est intimement lié au notre, que cette dépendance nous rend vulnérable au dépassement des limites de la planète et qu’il est donc nécessaire de condamner la destruction du vivant. Pourtant, en 2020, le passage sans filtre de la proposition de pénaliser l’écocide n’aura toujours pas lieu.

Compter en vain

Dans le Wisconsin, dont l’Almanach d’un comté des sables raconte l’histoire, les humains de la fin du XIXème siècle asséchèrent les marais pour y installer des fermes, à grand renfort de canaux, digues et autres techniques agricoles. Les maigres récoltes et les incendies dus à l’assèchement des sols étaient autant de manifestations de la valeur des services rendus par la nature, parmi lesquels suffisamment d’humidité et de matière organique pour permettre l’agriculture. Ces réactions du sol qui se dégradait à l’assaut du développement agricole n’ont pourtant pas suffi à alerter. L’État est intervenu, introduisant de nouvelles techniques d’inondation artificielle, et les marais furent un peu réhumidifiés, suffisamment pour poursuivre le développement agricole, mais pas assez pour faire revenir les grues, grands oiseaux migrateurs. La machine était lancée.

C’est dans cette région, sur les rives du fleuve Mississipi, que le négociant agricole Cargill s’installa en 1875[7], probablement sous les protestations de grues clairvoyantes qui avaient entrevu l’avenir destructeur de cette entreprise. L’an dernier, l’ONG environnementale MightyEarth et le membre du Congrès américain Henry Waxman qualifiaient Cargill de pire entreprise du monde[8]. En cause la perpétuation de la déforestation, les violations de droits humains, l’exploitation illégale des ressources naturelles, la distribution de viande contaminée, la pollution de l’eau et de l’air : autant de pratiques que nos systèmes juridiques ne savent pas punir. Cargill n’est qu’un exemple de l’industrie agroalimentaire, qui elle-même n’est qu’un exemple de l’entreprise humaine de domination et dégradation de la nature pour les bénéfices économiques d’une minorité d’humains, infime partie du vivant.

Cargill n’est qu’un exemple de l’entreprise humaine de domination et dégradation de la nature pour les bénéfices économiques d’une minorité d’humains, infime partie du vivant.

Pourtant, que sont les marais sans leurs grues ? D’importants efforts ont été entrepris pour mesurer la valeur de la nature et ainsi reconnaître son rôle dans la survie humaine. Un calcul au prisme des services écosystémiques avait permis en 1997 d’estimer la valeur totale des biens et services fournis gratuitement par la nature – de l’eau potable, des aliments, des sources d’énergie, un air purifié, un climat (pour le moment) vivable, etc. – à 33 mille milliards de dollars, soit plus d’une fois et demi le PIB mondial de l’époque[9]. En 2011, le chiffre a été revu à la hausse et estimé à 125 mille milliards de dollars[10]. Pourtant, bien que ces chiffres vertigineux soient connus, ils n’ont produit aucun effet qui permettrait l’atténuation des crises climatiques et écologiques.

Éloge de l’inutile

Cela est en partie dû à notre méconnaissance du vivant : on estime aujourd’hui que seules 15 à 25% des espèces sont connues[11]. Mais nous connaissons encore plus mal les interactions et interdépendances entre ces espèces au sein des écosystèmes, car la biodiversité est plus qu’une somme de services. Dans un tout tel que la nature, les parties rentables, mesurables et calculables ne peuvent pas fonctionner sans les parties non rentables, ou dont nous ne connaissons pas la valeur commerciale. L’échec des approches comptables de la nature s’explique par le fait que compter n’est pas un instrument adéquat pour un objet tel que la nature : complexe et systémique.

Aldo Leopold rappelait déjà que le vivant est une communauté dont la valeur est bien supérieure à celle de la somme de ses membres. La comptabilité monétaire de la nature ignore qu’affecter un membre d’une communauté, c’est dégrader la communauté tout entière. Seule une petite partie du vivant a une valeur économique, soit parce que le reste nous est inconnu, soit parce qu’il nous est inutile. Dès lors, si dans nos modes de production et notre rapport à l’environnement, nous ne considérons que ce qui nous est économiquement utile, nous détruisons la part de la communauté avec laquelle elle constitue un tout. L’inutile est pourtant indispensable au vivant, il permet son intégrité, qui elle-même nous permet de vivre.

L’éthique de la terre selon Aldo Léopold

Pour éviter la disparition du vivant qu’il constate et prédit, Aldo Leopold invite à une éthique de la terre : un changement radical de perspective et de perception. Une éthique de la terre consiste à considérer comme mal le fait de détruire la terre, au même titre qu’il est moralement mal de tuer d’autres humains. Cette éthique est associée à une approbation sociale de ce qui contribue à la prospérité de la biodiversité : une personne qui aime, respecte et protège la nature est bien vue, elle a du succès, elle a réussi ; et à une désapprobation sociale de ce qui la détruit : il est ridicule de se déplacer seul dans une grosse voiture, insensé d’aller passer une semaine de vacances à l’autre bout du monde, saugrenu de posséder des gadgets électroniques.

Pratiquer une éthique de la terre, c’est associer des devoirs aux droits de jouissance de la nature que nous nous sommes octroyés et c’est ressentir une responsabilité sur les ressources que nous contrôlons. On ne peut utiliser l’eau d’une rivière, la fertilité du sol, ou les sources naturelles d’énergie, que dans la mesure où l’on assure la perpétuation de leur intégrité. Au droit d’usage de la ressource est associé un devoir de ne pas la dégrader. Enfin, une éthique de la terre, c’est se considérer, en tant qu’individu et en tant qu’espèce, comme membre de cette communauté des vivants à qui nous accordons donc du respect.

Une éthique de la terre, c’est se considérer, en tant qu’individu et en tant qu’espèce, comme membre de cette communauté des vivants.

Si certains pensent partager ces idées, nos sociétés occidentales sont encore très loin de faire des choix qui reflètent une telle vision du monde. Les rapports du GIEC et de l’IPBES[12], les alertes des scientifiques et les manifestations de la société civile n’ont pas suffi à changer les politiques. Même les plus engagés et attentifs des écologistes se surprennent à vivre en désaccord avec leurs principes, parce que nos quotidiens facilitent l’oubli des liens qui nous unissent à la terre et parce qu’aucune obligation ou responsabilité morale nous oblige à nous remémorer qu’elle est notre moyen de subsistance.

Notre ambition doit être à la hauteur de la complexité du vivant

Nous savons ce qui met en péril notre survie, nous savons quelles activités détruisent directement la nature et nous leur connaissons des alternatives viables. Toutefois, tant que nous ne considérerons pas comme injustes et inacceptables ces activités destructrices et comme souhaitables et progressistes ces alternatives, nous continuerons à dominer la nature et à courir à notre perte collective, en commençant par les plus vulnérables. Tant que nous ne reconnaitrons pas nos dépendances au reste du vivant et ne condamnerons pas l’atteinte à son intégrité, nous mettrons en danger nos moyens de subsistance.

Aujourd’hui, nous connaissons un peu mieux les enjeux écologiques et climatiques que lors de la publication de L’Almanach d’un comté des sables, mais notre approche de la nature reste comptable et n’est opérante qu’à la marge. C’est alors que des cadres de pensée et d’action tels que celui des limites planétaires deviennent indispensables à une compréhension de la terre à la hauteur de sa complexité : non pas comme une ressource, mais comme un système dont les humains font partie et dépendent.

Partager l’ambition des 150 permettrait de dépasser la vision dominante et restrictive de la nature, pour mieux se préparer aux conséquences du dépassement des limites planétaires. Légiférer c’est décider de ce qui est acceptable et de ce qui ne l’est pas. Criminaliser les destructions d’écosystèmes qui entraînent le dépassement des limites planétaires, c’est rendre légalement inacceptable et punissable ce que le bon sens nous enjoint de refuser. C’est un bout du chemin vers l’intégration d’une éthique de la terre à nos modes de pensée et de vie, dans lequel il est regrettable que la France ne s’engage pas.

[1] http://www.fao.org/forest-resources-assessment/2020

[2] https://www.wwf.fr/vous-informer/actualites/rapport-planete-vivante-2018

[3] https://propositions.conventioncitoyennepourleclimat.fr/pdf/ccc-rapport-final.pdf

[4] https://www.lafabriqueecologique.fr/vers-une-reconnaissance-de-lecocide/

[5] https://www.nature.com/articles/461472a

[6] https://www.babelio.com/livres/Leopold-Almanach-dun-comte-des-sables/109133

[7] https://www.cargill.fr/fr/histoire

[8] https://stories.mightyearth.org/cargill_la_pire_societe_du_Monde/

[9] https://www.nature.com/articles/387253a0

[10] https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0959378014000685

[11] https://ofb.gouv.fr/mieux-connaitre-les-especes-en-france

[12] La Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) sont les deux groupes d’experts chargés de fournir des évaluations de l’état de la connaissance scientifique et socio-économique sur les changements climatiques et l’évolution de la biodiversité respectivement.

Faire de la monnaie une arme pour la reconstruction écologique – Entretien avec Alain Grandjean et Nicolas Dufrêne

Alain Grandjean et Nicolas Dufrêne.

Dans le contexte de cette crise sanitaire et économique inédite, il semblerait finalement que l’argent magique soit une solution. Après 40 ans de « gestion monétaire », le grand public redécouvre petit à petit qu’il serait possible et souhaitable de mettre en œuvre une véritable politique monétaire. De fait, que ce soit pour financer un plan de relance économique à la hauteur de cette crise ou pour financer la reconstruction écologique – les deux pouvant et devant être synonymes – la création monétaire s’avère une solution incontournable. Nicolas Dufrêne est haut fonctionnaire et directeur de l’Institut Rousseau. Alain Grandjean est cofondateur de Carbone 4 et président de la Fondation Nicolas Hulot. Ces deux économistes viennent de faire paraître un ouvrage pionnier en France sur la question du financement de la transition écologique grâce à une politique monétaire entièrement repensée, Une monnaie écologique (Ed. Odile Jacob, février 2020). Dans cet entretien, nous avons voulu comprendre un peu mieux ces mécanismes économiques, avoir leur avis sur des thèmes d’actualité, mais également évoquer leurs propositions. Entretien retranscrit par Dany Meyniel et réalisé par Pierre Gilbert.


LVSL – Vous écrivez dans votre ouvrage : « Neutralité carbone et neutralité monétaire ne sont pas compatibles, il faut choisir ». Pouvez-vous nous expliquer cette phrase ?

Alain Grandjean – La planète atteindra la neutralité carbone quand nous émettrons aussi peu de gaz à effet de serre que la biosphère est capable d’absorber du CO2. Cela suppose un changement radical – une reconstruction écologique – de notre mode de consommation et de production. Ce changement ne peut pas être opéré par la seule logique de marché. Dans cette logique, il y a ce que font les acteurs de marché, mais aussi ce que fait la puissance publique, notamment via la politique monétaire. La neutralité monétaire est un dogme selon lequel la politique monétaire serait « neutre », c’est-à-dire sans effet sur l’économie. Ce qu’on cherche à démontrer dans le livre, c’est que cela n’est pas vrai, de la même que le marché tout seul ne peut pas conduire à la neutralité carbone. Les acteurs de marché ne peuvent pas réduire spontanément leurs émissions de gaz à effet de serre, car ils n’ont pas intérêt à le faire. Une politique monétaire soi-disant neutre ne l’est pas, car elle favorise implicitement le modèle actuel qui est un modèle fossile.

Nicolas Dufrêne – Je rajouterais le fait qu’on peut aussi définir la neutralité comme étant une paresse de l’intelligence : Jean Jaurès disait, à propos de l’éducation, que la neutralité était « un oreiller commode pour le sommeil de l’esprit ». Cette formule est tout à fait adaptée à la politique monétaire suivie depuis plus de trente ans, qui consiste précisément à ne pas faire de « politique » monétaire, mais de la « gestion » monétaire. Celle-ci est toute entière tournée vers la lutte contre l’inflation et vers la préservation de la neutralité de marché, ce qui signifie que la politique monétaire cherche à ne surtout pas influencer les formes existantes du marché. Cette neutralité découle elle-même des principes généraux de l’Union européenne et notamment du principe de concurrence libre et non faussée, qui fait qu’on se refuse la possibilité de faire des choix, d’orienter l’économie. Nous avons donc une politique monétaire qui tend à reproduire la structure économique existante et non pas à en modifier les formes ; et cela est totalement incompatible avec la transition écologique.

LVSL – Selon vous, pourquoi la monnaie doit être un bien commun et pas un bien public ? Quelle est la différence ? Est-ce que vous pouvez nous raconter l’histoire du Conseil national du crédit (CNC) issu du programme du CNR (Conseil national de la Résistance) et fondé en 1946 ?

A.G – La monnaie est devenue un commun pour une raison extrêmement simple : depuis la fin de Bretton Woods, la création monétaire est entièrement déconnectée de toute matérialité. Très concrètement, la monnaie est créée ex nihilo par un simple jeu d’écritures. Or cette monnaie, quand elle est dans votre main, a un pouvoir d’achat : créer de la monnaie, c’est donc créer du pouvoir d’achat. De fait, ce pouvoir d’achat est un droit sur un bien : si j’ai un euro, je vais acheter quelque chose qui vaut un euro. La monnaie n’est donc pas le bien, mais ce dit droit d’acheter le bien : c’est un droit fongible. Si c’est un bien privé, cela veut dire qu’on est en train de donner ce droit à des acteurs privés. Dans la grande histoire monétaire, il y avait des périodes où ce n’était ni des biens privés ni des biens publics ou communs, c’étaient des biens tribaux : au Moyen Âge, les seigneurs avaient le droit de seigneuriage et détenaient, de ce fait, un pouvoir considérable. Notre revendication est de dire que le vrai statut politique de la monnaie, c’est le statut de commun.

N.D – Pour compléter sur le Conseil national du crédit, c’est une idée directement issue du programme du CNR qui se matérialisa en 1946 avec pour ambition de faire de ce conseil un véritable « Parlement du crédit et de la monnaie », c’est-à-dire de se donner les moyens de gérer le crédit et la monnaie comme un bien commun. Nous citons dans le livre une belle formule de l’écrivain et poète Jorge Luis Borges qui dit que : « la monnaie est un répertoire de futures possibilités ». Si cela est vrai, alors il n’est pas anormal que la société, les partenaires sociaux, le gouvernement, les syndicats, mais aussi les citoyens soient associés à sa gestion. En conséquence, nous ne devons pas avoir, comme Alain l’a expliqué, uniquement une décision privée qui oriente le crédit en fonction d’un but uniquement lucratif, mais que le crédit et la monnaie puissent aussi être orientés par des décisions communes au profit de l’intérêt général. Ainsi, ce Parlement du crédit et de la monnaie avait cette ambition d’être un outil au service de l’intérêt général par une gouvernance commune associant différents partenaires sociaux et étatiques. Malheureusement, il est rapidement tombé sous la coupe de la Banque de France et a progressivement disparu des radars. Toute la politique monétaire a été confiée à la Banque de France et au Trésor, puis seulement à la Banque de France après la disparition du circuit du Trésor. Pour rappel, le circuit du Trésor permettait à l’État de décider non seulement du montant des emprunts qu’il faisait auprès des banques privées, mais aussi de leurs taux. Il a persisté jusque dans les années 70 avant d’être démantelé. Je renvoie sur tous ces points à l’excellent livre de Benjamin Lemoine L’Ordre de la dette.

Nicolas Dufrêne et Alain Grandjean, photo © Anthony Jacques pour LVSL

LVSL – Pour opérer une reconstruction écologique à hauteur de nos objectifs climatiques, il faudrait chaque année, selon la Cour des comptes européenne, quelques 1 115 milliards d’euros d’investissement pour l’Europe et environ 75 milliards d’euros pour la France. Vous estimez l’effort plus proche de 100 milliards d’euros, en l’élargissant d’autres secteurs comme l’agroécologie et les efforts de circularisation de l’économie. D’un autre côté, entre 2014 et 2019, la BCE a fourni pour plus de 2 600 milliards d’euros de liquidité aux banques à travers sa politique de quantitative easing. Beaucoup de gens pensent qu’il s’agit d’une politique d’extension monétaire alors qu’en fait cet argent ne va pas à l’économie réelle et encore moins dans la transition écologique. Est-ce que vous pouvez nous expliquer ce malentendu ?

A.G. – Le système monétaire est un système à deux étages : au premier étage, banque centrale vers banques secondaires et au deuxième étage, banques secondaires vers ménages et entreprises. La monnaie dont on se sert dans l’économie est la monnaie du deuxième étage, celle qui est créée par les banques secondaires, par exemple, à l’occasion d’un prêt qu’elle nous accorde. Contrairement à la doctrine erronée du multiplicateur monétaire (à ne pas confondre avec le multiplicateur budgétaire), la quantité de monnaie créée dans l’économie n’est pas mécaniquement le multiple de la monnaie centrale créée par la banque centrale en faveur des grands acteurs financiers. Or, quand on parle des milliers de milliards de dollars créés par la Fed ou la BCE, on parle du premier étage. De fait, cette monnaie non seulement ne va pas dans l’économie réelle de manière automatique, mais en outre, elle ne se multiplie pas par miracle dans l’économie réelle. En fait, elle irrigue le bilan des banques et des acteurs financiers. Elle peut même tourner en rond, quand les banques remettent de l’argent sur leur compte à la banque centrale. Ainsi, il y a une distinction extrêmement claire à faire entre cette circulation monétaire-là et la circulation dans l’économie.

Ce que nous proposons et recommandons, c’est le fait qu’on ait de la « vraie » monnaie, celle qui fait de l’échange dans la vie économique, qui soit créée de manière volontariste en contrepartie d’actions qui sont « décarbonantes », plus exactement favorables à la reconstruction écologique. Comme nous venons de le voir, cela ne se fait pas du tout automatiquement par le quantitative easing, c’est-à-dire l’opération qui consiste à abreuver de liquidités le monde bancaire et financier. Cela ne va pas forcément irriguer l’économie réelle, sauf une partie de cette économie réelle qu’on appelle économie immobilière. Lorsque les banques centrales abreuvent de liquidités les banques, celles-ci se refinancent à « pas cher du tout » et ont donc une capacité à prêter de l’argent à très bas taux, soit pour l’immobilier – ce qui a conduit à des hausses de prix –, soit, dans le monde capitaliste qui repose sur la possibilité de pouvoir emprunter à un taux très bas, pour d’autres opérations comme les opérations à effet de levier. Tout ceci n’irrigue pas directement l’économie réelle et ne favorise pas le développement des projets dont on a besoin dans la vie quotidienne.

N.D – Par construction, la banque centrale ne peut interagir qu’avec les banques commerciales et le Trésor public qui sont les seuls à posséder un compte dans ses livres. Elle ne peut pas agir ni avec les entreprises ni avec les particuliers qui ne possèdent pas de compte à la banque centrale. Mais pour des raisons juridiques – et par conséquent idéologiques –, on a interdit à la banque centrale de financer le Trésor même si celui-ci peut toujours lui verser de l’argent, spécialement en période de quantitative easing, pour rembourser les emprunts rachetés par la BCE auprès des marchés financiers (l’interdiction est donc à sens unique : de la banque centrale vers le Trésor).

Par conséquent, ce système emprisonne la capacité d’action de la banque centrale en la dirigeant uniquement vers les banques et donc vers les marchés financiers. En effet, les grandes banques universelles ont désormais plus de la moitié de leur bilan qui est constituée d’opérations financières et d’actifs financiers. Cela veut dire que leur nouveau champ de jeu est désormais bien plus les opérations financières que le crédit à l’économie. C’est beaucoup moins le cas des banques mutualistes, par exemple, qui continuent d’avoir une majeure partie de leur bilan qui est constituée de crédits.

Ce que nous recommandons, c’est donc un canal qui permettrait de faire en sorte que la monnaie créée par la banque centrale vienne directement financer l’économie. Pierre Larrouturou et Jean Jouzel avaient porté, avec le Pacte Finance-Climat, cette idée en disant qu’il fallait orienter les 2 600 milliards d’euros du quantitative easing vers la transition écologique. Malheureusement le mécanisme proposé n’était pas pertinent : ils souhaitent créer une « banque du climat » qui était une banque publique d’investissement un peu comme BPIFrance ou comme la Banque européenne d’investissement. Or, les banques publiques d’investissement n’ont pas le pouvoir de créer des liquidités, car ce pouvoir extraordinaire est réservé à la banque centrale. Donc si on veut vraiment un effort monétaire à la hauteur, il faut qu’on puisse brancher directement la création monétaire de la banque centrale vers les banques publiques d’investissement, vers des agences d’État ou vers des fonds spécialisés, ce que nous interdit, au moins en partie, les règles juridiques qui encadrent la politique monétaire et restreignent son champ.

A.G – Si je peux me permettre d’insister sur un point qui lie cette question à celle des communs. Il y a une chose très paradoxale : on a interdit aux États le bénéfice de ce qu’on appelle couramment la planche à billets – même si ce ne sont plus des billets, mais de la monnaie scripturale – pour des raisons un peu douteuses selon lesquelles les États en feraient nécessairement mauvais usage. En faisant cela, on a déplacé la décision politique d’un gouvernement élu à une technocratie certes très sérieuse, compétente intellectuellement, qui utilise des modèles mathématiques très développés. Il n’empêche que l’idée selon laquelle un gouvernement élu démocratiquement fait un mauvais usage de la monnaie dont il aurait le bénéfice interdit à ce gouvernement d’avoir des marges de manœuvre qu’il aurait s’il avait le bénéfice de la création monétaire et ce pourrait être pour le plus grand bien commun. Évidemment, il faut des contre-feux et des règles pour éviter le clientélisme et les abus, mais est-ce si difficile à faire ? On a institutionnalisé cette interdiction au sein de la construction européenne dans les traités qui sont difficiles à faire bouger. L’un des enjeux clefs, c’est de faire bouger ces lignes.

LVSL – Par ailleurs, la BCE pratique des taux très bas censés favoriser l’investissement au détriment de l’épargne. Pourtant, on observe que plutôt d’investir dans l’économie réelle, les banques utilisent cet argent « peu cher » pour réaliser des opérations plus risquées et donc compenser le fait que les taux soient bas. Selon vous, sans réforme du secteur bancaire, peut-il y avoir une politique monétaire efficace pour financer la transition écologique ?

N.D – La réforme du système bancaire est en route, mais pas dans le sens que l’on pourrait souhaiter. L’union bancaire, l’idée d’unir effectivement les marchés de capitaux et les grandes banques pour avoir des mastodontes qui seraient théoriquement plus résilients par rapport aux chocs financiers sont des principes contestables. En réalité, plus on a de mastodontes et plus le fameux adage « Too big to fail » va devenir une réalité. Cela rend la monnaie, qui est un bien commun pour tous, dépendante de la bonne fortune des banques privées. On a donc une manière de faire qui consiste à associer l’intérêt général de la société sur le plan monétaire à l’intérêt privé des grandes banques.

Maintenant, est-ce qu’on peut développer des mécanismes de financement qui ne dépendent pas directement d’une réforme des banques privées ? La réponse est oui même s’il est préférable d’agir sur les deux volets. Il faudrait en effet renforcer les fonds propres des banques et les exigences de fonds propres pour toutes leurs activités de marché, afin qu’elles prennent moins de risques. Il serait même souhaitable, à terme, de séparer les activités de crédit des activités de marché. Mais même si on ne fait pas cela, on a des leviers pour agir directement, car la politique monétaire ne se résume pas uniquement à la réglementation prudentielle ou aux actions de la banque centrale. On peut, par exemple, augmenter les dotations et les capacités à investir des banques publiques d’investissement, de BPIFrance au niveau national, de la Banque européenne d’investissement (BEI) en Europe. La France semble d’ailleurs plaider pour une augmentation du capital de la BEI même si, au vu de ses statuts, elle pourrait d’ores et déjà investir près de 150 milliards d’euros supplémentaires et immédiatement par rapport à ce qu’elle fait actuellement. Si l’on met en œuvre la solution que nous recommandons dans le livre qui est de créer un mécanisme de création monétaire ciblé qui partirait de la BCE pour abonder des fonds particuliers ou la BEI, c’est-à-dire un mécanisme qui est totalement indépendant de la réforme des banques privées, on pourrait donc avoir des marges de manœuvre gigantesques ! Mais cela nécessite d’assumer une action de l’État, une action des banques centrales. Or, dans le contexte d’indépendance de ces dernières, c’est plus difficile à faire.

LVSL – La décarbonation du PIB fait débat chez les économistes. Le rapport Canfin-Grandjean dit qu’il faut réduire d’un facteur dix l’intensité carbone du PIB pour rester dans les cordes de l’Accord de Paris ; et vous expliquez qu’en 1980, il fallait 122 tonnes équivalent pétrole d’énergie pour un million d’euros de PIB produit et qu’en 2012, il n’en fallait plus que 85 soit une amélioration de 30 %. On est loin du compte, mais vous parlez du taux d’émission de gaz à effet de serre par million d’euros produit et non pas par point de PIB. Or, on produit aujourd’hui beaucoup plus de millions par point de PIB qu’avant puisqu’entre-temps, on a eu de la croissance. N’est-ce pas là une sorte d’effet rebond qui invalide vos dires sur la décarbonation du PIB ?

A.G – C’est le débat sur ce qu’on appelle le découplage. On a besoin d’une baisse en absolu des émissions de gaz à effet de serre au niveau mondial (car l’atmosphère ne réagit qu’à ces émissions et pas au PIB !). Une partie des analystes disent qu’on n’y arrivera pas sans une baisse du PIB parce que celui-ci est grosso modo approximé par la quantité d’énergie consommée, elle-même proportionnelle à la « matérialité » de notre économie. Comme l’énergie est à 80 % d’origine fossile, il est clair, selon ce point de vue, que, si on veut baisser les émissions de gaz à effet de serre, il faut baisser cette « matérialité ».

C’est un point de vue que je ne partage pas complètement, même si je suis d’accord sur la vision suivante : nous ne sommes pas du tout sur la route qui nous permettrait d’avoir le découplage absolu, c’est-à-dire la baisse des émissions de gaz à effet de serre avec un PIB croissant. Mais cela ne veut pas dire que ce soit si évident que cela qu’on ne puisse pas y arriver dans les décennies qui viennent. De fait, je suis un petit peu plus optimiste que la vision « décroissantiste ». Ce qui m’intéresse, ce n’est pas le PIB, c’est la satisfaction des uns et des autres ; et je ne suis pas très sûr que, dans les pays développés, nous soyons plus heureux parce qu’on a quinze pulls plutôt que quatorze. À un moment donné, le monde sera sur un mode décroissant matériellement, ce qui ne veut pas nécessairement dire un PIB décroissant. Par ailleurs, le PIB n’est en aucun cas un bon indicateur sur l’idée qu’il faudrait être matériellement plus riche pour être plus heureux.

Le premier vrai débat est celui des inégalités sociales et la question de savoir si on peut les réduire sans que cela se traduise par une augmentation totale de la consommation matérielle, car il y a des gens très pauvres, même dans notre pays, qui ont faim et qui ont froid. Le deuxième vrai débat, c’est le contenu en carbone et en énergie des services et des biens qui sont vendus. Je ne vois pas pourquoi ce serait une fatalité absolue que leur contenu en carbone et en énergie ne baisse pas rapidement. Du point de vue d’un industriel dans notre système économique, si l’énergie et le carbone ne coûtent rien, il ne va pas faire d’effort pour en réduire l’usage. Sauf si l’on est dans un plan Marshall, dans un Green Deal et que des dispositions publiques sont prises concrètement, telles que des interdictions programmées ou une fiscalité très incitative comme, par exemple, l’interdiction de fabriquer des voitures à moteur thermique dans quelques années, de faire des chaudières et ainsi de suite. Contrairement à ce que l’on croit souvent, l’innovation est toujours fille de la contrainte.

Faire des raisonnements prospectifs, par rapport à l’analyse historique qui, elle-même, s’appuie sur une histoire dans laquelle c’était « la fête » et où on pouvait se gaver d’énergie sans que cela ne coûte rien, est erroné. C’est une induction qui est fausse sur le plan logique et théorique. Pour passer d’un monde dans lequel l’énergie, les contraintes d’environnement, l’aspect poubelle, l’aspect pollution ne sont pas des problèmes à un monde dans lequel ce sont des problèmes, il faut que les signaux élémentaires, les signaux-prix, soient beaucoup plus élevés qu’aujourd’hui. On peut donc décarboner l’économie, on peut la rendre beaucoup plus propre si nos machines deviennent plus propres et cessent de se gaver d’énergies fossiles. Mais tout cela est quand même une révolution industrielle et économique assez forte.

N.D – L’I4CE a montré qu’on avait 73 milliards d’euros par an d’investissement dans les activités polluantes au sens large en France. Si nous recommandons quelque chose de l’ordre – il n’y a pas de chiffre absolu en la matière – de 100 milliards d’euros, on voit bien que même d’un strict point de vue comptable, si on enlève l’investissement par rapport au désinvestissement qui est nécessaire, cela peut être positif. Nous ne croyons pas à cette idée que l’on fera plus d’écologie dans un appauvrissement généralisé où les ménages n’auront pas les moyens de changer leur voiture pour une voiture plus propre, de se loger dans des appartements ou maisons mieux isolés, et dans lequel l’État n’aura pas assez investi dans des transports en commun. Cela ne veut pas dire, évidemment, qu’il n’y a pas d’autres activités comme le transport aérien et le routier qui doivent décroître en parallèle.

LVSL – Pour vous, le PIB est un outil qui in fine est utilisé comme boussole : vous évoquez les 17 objectifs de développement durable (ODD) de l’ONU et les 98 indicateurs qui servent à les évaluer en France. Pourrait-on, selon vous, imaginer que les ODD deviennent une nouvelle boussole ? Comment fait-on pour faire basculer sur autre chose que le PIB ? L’indicateur n’est-il pas finalement – comme la monnaie – une construction sociale qui n’a de valeur que dans la confiance qu’on lui confère ?

A.G – Sur la question des indicateurs, ceux des ODD sont trop nombreux : on ne dirige pas avec des centaines d’indicateurs. Il y a la loi Eva Sas en France qui a produit une dizaine d’indicateurs de synthèse qui sont documentés chaque année par un rapport du gouvernement. Ce n’est pas si mal, mais cela ne sert à rien aujourd’hui, non pas que les indicateurs soient mauvais ou que cette loi soit mauvaise, c’est juste que ce n’est pas incarné politiquement. Par conséquent, la priorité est que le gouvernement rende compte de son action avec ces indicateurs qui sont de l’ordre de ceux qui concernent les inégalités, la pauvreté et la précarité, de ceux qui concernent l’écologie, le taux d’emploi puis la manière dont les entreprises réussissent à se débrouiller dans le monde. Je ne crois pas du tout qu’il faille un consensus international pour arriver à faire cela – des pays ont décidé de travailler avec d’autres indicateurs, à l’instar de la Nouvelle-Zélande. Il y a donc besoin qu’on soit élu sur un programme matérialisé par des objectifs. Le PIB sert à quelque chose, il a une fonctionnalité instrumentale, l’INSEE fait son travail de manière convenable, on a besoin de statisticiens. Mais le PIB n’est pas un indicateur de progrès social, ni même d’emplois.

N.D – Il est vrai que le PIB ne mesure pas toute une série de choses, il ne mesure pas le capital naturel, les dommages faits à l’environnement, le progrès social, l’espérance de vie, etc. Robert Kennedy disait que « le PIB mesure tout sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue ». Mais le PIB est une mesure monétaire ; et on constate qu’il y a une corrélation étroite de tout temps et en tout lieu entre l’évolution de la masse monétaire et l’évolution du PIB. Cela est tout à fait normal parce que la quantité de monnaie qui est disponible dans une société permet la réalisation des plus-values et des échanges. C’est pour cela que les économistes suivent très étroitement l’évolution du crédit : si le crédit s’effondre, cela veut dire qu’il y a moins de création monétaire et que la récession n’est pas loin. Il faut donc garder le PIB juste pour cet aspect-là. Néanmoins, cela ne suffit absolument pas et il faut le croiser avec d’autres indicateurs, surtout dans une optique de développement durable.

Alain Grandjean, photo © Anthony Jacques pour LVSL

LVSL – Vous plaidez pour que l’État se finance par la création monétaire plutôt que la dette, du moins en grande partie. Si nous avions fait cela, notre dette aurait été de seulement 30 % et non pas de plus de 90 % du PIB comme c’est la cas aujourd’hui. Vous montrez également que notre taux d’endettement explose alors que la croissance stagne. Est-ce là, selon vous, un syndrome de la baisse tendancielle du taux de profit pour cause de surproduction comme le théorisait Marx ?

A.G. – Je ne crois pas. Je l’avais déjà dit dans un livre écrit avec Gabriel Galand en 1997, il y a deux grands mécanismes de création monétaire : ce que nous avions appelé à l’époque « la monnaie d’endettement », celle massivement créée en contrepartie de l’endettement et dont l’augmentation de l’endettement est une conséquence mécanique de cette logique-là. La deuxième grande méthode pour créer de la monnaie, c’est ce qu’on a appelé « la monnaie libre » : elle peut être créée directement et sans contrepartie d’endettement. Le raisonnement qui permet de démontrer que la dette publique pourrait être à 30 % du PIB au lieu de 90 % résulte du fait que, si l’on avait créé de la monnaie sans intérêt, il n’y aurait pas eu à payer des intérêts. Or, comme les taux d’intérêt font boule de neige, à la fin de l’histoire, la dette s’accroît. L’effet boule de neige fait que le stock de dettes et les intérêts augmentent en permanence quand le taux d’intérêt est supérieur au taux d’inflation et de croissance. Dans cette situation, le besoin financier « réel » s’accroît sans arrêt. Pour ma part, je crois beaucoup plus à cette théorie qu’à la théorie de Karl Marx, car elle explique de manière extrêmement simple l’augmentation de l’endettement. Précisons que nous ne sommes pas en train de parler des dettes et créances entre particuliers ou entre une institution financière non bancaire et une entreprise. Nous parlons des mécanismes de création monétaire qui sont une partie de l’endettement qui pourrait être résorbée de cette manière-là. Cela explique extrêmement bien la problématique de l’endettement dans lequel on est.

N.D – On a déjà des cas de monnaie libre, c’est-à-dire sans endettement associé, par exemple lorsqu’une entreprise ou un ménage fait faillite, cela signifie qu’ils ne remboursent pas leurs dettes et que la monnaie qui a été créée au moment du crédit n’est pas remboursée. Elle continue alors de circuler dans la sphère économique. La création monétaire est prise entre deux flux : un flux de création, lors du crédit, que vient annuler un flux de destruction, lors du remboursement, et c’est cela qui nous pose problème. Dans toutes les explications sur le niveau des dettes publiques, on parle des diminutions d’impôts des plus riches, on parle du financement des services publics, on parle de toute une série de choses, mais on ne parle pas du mécanisme premier qui est la création monétaire qui entraîne la dette. C’est donc pour cela que nous proposons cette idée de la monnaie libre. Cela dit, si on tient vraiment à respecter les formes actuelles, à savoir le fait qu’une création monétaire entraîne une dette, il y a un moyen de faire qui est tout à fait indolore : permettre à la banque centrale d’accorder des crédits sur des durées tellement longues et à des taux tellement bas que cela s’apparenterait quasiment à un don d’argent. Dans ce cas-là, on ne recourt pas techniquement à de la création monétaire libre, mais bien à un prêt « préférentiel ». Or, ce type de prêts est malheureusement impossible pour l’instant parce que la BCE ou les banques publiques d’investissement doivent intervenir à des « conditions de marché ». Toutefois, le marché ne voit pas au-delà d’une certaine durée : il est aveugle à nos besoins et investissements de long terme. Ainsi, ce que nous proposons de faire, c’est de créer des mécanismes qui remédient radicalement à la fois à cette augmentation tendancielle de la dette et à la myopie du marché sur les enjeux de long terme, au premier rang desquels on retrouve la reconstruction écologique. Non seulement il y a une incertitude radicale sur le long terme, mais il y a, en outre, un besoin de financer un grand nombre de choses qui ne sont pas directement rentables et pour lesquelles le marché ne peut pas faire efficacement le job sans soutien public. Ensuite, il existe plusieurs techniques pour le faire.

LVSL – Pour les partisans de la Modern Monetary Theory que vous êtes, un État ne peut jamais faire faillite tant qu’il dispose de sa planche à billets : il peut toujours se financer par création monétaire. Vous dites néanmoins qu’il existe une limite à cette réflexion : avoir une partie de sa dette dans une monnaie étrangère. Mais en Europe, avec l’euro, la question ne se pose pas, la plupart de nos dettes sont en euros et, pour le reste, on peut très bien imaginer que l’on rachète des titres de dette en dollars avec nos euros… Comment vous appréhendez ce problème ? Est-ce que ça peut être en deux temps, c’est-à-dire d’abord une monétisation ou un effacement des titres de dette en euros puis une politique monétaire expansionniste ?

A.G – Je n’ai jamais dit, à titre personnel, que j’étais à 100 % d’accord avec la MMT. Il y a une partie de la question de la MMT avec laquelle on est assez à l’aise et une partie dont on n’a pas envie de discuter. C’est un point de doctrine notamment sur la garantie de l’emploi et sur l’histoire qu’un État ne peut pas faire faillite, c’est aussi un débat (le Liban fait faillite aujourd’hui). En tout cas, ce qui est essentiel, c’est qu’il ne faut pas confondre deux situations dans lesquelles la « planche à billets » a des possibilités très différentes. Par exemple, l’Europe est une zone assez autonome. Ce n’est pas la même histoire quand vous êtes dans un pays qui a une très forte dépendance extérieure, où vous faites les achats en devises, vous ne les faites pas avec votre monnaie (sauf si celle-ci est acceptée de manière inconditionnelle par le tiers, mais il n’y a que le dollar qui a cette position). Il y a une contrainte extérieure qui existe, qui est réelle et qui tempère le pouvoir de l’arme monétaire dans un pays qui dépend fortement de l’extérieur. Ce lien très fort entre la réduction des consommations d’énergies fossiles, le Green Deal et la politique monétaire est vraiment important à souligner parce que, si on réduit fortement la consommation d’énergies fossiles, on réduit fortement nos importations. Ces importations sont faites de plusieurs acteurs, mais la part énergétique dans la balance commerciale (européenne, mais aussi française) est extrêmement importante.

LVSL – Quarante milliards de déficits commerciaux liés au pétrole.

A.G – En France. Mais en Europe, le montant est beaucoup plus élevé. On souligne juste le point que, selon le degré d’ouverture et de contrainte au sens très strict du terme, l’outil monétaire ne fonctionne pas de la même manière ; et pour nuancer la question de l’inflation, je ne crois pas à l’idée selon laquelle on va pouvoir à tour de bras acheter des biens et des services hors zone euro. Je suis beaucoup plus à l’aise avec l’idée – très naïve – que l’Europe est une très grande zone économique qui laisse son marché s’ouvrir aux quatre vents des intérêts et des appétits des compétiteurs. On ferait bien de réindustrialiser la zone euro et, sans vouloir être autarciques à 100 %, devenir beaucoup plus indépendants de notre destin. Dans ce cas-là, si on associe un programme d’investissement intelligent avec une réindustrialisation « verte » et une baisse de notre dépendance aux énergies fossiles, les marges de manœuvre de l’outil monétaire sont exceptionnelles.

N.D – Il y a plusieurs dimensions dans la MMT et il est vrai que la question de la garantie de l’emploi n’est pas si simple, on préfère ne pas en parler dans le livre. Sur l’aspect monétaire, il y a des choses plus intéressantes et dans lesquelles on se retrouve plus, notamment l’idée de base de la MMT qui est d’affirmer que ce que va dépenser le secteur public – entendu au sens large (État et Banque Centrale) –, c’est ce qui crée, par un jeu de vase communicant, une partie substantielle des excédents du secteur privé. C’est mécanique. La MMT ne fait que rappeler cette évidence-là que beaucoup de gens contestent : d’où l’échec hier, aujourd’hui et demain de toutes les politiques d’austérité qui conduisent à comprimer toujours plus la part de dépenses du secteur public et qui réduisent donc les excédents du secteur privé dans un cercle vicieux infernal. C’est la première chose. La deuxième, c’est qu’il est clair que, pour des pays qui ont une monnaie très internationalisée et puissante comme les États-Unis, il n’y a pas vraiment de contrainte extérieure, mais pour des pays comme le Liban, le Venezuela, l’Algérie, etc. qui sont très endettés en devises étrangères, en dollars ou en euros, la contrainte n’est pas la même. S’ils se mettent à faire tourner la planche à billets excessivement, ils risquent des attaques spéculatives sur leur monnaie. En outre, ils risquent une inflation importée massive, car si la valeur de leur monnaie s’effondre, cela veut dire que tout ce qu’ils vont acheter à l’extérieur va leur coûter beaucoup plus cher. Une des réponses monétaires qu’on peut avoir est de mettre en œuvre des mécanismes de création monétaire ciblés pour diminuer notre dépendance aux importations. L’économiste Jézabel Couppey-Soubeyran, avec qui on partage un même constat sur la nécessité de créer de la monnaie libre, a récemment proposé dans une note de l’Institut Veblen d’installer un « drone monétaire » qui distribuerait de la monnaie aux citoyens. Une des limites de cette idée est justement que cela pourrait nous conduire à importer encore plus et que ça ne contribuerait pas à modifier les formes de l’activité économique. D’où notre insistance sur des mécanismes de création monétaire qui soient ciblés pour la réindustrialisation verte, pour diminuer la dépendance aux exportations et pour financer ce qui n’est pas délocalisable.

A.G – J’ai toujours poussé le « Green QE » plutôt que le « QE for people » parce que, quand ce dernier considère qu’on doit financer un revenu universel payé par la Banque Centrale, je trouve cela dangereux pour les raisons que vient d’exposer Nicolas. Mais on peut proposer des solutions mixtes si les montants sont raisonnables et que cela permette de donner aux citoyens un coussin de sécurité, sous réserve qu’on arrive à régler les problèmes d’intendance (chacun d’entre nous n’a pas son compte à la Banque Centrale). Mais s’il s’agissait de montants importants et réguliers, je suis persuadé que cela ne marchera pas pour toutes les raisons que nous vous avons expliquées.

LVSL – Vous dites que la création monétaire n’est pas forcément inflationniste quand elle est canalisée dans des secteurs précis. Par ailleurs, vous citez Gaël Giraud qui dit : « si la planche à billets était toujours et partout inflationniste, il faudrait fermer toutes les banques privées du monde demain matin. ». De fait, les banques privées créent indirectement de la monnaie lorsqu’elles prêtent des sommes qu’elles n’ont pas en dépôt et qu’elles récupèrent dessus un intérêt. Pouvez-vous nous expliquer une bonne fois pour toutes qu’il n’y a pas forcément de lien entre inflation et relance économique et monétaire ?

A.G – Les banques créent de la monnaie directement. C’est très précis : au moment où l’un de nous va à la banque pour bénéficier d’un prêt, la banque crée de l’argent ex nihilo et, quand on le rembourse, elle le détruit. Elle le fait aussi quand elle achète des actifs et quand elle paye ses propres salariés. Ce n’est donc pas de l’ordre de l’idéologie, c’est factuel, empirique. En revanche, l’idée reçue selon laquelle il n’y aurait de l’inflation que par augmentation de la masse monétaire n’est pas empirique. Elle ne repose sur rien sauf qu’elle a été plaidée par des économistes reconnus. Mais en dehors de cela, il n’y a pas de preuve de ce lien-là. Au contraire, les banques privées n’ont cessé de créer de la monnaie, sans limitation réelle, mais on a une période extrêmement longue d’une inflation très basse depuis vingt ans. La cause principale de la hausse des prix à partir de 1973, c’était l’inflation importée par l’augmentation du prix du pétrole, c’est très simple. Ce n’est en rien un phénomène monétaire.

N.D – Il faut d’abord dire que l’inflation a des définitions et des paramètres variables, ce qui ne facilite pas les choses, qu’a priori le prix des actifs financiers n’est pas inclus dans l’inflation et les prix de l’immobilier y sont en partie, mais pas totalement. Ensuite, tout dépend de la destination de la masse monétaire, et il est extrêmement important de le comprendre. On peut avoir, et c’est ce qu’on a eu ces dernières années, une très forte création monétaire qui est orientée sur les marchés financiers et, dans ce cas-là, on aura une explosion du prix des actifs financiers, mais aucune inflation dans le reste de l’économie. En revanche, si l’on établit, comme on le recommande, un mécanisme de création monétaire ciblé pour financer la transition écologique, on peut très bien obtenir à l’inverse des baisses de prix. Un afflux de monnaie dans un secteur précis peut entraîner des baisses considérables de prix contrairement à ce que la théorie de l’offre et de la demande nous dit : c’est ce qui s’est passé dans le domaine des nouvelles technologies. Plus l’argent a afflué dans le secteur des nouvelles technologies à partir des années 2000 – et même à partir de la bulle et bien que celle-ci ait explosé –, plus il y a eu d’argent investi dans ce domaine, plus les process de fabrication étaient efficaces et plus les prix de l’informatique ou de la téléphonie se sont effondrés. En réalité, le lien entre augmentation de la masse monétaire et des prix est extrêmement complexe : il ne dépend pas que du volume mais aussi et surtout de l’allocation de la monnaie créée.

Il y a aussi un autre point sur lequel la MMT nous dit quelque chose d’intéressant, à savoir que la fiscalité peut de toute façon nous permettre de réguler l’inflation. La politique monétaire et la politique budgétaire doivent être pensées ensemble, mais aussi avec la politique fiscale. En effet, si l’on créait trop de monnaie, l’État aurait toujours la capacité de le retirer du système économique à travers la fiscalité. C’est une autre conception de la fiscalité qui est de dire qu’elle ne sert pas prioritairement comme moyen de financement de l’État, mais aussi comme un moyen de régulation de la masse monétaire dans l’économie. Aujourd’hui, toutes les Banques Centrales ont fondé leur doctrine de lutte contre l’inflation, notamment sur la fameuse courbe de Phillips qui nous oblige à faire le choix entre le développement de l’activité économique et de l’emploi et l’inflation. De fait, nous refusons ce choix et nous disons qu’il n’est ni raisonnable ni pertinent. On peut fort bien développer des moyens de stimuler l’emploi, la production et le développement de l’industrialisation verte et en même temps contenir l’inflation par toute une série de dispositifs budgétaires, fiscaux ou tout simplement de régulation des prix.

A.G – Je rajoute qu’il y a une caricature de l’usage de la création monétaire qui est toujours la même : regardez le Zimbabwe, regardez l’Allemagne des années 20, le Venezuela, etc. Nous n’avons donc jamais évidemment recommandé de faire tout et n’importe quoi. Nous plaidons cet usage pour des pays bien organisés et structurés. Quand on parle de parlement, ce n’est pas pour rien, c’est pour insister sur le fait que les mécanismes doivent être transparents, discutés, contrôlés. Concernant la crise majeure de Weimar, la réparation de guerre était impayable, la République était toute jeune et s’est retrouvée dans une situation économiquement impossible. Dans un pays qui est structuré et démocratique avec un droit de vote établi, les citoyens n’ont aucune envie d’une hyperinflation. Ce n’est pas du tout un souhait démocratique ; ce qui est l’est, c’est peut-être avoir 3 ou 4 % d’inflation, et ce ne serait certainement pas un problème. On pourrait même le faire voter. Mais dès qu’on commencerait à avoir une inflation plus élevée, les épargnants se mettraient à considérer que l’on est en train de détruire leur épargne et, immanquablement, les rapports de force s’installeraient.

LVSL – Vous pointez dans votre ouvrage ce moment mal connu de l’histoire allemande où le pays résorbe ses dettes de la Seconde Guerre mondiale, en quelques années seulement (cinq ans), grâce à l’inflation. La dette passe alors de 200 % à 30 % du PIB. Un comble puisque aujourd’hui l’Allemagne est un facteur majeur de blocage quant au projet d’une politique d’expansion monétaire européenne. On le voit d’ailleurs actuellement dans la gestion de la crise du coronavirus où la CDU, la CSU, mais aussi le SPD bloquent systématiquement toute proposition de relance économique ambitieuse. Les tenants des retraites par capitalisation ont peur de voir leur valeur chuter et, par ailleurs, le régime allemand est bâti sur un système de coalition stable qui ne semble pas près de changer. Comment est-ce que vous appréhendez ce problème majeur ?

A.G – L’histoire de l’Allemagne est compliquée avec des périodes très différentes les unes des autres. Il y a la période Weimar, période hyperinflationniste qui est résolue par le changement de monnaie organisé par Hjalmar Schacht. Il y a un épisode monétaire particulier qui est le début des années 30, après la période de récession – au départ issue de la crise de 1929 née aux États-Unis, mais aggravée en Allemagne par la politique de rigueur d’Heinrich Brüning. Après la prise de pouvoir par Hitler, le même Hjalmar Schacht crée une monnaie complémentaire, le MEFO, qui permet précisément à l’Allemagne de se passer d’un financement extérieur. Pour Schacht, le reichsmark n’était pas une monnaie très forte, très demandée et il aurait échoué à financer le programme de reconstruction qui avait été lancé. C’est avec des Mefos, monnaie quasi fiscale, que les entrepreneurs sont payés quand ils répondent à une commande publique. Ça, c’est le deuxième épisode. Le troisième épisode est celui de l’après-guerre avec le plan Marshall. Il a alors été décidé de solder une partie de la dette de guerre allemande pour faciliter la reconstruction allemande et pour apurer le passé et sortir de cette période atroce. Quelques années plus tard, il y a la naissance du Deutsche Mark et ses nouvelles bases sont fondées sur cette histoire très complexe. Les Allemands ont vécu un excès de concentration du pouvoir monétaire avec la période nazie, ils ont aussi connu aussi la période de Weimar (les brouettes de billets) qui n’est en rien à l’origine de la dépression et de l’arrivée au pouvoir d’Hitler, laquelle est vraiment due à la crise de 1929 et à la cure d’austérité profondément stupide de Brüning. Rationnellement, ce sont des épisodes distincts, mais dans l’inconscient et la mémoire allemande tout se mélange et cela rend ce peuple très attaché à la séparation du pouvoir politique et du pouvoir monétaire.

C’est pour cela qu’ils ont souhaité institutionnaliser l’indépendance entre les États et la Banque centrale. Dans les locaux de la Bundesbank est écrit en grand un extrait de l’acte II de Faust ! L’ordolibéralisme allemand s’appuie sur cette doctrine monétaire, et pense que des règles peuvent permettre d’organiser une vie économique et efficace. Cela marche bien pour l’Allemagne quand elle est puissante, mais depuis quelques années, cela marche moins bien. C’est pourquoi je ne suis pas d’accord avec l’idée selon laquelle l’Allemagne est bloquée définitivement sur son programme idéologique. Dans les années qui viennent, la récession avec les difficultés de l’industrie automobile, la sortie du charbon, cela ne va pas être si facile que ça. Cette forme d’arrogance qui consisterait à dire, « vous voyez, on a tout réussi, notre économie marche et vous devriez suivre notre modèle », ne va pas durer éternellement. Ensuite, comme on l’a dit, il y a des actions que l’État français peut faire tout seul notamment sur ses banques publiques, on a parlé de la BPI mais on peut également parler des banques publiques, la Banque Postale étant une banque publique jusqu’à preuve du contraire. L’État a donc une certaine marge de manœuvre. Enfin, on a bien vu que la BCE, quand Mario Draghi était à la manœuvre, n’a pas obéi à la thèse du banquier central allemand. Dans le rapport de force au sein du gouvernement du groupe des gouverneurs de la banque centrale, c’est plus compliqué. Il y a des marges de manœuvre qui peuvent se discuter.

N.D – Il y a deux choses sur l’Allemagne qui me semblent importantes. La première, c’est qu’après la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne a bénéficié d’un haircut, c’est-à-dire d’une annulation pure et simple de près de 60 % de son immense dette. Ce qu’ils refusent donc de faire pour la Grèce, et pour tous les pays endettés actuellement, c’est ce qui leur a permis, après la guerre, de rebâtir une puissance industrielle de premier plan. Le deuxième point est qu’ils ont aussi bénéficié de ce contre quoi ils luttent aujourd’hui : l’inflation. C’est grâce à l’inflation qu’ils se sont débarrassés d’un montant de dette publique astronomique, bien plus élevé en pourcentage de la richesse nationale que ce que l’on connaît aujourd’hui. Les monétaristes ne comprennent pas et ne prennent jamais en compte que l’inflation a toujours un effet positif sur les dettes publiques en raison d’un mécanisme tout simple : les prix augmentent donc les taxes proportionnelles à ces prix augmentent alors que la valeur nominale des dettes, elle, reste stable. Ainsi, l’inflation est toujours positive pour les dettes publiques parce qu’elle s’accompagne d’une augmentation du revenu public. Ça peut aussi être positif pour les agents privés, notamment dans certaines situations où ceux-ci sont, par exemple, très endettés. Il ne faut pas oublier qu’à la fin des années 20, la période de Weimar a coïncidé avec une période où les grands groupes allemands pouvaient emprunter de l’argent et le rembourser deux mois après dans une monnaie complètement dévaluée pour financer leurs investissements. L’inflation a permis aux entreprises allemandes des années 20 de s’endetter quasiment gratuitement et donc de financer leurs investissements plus facilement. Cela a en revanche été évidemment désastreux pour les fonctionnaires, les retraités, pour les petits épargnants qui eux, n’avaient pas des revenus qui évoluaient avec les prix.

C’est pour cette raison qu’il faut trouver un mix, un niveau d’inflation qui soit acceptable pour tout le monde, mais il ne faut surtout pas garder en tête que l’inflation est toujours un phénomène désastreux. C’est un phénomène qui peut être extrêmement positif sur le niveau des dettes privées et publiques et dont l’impact doit être équitablement réparti entre les citoyens. En ce qui concerne l’Allemagne contemporaine, toute l’économie allemande a été basée sur la modération salariale et sur l’export. Ces deux modèles-là sont aujourd’hui battus en brèche de plein fouet. L’export s’effondre encore plus actuellement avec la crise du coronavirus et, puisque les autres pays ne pouvaient plus augmenter leurs salaires et donc continuer à importer, sans compter ce qui annulait une partie des gains de compétitivité allemande, la modération salariale ne marchait déjà plus avant.

Le modèle allemand n’est donc pas durable et il est très vulnérable aux chocs mondiaux et externes. C’est un modèle qui va être mis en échec par les soubresauts de la mondialisation. Ainsi, il n’y a pas d’autre solution pour l’Allemagne que de redévelopper de l’investissement public, de remettre des gens à l’emploi, de diversifier son industrie pour retrouver un peu plus de compétitivité sur d’autres domaines que l’automobile, les machines-outils et la chimie. On ne comprend pas pourquoi l’Allemagne ne décide pas d’investir aujourd’hui dans un contexte où les taux d’intérêt sont inférieurs aux taux de croissance, ce qui signifie mécaniquement un endettement gratuit. Il faut attendre le coronavirus pour voir qu’Angela Merkel est prête à renoncer à un certain nombre de dogmes, notamment au dogme zéro déficit, et lancer un grand plan de relance.

Nicolas Dufrêne, photo © Anthony Jacques pour LVSL

LVSL – Pour les élections municipales, il a été beaucoup question de mise en place de monnaies locales. Pourtant, il y a très peu d’exemples probants. Selon vous, est-ce une bonne piste ?

N.D – Il faut comprendre comment les monnaies locales fonctionnent car beaucoup de gens se trompent sur ce sujet. Les monnaies locales ne sont pas une autre forme de monnaie puisque, comme cela a été confirmé par la loi consommation de 2014 dite « loi Hamon », il est écrit dans la loi qu’une unité de monnaie locale ne peut être obtenue qu’en échange d’une unité de monnaie officielle, c’est-à-dire l’euro. Donc, si à Toulouse, on veut obtenir cent unités de la monnaie locale, le Sol Violette, il faut avant tout déposer cent euros dans le compte bancaire de la collectivité ou de l’association qui propose cette monnaie locale. Quels sont les avantages ? Premièrement, un point très important qui est que, quand on obtient cent unités de monnaie locale, cela veut dire qu’on retire cent unités en euros de la circulation monétaire immédiate même si, par la suite, cette somme peut être investie dans un fonds qui, par exemple, investit dans des entreprises locales. L’autre avantage, c’est d’avoir une sphère de circulation locale qu’on maîtrise, qui permet de faire des achats dans un certain périmètre territorial et, ce faisant, tout cela accélère théoriquement la circulation monétaire. Cela veut dire qu’une unité monétaire va être utilisée plus de fois sur le territoire en question ; et une unité monétaire qui circule plus vite, c’est comme si on avait plus d’unités monétaires et qu’on augmentait la masse monétaire temporairement sur un territoire donné. Cela permet de stimuler l’activité d’une manière qui peut être écologique et responsable, parce qu’on peut aussi cibler les emplois, les entreprises ou les commerces qui peuvent recevoir cette monnaie. On peut, par exemple, interdire que cette monnaie serve à financer des énergies fossiles, à financer de l’agriculture intensive non respectueuse de l’environnement et donc cela peut avoir un sens citoyen. Pour toutes ces raisons, les monnaies locales peuvent avoir un grand intérêt : elles peuvent accélérer la circulation monétaire sur un territoire et redonner du sens à l’utilisation collective de la monnaie. Mais il ne faut surtout pas se tromper et attendre d’elles ce qu’elles ne peuvent pas donner comme un grand plan de relance économique, un plan de réindustrialisation vert ou de décarbonation. Pour ce type-là de grands projets de reconstruction écologique, il faut faire intervenir des mécanismes nationaux et internationaux de création monétaire et d’investissement. Les monnaies locales ne peuvent pas faire augmenter la masse monétaire, et encore moins sans endettement. Or c’est cela que nous prônons pour la reconstruction écologique.

LVSL – Le coronavirus est une sorte de catalyseur pour le fameux moment Minsky où on se rend compte que les dettes des acteurs privés ne sont pas solvables, car la situation économique est atone. Les PME, les auto-entrepreneurs, les grandes entreprises sont en difficulté. Le virus a déclenché une crise financière et il précipite plusieurs pays européens dans la récession. On imagine la suite : les États sont contraints de faire de la relance budgétaire et de s’endetter, et il en découlera une cure de rigueur qui provoquera potentiellement une autre crise, à moins que des changements politiques institutionnels aient entretemps eu lieu. Êtes-vous d’accord avec ce constat et pensez-vous qu’il s’ensuivra un moment propice pour le thème de la création monétaire et pourquoi ?

N.D – D’une manière ou d’une autre, aujourd’hui ou demain, et le plus tôt sera le mieux, ma conviction personnelle est qu’on en viendra à un moment où des mécanismes de création monétaire libre et d’injections monétaires directement dans l’économie deviendront absolument incontournables. Ce sera le seul moyen de surmonter le piège intrinsèque au système monétaire actuel qui associe la création monétaire à la dette privée ou publique. À un moment, il faudra rompre ce cercle vicieux parce que les niveaux de dette seront trop importants et que cela étouffera l’économie. On se retrouve d’ores et déjà dans cette situation avec le Covid-19 où les chaînes de création de valeurs internationales se brisent, ce qui va entraîner des difficultés d’approvisionnement, des hausses de coût, et de nombreuses restructurations d’entreprises. On est aussi dans une séquence où il y a moins de fréquentations des lieux commerciaux, des lieux publics et des commerces ce qui va restreindre la marge financière d’un grand nombre d’entreprises ; et tout cela intervient dans une situation où la dette des entreprises au niveau mondial n’a jamais été aussi élevée, soit plus de 70 000 milliards de dollars de dette des entreprises privées uniquement (hors secteur financier).

Quand on fait intervenir un grave choc d’offre et de demande dans un tel contexte, cela entraînera inévitablement un grand nombre de faillites, des licenciements et donc des baisses de revenu. Est-ce qu’on va se diriger vers le chaos décrit dans votre question ? Je ne l’espère pas. Les États se montrent prêts à venir en aide aux entreprises et aux salariés. L’Italie a mis en place un dispositif pour suspendre temporairement le remboursement des dettes privées et notamment des crédits immobiliers. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a beaucoup de choses à faire pour éviter la catastrophe. Au niveau budgétaire, au niveau monétaire, il y a des réponses possibles : des baisses d’impôt, des crédits d’impôt, des mécanismes de soutien aux entreprises, des mécanismes d’extension, de chômage partiel qui consistent à dire qu’au lieu de licencier les gens, la collectivité subventionne pendant un temps la baisse de la durée travaillée en échange du maintien du salaire et donc du maintien de la consommation et de l’emploi. On a aussi ce type de dispositifs en France, mais ils ne sont pas assez développés par rapport à l’Allemagne. Plusieurs économistes ont alerté sur ce point depuis des années. Ainsi, ce qu’on peut souhaiter, c’est que les États mettront en place l’ensemble de ces mécanismes sans regarder à la dépense. Peut-être même que, si on en arrive à ce type de mesures exceptionnelles pour lutter contre le coronavirus à une grande échelle, on acceptera ensuite de conserver des outils similaires pour financer la transition écologique et pour tout simplement développer un nouveau paradigme de politique économique, écologique et sociale, sur les plans budgétaire et monétaire notamment. En particulier, on devrait saisir l’opportunité des investissements nécessaires à faire pour la lutte contre le coronavirus, et pour la relance écologique de l’économie qui devrait ensuite intervenir pour annuler les dettes publiques détenues par les banques centrales de l’eurosystème, au moins à même hauteur que ces investissements.

 

 

Frédéric Keck : « Nous sommes en 1914 et Jaurès nous manque à nouveau »

@Jérôme Bonnet/Modds

Si les événements de ces dernières semaines ont surpris beaucoup de nos concitoyens, Frédéric Keck est peut-être l’une des rares personnes qui s’y attendaient ou qui s’y préparaient. Philosophe et anthropologue, spécialiste de l’étude des crises sanitaires liées aux maladies animales, le directeur du Laboratoire d’Anthropologie sociale devait sortir ce printemps chez Zones Sensibles son nouveau livre Les sentinelles des pandémies. Chasseurs de virus et observateurs d’oiseaux aux frontières de la Chine. En attendant que la levée du confinement nous permette de nous procurer son livre, il fait le point dans cet entretien sur ce que dix ans d’observation ethnographique des « sentinelles » asiatiques – Hong-Kong, Singapour et Taïwan – lui ont appris de la préparation des pandémies. Surtout, il s’attarde sur l’échec de l’anticipation européenne, sur ses causes profondes dans l’histoire des guerres mondiales et, de l’Affaire Dreyfus au socialisme jaurésien, sur les ressources insoupçonnées qu’il nous faudra investir pour anticiper les prochaines crises, qui ne manqueront pas d’arriver du fait des transformations écologiques signalées par les émergences virales. Milo Lévy-Bruhl est doctorant en philosophie politique. Entretien en collaboration avec Hémisphère gauche.


Milo Lévy-Bruhl : L’OMS annonce depuis des décennies l’advenue imminente d’une pandémie mondiale meurtrière, nous y sommes. L’ampleur des désordres est inédite tout comme le sont les mesures prises pour y faire face. Peut-on dire que nous sommes en guerre ?

Frédéric Keck : Je crois qu’il faut comprendre ce que signifie déclarer la guerre à un virus pandémique. Les discours du président de la République les 12 et 16 mars ont eu de l’efficacité pour imposer des mesures de confinement inédites parce qu’ils déclaraient la guerre sans désigner un ennemi derrière une frontière. La « drôle de guerre » dans laquelle nous sommes entrés alterne entre l’attente pour le plus grand nombre et la Blitzkrieg pour ceux qui en sont les victimes. Surtout, nous ne savons pas qui est l’ennemi, parce qu’il est invisible et qu’il circule parmi nous depuis des semaines. En ce sens, la guerre aux pandémies ressemble à la guerre globale contre le terrorisme, parce qu’elle pousse jusqu’à ses conséquences ultimes son dispositif.

MLB : La guerre dont parle le président de la République récapitule donc tout l’imaginaire guerrier français depuis la Première guerre mondiale ?

FK : Il faut comprendre ce que signifie déclarer la guerre avant d’analyser à qui on la déclare, car la déclaration de guerre mobilise un imaginaire très puissant et très archaïque. Bergson analyse dans Les deux sources de la morale et de la religion l’effet qu’a eu sur lui la déclaration de guerre de 1914, en la comparant au récit de William James sur le tremblement de terre de San Francisco, qu’il disait ressentir comme une personnalité familière, et aux rituels par lesquels les chasseurs des sociétés sauvages invoquent l’esprit de leurs proies pour qu’elles consentent à être tuées. Lorsque j’analyse les technologies par lesquelles nous nous préparons à des catastrophes comme des pandémies, des tremblements de terre, des ouragans, des attaques terroristes, je note la même utilisation des compétences qui étaient celles des sociétés de chasseurs. Dans les sociétés de chasseurs, en effet, la guerre est un état permanent, toute relation sociale est potentiellement une relation guerrière entre proie et prédateur.

Plus largement, je suis frappé par les analogies entre la situation que nous vivons et celle de 1914, peut-être sous l’influence des virologues qui parlent du caractère cyclique des pandémies venues de Chine : 1918, 1957, 1968. De même, la période 1871-1945 était un cycle de guerres mondiales qui partaient de l’Allemagne – et peut-être même faut-il remonter à la Révolution Française qui a rendu manifeste la tension entre la « civilisation » française et la « culture » allemande.  En 1914 la France déclarait la guerre à l’Allemagne pour prendre sa revanche sur la nation industrialisée qui l’avait défiée et humiliée en 1871, parce que l’Allemagne était alors la seule nation à s’être construite non sur l’universalité du discours ou l’efficacité de l’échange mais sur la puissance technologique. Alors que les scientifiques travaillaient jusque là des deux côtés du Rhin dans une simple atmosphère normale de rivalité, comme Pasteur et Koch par exemple, il fallait, pour déclarer l’Allemand ennemi, le naturaliser comme Boche, un peu comme lorsque Trump parle du « virus chinois ». Surtout, les nations européennes sont entrées dans la guerre comme des « somnambules », pour reprendre l’expression de l’historien Christopher Clark [1], en sachant qu’elles mettaient fin à la « Belle Epoque » où les grandes capitales européennes pouvaient rivaliser dans le luxe capitaliste et la conquête du monde. Elles ne savaient pas combien de temps la guerre allait durer parce que les armes qui servaient au début de la guerre devaient sans cesse être améliorées et remplacées. De même, nous entrons dans une nouvelle période avec ces techniques de confinement, de surveillance, de dépistage, de réanimation dont nous ne savons pas comment elles vont mettre fin à la pandémie, mais dont nous savons déjà qu’elles ont modifié en profondeur nos existences. Nous savons aussi que nous ne retrouverons plus l’innocence du temps où nous pouvions prendre l’avion avec un billet acheté d’un clic pour aller au bout du monde.

MLB : En quel sens vivons-nous à notre tour la fin d’une « Belle Époque » ?

FK : La période qui s’achève peut être repérée par les bornes 1976-2019 pour continuer le parallèle avec la période 1871-1914. 1976, c’est l’apparition d’Ebola en Afrique centrale et le prix Nobel de médecine donné à Carlton Gajdusek pour ses recherches sur le kuru qui serviront à comprendre la transmission zoonotique du prion causant la « maladie de la vache folle ». Il s’agit d’un des rares prix Nobel attribués à des recherches sur les maladies infectieuses émergentes, car la communauté scientifique pensait alors que les maladies infectieuses appartenaient au passé après l’éradication de la variole. 1976, c’est aussi la fin de la guerre du Vietnam, marquée par le fiasco de la grippe porcine : désireux de reprendre le contrôle sur leur territoire, les gouvernement américain vaccine 10% de la population contre un virus H1N1 proche de la grippe espagnole de 1918, qui s’était probablement échappé d’un laboratoire soviétique, mais doit arrêter parce qu’un grand nombre de syndromes de Guillain-Barré se déclarent après la vaccination. 1976, c’est aussi la mort de Mao Zedong et l’avènement de Deng Xiaoping, qui comprend que l’accomplissement du projet maoïste de mettre fin à deux siècles d’humiliation de la Chine par l’Occident ne peut se faire qu’en adoptant les technologies occidentales de développement. Il est étonnant de noter que 1976, c’est aussi l’année où Michel Foucault fait un cours sur la biopolitique qui marque une rupture dans son œuvre en lançant des formules prémonitoires, mais qui manque ce qui se passe en Asie et en Afrique parce qu’il reste focalisé sur les transformations de la sécurité sociale en Europe et aux États-Unis.

Pendant toute cette période qui va de 1976 à 2019, les virologues ont construit un scénario selon lequel les transformations que l’espèce humaine impose à son environnement (élevage industriel, urbanisation, construction d’infrastructures de transport, déforestation, changement climatique…) multiplient les chances de contacts entre les humains et les animaux sauvages porteurs de nouveaux pathogènes, et la transmission très rapide de ces pathogènes sur toute la planète. Ce scénario, dont les deux grands penseurs sont l’Australien d’origine britannique Frank Macfarlane Burnet et l’Américain d’origine française René Dubos [2], est actualisé par la construction de laboratoires permettant de surveiller les mutations des virus à travers le monde, comme ceux que Kennedy Shortridge et Robert Webster, deux élèves de Burnet, construisent à Hong Kong et Memphis. Il est confirmé par une série d’émergences virales : la grippe aviaire H5N1 en 1997, le SRAS-Cov en 2003, la grippe porcine H1N1 en 2009, le MERS-Cov en Arabie Saoudite en 2012, enfin le SRAS-Cov2 en 2019. L’analogie avec 1914 fonctionne là aussi : il y a eu de multiples événements entre 1871 et 1914 qui annonçaient la conflagration européenne puis mondiale, mais seule la déclaration de guerre montrait qu’on basculait vraiment dans une nouvelle réalité. La différence majeure entre 1914 et aujourd’hui, finalement, c’est que l’Europe n’est plus le centre du monde mais la périphérie, et que la conflagration se joue surtout entre la Chine et les États-Unis qui sont les deux puissances mondiales depuis la fin de la guerre froide – dont 1976 pourrait être une des dates.

« Nous menons une guerre avec des armes venues d’un autre temps. »

MLB : Peut-on dire que la Chine et les États-Unis ont davantage anticipé et préparé la pandémie que l’Europe ?

FK : Je crois en effet que notre difficulté à comprendre la guerre qui est devant nous vient du fait que nous la faisons avec des technologies et des armes qui viennent d’un autre temps. Pendant un siècle, les gouvernements de l’Europe ont pacifié le continent et conquis le reste du monde en s’appuyant sur des techniques de prévention des maladies qui leur permettaient de calculer les risques sur leur territoire par des savoirs statistiques et de mutualiser ces risques dans leurs populations par des techniques d’assurance. C’est le fondement de la sécurité sociale, qui est formalisée au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale mais qui est construite dès les premières techniques juridiques de compensation pour les accidents industriels un siècle plus tôt. C’est ce que François Ewald [3] a décrit comme l’histoire « l’État-providence », qui s’interrompait selon lui dans les années 1970 du fait de la privatisation des assurances, et Jean-Baptiste Fressoz [4] comme l’histoire de « l’apocalypse joyeuse », où les sociétés européennes entraient dans la catastrophe écologique avec le coussin amortisseur du calcul des risques.

Or je soutiens que d’autres techniques d’anticipation du futur se sont construites en parallèle, qui sont des techniques de préparation aux catastrophes consistant à imaginer l’événement catastrophique peu probable comme s’il était déjà réalisé de façon à en limiter les dégâts. Mes collègues américains – Paul Rabinow, Andrew Lakoff, Stephen Collier [5] – datent ces techniques de la fin de la Seconde Guerre Mondiale avec l’anticipation par le gouvernement américain d’une attaque nucléaire par les Soviétiques. Je fais l’hypothèse que ces techniques étaient déjà disponibles à la fin du dix-neuvième siècle en Europe à travers la préparation à la guerre mondiale et à la grève générale. Ce qui est certain, c’est que ces techniques sont transférées après la guerre froide à la gestion des épidémies et des catastrophes naturelles. Quoi qu’il en soit, on peut distinguer trois techniques de préparation aux catastrophes – ce que j’appelle les trois S, qui sont en fait redoublés : les Sentinelles, qui envoient des Signaux d’alerte précoce, les Simulations, qui mettent en scène des Scénarios du pire cas, et le Stockage de biens prioritaires, qui se distingue du Stockage ordinaire (en anglais : stockpiling et storage). Toutes les discussions sur la préparation portent sur le bon usage de ces techniques, c’est-à-dire leur bonne distribution dans la société de façon à préparer les populations aux catastrophes à venir.

MLB : Pourtant l’Europe a semblé aller plus loin que la prévention avec le fameux principe de précaution…

FK : Le principe de précaution, qui a émergé en Allemagne dans les années 1970 pour justifier l’opposition à l’industrie nucléaire, a servi aux sociétés européennes – et notamment la France, qui l’a inscrit dans sa Constitution en 2005 – à passer graduellement de la prévention à la préparation, un peu comme un coussin amortisseur lui permettant d’éviter un basculement intellectuel et technologique trop violent. Le principe de précaution implique en effet, face à une menace diffuse et nouvelle, de maximiser les risques pour justifier une intervention massive qui, rétrospectivement, fera apparaître le risque comme faible. D’où les controverses infinies et indécidables sur le principe de précaution : en fait-on trop ou pas assez ? Le principe de précaution est infalsifiable puisque de toutes façons les gouvernements préfèrent en faire trop pour annuler la possibilité même de montrer qu’ils auraient pu faire autrement. C’est ce qui a été fait avec l’abattage massif des bovins soupçonnés de porter la maladie de la vache folle en 1996, avec l’abattage des volailles contre la grippe aviaire en 2005, avec la commande massive de vaccins contre la grippe porcine en 2009. Quand il a dû justifier le confinement face aux nouvelles menaces du Covid-19, le président de la République a créé un comité d’experts ad hoc pour justifier, sur la base de modèles épidémiologiques construits à l’Imperial College de Londres, que cette mesure éviterait des centaines de milliers de morts. Contrairement à ce qu’espéraient les sociologues des sciences [6], le principe de précaution n’est pas devenu le moteur d’une participation de la société civile à l’expertise scientifique, mais d’une instrumentalisation de l’expertise scientifique par le pouvoir politique pour justifier une nouvelle forme de souveraineté dans les sociétés néo-libérales.

MLB : À l’inverse, les pays asiatiques ont considérablement investi dans les techniques de préparation, notamment à la suite de l’épidémie de SRAS de 2003.

FK : En effet la préparation a été mieux comprise en Asie qu’en Europe et aux États-Unis, et les sociétés asiatiques ont même retourné les technologies conçues en Occident pour mettre fin à l’humiliation occidentale qu’elles perçoivent depuis deux siècles. C’est peut-être conjoncturel, puisque la crise du SRAS en 2003 a permis à ces sociétés de se préparer à l’émergence d’une nouvelle souche virale venue des animaux, comme l’a fait la Chine en inaugurant en 2017 un laboratoire de biosécurité P4 construit avec le soutien des Français, le seul laboratoire de ce type en Asie, qui fait de Wuhan une sentinelle des pandémies au centre de la Chine en rivalité avec Hong Kong sur ses frontières. Par ailleurs, l’Organisation Mondiale de la Santé ayant joué un rôle central depuis 2003 dans la mise en concurrence des sentinelles des pandémies, la Chine a compris dès le Règlement Sanitaire International de 2005 qu’il fallait qu’elle contrôle ce jeu. Elle a donc fait élire Margaret Chan directrice de l’OMS en 2006, après qu’elle ait géré les crises de grippe aviaire et de SRAS à Hong Kong entre 1997 et 2003, puis Tedros Adhanom Ghebreyesus en 2017, du fait des bonnes relations entre la Chine et l’Ethiopie. Résultat, la Chine a aussi poussé l’OMS à donner à la nouvelle maladie le nom le plus neutre possible – Covid-19 – de façon à faire oublier son origine chinoise, alors que les scientifiques du Centre for Disease Control aux États-Unis ont imposé de parler de SRAS-Cov2 pour rappeler les ressemblances entre cette maladie et celle qui a fait trembler l’Asie en 2003 en se diffusant également à Toronto. J’ai parlé de « classement de Wuhan » pour décrire la façon dont l’OMS compare les performances des Etats européens face au Covid-19 en m’inspirant du « classement de Shanghai » par lequel les autorités européennes notent les performances de leurs universités à partir d’indicateurs fictifs construits par la bureaucratie chinoise.

« Chaque transformation que l’espèce humaine impose à son environnement est suivie d’une maladie animale qui signale cette transformation. »

MLB : Vos travaux montrent aussi que la tendance à la préparation à l’émergence de pathogènes d’origine animale, comme les virus de grippe aviaire et les coronavirus de chauve-souris, n’est pas seulement conjoncturelle mais aussi structurelle.

FK : Le principe de précaution est profondément enraciné dans ce que Philippe Descola appelle l’ontologie naturaliste, qu’on trouve dans l’Occident moderne et qui repose sur une coupure entre les humains, dotés d’âmes et d’intentions, et les non-humains, conçus comme des étendues de matière inanimée. C’est ce qui justifie que l’on puisse abattre des millions de bovins ou de volailles pour éviter la transmission d’un pathogène qui infecterait les humains : les bovins et les volailles malades sont considérées comme des marchandises défectueuses bonnes pour la casse ou l’équarrissage. La préparation implique davantage une ontologie que Descola qualifie d’animiste : il faut prêter une intention aux virus pour pouvoir suivre leurs mutations à travers le réservoir animal, ce qui conduit à donner un sens aux discours apparemment new age selon lesquels « la nature se venge ». Chaque transformation que l’espèce humaine impose à son environnement est suivie d’une maladie animale qui signale cette transformation, et il faut que les humains entendent ces signaux d’alerte envoyés par les animaux. J’ai été très frappé, dans les entretiens que j’ai mené avec des citoyens chinois ordinaires, de voir que ce discours de la vengeance de la nature était parfaitement compris et qu’il n’était nullement incompatible avec une compréhension scientifique des mécanismes de mutation et de sélection des virus, ce qui vient peut-être de l’introduction importante de la biologie darwinienne dans la Chine républicaine des années 1920, mais aussi de ses affinités avec une conception cyclique de la nature que l’on trouve dans le Classique des mutations (Yi jing).

J’ai voulu tester cette hypothèse d’une meilleure prise de la préparation dans la cosmologie chinoise en regardant comment une pratique occidentale, le birdwatching ou l’ornithologie, était appropriée en Chine. Cela commence avec les premiers observateurs européens comme Robert Swinhoe ou Armand David au XIXe siècle, puis les sociétés d’ornithologues souvent pilotées dans les années 1950 par des militaires anglais ou américains à Hong Kong et Taïwan, puis des sociétés beaucoup plus sinisées dans les années 1990 avec un idéal de « science citoyenne » mais aussi une aspiration à la rencontre avec un oiseau dans son environnement naturel qui permet de le regarder « les yeux dans les yeux », et enfin l’enrôlement de ces sociétés dans la préparation à la grippe aviaire par la collecte d’échantillons pour les analyses en laboratoires. On pourrait faire le même type d’analyse pour les sociétés d’observateurs des chauves-souris, qui sont de plus en plus nombreuses en Europe et en Asie. Comme les ornithologues se présentent souvent comme des chasseurs repentants (sinon eux-mêmes, du moins la filiation intellectuelle dans laquelle ils s’inscrivent), on retrouve chez eux cette passion des « chasseurs de virus » pour la possibilité de suivre les animaux dans leur environnement sauvage, et à la limite de s’identifier à eux par les pathogènes que nous partageons en commun.

MLB : In fine, la Chine a réussi à gérer son épidémie et, écrivez-vous, elle met désormais au défi le reste du monde. Les économies occidentales sont à l’arrêt et reproduisent le confinement de Wuhan, qui est lui-même, bien que la plupart des commentateurs en Europe l’ignorent, inspiré de celui du Vietnam en 2003. L’Italie et la Slovénie se tournent vers la Chine plutôt que vers l’Union Européenne et la France instaure avec elle un pont aérien pour obtenir le matériel dont elle manque cruellement… La Chine s’impose sous nos yeux comme la première puissance mondiale.

FK : Nous entrons en effet dans une nouvelle ère du capitalisme marquée par la prééminence chinoise, qui était décrite depuis trente ans comme une « puissance émergente » mais qui apparaît à présent comme un leader mondial, capable de maîtriser une épidémie sur son territoire – l’ironie étant que depuis trente ans, ce discours s’accompagne du discours inverse sur la Chine comme réservoir de maladies infectieuses émergentes, comme la face obscure ou la part maudite de la puissance économique –  mais aussi d’aider le reste du monde à la contrôler par l’envoi massif de masques, de produits pharmaceutiques, de réactifs pour les tests de dépistage fabriqués sur son territoire. A ce titre, la Chine de Deng Xiaoping a réussi son pari de faire de la rétrocession de Hong Kong en 1997 le signe d’une nouvelle ère mettant fin à deux siècles d’humiliation coloniale qui ont permis aux Britanniques, par les guerres de l’opium en 1840, et aux Français, lors du sac du palais d’Été en 1860, de contrôler l’économie chinoise. Selon ce récit traumatique, qui justifie les pires errements de l’ère maoïste, il a fallu trente ans d’isolement de la Chine du reste du monde pour construire une population forte et unifiée capable d’absorber les outils technologiques de l’Occident, alors que ceux-ci avaient divisé la population entre la majorité paysanne et les élites urbaines pendant la période républicaine. La Chine moderne s’est toujours définie par sa capacité à maîtriser les épidémies, pour répondre aux défaillances de la Chine impériale qui n’avait pas su le faire, ce qui, dans la conception chinoise du « mandat céleste » (geming, qui signifie aussi « révolution »), est le signe de la nécessité de changer de régime. Sun Yat-Sen, le premier président de la Chine républicaine en 1911, avait fait des études de médecine à l’Université de Hong Kong et Mao Zedong, fondateur de la République Populaire de Chine en 1949, utilisait régulièrement la rhétorique de la guerre contre les virus pour mobiliser sa population, notamment depuis la guerre de Corée en 1950 au cours de laquelle il avait accusé les Américains d’utiliser les armes bactériologiques fabriquées par les Japonais. Xi Jinping, qui se conçoit comme l’héritier de cette histoire millénaire et est le premier empereur chinois nommé à vie dans la Chine moderne (même Mao Zedong n’avait pas eu cet honneur), en est parfaitement conscient. Le rapport publié par l’OMS le 28 février, qui décrit les mesures adoptées en Chine contre le Covid-19 comme un modèle pour le reste du monde, marque une victoire symbolique de Xi Jinping – même si les contestations montent sur la sincérité du nombre de victimes déclarées par la Chine à l’OMS. 

« La préparation aux épidémies oscille entre techniques cynégétiques et techniques pastorales. »

MLB : Une ombre au tableau, les semaines de retard des autorités chinoises dans l’identification de l’épidémie qui ont attisé les critiques de la population.

FK : La figure de Li Wenliang, ce jeune ophtalmologue de 33 ans décédé du Covid le 7 février en laissant sa femme enceinte infectée et après avoir alerté en vain les autorités de Wuhan dès le 30 décembre sur la dangerosité du coronavirus causant des pneumonies atypiques près d’un marché aux animaux, est en effet une épine majeure dans le récit que Xi Jinping fait de la maîtrise de l’épidémie de Covid-19 par la Chine, car elle a suscité un élan compassionnel inédit sur les réseaux sociaux chinois. On peut concevoir en effet que cette épidémie aurait pu être arrêtée à ce stade si l’alerte de Li Wenliang avait été entendue. Ce fait me conduit à une distinction importante, que je n’avais pas pu établir dans mon travail sur la grippe aviaire [7], entre sentinelle et lanceur d’alerte, car les virologues de Hong Kong avaient joué ces deux rôles depuis 1997. On peut dire rétrospectivement que Wuhan a bien joué son rôle de sentinelle en identifiant très rapidement les ressemblances génétiques entre le SARS-Cov2 et un virus prélevé sur une chauve-souris en 2018. Mais elle n’a pas joué le rôle de lanceur d’alerte parce que les autorités locales et provinciales à Wuhan ont eu peur d’envoyer de mauvaises nouvelles à Pékin. Elles ont été sanctionnées pour cela, puisqu’elles ont été remplacées par de nouvelles autorités plus fidèles au pouvoir central. Mais le remplacement des fonctionnaires corrompus ou incompétents ne met pas fin au manque le plus criant en Chine : celui d’une opinion publique dans laquelle les lanceurs d’alerte peuvent s’exprimer librement [8].

Il ne faut cependant pas en conclure que la Chine ou l’Asie ne pourraient pas gérer les pandémies à venir du fait d’une tradition disciplinaire séculaire, d’un totalitarisme autoritaire ou d’un despotisme oriental. Je vois plutôt les tensions actuelles autour de la gestion des épidémies en Chine comme un gradient entre les techniques cynégétiques (relatives à la chasse) et les techniques pastorales qui est très différent du nôtre mais qui ne résulte pas d’une culture incommensurable, plutôt de tournants ontologiques différents pris au cours de l’histoire humaine. On peut dire que les sociétés européennes et les sociétés chinoises partagent le même fond analogiste, au sens que Philippe Descola a donné à ce terme pour décrire le culte des correspondances cosmologiques dans des sociétés impériales, mais que les Chinois l’orientent davantage vers l’animisme alors que les sociétés européennes l’orientent davantage vers le naturalisme. Les sociétés européennes ont bâti le pouvoir pastoral autour d’un sacrifice – c’est-à-dire la destruction rituelle d’un animal ou d’un humain –  offert à un Dieu transcendant qui garantit l’unité du peuple par une loi. Les sociétés chinoises le conçoivent plutôt comme un système de correspondances ou d’analogies dans lequel le sacrifice permet de réinstaurer un ordre immanent après une crise, sans qu’il soit pour cela nécessaire d’invoquer un Dieu ou une Loi. La mort de Li Wenliang peut ainsi être comprise par le pouvoir chinois comme un sacrifice nécessaire à la construction d’une nation chinoise plus forte après la pandémie, et non comme l’instauration d’une justice transcendante à cette nation, ce qui est le fondement de l’espace public en Europe depuis les Lumières. Heureusement, d’autres territoires chinois comme Hong Kong, Taïwan ou même Singapour ont intégré cette conception européenne de l’espace public comme arène démocratique dans laquelle la décision souveraine est soumise au jugement du peuple et non seulement aux signes de changement de mandat céleste. C’est pourquoi il faut regarder attentivement ce qui se passe dans ces trois territoires que je décris comme les sentinelles de la pandémie, car le propre de la sentinelle est justement qu’elle refuse de se laisser sacrifier pour pouvoir porter ses signaux d’alerte le plus loin possible et qu’une nouvelle forme de justice en émerge.  En cela, la sentinelle est une technique cynégétique qui résiste à la forme pastorale du biopouvoir sacrificateur, aussi bien européenne (sacrifice de l’immanence à la transcendance) que chinoise (sacrifice comme rétablissement de l’immanence). Je crois que ce qui doit être répliqué pour nous préparer aux pandémies, ce sont les sentinelles, pas le sacrifice.

MLB : Si notre tradition est pastorale, où trouverons-nous des ressources pour mettre en place des sentinelles sans les sacrifier ?

FK : C’est tout l’enjeu de la réflexion que j’ai menée sur l’Affaire Dreyfus à travers un livre que j’ai rédigé récemment sur la famille Lévy-Bruhl [9]. Je fais en effet l’hypothèse selon laquelle Dreyfus a été perçu par le philosophe Lucien Lévy-Bruhl, son cousin par alliance, comme une sentinelle qui envoie des signaux d’alerte sur les catastrophes qui menacent les Juifs et, à travers eux, l’idéal des Lumières dont les juifs de France ont été au dix-neuvième siècle l’incarnation. Je fais aussi l’hypothèse selon laquelle Lévy-Bruhl n’a compris cette leçon de l’Affaire Dreyfus que rétrospectivement à travers des figures de « justes » qu’il rencontre dans d’autres sociétés, comme Rizal aux Philippines, Rondon au Brésil, Nguyen au Vietnam. Et j’éclaire ainsi sa fameuse analyse de la « mentalité primitive » comme un ensemble de techniques de vigilance qui permettent aux sociétés de se préparer à des menaces à venir sans recourir à la forme étatique du sacrifice. Cela ne signifie donc pas que Lévy-Bruhl projette sur les « sociétés primitives » une expérience du Juif antérieur à l’émancipation, car alors on pourrait dire que la coupure qu’il établit entre « mentalité primitive » et « mentalité civilisée » passe à l’intérieur du juif moderne, mais plutôt qu’il éclaire par l’analyse des données ethnographiques sur les sociétés coloniales une expérience qui est celle du juif moderne confronté à l’injustice et ne pouvant s’appuyer sur l’État pastoral pour la réparer ; ceci explique à mes yeux la résistance de Lévy-Bruhl à la sociologie durkheimienne du sacré et du sacrifice.

J’ai retrouvé une conception similaire des sentinelles chez Claude Lévi-Strauss tout d’abord, dont toute l’opposition à la sociologie durkheimienne vient de son refus de la compréhension de la Seconde Guerre Mondiale comme un sacrifice, et qui fait une lecture non-sacrificielle de la crise des vaches folles en 1996, et chez Amotz Zahavi, un ornithologue israélien qui publie en 1997 une « théorie du handicap » selon laquelle les vivants peuvent envoyer des « signaux coûteux » qui ont une valeur non utilitaire mais esthétique, car ils leur donnent un avantage comparatif dans des relations concurrentielles entre proie et prédateur mais aussi entre mâles et femelles, comme la fameuse « queue du paon » qui était déjà une énigme pour Darwin [10]. Or Zahavi a conçu cette théorie, qui est aujourd’hui unanimement acceptée mais qui apparaissait alors comme absurde, en observant des oiseaux, les babblers ou cratéropes écaillés, qui avaient des comportements de sentinelles dans le désert du Néguev. La force de son observation et de son interprétation était de dire que les sentinelles, en communiquant avec les prédateurs au lieu de les agresser, ne se sacrifiaient pas pour le collectif mais augmentaient leur capital de prestige – un argument qui avait du poids dans la lutte entre les « colombes » et les « faucons » dans l’Etat d’Israël.

Le point commun à Lévy-Bruhl, Lévi-Strauss et Zahavi, c’est de mettre en valeur des techniques cynégétiques – des formes de communication entre prédateur et proie permettant de pallier les incertitudes de leurs interactions – alors que la tradition juive s’est plutôt construite à partir de techniques pastorales. C’est un point dont j’ai discuté avec le directeur du zoo de Jérusalem en 2015, qui était aussi le président de l’Association des zoos européens : il n’y a pas de tradition cynégétique en Israël, ce sont toujours les peuples voisins qui chassent, et le rôle d’Israël est de civiliser les chasseurs en les soumettant à la Loi. Est-ce qu’il n’y aurait pas une forme de dissidence interne à la tradition juive à travers cette ethnologie et cette ornithologie des sentinelles ? Si oui, les Juifs européens ont peut-être des ressources de préparation dans leurs rapports avec leurs « tribus » voisines.

« Le socialisme jaurésien nous permettrait de nous préparer aux catastrophes à venir.»

MLB :  Théodore Herzl a en effet conçu le projet sioniste comme une réponse au signal d’alerte que fut la condamnation de Dreyfus, mais il a entraîné une grande partie des Juifs hors l’Europe dans une sorte de nouveau projet pastoral. Que reste-t-il alors à l’intérieur de l’Europe comme ressources pour mieux nous préparer aux catastrophes à venir ?

FK : Je crois que le socialisme jaurésien nous permettrait de nous préparer aux catastrophes à venir de façon plus juste que le socialisme chinois, parce qu’il intègre l’idéal moderne de la liberté. C’est ce que dit très clairement Lucien Lévy-Bruhl au lendemain de la Première Guerre Mondiale en distinguant le socialisme européen du socialisme asiatique dans un article que j’ai récemment réédité [11]. Jaurès avait en effet pour vocation d’adapter le socialisme allemand au peuple français, c’est-à-dire un peuple à la fois passionné par l’universalisme de l’idéal et enraciné dans le goût du sensible – c’est pourquoi il passait tant de temps et d’énergie dans les banquets républicains où l’on faisait de beaux discours et où l’on mangeait de grands repas. Jaurès, issu d’une famille d’officiers, formé dans la philosophie kantienne qui régnait alors à l’École Normale, a converti dans la défense des mineurs de Carmaux l’engagement militaire de ses ancêtres et la rhétorique de ses condisciples. D’où son obsession, en tant que philosophe et militant, pour la préparation de la grève générale : si la grève arrive, les prolétaires seront-ils assez forts pour la faire tenir et gagner des droits sur le patronat ? C’est aussi le sens de l’Armée Nouvelle, le livre qu’il publie en 1911 après avoir lu les plans de préparation de l’état-major à une guerre contre l’Allemagne, dans lequel il reprend l’idéal de l’armée révolutionnaire de Valmy pour l’organiser concrètement et faire de l’engagement du prolétariat dans le conflit avec l’Allemagne la condition d’une attribution de droits sociaux au sortir de la guerre. C’est enfin et surtout le sens de son engagement dans l’Affaire Dreyfus : si l’état-major français est capable de commettre une erreur de raisonnement comme celle qui a conduit Dreyfus à Cayenne, il sera incapable de faire face à un état-major allemand mieux équipé et organisé. Jaurès inscrit donc toute sa réflexion sur le socialisme international dans la nécessité de préparer la France à une grève générale d’abord, à une guerre mondiale ensuite, en intégrant la tradition juridique et politique française.

MLB : Constatant que l’Allemagne était mieux préparée, les proches de Jaurès intégrèrent le ministère de l’armement derrière Albert Thomas. Y a-t-il des leçons à tirer pour notre présent immédiat de leur gestion de la crise de la Première Guerre Mondiale ?

FK : Après l’assassinat de Jean Jaurès mais aussi la mort au combat de leur ami Robert Hertz, Lucien Lévy-Bruhl entre avec Maurice Halbwachs et François Simiand au ministère de l’armement où Albert Thomas, député proche de Jaurès, était sous-secrétaire d’État en charge de l’équipement militaire sous la tutelle d’Alexandre Millerand. Il s’agissait pour eux de contribuer par un travail de statistique et de propagande à ce qu’on appelait « l’effort industriel de la France », en convertissant des usines d’automobiles comme Renault en usines de guerre. C’était une forme de nationalisation qui ne disait pas son nom, anticipant les grandes nationalisations qui eurent lieu après 1945. L’industrie, qui s’était développée en France de manière autoritaire puis libérale sous le Second Empire et la Troisième République, était ainsi reprise en main par un pouvoir socialiste au service de l’effort militaire. Cela a conduit à un ensemble de nouveaux droits sociaux au sortir de la guerre comme la journée de huit heures pour rendre justice aux travailleurs et travailleuses qui avaient servi dans les usines de guerre. On pourrait imaginer aujourd’hui des formes de nationalisation comparables, non seulement des banques pour éviter leur faillite comme lors de la crise financière de 2008, mais aussi des grandes entreprises de distribution comme Amazon et Leclerc, pour organiser leurs conditions de travail et éviter qu’elles n’entrent en concurrence déloyale avec les petites librairies ou les marchés de village. Emmanuel Macron a beaucoup fait référence à Clémenceau dans sa communication depuis la début de la pandémie, pour justifier l’effort du personnel hospitalier sur la première ligne de front et le soutien que devait lui apporter le reste de la population sur l’arrière-front, mais il n’a pas assez parlé des travailleurs qui continuent de faire fonctionner la nation en temps de confinement, comme les caissières, les employés des entreprises de livraison, les ouvriers du clic qui font tourner les sites d’achat en ligne…Il y avait pourtant ces éléments dans ses discours de déclaration de guerre qui parlaient de la solidarité. Nous sommes en 1914 et Jaurès nous manque à nouveau.

« Je vois des signes de solidarité internationale dans l’échange de signes d’information entre les sentinelles des pandémies. »

MLB : Le lendemain de l’assassinat de Jaurès, la déclaration de guerre signifiait aussi l’échec de l’Internationale socialiste et de l’idéal de solidarité qu’il portait. Voyez-vous des signes de cette solidarité aujourd’hui ? Au contraire, le monde qui sortira de la crise du coronavirus n’est-il pas davantage susceptible de se replier sur lui-même ?

FK : Le risque de repli est fort, en particulier si la pandémie s’installe durablement en Afrique et en Amérique, justifiant de nouvelles périodes de confinement lorsque l’Europe aura levé les premières mesures. On voit mal comment le confinement peut être compatible avec un exercice plein et entier de la solidarité, même si l’on peut s’émerveiller des nouvelles formes de communication en ligne et applaudir le personnel hospitalier sur son balcon. Pour que la solidarité s’exerce, il faut qu’il y ait une forme d’activité commerciale, puisque la solidarité consiste justement à se prémunir des maladies qui peuvent émerger de cette activité commerciale elle-même. En cela, le solidarisme est une tentative de rendre compatible le socialisme et le libéralisme : c’est un remède par le socialisme – c’est-à-dire la formulation d’un idéal social commun à tous les membres d’un collectif – aux maux du libéralisme – c’est-à-dire un excès de liberté de circuler, échanger, discuter…  Et c’est pourquoi il est incompatible à mes yeux avec le protectionnisme, qui consiste à replier le collectif sur des frontières, dont la pire version est celle de l’Amérique de Trump qui utilise la souveraineté économique comme une forme hyper-agressive de concurrence libérale.

Je vois des signes de solidarité aujourd’hui dans l’échange de signes d’information entre ce que j’appelle les sentinelles des pandémies. Hong Kong, Taïwan et Singapour ne doivent pas être conçus comme des modèles de surveillance des pandémies qu’il faudrait appliquer en Europe avec des technologies informatiques sophistiquées. Ce sont plutôt des tentatives d’inventer des formes de détection précoce des pandémies compatibles avec les libertés publiques auxquelles nous sommes attachés. Ce sont des scientifiques connectés à des ordinateurs pour suivre les mutations des virus, mais aussi des corps exposés à des maladies respiratoires qui signalent les maux que nous avons imposés à notre environnement. C’est la base d’une solidarité non seulement entre les scientifiques – car le mélange de concurrence et de collaboration qui est au fondement de la science moderne est au principe de la solidarité – mais aussi entre les générations – entre les plus jeunes et les plus âgés, car c’est la base de la transmission de savoirs -, entre les nations et entre les espèces animales ; j’avoue avoir du mal à concevoir une solidarité avec les plantes et les arbres, mais je peux essayer d’aller jusque-là si je pars de crises mettant en jeu ensemble la santé des animaux et des plantes.

MLB : Vinciane Despret souligne dans la préface qu’elle donne à votre livre que vous réhabilitez un vieux slogan de Mai 68. Face aux épidémies la voie du salut c’est « l’imagination au pouvoir » ?

FK : C’est à Vinciane Despret que je dois la découverte de la théorie d’Amotz Zahavi, qu’elle est allée observer sur le terrain en Israël avant 1997 [12], et qui m’a permis de comprendre les sentinelles des pandémies en Asie. Pour elle, la force de la démonstration de Zahavi est justement cette dimension esthétique des « signaux coûteux », le fait que les oiseaux sentinelles se perchent sur la branche dans une sorte de danse où chacun se distingue par un cri différent, au lieu qu’un seul oiseau se sacrifie en poussant un cri agressif qui fasse fuir à la fois le prédateur et les autres oiseaux. De nombreux microbiologistes soulignent aujourd’hui que les virus ne sont pas des ennemis mais qu’ils cherchent seulement à se répliquer dans nos cellules, et que les conditions dans lesquelles nous interagissons avec le vivant, c’est-à-dire les barrières que nous instaurons entre les espèces, ont rendu ces virus franchissant ces barrières plus dangereux, notamment parce qu’ils produisent des paniques du système immunitaire. On peut donc concevoir une sorte de danse des humains avec les animaux et les microbes (et peut-être les plantes) dans une célébration de la diversité de la nature plutôt qu’un repli derrière des frontières spécifiques et nationales. Cela apparaitra comme une utopie new age mais c’est ce qui découle logiquement des techniques de préparation aux pandémies si on les prend au sérieux comme des technologies de l’imagination analogues à celles des chamanes dans les sociétés amazoniennes ou sibériennes : il faut imaginer que le virus est déjà là parmi les animaux qui vivent avec nous, simuler des formes d’interaction non agressives avec lui, et stocker des marchandises qui nous permettent de fabriquer de la valeur en fonction des traces qu’il y dépose. C’est le monde dans lequel nous sommes entrés avec la déclaration de guerre contre un virus pandémique qui n’est pas un ennemi mais avec lequel il va falloir apprendre à vivre autrement, et peut-être mieux.

 

[1] Christopher Clarck, Été 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre, Paris, Flammarion, 2013.

[2] René Dubos, Man, Medicine and Environment. Londres, Pall Mall Press, 1968, et Frank M. Burnet Natural History of Infectious Diseases. Cambridge, Cambridge University Press, 1972. Que ces deux ouvrages scientifiques soient parus entre le mouvement global de mai 1968 et la publication du rapport du Club de Rome sur les limites de la croissance en 1972 dit beaucoup de leur signification politique.

[3] François Ewald, L’Etat providence, Paris, Grasset, 1986.

[4] Jean-Baptiste Fressoz, L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Le Seuil, 2012

[5] Stephen J. Collier, Andrew Lakoff et Paul Rabinow, « Biosecurity: Towards an Anthropology of the Contemporary », Anthropology Today 20, n°5, 2004, p. 3-7.

[6] Yannick Barthe, Michel Callon et Pierre Lascoumes, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Le Seuil, 2001.

[7] Frédéric Keck, Un monde grippé, Paris, Flammarion, 2010.

[8] Cf. Francis Chateauraynaud & Didier Torny, Les sombres précurseurs. Une sociologie pragmatique de l´alerte et du risque, Paris, EHESS, 1999.

[9] Ce livre en cours d’édition est annoncé dans mon article « Lévy-Bruhl, Jaurès et la guerre », Cahiers Jaurès, n°204, 2012, p. 37-53.

[10] Amotz et Avishag Zahavi, The Handicap Principle: a Missing Piece of Darwin’s Puzzle, Oxford, Oxford University Press, 1997.

[11] Cf. Lucien Lévy-Bruhl, « L’ébranlement du monde jaune », et Frédéric Keck, « Lucien Lévy-Bruhl et l’imaginaire anti-colonial en Asie », Revue d’histoire des sciences humaines, n°33, 2018, p. 243-262.

[12] Vinciane Despret, Naissance d’une théorie éthologique. La danse du cratérope écaillé, Le Plessis Robin, Synthélabo, 1996.

Crise sanitaire : le « moment Pearl Harbor » pour l’écologie ?

Attaque de Pearl Harbor le 7 décembre 1941 © US archives

Employé pour la première fois par l’économiste américain Lester Brown, le terme de moment Pearl Harbor constitue cet instant de bascule d’une situation de déni à un état de guerre contre un ennemi, pouvant être le dérèglement climatique ou bien encore un virus. La crise sanitaire actuelle liée à l’épidémie du Covid-19 pourrait bien être le déclic pour un effort de guerre écologique.


Le Pearl Harbor sanitaire

L’impréparation et l’urgence sont nécessairement sources de ratages. Mais quels que soient les choix du gouvernement, nous sommes clairement passés d’une situation de déni à un état de guerre, en l’espace d’un week-end, voire même d’une journée : le 15 mars, jour du désastreux premier tour des élections municipales, le malaise était palpable. C’est le « moment Pearl Harbor » de cette crise sanitaire : la déclaration de guerre, terminologie certes discutable, est annoncée le lendemain par Emmanuel Macron dans son allocution télévisée suivie par plus de 35 millions de téléspectateurs.

Passé ce cap, les populations sont en capacité d’accepter des mesures hors normes.

Ce déclic pourrait être à l’image de celui qu’a représenté pour les Américains l’attaque de Pearl Harbor en décembre 1941. Au début de la Seconde Guerre mondiale, l’opinion publique américaine était divisée sur l’idée de s’engager ou non dans la lutte contre le nazisme. Le président Franklin D. Roosevelt était particulièrement préoccupé par le sentiment d’opposition à la guerre des importantes communautés d’origine allemande et italienne aux États-Unis. Cette attaque a fait basculer l’opinion américaine et donc les décisions politiques qui s’en suivirent.

Après certains chocs émotionnels et collectifs, les populations sont en capacité d’accepter des mesures hors normes, des mesures inimaginables en temps normal. Pour les États-Unis en 1941, ce fût un effort de guerre sans commune mesure dans l’histoire de leur jeune pays. Pour la crise sanitaire d’aujourd’hui, ce sont des restrictions de libertés individuelles inégalées en temps de paix.

Mais une guerre peut en déclencher une autre…

La question se pose : sommes-nous proche du moment Pearl Harbor climatique ? Pour Guillaume Duval [1], l’été 2019, avec notamment une fonte des glaces exceptionnelle au Groenland et les incendies géants en Sibérie et en Amazonie, aurait pu être ce déclencheur dans l’opinion mondiale. Mais il n’a pas eu lieu. Faut-il pour autant sombrer dans le pessimisme ? Non, nous sommes à un point critique où le champ politique est traversé par une question écologique devenue incontournable. Le basculement pourrait être imminent : il ne suffirait que d’un grain de sable pour secouer des idéologies obsolètes et accentuer la pression populaire. Et le coronavirus est un tsunami.

La conscience écologique n’a jamais été aussi aiguë dans toutes les couches de la population. Selon un sondage [2], « l’environnement n’est plus la préoccupation des gens aisés mais de tout le monde » : 55 % de ceux qui se considèrent comme appartenant aux milieux populaires citent l’environnement comme priorité, juste devant le pouvoir d’achat (54 %). Et si l’environnement est une priorité chez les jeunes, elle est « désormais la deuxième priorité des plus de 60 ans, avec 49 % de citations, juste derrière l’avenir du système social ».

Nous sommes à un point critique, le basculement pourrait être imminent : il ne suffirait que d’un grain de sable (…). Et le coronavirus est un tsunami.

L’idée que nous sommes au pied du mur et qu’il faille agir massivement est omniprésente. Selon un autre sondage[3], les Français seraient 80 % à penser que le dérèglement climatique « provoquera des catastrophes » et même 68 % à estimer qu’il « menace à terme la survie de l’espèce humaine ». Chiffre marquant, 61 % des sondés aspirent à un rôle « beaucoup plus autoritaire » de l’État, imposant des « règles contraignantes ». Et cette volonté est majoritaire que ce soit chez les sympathisants de gauche (71 %) ou les sympathisants de droite (54 %).

La crise sanitaire, dernier avertissement pour sauver la planète ?

La multiplication des épidémies ces dernières années n’est pas indépendante de la destruction de la biodiversité par l’Homme. En 2008, sept chercheurs publiaient un article [4] montrant la corrélation entre les transformations récentes des écosystèmes et l’augmentation du nombre de maladies infectieuses issues du monde sauvage. « Quand nos actions dans un écosystème tendent à réduire la biodiversité (nous découpons les forêts en morceaux séparés ou nous déforestons pour développer l’agriculture), nous détruisons des espèces qui ont un rôle protecteur », affirme le Docteur Richard Ostfeld [5].

La crise sanitaire actuelle est un exercice grandeur nature du type de crises qui nous attend dans les décennies à venir.

Nous pensions être débarrassés des épidémies ravageuses grâce à la science. Mais l’écologue et parasitologiste Serge Morand[6] montre qu’alors que le nombre de victimes de maladies infectieuses a diminué de 95 % aux États-Unis entre 1900 et 1990, le nombre d’épidémies aurait été multiplié par 10 depuis 1940. Cela décuple alors les risques de pandémies meurtrières comme celle qui nous touche aujourd’hui.

Mais nous l’avons vu par le passé, les arguments scientifiques sont rarement sources de réveil politique. Le déni climatique s’explique avant tout par la difficulté à visualiser le danger. Or, la crise sanitaire actuelle est un exercice grandeur nature du type de crises qui nous attend dans les décennies à venir. Le choc de la catastrophe sanitaire pourrait être équivalent au choc de l’assaut contre Pearl Harbor, en tout cas il le faudrait. Car c’est sans doute la première crise d’une longue série à venir. Préparons-nous à les confronter, mais surtout menons dès aujourd’hui un effort de guerre écologique pour les éviter. Le moment Pearl Harbor arrive toujours trop tard par rapport aux premiers lanceurs d’alertes, mais juste à temps, espérons-le, pour sauver les meubles.

[1] Duval, Guillaume, « Climat : le moment Pearl Harbor », Alternatives Économiques, 23 août 2019, https://www.alternatives-economiques.fr/guillaume-duval/climat-moment-pearl-harbor/00090109

[2] Édition 2019 de l’enquête Fractures françaises réalisée par Ipsos Sopra-Steria

[3] Réalisé par Viavoice pour Libération en septembre 2019

[4] Kate E. Jones, Nikkita G. Patel, Marc A. Levy, Adam Storeygard, Deborah Balk, John L. Gittleman, Peter Daszak, « Global trends in emerging infectious diseases », Nature, vol. 451, pp. 990-993 (2008).

[5] Dr Richard Ostfeld cité par Jim Robbins dans le New York Times, « The Ecology of Disease », 14 juillet 2012.

[6] Morand, Serge, « Coronavirus : La disparition du monde sauvage facilite les épidémies », Marianne, 17 mars 2020, https://www.marianne.net/societe/coronavirus-la-disparition-du-monde-sauvage-facilite-les-epidemies

Pierre Charbonnier : « Mon principal espoir est que le zadiste, le jacobin écolo et le technocrate radicalisé pactisent »

© Pascal Guittet – L’Usine Nouvelle

Pierre Charbonnier est philosophe, chargé de recherche au CNRS et membre du laboratoire interdisciplinaire d’étude des réflexivités (LIER-FYT) de l’EHESS. Il publie Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées, ouvrage qui bénéficie d’un écho médiatique inaccoutumé et circule des milieux écologiques les plus militants jusqu’aux directions des partis politiques de gauche. La facilité avec laquelle s’impose sa thèse principale y est pour beaucoup : dans ce couplage entre abondance et liberté, nous reconnaissons à la fois le moteur de nos sociétés politiques et, puisqu’il s’agit de le dénouer, le défi inédit auquel elles sont confrontées. Mais au-delà, la méthode de Pierre Charbonnier permet une relecture extrêmement stimulante de notre modernité et notamment de la pensée politique qui s’y développe depuis trois siècles. Avant d’échanger avec lui sur les enjeux actuels, c’est sur cet éclaircissement rétrospectif que nous avons d’abord voulu revenir. Milo Lévy-Bruhl est doctorant en philosophie politique à l’EHESS. Entretien en collaboration avec Hémisphère gauche.


Milo Lévy-Bruhl : Abondance et liberté propose une histoire de la pensée politique profondément novatrice. Plutôt qu’à la généalogie des concepts ou aux controverses métaphysiques sur l’idée de nature, vous vous intéressez aux traces des « affordances politiques de la terre » qu’elle contient. Vous montrez à quel point les théories des philosophes, des sociologues, des économistes sont intrinsèquement marquées par la matérialité.

Pierre Charbonnier : Lorsqu’on étudie la philosophie, on apprend à focaliser notre attention sur les notions qui organisent en apparence le pacte politique, comme la souveraineté, la légitimité, le droit, et on gomme l’univers matériel dans lequel ces notions sont élaborées, car il est considéré comme secondaire, peu conceptuel. C’est pourquoi, quand je me suis intéressé à la question environnementale, j’ai rétrospectivement été frappé par l’absence totale de prise en compte des discontinuités matérielles dans l’historiographie dominante de la philosophie politique. J’ai donc voulu réorganiser l’histoire des idées politiques en référence à des ruptures survenues dans l’histoire des supports matériels de l’existence collective, en référence à des transformations hétérogènes aux idées elles-mêmes : par exemple les changements dans les modes d’appropriation de la terre ou dans les régimes énergétiques ; d’où le sous-titre « Une histoire environnementale des idées politiques ». L’enjeu était de montrer que la pensée politique porte l’empreinte d’une pensée sur les usages du sol, les ressources, les territoires, que la pensée des normes renvoie à des manières de subsister, d’habiter et de connaître. C’est ce que j’appelle les « affordances politiques de la terre ».

MLB : C’est limpide chez Hugo Grotius, le premier auteur que vous relisez…

PC : C’est sans doute l’exemple le plus frappant du délire herméneutique dans lequel l’enseignement de la philosophie s’est enfermé. Un étudiant de philosophie qui étudie Grotius entend parler de tout sauf de ses obsessions : la mer, la terre, les cours d’eau, les montagnes, les bêtes, comment les prendre en compte dans le tracé des frontières, etc. Il ne s’agit pas de dire que Le droit de la guerre et de la paix est un texte d’écologie politique, mais que c’est un texte qui nous dit que l’ordre politique local et international qui se mettait en place au XVIIe siècle, et dont Grotius est l’un des principaux maîtres d’œuvre (il a conçu le droit international qui accompagnait l’entreprise impériale hollandaise) est entièrement dépendant de la façon dont on se répartit des espaces et des ressources. Qu’en deçà des références à Cicéron et aux textes religieux, il y a la question de la gestion politique du territoire tel qu’il est. Autrement dit, la question des rapports entre un collectif et son milieu n’est pas ma petite lubie personnelle, ce n’est pas une question latérale qui apparaîtrait de temps en temps, c’est au cœur des textes, sous nos yeux. Mettre en ordre la société et construire un rapport au monde physique, c’est la même opération, en permanence. C’est une idée que je dois à Philippe Descola, et qui méritait d’être transposée comme principe méthodologique en philosophie. En y étant attentif et en s’émancipant des lectures canoniques, l’histoire des idées peut donc devenir une histoire environnementale des idées : non pas une généalogie de la pensée écologique, mais une généalogie de la pensée politique moderne à l’intérieur de laquelle figure déjà la question des rapports collectifs au monde physique, au territoire.

MLB : Pour autant, il ne s’agit pas de dire que la pensée politique ne ferait que répercuter la dynamique du milieu.

PC : Oui, si j’utilise l’expression des « affordances politiques de la terre » c’est parce qu’à l’inverse j’ai parfois trouvé dans la pensée environnementale un surdéterminisme matériel. Or, « affordances », qu’on pourrait traduire par « possibilités », signifie que le substrat matériel ne détermine pas de manière automatique ou nécessaire des modes d’organisation économique et sociologique, mais qu’il fournit des prises à l’action. Cette fois, c’est l’influence de Bruno Latour qui se fait sentir : considérons le non-humain comme un partenaire à part entière des controverses socio-politiques pour ouvrir la boîte noire de l’imaginaire politique moderne. On peut illustrer ça en s’intéressant à la période préindustrielle. Quand on sait que l’essentiel du capital économique et symbolique vient des structures foncières, on relit John Locke et on y trouve une théorie de l’amélioration de la terre que j’essaie de restituer. Pour John Locke, il faut améliorer la terre pour en être propriétaire, c’est ce qui justifie une certaine relation géopolitique avec les Amérindiens – auxquels il dénie cette capacité d’amélioration – et une conception du sujet politique et des formes de gouvernement moderne. La liberté du citoyen et les limites du pouvoir républicain à son égard sont liées à ce rapport d’appropriation de la terre. Il y a un substrat écologique au développement du républicanisme et des formes de liberté politique modernes. Mais il y a aussi des controverses liées à ce substrat, des demandes de justice concurrentes au républicanisme propriétaire lockéen qui s’élaborent elles aussi en référence au monde agraire, comme par exemple La Justice agraire de Thomas Paine, publié en 1797. Des manières différentes d’envisager l’ordre foncier qui conduisent à des manières différentes d’organiser l’ordre social. Autrement dit, il y a toujours des conflits sociaux qui reposent sur des manières concurrentes d’utiliser, de partager et de transformer des espaces et des ressources.

«  Hier comme aujourd’hui, les systèmes de justification des inégalités sont enchâssés dans des formes d’usage du monde. »

D’ailleurs, le dernier livre de Thomas Piketty est assez curieux à cet égard. Il fait de la propriété le centre de gravité idéologique qui permet la reproduction des inégalités économiques modernes. Il a raison, sans doute, mais il omet de dire que c’est d’abord la propriété de la terre, puis des machines, et donc que le nerf de la guerre se situe dans l’articulation du social à son monde. J’aime beaucoup son travail, mais s’il avait intégré cette dimension du problème dans l’histoire qu’il raconte, il serait en mesure de mieux articuler les questions de justice fiscale avec l’impasse climatique : hier comme aujourd’hui, les systèmes de justification des inégalités sont enchâssés dans des formes d’usage du monde.

MLB : L’une de ces controverses concerne le libéralisme dont vous permettez de complexifier la compréhension.

PC : Il existe en effet plusieurs versions du libéralisme. D’abord, au XVIIIe siècle, plusieurs versions contemporaines, les Lumières françaises qu’on appelle les physiocrates et les libéraux britanniques, Adam Smith et David Hume, puis Ricardo et Malthus. Pour les libéraux britanniques, la modernisation des structures productives et agraires va de pair avec une modernisation des structures sociales, avec la genèse d’une société civile émancipée des vieilles hiérarchies statutaires, mais pas pour les physiocrates chez qui le féodalisme résiste à la poussée marchande. Les Anglais, Smith en particulier, ont tourné en ridicule l’archaïsme des économistes français qui restaient prisonniers de l’aristocratie et qui se méfiaient du pouvoir transformateur de la bourgeoisie proto-capitaliste. Mais d’une certaine manière c’est une vision intéressante parce qu’elle correspond davantage à ce qu’on observe encore aujourd’hui, en particulier dans bon nombre de pays du Sud. Très souvent, l’investissement en capital vient se poser sur des formes d’échange traditionnelles, si bien que des formes de vie communautaire, qui tiennent à des solidarités non marchandes, cohabitent avec une modernisation parcellaire, incomplète, et bien sûr très inégalitaire. C’est ce patchwork de développement et de sous-développement que l’on trouve un peu partout dans le monde, et dont Rosa Luxemburg avait déjà parlé au début du XXe siècle. À l’exception du monde atlantique, le « développement économique » ressemble davantage à ce que décrivent les physiocrates qu’à ce que défend Smith à travers le pacte libéral, cette utopie de l’émancipation par l’abondance. Mais évidemment, le pacte libéral importe parce qu’il s’est imposé au cœur de la modernité politique. On le retrouve par exemple quelques années plus tard chez Condorcet puis dans l’industrialisme.

MLB : D’autant qu’il a fait montre d’une belle capacité d’exaptation. C’est une idée centrale de l’ouvrage qui vous permet de complexifier encore la compréhension du libéralisme en tenant compte des modifications dans les rapports avec la matérialité.

PC : L’exaptation est un terme inventé par le biologiste Stephen J. Gould pour décrire l’évolution de certaines fonctions dans une structure identique. L’exemple type est celui de l’aile qui a d’abord une fonction de thermorégulation et qui, sans modification de sa structure, va permettre de voler. Je pense qu’il peut arriver la même chose avec les idées et, en l’occurrence avec les idées libérales. La structure théorique reste la même, mais la fonction d’une idée, c’est-à-dire l’objectif politique qu’elle sert, change. Je prends l’exemple de l’idée libérale de propriété. Chez Locke, la propriété sert à définir un sujet politique, un cultivateur libre qui est propriétaire d’une terre qu’il améliore, ce qui le protège contre d’éventuelles dépossessions et violations de son droit naturel. Donc on comprend bien comment la propriété pouvait être pensée comme un instrument de protection. Mais, progressivement, les rapports sociaux de production évoluant avec l’industrie, la propriété n’est plus la simple propriété individuelle, mais la propriété lucrative du grand propriétaire foncier absent et la propriété des moyens de production industriels. Dès lors l’attachement à la propriété n’a plus rien à voir avec celui qui prévalait dans les coordonnées matérielles du monde agraire. Défendre la propriété ce n’est plus défendre l’individu propriétaire, mais c’est défendre la grande propriété, donc les inégalités, sur la base d’un héritage noble, celui des Lumières et des grandes déclarations de la Révolution française qui tournaient autour d’une articulation entre liberté, égalité, propriété et sécurité. Il y a donc une équivoque permanente que Proudhon avait mise en évidence. Quoi qu’en ait dit Marx, Proudhon a parfaitement montré dans Qu’est-ce que la propriété ? qu’à l’âge industriel, on s’est servi de cette équivoque pour justifier la concentration de la propriété capitaliste au nom d’une défense de la petite propriété individuelle. De la Propriété, que publie Adolphe Thiers en 1848 et qui sera augmenté et réédité tout au long du siècle, en est l’exemple le plus probant : la fanatisation du propriétarisme change de sens quand une même notion en vient à servir de bouclier contre des demandes de justice populaires, après avoir servi de véhicule à ces mêmes demandes.

« D’une époque à l’autre, le « libéralisme », qui conserve à peu près le même contenu théorique, revêt une fonction idéologique qui me semble très différente. »

MLB : Cette propriété industrielle correspond à un monde dans lequel les coordonnées matérielles ont été totalement bouleversées par ce que vous appelez la deuxième naissance de la modernité. Le pacte libéral y prend un sens nouveau et c’est là que se nouent véritablement abondance et liberté.

PC : En réalité, on codait déjà, depuis Locke, le processus d’émancipation politique en termes d’accroissement des moyens matériels d’existence. Le fait d’enclore, de défricher, d’amender la terre, en un mot d’améliorer, permet les gains de productivité qui vont assurer l’émancipation politique. Mais il est alors clair pour tout le monde que la conquête des gains de productivité est limitée par un plafond matériel, c’est ce que pense Malthus et c’est ce que Ricardo traduit par sa loi des rendements décroissants. Or, comme l’ont montré les travaux d’Antonin Pottier [1], aux gains de productivité intensifs liés à la division du travail, vont venir s’ajouter des gains de productivité extensifs : l’accès quantitatif à de nouveaux espaces productifs, à de nouvelles terres, et surtout l’accès à des équivalents d’espaces productifs compactés dans le sous-sol, le charbon, puis le pétrole [2]. Dès lors, la conquête des biens matériels et, puisque le pacte libéral les noue ensemble, celle du bien symbolique qu’est la liberté, n’a plus de limites apparentes. Le pacte libéral change de sens, quand le nouage ne se fait plus entre autonomie et amélioration de la terre, mais entre autonomie et illimitation de la sphère économique. Le libéralisme change totalement, entre l’univers des contraintes organiques qui forme l’horizon matériel de Smith à Malthus, et l’univers des nouvelles possibilités de croissance liées aux énergies fossiles et à l’empire qui apparaissent à l’époque victorienne. D’une époque à l’autre, le « libéralisme », qui conserve à peu près le même contenu théorique, revêt une fonction idéologique qui me semble très différente.

MLB : Vous montrez pourtant que ce nouage entre liberté et abondance n’a pas été sans susciter des embarras chez certains auteurs.

PC : Oui, il y a eu des alertes très précoces au sujet de ce couplage entre abondance et liberté. En 1865, dans The Coal Question [3], un livre au moins aussi important que Le Capital au XIXe siècle, Jevons présente le paradoxe suivant : si l’Angleterre est une entité politique qui doit sa liberté au charbon, que deviendra la liberté quand il n’y aura plus de charbon ? La proposition est suivie d’une série de calculs qui lui permettent d’affirmer premièrement que bientôt les États-Unis, qui ont davantage de charbon, seront plus puissants que l’Angleterre, et ensuite qu’il reste du charbon pour à peu près un siècle – or les premières fermetures de mines de charbon anglaises datent des années soixante. En plus d’être un prospectiviste hors-pair, Jevons pose surtout la question qui fâche : comment conserve-t-on la liberté sans l’abondance ? Évidemment, Jevons n’anticipe ni le pétrole ni le nucléaire, mais il prouve qu’il n’y a pas d’innocence productiviste totale au XIXe. Surtout, ce qui est intéressant, ce sont les réactions que le livre a suscitées. Immédiatement, des gens ont répondu à Jevons en disant qu’il exagérait, qu’on allait trouver des convertisseurs plus économes, de nouvelles ressources, etc. Exactement le discours qu’on nous tient aujourd’hui sur le pétrole. Les analogies avec certains débats que l’on connaît sont nombreuses et ont récemment été travaillées par mon collègue Antoine Missemer [4].

« A posteriori, on peut dire « le productivisme c’est mal », mais il produisait aussi de l’espoir dans l’avenir. »

MLB : Malgré Jevons, malgré des critiques similaires que formulera après la Ière guerre mondiale aux États-Unis le mouvement du conservationnisme sur lequel vous revenez, la réflexivité sur le nouage entre abondance et liberté n’a pas donné lieu à des luttes sociales.

PC : Oui, et pour une raison qu’il est important de rappeler : le modèle de développement économique qui repose sur le socle fossile a suscité des loyautés très profondes chez les classes populaires, parce que c’est un modèle qui pouvait se prévaloir d’une projection positive dans l’avenir. Or, une projection positive dans l’avenir, c’est ce que recherchent ceux qui n’ont rien, ou qui ont très peu, et qui renvoient une partie de leurs aspirations vers les générations ultérieures. C’était ça le progrès, l’idée que ça ira mieux pour nos enfants et pour les enfants de nos enfants, même quand on n’a rien, même quand on est exploités, et que les sacrifices consentis vont finir par payer. C’est pour ça que toute injuste structurellement que soit évidemment l’exploitation économique, elle entraîne une loyauté assez large des classes populaires par cooptation de l’avenir ; c’est le grand pouvoir du charbon, du développement en général. A posteriori, on peut dire « le productivisme c’est mal », mais il produisait aussi de l’espoir dans l’avenir, et les immenses luttes pour le partage des bénéfices, qui forment le substrat des démocraties sociales atlantiques, n’ont aucun sens en dehors de ce rapport à l’avenir enchâssé dans la relation productive.

Nous héritons donc des impasses écologiques de cette relation productive, mais nous héritons en même temps – et là se trouve toute la difficulté – des formes de justice sociale construites dans ce nouage : nous avons pris l’habitude d’obtenir des droits sur une base productive.

MLB : C’est la raison pour laquelle le socialisme, c’est-à-dire le mouvement qui canalise les attentes de justice et les luttes depuis le XIXe siècle, se conjugue à l’intérieur du pacte entre abondance et liberté. Pour autant, c’est ce que vous montrez de manière très convaincante, on aurait tort de le négliger aujourd’hui.

PC : Le fonds de commerce intellectuel et idéologique de l’écologie politique jusqu’à présent c’est la critique du productivisme, qu’il soit capitaliste ou socialiste. Or, une telle prémisse conduit soit à rompre totalement avec le socialisme, qui serait entaché de productivisme, soit à fantasmer l’amorce chez Marx d’une considération non-instrumentale de la nature qui n’existe pas – pour se rassurer en affirmant que l’anticapitalisme et l’écologie vont main dans la main. Je propose autre chose. Non pas chercher à savoir si la tradition socialiste est proto-écolo ou si c’est d’elle que vient le problème, mais s’intéresser à la manière dont les socialistes ont fait muter les conceptions politiques du rapport aux ressources, à l’habitat et à la connaissance. Ce qu’ils ont fait ! Quand les libéraux suivaient la voie de l’exaptation et affirmaient que rien n’avait changé, qu’il fallait continuer de défendre le pacte entre liberté et propriété, les socialistes s’y sont opposés. Certes, ils sont partis du socle « abondance-liberté » qui correspondait à une orientation historique, au progrès, mais ils ont exigé que de la conquête des gains de productivité – de l’abondance – découle un réarrangement des structures politiques à même de réaliser non plus la liberté individuelle, mais la liberté sociale. À ce titre, le socialisme porte une thèse extrêmement forte sur les rapports entre organisation politique et rapports collectifs au monde, à la matérialité. Une thèse d’actualité, mais qui doit intégrer les nouveaux rapports collectifs au monde. Le socialisme a toujours été une intervention dans de grands agencements d’humain et de matière. Je reviens d’ailleurs sur ses différentes variantes : le socialisme standard de la démocratie industrielle de Proudhon ou Durkheim, le socialisme technocratique de Saint-Simon ou Veblen, le socialisme marxiste. Il y a d’autres versions que je ne discute pas comme le socialisme ruraliste anglais de William Morris ou John Ruskin sur lequel Serge Audier revient dans ses livres. Pierre Leroux, un autre socialiste méconnu, a très bien vu que la structuration des inégalités sociales ne s’adossait plus à des questions statutaires, mais à des questions de possessions matérielles, l’important ce n’est pas ce que tu as, mais dans quelle quantité tu as quelque chose. Tu peux être, dit-il, le roi du monde avec un gros tas de fumier. On pense évidemment au charbon qui n’a rien de noble, mais qui, lorsqu’on en a beaucoup, génère du capital. Après l’analyse, comme tout bon socialiste, il propose sa propre théorie d’organisation de la société. Et c’est une théorie du métabolisme social cyclique dans laquelle tout doit être réutilisé y compris, donc, la matière fécale, qui conditionne la fertilité de la terre. C’est pour lui une condition du socialisme, ce qu’on pourrait appeler un « socialisme fécal ». Mais qu’importe la variante, le socialisme a toujours tenté de ré-ouvrir la question matérielle que le libéralisme voulait laisser fermée parce qu’elle cache plein de sales petits secrets : le rapport entre propriété et exploitation, le colonialisme, etc.

MLB : Le socialisme de Polanyi va même jusqu’à interroger la dimension paysanne de la question matérielle.  

PC : Ça n’a l’air de rien aujourd’hui mais entre les deux guerres, presque la moitié de la population est liée aux activités paysannes. Or, le marxisme a réduit la question agraire au conflit entre travailleur et propriétaire. L’attachement du paysan pour la terre, l’attachement non économique mais mémoriel, moral, religieux, et la dépossession de l’identité paysanne qui suit la marchandisation de cette terre a été ignorée par le socialisme marxiste. A l’inverse, il a été confisqué et instrumentalisé par le conservatisme et, Polanyi ne s’encombre pas de nuances, par le fascisme et les totalitarismes, qui pouvaient se présenter comme les protecteurs de ce rapport mémoriel à la terre. Dans les années 20 et 30, la sanctification du rapport authentique à la terre est le thème central de la révolution conservatrice, chez Heidegger, chez Carl Schmitt sous une autre forme, chez Barrès bien sûr, et il ne reste pas beaucoup d’espace au camp de l’émancipation pour penser une relation au territoire qui ne soit ni nationaliste ni engoncée dans une vague idée de l’enracinement. Polanyi n’est pas le seul à sentir ce problème. En 1935, Canguilhem écrit un très beau texte Le fascisme et les paysans dans lequel il pointe la nécessité de s’adresser aux paysans qui sont séduits par l’idée que les gardiens de la terre ne sont pas socialistes mais nationalistes. Ernst Bloch en Allemagne s’intéresse aux millénarismes paysans pour la même raison, Marc Bloch en France à l’individualisme paysan également. Dans un contexte où la révolution soviétique a eu lieu non pas sur une base industrielle mais sur une base agraire qui est aussi une base nationaliste, panslavique, les marxistes d’Europe de l’Ouest sont doublement tétanisés. D’abord parce que les paysans de l’Ouest regardent davantage vers les nationalistes et les fascistes que vers le socialisme, mais aussi parce que les narodistes russes du début XXe ressemblent peut-être à des marxistes qui aiment la terre, mais ce sont surtout des ultranationalistes, avec comme souvent de fortes tendances antisémites. Donc cette question de savoir « qui sont les gardiens de quels types d’attachements ? » est au cœur du gigantesque débat de l’entre-deux guerres sur les classes sociales vulnérables aux discours nationalistes et fascistes et sur la façon de les réintégrer à la critique marxiste. Même Simone Weil s’inscrit dans ce débat. Lorsqu’elle est à Londres avec de Gaulle, elle écrit L’enracinement dans lequel elle affirme que si on veut reconstruire la France sans devenir des vassaux de l’empire américain, il va falloir le faire sur une base paysanne, ce qui implique un certain nombre de concessions du socialisme à l’égard de ces affects qui semblent un peu conservateurs de l’attachement, l’enracinement, etc. C’est extrêmement fin et profond, mais évidemment, même si l’intention n’est pas mauvaise, le niveau de prise de risque idéologique est énorme. Et, de fait, parce qu’ils n’ont plus le contexte en arrière-plan, elle est aujourd’hui récupérée par certains éco-conservateurs. La réception américaine de Simone Weil qui intègre l’histoire transatlantique qu’il y a derrière est beaucoup plus intéressante.

« Les Trente Glorieuses ont permis une amélioration de la condition sociale pour beaucoup de gens, mais aujourd’hui ce sont précisément des idéologies anti-démocratiques qui renaissent pour prolonger cette utopie de la croissance infinie. »

MLB : Puisqu’on est arrivé à la Seconde Guerre mondiale, reprenons notre pérégrination historique d’ici. Après la guerre, un nouveau régime énergétique, basé sur le pétrole et l’atome, se met en place qui coïncide avec une période de latence des questions écologiques ; c’est ce qu’on appelle la grande accélération.

PC : Je crois en effet qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale il y a eu comme une éclipse de la réflexivité environnementale au niveau de la pensée sociale et politique dominante. Elle a plusieurs causes : d’abord le traumatisme d’une idéologie politique qui faisait de la conquête territoriale et de ses ressources – le Lebensraum – son objectif explicite, mais aussi les affordances spécifiques, on pourrait dire les affordances négatives, du pétrole et de l’atome. Contrairement à ce qui se passe avec le charbon, le pétrole et l’atome sont presque invisibles dans l’espace qui nous entoure, parce qu’ils viennent de loin et sont très concentrés, et parce qu’ils ne donnent pas lieu aux mêmes rapports de forces sociaux [5]. Les coordonnés matérielles sont donc moins incorporées à la réflexion politique soit parce qu’elles sont invisibles, soit parce qu’elles sont considérées comme tabou : on veut toujours étendre les bases matérielles de l’économie, mais en prétendant le faire de façon pacifique et coordonnée.

Les grands planificateurs des Trente Glorieuses sont symptomatiques de cette éclipse. Chez Jean Fourastié par exemple, on trouve des chapitres extrêmement détaillés sur l’isolation des maisons, des fenêtres, sur le réfrigérateur, sur le véhicule individuel : il s’agit de créer un cocon domestique dans lequel le travailleur peut penser à tout sauf aux idéologies. Dans ce cadre, l’énergie ne peut pas être limitée car elle est l’éponge qui va absorber les idéologies, ce sale truc qui a mis l’Europe en guerre. On retrouve le même traumatisme chez les grands penseurs politiques de l’après-guerre : Aron, Arendt, et bien sûr Rawls. Qu’est-ce qu’il y a derrière son fameux « voile d’ignorance » ? Des quantités gigantesques de pétrole bien sûr, et l’assurance que l’on peut fonder un contrat social stable sur le pur jeu des intérêts individuels, sans considération pour ses appuis matériels. La conjonction contingente entre l’impératif de désidéologisation et la société de consommation apparaît nécessaire. Tellement nécessaire que même les critiques sociales les plus virulentes de ce capitalisme-là ne peuvent s’empêcher de radicaliser l’abondance. Marcuse, mais aussi les Situationnistes, rêvent d’une société de l’art, du jeu, une société d’ultra-abondance qui émancipe de tous les besoins, le même idéal qu’un Elon Musk aujourd’hui. Pour autant, il ne s’agit pas de faire une contre-histoire des Trente Glorieuses. Évidemment que c’est là qu’on a appris à polluer, mais moi ce qui m’intéresse c’est quand on pollue pour de « bonnes raisons ». D’une certaine manière, polluer pour mettre fin aux idéologies fascistes, je suis pour. À condition que ça marche. Ça a marché à l’époque, ça ne marche plus aujourd’hui et c’est précisément ce qui m’intéresse. Les arrangements techno-politiques des Trente Glorieuses ont permis une amélioration de la condition sociale pour beaucoup de gens mais aujourd’hui, outre le fait qu’à l’échelle globale ils ont été très injustes, ce sont précisément les idéologies anti-démocratiques voire proto-fascistes qui renaissent pour prolonger l’utopie de la croissance infinie. On peut difficilement trouver un paradoxe historique plus parlant : ce qui a été mis en place pour nous protéger des grandes explosions politiques est en train d’en provoquer une nouvelle.

« La pensée des risques et des limites c’est ce qu’on appelle l’environnementalisme, mais à mon sens il ne permet pas de résoudre le problème, il l’aggrave. »

MLB : Les années soixante-dix marquent la fin de l’éclipse. La double fin d’ailleurs. Les crises économiques consécutives aux décisions prises par l’OPEP, une organisation d’anciens pays colonisés, de relever le prix du pétrole mettent en lumière le facteur colonial de l’abondance. Parallèlement, la matérialité ressurgit à travers la question des limites et des risques environnementaux.

PC : La pensée des risques et des limites c’est ce qu’habituellement on appelle la naissance de l’environnementalisme. Dans le répertoire des catégories politiques modernes, ces notions apparaissent pour prendre en compte la nature, non pas seulement comme un champ de bataille pour le développement, mais comme quelque chose qui mérite une considération propre parce que vulnérable, parce que limitée et parce que génératrice de contrecoups négatifs. Mais, c’est ce que j’essaie de montrer, à mon sens l’environnementalisme ne permet pas de résoudre le problème. Au contraire, il l’aggrave parce que dans un cas il s’expose à une espèce de ré-enchantement du risque, ce que Jean-Baptiste Fressoz a appelé « l’apocalypse joyeuse [6] ». Le problème n’étant pas tant alors de limiter l’exposition au risque que de s’y préparer en se dotant des dispositifs assurantiels pour réagir. Je ne le dis pas dans le livre mais cela coïncide exactement avec la naissance du néolibéralisme et les travaux de Dominique Pestre ont bien montré comment cet environnementalisme-là était tout à fait disposé à travailler avec les institutions de gouvernance économique supranationales, notamment la Banque Mondiale, parce qu’ils avaient le même imaginaire intellectuel et idéologique. Du risque comme nouvelle forme de réflexivité moderne, c’est l’idée d’Ulrich Beck, on passe alors au ré-enchantement du risque, puis à l’adaptation et à la résilience. D’autre part, du côté des limites, l’environnementalisme s’expose à la réactivation d’un vieux fonds qui existe aussi dans l’imaginaire politique moderne, celui de la fin du monde, qui donne aujourd’hui la collapsologie.

« La révision politique qui est nécessaire implique une révision idéologique qui ne l’est pas moins. »

MLB : Vous proposez plutôt de partir des efforts théoriques qui, eux, optent pour ce que Bruno Latour appelle la symétrisation : l’anthropologie, l’historiographie postcoloniale et l’histoire environnementale.

PC : C’est le moment douloureux du livre parce que j’affirme que le coût d’entrée dans le nouveau paradigme politique qu’il faut mettre en place est très élevé. Ça ne peut pas être juste, comme avec le risque ou les limites, un remaniement à la marge d’un aspect du pacte libéral : faire la même chose dans un milieu fini ou en pilotant les externalités. La révision politique qui est nécessaire implique une révision idéologique qui ne l’est pas moins. On ne peut pas, pour le dire comme Philippe Descola, être révolutionnaire politiquement et conservateur ontologiquement ; ce qui implique de remanier le socle épistémologique propre aux sociétés modernes. Cela s’est fait de différentes manières, dans des traditions disciplinaires qui ne se connaissent pas et ne s’estiment pas nécessairement les unes les autres, mais qui toutes contribuent à la mise à distance de ce que j’ai appelé la double exception moderne : cette idée d’un peuple distinct des non-modernes et distinct du monde dans lequel il a décidé de s’installer. À l’époque où ces efforts épistémologiques ont commencé beaucoup de gens ont pris peur en disant qu’ils allaient détruire tout l’héritage des Lumières, qu’il ne resterait rien qu’un champ de ruines idéologiques, qu’une anomie intellectuelle qui ouvrirait la route au pire ; l’argument est d’ailleurs revenu après la victoire de Donald Trump. De fait, il y a de l’anomie épistémologique dans cet univers, comme toujours, mais si on essaye d’y mettre de l’ordre, on voit bien qu’en fait il s’agit toujours de revenir sur des ruptures de symétrie dans notre histoire : l’asymétrie de genre dont je ne parle pas, l’asymétrie entre nature/société et l’asymétrie Nord/Sud. Or, le point de recoupement entre les deux dernières c’est la question écologique. Donc il faut lire Claude Lévi-Strauss, Bruno Latour, Philippe Descola, Joan Martinez Alier, Dipesh Chakrabarty, entre autres, pour bien comprendre quelle est la nature de la menace à laquelle on fait face et quel genre de sujet politique va ou doit se constituer en conséquence. Les évidences ou les quasi-évidences qui nous viennent du XIXe siècle, du type, la menace c’est le marché et la réponse c’est la mobilisation du prolétariat, ne vont pas suffire, parce que trop dualiste, parce que trop occidentaliste, parce que trop ancré dans les coordonnées productionnistes modernes. Ce paradigme était très bien le temps qu’il a duré, dans les circonstances matérielles qui étaient les siennes, et je m’en déclare fièrement héritier, mais, disons, héritier inquiet. Les circonstances matérielles ayant changé, il faut que change aussi la forme du conflit social. Il y a une discontinuité matérielle qui produit une discontinuité dans les formes de conflictualité sociale. Si on ne l’accepte pas on va s’enfermer dans un paléo-socialisme inadéquat par rapport au type de monde dans lequel il se trouve.

MLB : Le socialisme est guetté par le risque du paléo-socialisme et l’environnementalisme a mené aux impasses de la résilience et de la collapsologie…

PC : Et j’ajoute : l’écologie c’est fini. L’attachement environnementaliste, la valeur verte, est une composante des alliances sociales qui peuvent aujourd’hui se prévaloir du statut de gardien, mais elle ne peut pas être la seule. D’autant plus que la construction intellectuelle et idéologique de l’écologie politique s’est faite dans une opposition aux classes populaires, dans une critique de la loyauté des classes populaires à l’égard du paradigme productif qui s’apparente à un mépris de classe qui la met en porte-à-faux dans son hypothétique statut de gardien.

« Pour l’instant, mon principal espoir est que le Zadiste, le jacobin écolo et le technocrate radicalisé pactisent. »

MLB : Quelles alliances sociales sont alors susceptibles d’assumer ce rôle de gardien du sujet politique de la crise climatique ?

PC : Je pense à une alliance de différents groupes. Un groupe plus radical des autonomistes, des zadistes, des gens pour lesquels le problème se pose en termes de transformation des modes de vie. Un autre groupe qui concentre les gens qui militent pour un nouvel État-social qui protège des risques sociaux et écologiques et qui mette en place des politiques publiques type Green new deal ; une sorte de jacobinisme vert plus facile à articuler aux demandes de justice industrialistes et qui fasse le trait d’union entre l’écologisme et la gauche anticapitaliste classique. Et un troisième groupe, en apparence beaucoup moins radical et surtout beaucoup moins nombreux mais beaucoup plus puissant, qui est celui des technocrates : une poignée de personnes à l’échelle de la population mondiale, mais capable de réorienter d’énormes flux de capitaux, de concevoir des infrastructures sobres, de mener la vraie lutte dans les banques, dans les cours de justice, etc. C’est ce que demandent les socialistes depuis Louis Blanc : de l’organisation ! Il faut que chacun de ces groupes apprenne à ne pas mépriser les deux autres parce que jusqu’à maintenant c’est grâce à ça que les libéraux dominent. La question des ZAD, par exemple, est très importante, et certaines sont allées très loin dans la mise en forme de nouvelles structures de propriétés. Et parallèlement, je rencontre de hauts fonctionnaires radicalisés, dont l’objectif de vie est de faire la peau au capital fossile et à certaines boîtes agroalimentaires. Des gens qui peuvent appliquer des modifications assez vites avec tout ce que ça implique de réadaptation : des nouvelles villes, de nouveaux systèmes de transports, etc. Pour l’instant, mon principal espoir est que le Zadiste, le jacobin écolo et le technocrate radicalisé pactisent.

MLB : On bute sur la question de l’échelle. Même si l’alliance entre ces groupes se fait, l’Europe est un nain économique et énergétique.

PC : C’est vrai, mais on sait aussi que l’économie est une chose très mimétique. Ce qui commence à se faire quelque part peut être répliqué ailleurs. Si ce sont les Américains qui commencent et que le mimétisme se fait chez nous et ailleurs, tant mieux. Mais ça peut aussi être nous, peu importe. Dans ma dérive centriste, j’irais même jusqu’à dire que le Green deal de Von der Leyen est bon à prendre. Évidemment, c’est sous-dimensionné, sous-financé, ce n’est pas ambitieux socialement, en gros c’est du capitalisme vert opportuniste, mais ça va faire naître des filières technologiques bas carbone, et puis cela peut avoir pour effet de donner envie au public d’en vouloir plus. Quand on aura constaté collectivement les premières évolutions, quand on aura démontré qu’il y a une voie, on pourra y aller vraiment en resocialisant massivement l’économie. Si on veut redessiner les villes, limiter la pression du marché de l’emploi sur la façon dont les gens se déplacent, on ne peut pas le faire sans resocialiser au sens classique du terme. Ça ne se fera peut-être pas sous la forme de la concrétisation d’un idéal mais en suivant un chemin technologique qui fait que la place du commun va grandir, presque par inertie. Si on veut limiter, absorber, contourner le choc climatique et, c’est encore plus urgent, préserver la biodiversité, il va falloir resocialiser. Si tu es centriste, tu commences par un capitalisme vert, si tu es de gauche, tu préfères faire les choses méthodiquement, en socialisant d’emblée, c’est plus rapide et plus efficace.

MLB : Mais est-ce que ça permet de répondre aux demandes de justice en préservant la démocratie ?

PC : C’est tout l’enjeu. Prenons l’exemple de la géo-ingénierie. Pour l’instant ça ne marche pas bien, on ne sait pas encore absorber du carbone efficacement à grande échelle, mais dans quelques années les technologies seront peut-être prêtes, et on ne parlera que de ça. Entre les mains de qui est-ce qu’on les place ? Celles d’Elon Musk, d’une agence d’État, ou d’une agence supra-étatique, et dans ce dernier cas avec quelle voix pour les pays du Sud ? Si c’est dans celles d’Elon Musk, il y a de grandes chances pour qu’il fasse de la géo-ingénierie au-dessus de son quartier de San Francisco et qu’il en fasse payer l’entrée. Pour l’instant c’est comme ça que les solutions sont conçues, comme des canots de sauvetage privés. À gauche, on est plutôt opposés à la géo-ingénierie puisqu’on se dit que c’est une solution technique qui escamote le problème politique de la pollution au carbone et on a raison. Mais quand la technologie existera elle sera mise en œuvre et si elle l’est autant qu’elle le soit dans des conditions socialement justes. Souvent, le bilan social des grandes innovations technologiques n’est pas terrible, elles ne font que consolider les inégalités ; si on essayait de viser mieux ? Ce sont des débats et des luttes qui vont arriver très vite, auxquels il faut se préparer parce qu’ils vont rebattre les cartes. Pour l’instant, on fait des COP avec les ONG, mais bientôt ce sera un Yalta du climat qu’il va falloir organiser – ce sera tout autre chose. L’écologie, c’est la vie bonne et de nouvelles habitudes de consommation, mais c’est aussi la guerre et la paix, l’ordre global. Ce sont des questions d’étatisation, de reconstruction, de planification sous contrainte : c’est de la grande politique.

 

[1] Antonin POTTIER, Comment les économistes réchauffent le climat et https://www.cairn.info/publications-de-Antonin-Pottier–100119.htm

[2] Voir les travaux de l’historien Kenneth POMERANZ et notamment, Une grande divergence – La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, Albin Michel, 2010.  

[3] William Stanley JEVONS, The Coal Question: An Inquiry Concerning the Progress of the Nation and the Probable Exhaustion of Our Coal Mines, 1865

[4] Antoine MISSEMER, Les Économistes et la fin des énergies fossiles (1865-1931), Classiques Garnier, 2017

[5] Voir, Timothy MITCHELL, Carbon Democracy : le pouvoir politique à l’ère du pétrole, La Découverte, 2013.

[6] Jean-Baptiste FRESSOZ, L’apocalypse joyeuse : une histoire du risque technologique, Seuil, 2012.

14. Le général : Emmanuel De Romémont | Les Armes de la Transition

Après 36 années passées sous l’uniforme, le Général de corps aérien Emmanuel de Romémont a quitté le service actif en 2015. Au cours d’une riche carrière, il fût successivement pilote de reconnaissance et de chasse, commandant de deux escadrons, d’une base aérienne, chargé de mission puis général adjoint à la Délégation pour les Affaires Stratégiques, rapporteur auprès de la commission chargée du Livre Blanc sur la défense et la Sécurité nationale de 2008, et enfin en charge de la planification et de la préparation des opérations interarmées françaises (Serval en particulier). Conscient de l’importance du changement climatique, et notamment de la question de l’accès à l’eau, il a lancé depuis deux ans l’Initiative Plus d’Eau pour le Sahel. C’est avec une approche singulière, héritée de son expérience opérationnelle qu’il aborde ces problématiques avec nous, dans ce 14ème et dernier épisode de la série.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différents. Un tel projet est inédit et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL – Vous êtes général quatre étoiles de l’armée de l’air et vous dirigez, par ailleurs, l’initiative Plus d’Eau pour le Sahel. Que peut un général dans le cadre du changement climatique ?

Emmanuel de Romémont – Une des réponses au changement climatique, quelles que soient les origines, c’est la question de l’eau. C’est en ce sens là que ma présence est pertinente ici pour en parler et pour parler d’une autre question, celle de mon expérience. Ce qu’on peut dire, c’est qu’un général est quelqu’un qui a une vision du monde, qui a été confronté avec ce qui va ou ne va pas et qui a aussi une vision de l’impact que peuvent avoir les hommes quand ils veulent changer le monde : soit vers plus de bien, soit vers plus de mal. C’est un citoyen lucide sur l’évolution du monde, sur les facteurs perturbants qu’on voit à l’œuvre. Je crois comprendre assez bien les dynamiques des systèmes humains qui caractérisent le fondement de notre planète et ce sont ces systèmes-là qui peuvent évoluer, que l’on doit faire évoluer pour aller vers plus de paix et ça a été mon travail pendant plusieurs années.

C’est aussi un homme d’action qui agit en homme de pensée pour reprendre la fameuse phrase de Bergson, si on comprend bien les dynamiques de ces systèmes mis à l’œuvre, on peut trouver des voies pour améliorer et aller vers plus de paix. On connaît le prix de la guerre, on doit tout faire pour l’éviter. Dans les quelques années que j’ai passées sous l’uniforme (36 !), il y a une phrase qui m’a toujours marqué qu’utilisait souvent le général Georgelin : « vivre en surface vous punira d’avoir ignoré l’avenir qui toujours hérite. ». On hérite toujours des situations, des crises, des actes qu’on a faits ou pas faits et donc pour nos enfants à qui on emprunte la planète, pour reprendre l’expression de Saint-Exupéry, pour leur offrir quelque chose de plus beau, prospère, stable et développé, il faut bouger et réfléchir.

Mon grand sujet est de réfléchir à la façon dont on conduit des actions collectives, comment on fait œuvre collective. C’est tout le défi du changement climatique et toutes les conséquences à terme : passer à une réelle mise en application et à de réels progrès. Pour être concret, ce qui m’a beaucoup intéressé, c’est l’eau. Ayant été en Afrique, j’ai été frappé par le fait que c’était l’eau et l’éducation qui étaient à la racine de beaucoup de crises. Or, l’eau c’est la vie. On observe que le manque d’eau mène aux migrations, à l’instabilité, à l’insécurité. Garantir l’accès à l’eau c’est un rapport harmonieux à l’environnement : quand il existe, il y a de la paix, quand il n’existe pas, il y a insécurité, il y a un lien direct. Ce qu’on a pu observer en Afrique, notamment dans les zones qui m’intéressent, c’est que le militaire que je suis, le responsable d’opérations qui a été obligé de gérer des systèmes, perçoit qu’on peut essayer de changer certains paramètres de ce système eau et faire en sorte que les choses évoluent.

C’est vraiment mon cri depuis cette initiative que j’ai lancée en mars 2018 de façon tout à fait humble, de voir que le constat que j’avais posé initialement était conforté par certains et d’ouvrir peu à peu des portes, essayer d’ajouter une plus-value, mais en secouant un peu des idées reçues et en sortant de certaines logiques, en faisant du system thinker. Vous me demandiez ce qu’un général comme moi peut apporter : un opérationnel, quelqu’un qui a pensé le système peut apporter une capacité à faire du lien, à penser inter ligere, à faire de l’intelligence de ce qui met en lien. Personne n’a raison tout seul et n’apportera de réponse seul, c’est collectivement qu’on l’apportera, donc il faut penser « dynamique de système » à court, moyen et long terme, c’est la clef. L’eau est souvent un problème qui est traité parce qu’il y a urgence et les solutions sur l’urgence exigent qu’on réfléchisse sur les solutions à moyen et long terme.

C’est quelqu’un qui est habitué à passer de la pensée à l’agir, à traduire les intentions en réalité et à éviter que les choses n’empirent et en l’occurrence, on est là dans la volonté de rompre un cycle qui tend à plutôt se dégrader puisqu’il y a une perte de connaissances. En partant du principe qu’il y a un espoir, qu’on peut améliorer et qu’on peut sortir de ce paradoxe qui fait qu’aujourd’hui il y a des gens qui ont moins de six litres d’eau par jour, – non potable – alors que sous leurs pieds, il y a de l’eau souterraine. Il me semble aussi que le défi de l’Afrique est de passer à un usage plus marqué de l’eau souterraine et c’est à cette situation qu’on s’est attaqué. Il y a donc des solutions qui supposent qu’elles soient suffisamment exploitées, qu’on connaisse mieux les aquifères, les dynamiques de recharge et ça suppose qu’on remette la science, qu’on replace dans le système, qu’on mêle des temporalités différentes. C’est un système très complexe avec des gens qui agissent sur des temporalités différentes, et faire comprendre qu’aujourd’hui le fait de le penser en mélangeant les spécialités pouvait nous faire arriver à quelque chose, c’est ce que j’ai créé.

Si on se réfère à Lyautey, le lien entre sécurité et développement est acté, évident dans les zones rurales et il ne faudrait pas, qu’au motif qu’il n’y a pas de sécurité, laisser tomber les gens. De plus, il faut se rappeler que la paix romaine, la « Pax Romana » a été faite par un apport des aqueducs, donc ce n’est pas le rôle des armées qui est directement en cause. Le rôle des armées dans le soutien, la mise à disposition, etc., oblige une coordination sur le terrain entre les gens en charge de la sécurité et ceux en charge du développement. C’est vraiment le défi majeur, un défi pluridisciplinaire par essence. C’est là où je reviens à mon idée centrale, ce que peut apporter un général, c’est de revenir à la notion de strategos ou de stratos ageîn au temps des grecs. Dans la racine de strategos, agos c’est augmenter, c’est l’idée – pour les armées, on pourrait dire qu’il faudrait des « hydragos » – d’augmenter une capacité de coordonner l’ensemble des actions et c’est la difficulté d’aujourd’hui, on vit dans un monde cloisonné où chacun a une partie des savoirs. Néanmoins, nous pouvons aider à structurer une convergence des savoirs, mais cela suppose de se remettre en cause, ce à quoi on s’essaye. Un militaire sur un terrain en opération est un chimiste, quelqu’un qui change les données d’un système, on lui demande d’apporter la paix, la sécurité et donc il faut changer les facteurs et c’est ce qu’il faut faire aujourd’hui pour améliorer et sortir du cadre. C’est en ce sens-là que je fais le lien avec le climat pour qu’on puisse passer à une action positive, en appliquant ce que j’appelle l’intelligence opérative.

LVSL – Est-ce que vous pourriez nous décrire votre journée-type, en quoi consiste votre activité concrètement et quelle est votre méthode de travail ?

E.R. – Il n’y a pas de journée-type parce que c’est difficile : j’avance sur un terrain compliqué, nouveau, je ne prends la place de personne, j’essaie d’ajouter. Si on vient, c’est qu’il y a quelque chose d’utile et s’il faut coordonner, encore faut-il que les gens acceptent de se laisser coordonner. Et donc, il y a eu des phases :  la phase de lobbying et la phase politico-stratégique avec notre participation au Forum sur la Paix et au Forum de Dakar où on a pu s’exprimer, ce n’est pas suffisant, mais ça permet de mobiliser les acteurs. La difficulté principale vient du fait de mobiliser les acteurs qui sont tout à fait différents, qui obligent même à des logiques capitalistiques, de business qui sont différentes. Comment mêler ça, c’est mon travail principal : assurer l’animation de réseau, de chercher et ensuite de porter les plaidoyers dans des enceintes différentes, créer de la confiance aussi parce qu’on vit dans un monde où la défiance règne et expliquer pourquoi.

En fait, je suis un peu le porte-parole d’un enjeu qui est supérieur, qui va paraître évident au bout d’un moment aux gens qui ne comprennent pas que finalement pour défendre, protéger, leur activité, ils ont intérêt à se connecter à quelque chose de supérieur et c’est ce qui se passe. C’est un travail de forme aussi, de présence, et depuis qu’on a mis en place tout ça, on essaie de faire vivre administrativement l’association et de participer, de travailler, sur ce qu’on appelle une zone-projet, c’est-à-dire des projets de zone. C’est ce qu’on essaie de mettre en place et d’acter : donner corps à l’idée et de structurer ces interactions.

Ma méthode de travail, ce n’est pas de faire un coup pour réussir, c’est d’apporter de la vérité et la vérité apportée par la science, mais on voit que la science est le paradoxe : on est dans un monde où les gens n’écoutent pas ceux qui savent. Il y a parfois des agences de développement humanitaire qui ne respectent pas ce temps, il est plus important de bâtir quelque chose de solide et surtout il faut bien poser le problème : à chaque zone, chaque pays, il y a des problèmes différents.

Alors, la journée-type, il n’y en a pas et aujourd’hui, c’est principalement de concevoir et essayer de convaincre les gens qu’il y a des solutions, un espoir. Il y a une phrase du maréchal Foch qui dit « ne pas subir » : on peut ne pas subir le destin, le monde change, évolue et nous sommes confrontés à un déficit d’adaptation donc ne restons pas les bras ballants, stop à l’aquoibonisme. Il y a des solutions et celles-ci passent par une approche du système : ça commence par expliquer aux gens que le système peut être revu, mais que ça prend du temps, ça commence à percoler, les gens voient l’ensemble du système et voient leur rôle positif, et ça suppose aussi des manières de faire un peu différentes.

Quelqu’un avait fait l’allusion que ce n’est pas l’anthropocène qu’on vivait, c’était le capitalocène, une époque capitalistique. Ce qu’on fait ou ne fait pas sur l’eau, pour revenir à ce qu’on hérite en termes d’histoire, est lié au fait que nous sommes des structures capitalistiques qui ont dominé. Dans cette économie du système-monde, l’eau n’a pas la place qu’elle mérite d’avoir, notamment au regard de l’impact de l’eau ne serait-ce que pour boire, pour vivre, pour la santé. De fait, nous sommes au début de quelque chose d’important, donc, mes journées, c’est parler aux gens, expliquer, participer à des soirées, faire venir des intervenants, motiver. Nous allons organiser une soirée avec Voix Africaines qui s’appelle « L’eau, une solution pour le Sahel », sans point d’interrogation. C’est un travail de pilote d’hélicoptère, on essaie de se situer à tous les niveaux et de créer humblement un momentum autour de moi et de trouver les ressources pour pouvoir avancer sur ce sujet passionnant, mais très complexe.

LVSL – Vous êtes bien toujours général de l’armée de l’air plus en service, mais en réserve ?

E.R. – Je suis en réserve de la République, je serai retraité à 67 ans ayant été pilote de chasse et de reconnaissance. Je suis parti à 55 ans, je ne suis plus en service actif, je suis en deuxième section ainsi en réserve, rappelable, et je peux apporter mon soutien aux services de la République. Je ne suis pas formellement en retraite, mais n’empêche que je peux m’exprimer et mener mes activités pour le bien commun, en tout cas, c’est ce qu’on essaie de faire.

Emmanuel De Romémont, photo © Clément Tissot

LVSL – Quel est votre but ?

E.R. – Mon but c’est de faire en sorte de mettre en place une structure qui permette de convaincre qu’il existe des solutions aux problèmes que l’on rencontre dès lors qu’on accepte de les regarder : le problème de l’accès à l’eau, de la gestion de l’eau, l’accès à la connaissance, la gouvernance et l’éducation… Mon but principal est de faire comprendre que si les réponses sont d’ordre systémique, le problème est systémique avant tout et ça tient à l’organisation des réponses que l’on peut apporter et à la façon d’orchestrer. C’est pour cette raison que je voudrais parler à la fois de méthode, de forme et de fond parce que tous ceux qui ont étudié savent et ont connaissance qu’il y a des eaux souterraines au Sahel, qu’on peut mieux faire en matière d’éducation, de gouvernance, qu’il faut un peu changer la manière de faire, que tous ces grands programmes se heurtent à un cloisonnement excessif des zones et qu’il manque cet agrégat, cette assurance de continuité. Bien sûr, le contexte est difficile, mais on peut y arriver en pensant les choses notamment au travers de zones-projets.

La deuxième conviction dans l’idée qu’il y a de l’espoir, c’est que l’histoire passe par la science. La science de l’eau peut être placée au cœur du dispositif, mais comme on n’investit pas et que le monde économique n’a pas suffisamment investi, on se retrouve souvent avec un monde du développement, un monde humanitaire, qui ne prend pas assez en compte les analyses scientifiques. Il y a, de fait, un décalage qui se fait, et c’est très dommage, parce que vous répétez les mêmes choses, les mêmes causes reproduisent les mêmes effets, donc on répète les mêmes erreurs. Avec la pression démographique, le réchauffement climatique, etc., on ne peut plus considérer que ce qui a marché jusqu’à maintenant va continuer de marcher, ce serait ignorer l’avenir qui, toujours, hérite et donc, nous sommes en devoir d’utiliser des possibilités. Aujourd’hui, même à distance, avec les satellites, les analyses, l’onde radar, les croisements de bases de données, etc., il y a des découvertes scientifiques qui ont montré que l’on pouvait mieux connaître les dynamiques de recharge, les flux, les transferts verticaux et que ça peut être modalisé de façon différente. On peut transmettre ce savoir et l’acquérir, pour que les gens puissent se l’approprier.

Sur la méthode, mon objectif c’est de convaincre que si nous voulons faire collectif, il faut changer les modes de coopération, que tout le monde y trouve son intérêt. La compétition, c’est bien, mais pour fabriquer sur le sujet, il faut peut-être qu’on arrive à penser, à croiser les savoirs et qu’on mette les gens au service de la science dans une logique de service. C’est pour cette raison que j’ai proposé un concept il y a un an et demi, au Forum de la Paix, d’opérations de Paix et Eau associées sur une zone-projet qui visent à faire converger l’ensemble des actions et à mettre le système sous contrainte. C’est une logique de science appliquée, mais appliquée sous contrainte puisque l’argument c’est que la science serait sur le long terme et qu’à court terme, on ne ferait que les actions d’urgence, ce qui est faux.

Ma conviction, c’est qu’il y a deux mondes : de la paix et de l’eau. Le monde de la paix, c’est le monde d’où je viens, le monde de la sécurité, des colloques politico-militaires-stratégiques et tout le reste. Ce monde ignore les possibilités qu’a l’eau, ne connaît pas les contraintes et toutes les protections obligées alors que le monde de l’eau est très technique. Tout le monde a besoin de se rejoindre et donc on peut agir collectivement et faire en sorte que ça marche. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai développé un concept qui s’appelle l’intelligence opérative qui consiste à avoir quelque chose où vous êtes sûrs d’appliquer sur le terrain – ce qu’on fait en opérations militaires, mais ce n’est absolument pas réservé au monde militaire. Cette capacité de passer de la pensée à l’action, c’est ce qu’une de vos personnes interviewées a exposé dans le fameux GAP (Projet d’Anatolie du Sud-Est).

Pour ce faire, on peut penser de façon intelligence opérative, c’est-à-dire, au moment où on planifie, où on conçoit une opération, une action, que ce soit en termes d’éducation ou de connaissances. Il faut déjà prendre en compte la possibilité qu’elle a de s’appliquer sur le terrain, ses conséquences et cette connexion avec les populations, le local est fondamental. C’est, de fait, le paradoxe de l’eau : c’est un enjeu local, mais les réponses qu’on pourra apporter doivent être globales. Ce n’est donc pas une globalisation, mais c’est un mélange à orchestrer et ça suppose, encore une fois, l’humanité de manière générale. Si on y réfléchit, au-delà des barrières classiques en tant qu’être humain, on doit et on peut faire preuve et bâtir une œuvre collective, mais ça suppose qu’on remette en cause certaines barrières assez classiques qui n’ont plus lieu d’être pour moi, qui pourtant existent et perdurent, et surtout que les mondes se parlent et que les sphères communiquent. Moi, qui suis un peu un spécialiste des neurosciences à ma manière, je suis convaincu que c’est lié à un déficit de connexion entre les différentes psychés des uns et des autres, mais dès lors que les gens font un effort pour se comprendre en prenant en compte les contraintes culturelles, on peut s’y structurer, si chacun peut y trouver sa place. C’est compliqué, mais c’est l’objectif concrètement.

LVSL – Compliqué ou complexe ?

E.R. – C’est complexe et compliqué à la fois. Le problème est complexe parce qu’il est multidimensionnel et compliqué à organiser, à structurer, mais face à un problème complexe, il y a des méthodes pour le résoudre comme l’intelligence opérative, l’analyse par les systèmes. Quelque chose m’interpelle beaucoup quand on analyse, c’est la logique de cause à effet. Les actions que l’on fait ont des impacts à l’horizon 5 ans, 10 ans… Il y a toute une série de causes qu’on identifie qui peuvent générer des effets, c’est ce qu’on peut atténuer. Il faut penser à toutes les interactions et s’asseoir face à une complexité, mais est-ce que ce n’est pas notre rôle d’homme de rendre lisibles des systèmes complexes et de trouver des réponses ? En tout cas, ça, c’était mon métier, de rendre les choses lisibles et de trouver une action. En tant qu’hommes, nous sommes astreints à la simplicité : dans l’action, on est simple. Nous devons essayer de faire en sorte que l’action que nous menons soit la plus dirigée et la plus pertinente au regard de ce double « complexe et complexité ».

LVSL – Est-ce que vous pourriez nous livrer trois certitudes que vous vous êtes forgées tout au long de votre carrière ?

E.R. – L’art de discourir, comme disait Jean Guitton, c’est de répéter ce que l’on vient de dire, « Le secret de tout art d’exprimer consiste à dire la même chose trois fois : on dit qu’on va la dire, on la dit, on dit qu’on l’a dite. ». Qu’il y a des solutions et qu’on peut sortir du paradoxe, c’est une certitude, j’en suis intimement convaincu. Je suis rentré à la faculté, j’ai obtenu un master où j’ai pu discuter avec des scientifiques : il y a des solutions et on peut dépasser le débat des origines du réchauffement climatique, la question de l’eau est centrale, c’est ma première certitude.

La deuxième, c’est qu’il faut lobbyer et je remercie LVSL de m’aider à lobbyer parce qu’il faut absolument mobiliser les gens qui commencent à le comprendre. Depuis deux ans, les gens s’aperçoivent qu’on manque d’eau en France, on parle de plus en plus de la guerre de l’eau, on voit des articles apparaître, les événements de canicule ont montré qu’on avait besoin d’eau et c’est quelque chose qui nous interpelle dans notre quotidien. C’est ce qu’on vient de vivre en Australie et c’est la preuve qu’il y a quelque chose, qu’il y a un investissement, une structuration de l’économie et du politique, qui est en inadéquation complète avec les besoins vitaux auxquels nous sommes confrontés. Il faut donc que ça redevienne une priorité, il faut replacer l’eau sur l’agenda politique.

Ensuite, la troisième partie, ce sont les concepts que nous avons développés, basés sur une vision des systèmes qu’on a mise en place et sur l’idée que les systèmes peuvent évoluer, et pour ce faire, je vous ai parlé de l’intelligence opérative : c’est l’exigence permanente de prendre en compte les contraintes-terrains à tous niveaux.

On a développé ce concept opérations de Paix et Eau et de zones-projets, en prenant acte qu’aujourd’hui – et c’est paradoxal –, aucun appel d’offres n’est structuré par rapport à cette logique là. Nous avons une règle en aviation qui dit « keep it simple so that things work » : pour que les choses marchent, il faut les simplifier, et ce qu’on a proposé est assez simple, mais c’est tellement simple que ce n’est pas comme ça que les choses se font (administrativement notamment). Je dirais donc que les concepts, pour moi, c’est concevoir les opérations de Paix et Eau, réaliser les zones-projets et penser intelligence opérative. Chaque système a ses difficultés et il faut mener des actions de lobbying, essayer de travailler sur les causes qui produisent les mêmes choses. Le conservatisme n’est plus de mise, il y a vraiment quelque chose auquel il faut réfléchir et nous nous situons à travers ces concepts dans l’idée d’amener les gens par eux-mêmes à trouver des solutions de façon différente, de les mettre autour de la table pour qu’ils puissent réfléchir. Mais ce n’est pas nous qui avons les solutions, il serait bien arrogant de penser qu’on les a depuis Paris, donc il faut considérer que c’est une initiative complètement africaine : elle est au service de l’Afrique et des besoins de l’Afrique, c’est comme ça qu’elle a été conçue.

Emmanuel De Romémont, photo © Clément Tissot

LVSL – Si on devait transformer ces certitudes en politiques publiques, ça donnerait quoi ?

E.R. – Les politique publiques, c’est quelque chose que je connais assez bien pour avoir participé au livre blanc sur la défense de la sécurité nationale. Si on situe l’eau comme un objectif de la sécurité nationale et que celle-ci exige que plusieurs politiques publiques concourent à ce besoin-là, on a besoin d’Affaires étrangères, de Défense, de protection des installations pour protéger l’accès des gens et leurs données, etc. Ça implique le Ministère de la Santé, le Ministère de la Recherche, de l’Enseignement supérieur etc., c’est un défi interministériel. Avant même de chercher à le traduire, je le traduirai en termes de sécurité au sens où la sécurité est la finalité, mais n’amène pas forcément des moyens militaires. Pour avoir la sécurité, il faut du développement, de l’éducation, de l’eau, il faut de tout. Les points d’application, c’est justement de trouver des zones-projets et c’est ce qu’ont fait les nigériens à travers ce qu’ils appellent leur complexe d’eau et sur lequel ils font converger des actions qui sont à la fois sociales, sociétales, etc.

Les Nigériens ont développé un concept qui fait intervenir à la fois une dimension sécuritaire (c’est-à-dire la dimension des militaires pour protéger), des hydrogéologues, des géologues, des ingénieurs, des sociologues, etc. Leur vision est une vision multidisciplinaire qui cherche à croiser les disciplines et c’est pour cette raison que ce défi est « politiques publiques » au pluriel.

La plus-value, elle sera non seulement de penser les politiques publiques, mais de penser à la mise en œuvre des politiques publiques. C’est aujourd’hui le défi de tous les pays : l’intergouvernemental, l’interagence, la coordination entre les différentes actions. Pour traduire cet état de fait, si on devait faire un livre blanc sur l’eau et le parallèle avec ce que j’ai fait, l’eau devrait être considérée comme une priorité par tous les ministères, il faudrait remettre l’eau dans l’agenda. Le ministère de la Défense est aussi concerné par le fait que le coût du transport de l’eau pour les soldats est à plus de 50% du coût de la logistique, c’est énorme, et donc rien que ça justifie un investissement et de repenser les choses.

Si on calcule en termes de coût, vous avez un coût à ne pas investir sur la connaissance qui se traduit à terme. On prend souvent l’exemple des forages, mais celui-ci a un coût mêlé, il y a un taux d’échec d’à-peu-près 75%. Ce qu’on dit dans notre démarche, c’est qu’il faut investir sur la connaissance pour réduire le coût général, donc, il y a une réflexion sur l’économie. Pour l’eau, trouver des mécanismes de manœuvre d’application, faire un investissement ad hoc, s’interroger sur le rôle des armées au sens de la Pax Romana – pas un sens direct comme la construction d’aqueducs qu’ils avaient fait mais au sens de la contribution et du soutien des actions de développement –, faire des choix de priorités et peut-être faire un livre blanc et acter que l’eau est un enjeu de crise.

Ce qui me frappe aujourd’hui, c’est qu’on n’accepte pas de considérer que l’eau est un enjeu de crise et pour moi, il n’y a pas de crise : il y a crise et post-crise. La crise est permanente, il faut la traiter comme telle, les militaires ont l’habitude d’aller sur le terrain de crise et d’y rester 5 ou 10 ans. Donc, on intègre cette notion de durée et il y a des réponses qui peuvent être apportées dans le court, le moyen et le long terme en espérant que la cohérence des actions qu’il y a entre les trois domaines fera qu’à la fin, les choses auront progressé. Nous sommes dans la construction de cathédrales, ce sont des constructions à long terme à l’instar de ce qui s’est fait pour le canal de Provence.

Pour aller loin, je propose dans le cadre de politiques publiques de créer des « water crisis teams », des équipes de crise eau, de penser des choses, d’avoir une logique plus opérationnelle et englobante en tenant compte de toutes les dimensions. C’est le concept de « total force », que les Australiens ont utilisé, où il y a un leadership qui est assuré par certains organismes. Ce ne sont pas les militaires qui ont le leadership, ils viennent en soutien. Il y a des gens du acting, du leading et du supporting dans le monde militaire, on agit souvent avec une logique de supporters-supporting, le soutenu et le soutenant, et sur ces questions-là, il y a une vraie réflexion sur qui apporte quoi, il y a une question de structuration. Le ministère le plus concerné par les questions d’eau, c’est le ministère de l’Agriculture et je pense que c’est à lui de créer ce genre de structure, d’être le leader et d’être soutenu par les autres.

LVSL – Pour la France, on imagine une structure interministérielle qui conduirait une telle politique de l’eau, mais par rapport au Sahel, admettons que des ONG ou même l’AFD investissent dans des stations de forage, vous parliez du rôle de l’armée pour notamment protéger ces stations, est-ce que ça présuppose une présence française accrue au Sahel par exemple, pour protéger les stations de forage de Boko Haram, dans le cadre où une force G5 Sahel n’est pas encore structurée. Comment vous articulez l’urgence qu’il y a à établir ces stations de forage avec l’urgence sécuritaire et la présence française ?

E.R. – Il y a plusieurs questions qu’il faut séparer. Le rôle des militaires est différent dans les pays, les pays africains sont souverains et il y a des zones où seuls les militaires ou les forces de sécurité peuvent aller. Les militaires français doivent rester dans ce que, par mandat, ils ont à faire. Qu’ils conçoivent le besoin de protéger, de mieux prendre en compte les besoins de moyen terme et de long terme dans la planification, que les militaires qu’ils soient africains ou européens qui participent à cette opération prennent en compte les contraintes d’eau et de facto, la question de la survie des populations et leurs conditions de vie me semblent tout à fait légitimes.

LVSL – Est-ce qu’ils ont les moyens, à court terme ? Au Mali, nous sommes confrontés à une percée des forces djihadistes qui empêchent de conduire à bien certains projets de développement. Est-ce qu’on peut dire aux armées du Sahel de prendre en compte cette réalité ?

E.R. – Oui, nous avons les moyens. Le problème, c’est une question de choix, mais encore une fois, attention à ne pas focaliser l’image de l’eau sur le forage. Si l’idée générale est de faire quelque chose qui permette de créer des conditions, il y a des zones secure et il suffit de faire la théorie de la tache d’huile. Vous avez une zone que vous sécurisez, vous créez un havre de paix, ça évolue peu à peu et on en fait de plus en plus. Il n’y a pas des zones d’insécurité permanente partout, il faut commencer à rompre ce cycle et c’est exactement ce que font les Nigériens à travers le complexe d’eau, c’est-à-dire la capacité qu’ils ont à penser dans les zones rurales, à sécuriser, à mettre des endroits où on apporte aux populations une certaine garantie et une sécurité à travers un accès à l’eau vérifié. La sensibilisation des militaires et des gens qui sont chargés de protéger à ces questions là est tout à fait normale. Il faut effectivement protéger ces infrastructures, mais le fait de connaître en amont l’endroit où on va forer, ce sont des choix stratégiques.

Dans la région du lac Tchad, où il y avait une partie de Boko Haram, il y a des endroits où on peut décider de créer des zones plus stables en fonction de la connaissance de l’eau. On parle de migration des populations, du déplacement des villes comme Nouakchott à cause de la montée des eaux, de structurer, anticiper le déplacement des populations ce qui n’avait pas été bien fait dans la crise des Grands Lacs puisque l’une des raisons de la mort de certaines personnes, c’est qu’on les avait amenées, aidées, à migrer dans des zones où il n’y avait justement pas assez d’eau. Le besoin de connaissance en eau devient une dimension stratégique et qui dit stratégie dit forcément implication du monde de la sécurité et du monde militaire.

LVSL – Quel devrait être le rôle de votre discipline dans la planification de la transition écologique ? À quel niveau votre discipline devrait intervenir par rapport à la décision publique ? Vous parliez d’intergouvernementalité, mais est-ce qu’on pourrait penser une institution qui pourrait faciliter cette prise de décision ?

E.R. – Je pense que là on se retrouve dans la même difficulté qu’on a de penser les choses au sens strategos, de l’action, comment on peut mettre en place et coordonner, ce n’est pas une discipline en tant que telle. La question clé, c’est la multiplication des disciplines et leur orchestration qui est nécessaire, on a la même difficulté sur la stratégie, mais sur celle-ci on a la science politique au-dessus et le stratège est au service du politique.

On pourrait d’ailleurs, si on fait le parallèle avec les armées, mettre en place des hydragos ; si on considère qu’agos c’est agir, c’est organiser, et dans le mot stratégie il y a stratos, c’est la dimension armée et là, il s’agit d’organiser, de leader, de diriger quelque chose à court, moyen ou long terme au profit de questions d’eau. Donc, y réfléchir à la place de la discipline et proposer une façon de le penser, c’est ce qu’on propose : penser système, penser intelligence opérative, penser la mise en œuvre et penser à organiser à travers ce concept d’hydragos, une hydrogouvernance, un peu plus large que la seule gestion intégrée des ressources qui ne me semble pas couvrir tout ça. On est renvoyé à la capacité d’agir. Idéalement, il faudrait une structure qui éduquerait – autrefois, on avait les administrations d’outre-mer qui formaient les gens à gérer des projets collectifs –, et on pourrait réfléchir à quelque chose qui permettrait de former les gens.

Il faut faire du ad hoc et si on l’applique à l’Afrique, ce sont des pays souverains donc ce sont à eux de décider. La question c’est comment – et en n’ayant pas de discours colonialiste – ils ont besoin d’aide, nous pouvons apporter la science, mais tout dépend du contexte. Il y a des zones différentes, donc il faut adapter à chacun des contextes et c’est pour ça que l’idée de monter des consortiums est une des raisons principales pour lesquelles on aborde les zones-projets en lien avec l’IRD (Institut de Recherche pour le Développement). Je travaille de plus en plus aussi avec des organismes comme Up2green qui font de la reforestation parce que je suis convaincu qu’on peut appliquer des connaissances scientifiques en trois ans, cinq ans, des durées assez courtes, les mettre en œuvre, les développer, les renforcer, mieux connaître les ressources en eau pour faire les bons choix en termes d’agriculture, de reforestation, et avoir des effets positifs. Ce qui intéresse la population c’est de voir le positif. Ceci suppose encore une fois qu’il y ait une cascade – on emploie le mot dans l’intelligence opérative – de bons choix stratégiques, c’est ce qu’il faut organiser et c’est difficile. C’est pour cette raison que je pense que le multiaxe est important. Alors, faudrait-il une structure ? Peut-être que des « water crisis teams » pourraient être une partie de la réponse.

LVSL – Si un candidat à la présidentielle vous donnait carte blanche pour l’aider à élaborer son programme, très concrètement, quelles sont les idées que vous lui soumettriez ?

E.R. – Si on réfléchit aux objectifs, il faut que ce soit un programme réaliste, qui plaise, qui soit populaire, qui marche. Pour qu’il marche, il faut garantir aux populations l’accès à l’eau, la garantie de sa qualité, qu’on puisse réhabiliter et protéger les ressources. Un livre blanc sur l’eau, ça a déjà été testé et ça pourrait être une première approche politique pour sensibiliser. Un chercheur (Patrick Flicoteaux) a développé l’idée d’avoir un wikiwater, c’est-à-dire d’avoir un partage de données et de structurer la donnée. Aujourd’hui, et c’est paradoxal, le monde de l’eau n’est pas structuré, les normes ne sont pas les mêmes et les données ne sont pas structurées de la même façon. On pourrait envisager de structurer ce partage, d’améliorer et de créer une banque de données, ça, c’est une première idée qui serait centrale et qui plairait. On pourrait créer aussi une espèce de « multi-home », un centre de multicompétences qui réfléchirait sur la dimension recherche et application de la recherche. Il y a un Water Management Institute qui pourrait faire réfléchir, qui soit une sorte de Futuroscope, un « Wateroscope », un endroit qui réunit les gens et qui les implique sur des modes d’enseignement, qu’on retrouve en Finlande, en Israël, en Angleterre dans les universités de Cambridge et d’Oxford où on multiplie les savoirs et où on croise, d’entrée de jeux, les compétences.

Ce que le futur candidat pourrait proposer aussi c’est un rôle des armées : les mettre dans une logique de soutien, de concevoir les opérations. Aujourd’hui, le Sahel renvoie cette question là et c’est une des choses qui est sortie du sommet de Pau, le besoin de trouver des solutions différentes. On sait très bien qu’il n’y a pas de solution militaire à une crise, les militaires répètent sans cesse que c’est lié à des questions de développement et qu’il faut lier les deux. Ce que le futur candidat aura à faire, c’est réfléchir à la question économique de l’eau. La gratuité ou le faible coût de l’eau reste un problème et des études montrent que même si le prix de l’eau à la consommation par les habitants n’a pas augmenté de facto, le coût des infrastructures et de leur entretien augmente et de fait, il y a des modèles économiques qui ne sont pas viables à long terme et qu’il faudra revoir. La question de l’eau est donc importante.

Emmanuel De Romémont, photo © Clément Tissot

Pour revenir et porter un tropisme qui est le mien plus sur les relations internationales, je reviendrai sur cette idée de proposer une action internationale sur l’eau en disant que si l’eau est bien managée, si elle est bien conçue, c’est un problème stratégique qui doit être traité comme tel. L’investissement qu’on fait sur la dissuasion nucléaire et sur un certain nombre de choses, pourquoi ne pas le faire sur l’eau ? Un candidat à l’élection présidentielle motivé, ayant des idées modernes, pourrait trouver là quelque chose de motivant et aller aussi vers, peut-être, une idée d’acceptation plus facile. On parle souvent d’ingérence, d’armée d’occupation, de fait, quand on va dans un pays, au début on aide et ensuite, on devient une partie du problème. Une contribution – un peu ce qui vient de se faire en Australie où les moyens se sont mobilisés mais encore une fois indirects – pourrait être réfléchie et pensée et on pourrait apporter une capacité à travers le génie dans certaines zones où il n’y a que les militaires qui peuvent aller. Je sais qu’au Canada, quelqu’un a créé une association d’anciens du monde du génie militaire pour apporter des solutions, il y a un savoir-faire extraordinaire et surtout une réactivité très forte et ça pourrait être une source de progrès. En fait, on se heurte dans ces mondes-là, dans ces zones (rurales et insécurisées) à un défi de réactivité et il ne faudrait pas que ce soit que militaire. Le rôle fondamental des militaires c’est d’apporter les conditions pour que l’humanitaire puisse apporter quelque chose. Cette réactivité que peut apporter le monde militaire doit être réfléchie et sur les questions d’eau, il faudrait éviter encore une fois qu’on intervienne qu’au dernier moment et qu’on apporte de l’eau aux gens que quand ils sont en train de mourir. J’espère que nous ne serons pas obligés de chercher de l’eau sur Mars avant d’avoir exploité tous les aquifères qu’on a sous la terre ou qu’ils soient complètement dilapidés.

LVSL – Est-ce que vous travaillez avec des gens de disciplines différentes et si oui, comment ?

E.R. – Oui, parce que l’ADN de notre initiative c’est de mêler les disciplines, des juristes, des militaires, des spécialistes au niveau international du développement, de l’informatique, de tout. Par essence, on est dans un contact, on est dans le pluridisciplinaire voire plus. On est en contact avec des mondes qui ont des logiques différentes et c’est là où je suis plutôt optimiste parce que quand les gens comprennent l’enjeu, on peut dépasser la logique de l’organisation où l’on est. En ce sens là, oui, on est en contact avec des gens différents et je note aussi avec bonheur que le monde de l’eau est un monde agréable parce que ce sont des gens – peut-être parce que la logique de profit n’est pas évidente – qui sont retraités, engagés, et restent mobilisés sur ces questions là et on peut capitaliser sur le savoir.

Je formule le vœu que ces opérations de communication, comme celle que je suis en train de faire ici, puissent servir à faire comprendre qu’il faut élargir la réflexion à plus de milieux, à plus de gens concernés, comprendre les dons qu’ils font, donner pour l’eau en amont en sachant que l’eau est à la racine, à l’origine, de tous les problèmes y compris des problèmes de santé. Ainsi, on découvre maintenant les qualités et les défauts d’eau, et on sait très bien que la qualité de l’eau de surface en Afrique est à l’origine de plein de maladies et si nous voulons agir sur la prévention, il faut agir en amont. Nous sommes appelés à appliquer de plus en plus de disciplines, la preuve : tous les spécialistes reconnaissent les conséquences sur l’étude du réchauffement climatique, mais dès qu’on réfléchit aux solutions, on tombe sur l’eau.

Une des grandes questions de l’agriculture de demain, c’est la consommation en eau donc, oui, il faut confronter et multiplier les savoirs. Pour reprendre un terme militaire, dans notre monde, on est marqué par la friction clausewitzienne, c’est-à-dire la friction des points de vue, il faut accepter que les gens se frictionnent entre eux, c’est de la friction que sort la vérité. Si chacun reste dans son tuyau avec ses certitudes et travaille dans son coin, c’est l’eau qui commande et quand on voit les taux de pollution générée à certains endroits par une application excessive de pesticides ou autres, ça ne peut qu’interpeller. Il y a donc une histoire de proportions et il me semble essentiel de mettre le politique en position d’arbitrer de façon juste sur ces questions là.

LVSL – Êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

E.R. – Pour moi, c’est un non-sujet. De fait, je n’ai le choix que d’être optimiste, de préférer l’optimisme de la pensée, l’optimisme de la volonté ou le pessimisme de l’humeur, et de refuser une forme d’aquoibonisme. En tout cas, on ne peut pas rester les bras croisés, l’humanité est faite de groupes humains qui se sont organisés, qui ont fait preuve d’œuvres collectives, qui ont construit des cathédrales au sens propre comme au sens figuré. Ainsi, nous n’avons pas le droit d’ignorer qu’il y a des situations qui peuvent être améliorées, nous n’avons pas le droit d’ignorer cette phrase d’un auteur inconnu « Vivre en surface vous punira d’avoir ignoré l’avenir qui toujours hérite ». Nous n’avons pas le droit de vivre en surface, donc, que nous soyons optimistes ou pessimistes, il faut retrousser ses manches, l’homme a créé par son activité, aujourd’hui, des impacts qu’on mesure, qui nous amènent à chercher de l’eau, alors, il faut le faire le plus intelligemment possible.

Là où je suis peut-être un peu plus nuancé ou un peu pessimiste, c’est qu’effectivement, nous avons une vraie réflexion de système. Quand vous entendez aujourd’hui des gens qui vous disent que ce qui était fait dans les années 50 pour le canal de Provence par des politiques, le choix d’investir pour les générations d’après et de créer des choses qui permettent aujourd’hui à toute la région de Marseille et de Provence de bénéficier d’un niveau d’eau suffisant, ne serait pas possible pour des questions de temporalité, ça interpelle et laisse pantois. On risque d’être passif et d’assister benoîtement à une catastrophe. Je ne suis pas un adepte des révolutions, le monde a besoin d’évolutions, mais il faut les penser. Les hommes à certains moments ne se comprennent pas et ça pose un problème, d’où l’impact des neurosciences, de réfléchir sur le langage et ainsi de vous remercier pour m’avoir permis d’essayer d’expliquer une démarche qui vise à coordonner et à structurer l’émergence du savoir et la création d’un collectif. Je suis donc optimiste, mais dans l’eau, dans les questions stratégiques, vous avez la notion d’intention mêlée de plusieurs intentions, celles de nature stratégique, dans une logique de pouvoir. Il faut tout prendre en compte, ne pas faire preuve de naïveté, mais la création d’une voix politique structurée, comme l’a fait en son temps Churchill dans « never surrender », est possible, il ne faudrait peut-être pas attendre que ce soit le dernier moment pour le faire et c’est le message : agir avant les souffrances engendrées. L’humanité a le choix de souffrir un peu, beaucoup ou pas du tout et il faudrait éviter qu’elle souffre beaucoup. Il faut qu’on change notre regard par rapport à la souffrance de certains, qu’on revoie certains paradigmes, certaines visions des relations internationales et du monde, c’est ce que nous essayons de faire modestement à travers cette démarche de l’eau.

 

Retranscription : Dany Meyniel et Malak Baqouah

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :

« Nous avons développé une économie différente qui crée un lien social extraordinaire » entretien avec Damien Carême

Damien Carême, séminaire “Construire une écologie populaire” organisé par Le Vent se Lève, Sorbonne, Paris. Photo © Killian Martinetti

Damien Carême, depuis peu eurodéputé Europe Écologie Les Verts, s’est fait connaître en tant que maire de Grande-Synthe, une banlieue de Dunkerque de plus de 23 000 habitants ayant grandement souffert de la désindustrialisation. Ce qu’il y a initié, en matière de transition sociale et environnementale, depuis son premier mandat en 2001, inspire beaucoup, a fortiori à la veille des municipales. Nous revenons avec lui sur cette expérience riche d’enseignements, et sur le prolongement qu’il en donne depuis le Parlement européen. Entretien réalisé par Manon Milcent et Pierre Gilbert.


LVSL – Vous avez été maire de Grande-Synthe de 2001 à 2019. Comment un écolo a-t-il réussi à gagner dans une ancienne ville industrielle du Nord ?

Damien Carême : En 2001, il fallait arriver au pouvoir. C’était une ville stigmatisée, une ville de banlieue où il y avait une délinquance importante, un sentiment de malaise, des difficultés sociales présentes depuis un certain nombre d’années et pas de solutions concrètes. Nous n’étions pas d’accord avec les politiques locales donc nous avons fait une contre-proposition en présentant une liste aux élections municipales de 2001. Le slogan était « Autrement la ville, autrement la vie ». Sans proposer quelque chose de révolutionnaire, nous exposions notre vision de la société sur le plan culturel, social, de l’aménagement urbain, de la circulation automobile. Et nous avons gagné, même si ce n’était que de 114 voix sur 14 000 électeurs.

Une fois que nous sommes arrivés au pouvoir, nous sommes allés plus loin dans nos préconisations. Nous avons eu l’opportunité de réaliser de gros programmes de renouvellement urbain en 2004. C’est à ce moment-là que nous avons lancé les débats sur le monde dans lequel nous vivions, mais aussi que nous avons proposé d’apporter des réponses aux problématiques sociales, notamment grâce à des financements pour des logements sociaux de qualité. Nous avons exigé la construction de logements au minimum de basse consommation, voire passifs. Pour certains, cela a engendré une baisse du prix de leur facture énergétique par 8 ! Nous avons aussi créé une université populaire, où il y avait des conférences sur la possibilité de la mise en place d’une autre société, sur le plan des retraites, de l’énergie, du lien social, sur le fonctionnement de la société, de l’écologie ou des ressources. Nous avons notamment reçu des gens comme Philippe Bihouix, qui était venu nous faire une conférence sur son livre l’Âge des low-tech. En fait, nous avons fait venir des gens que l’on voit peu dans le système médiatique parce qu’ils sont légèrement en opposition avec le modèle de développement que nous avons mis en avant pour montrer aux gens qu’un autre monde est possible. Nous les avons accompagnés, notamment avec des jardins partagés en bas des immeubles. Un peu plus tard, nous avons réfléchi à comment mettre en place la cantine bio. C’est comme ça que l’on a déroulé, jusqu’au dernier programme de 2014, pour ma deuxième réélection où nous sommes allés vraiment beaucoup plus loin en termes d’écologie, du développement de l’économie de la fonctionnalité, l’économie du partage, la récupération de la chaleur d’Arcelor, la diminution des émissions de CO2 des industriels…

Dans le programme nous parlons rarement de développement durable, de transition écologique, etc. parce que cela ne veut rien dire dans ces classes populaires, ce ne sont que des concepts flous. En revanche, à chaque fois que nous faisons quelque chose nous expliquons ce qu’est la transition. Il faut expliquer aux gens qu’un jour, nous atteindrons les limites de notre système de production, avec un pic pétrolier. Il faut que cela permette de réfléchir à comment vivre sans pétrole par exemple.

Nous avons vraiment montré l’exemple en allant vers les gens, par exemple par une fabrique de l’autonomie, en apprenant à fabriquer des produits ménagers, des cosmétiques à base de produits naturels. C’est bénéfique pour le corps, puisqu’il n’y a pas  de perturbateurs endocriniens ni de dérivés pétroliers. C’est également bon pour l’environnement, puisqu’on ne met rien dans le réseau d’eau, et les gens adhèrent à ces projets. En plus, cela allège les factures, un litre de lessive revient à 40 centimes. Et à chaque fois, nous poussons plus loin dans leur champ du quotidien, et du coup, ils deviennent demandeurs, ils prennent eux-mêmes des initiatives. Ce qui a fait la spécificité de la ville en 2015, c’est que l’on a eu 2500 Syriens qui sont arrivés. Nous avons créé un camp de réfugiés qui était le premier et le seul en France et je n’ai du faire face à aucune opposition, aucune manifestation, pas un seul mouvement s’opposant à leur arrivée ou à l’argent dépensé, puisque les habitants connaissaient bien ma transparence. Cela fait aussi partie de la société que nous leur narrons lorsque nous parlons de transition, de notre modèle de développement, de la solidarité, de la géopolitique. Quand nous parlons d’une nouvelle société, il faut que tout aille dans ce sens.

LVSL – Pendant votre mandat, vous avez mis en place de nombreuses initiatives en faveur de la préservation de l’environnement et dont un « revenu de transition écologique ». Qu’est-ce donc ?

D.C. – C’est un concept qui a été développé par Sophie Swaton, économiste à l’Université de Lausanne, qui n’est pas en accord avec l’idée d’un revenu de base, sans être dans l’opposition totale. Selon elle, il convient de mettre en place des mécanismes pour assurer un revenu aux gens qui s’orientent vers des activités avec un impact environnemental bas, comme pourrait le faire un agriculteur passant d’une activité conventionnelle à une exploitation bio. Il convient alors d’anticiper sa perte de revenu, en lui apportant une aide. On peut également prendre l’exemple d’un salarié travaillant dans un secteur polluant comme le pétrole qui souhaite se convertir dans la menuiserie. La question est de savoir comment le soutenir afin qu’il puisse payer sa formation. C’est un accompagnement financier, que cela soit sous forme de salaire, soit le paiement de la formation, pour que les personnes puissent se reconvertir dans des métiers à faible impact environnemental. À Grande-Synthe, six personnes bénéficient de ce genre d’aides, dont trois maraîchers bios que l’on a implanté sur des terres, au sein d’une coopérative. Après, chacun des membres qui arrivera à gagner sa vie grâce à son activité reversera un pourcentage pour auto-alimenter cette coopérative pour que cela aille à d’autres. C’est une forme de revenu que nous assurons, mais sur une transition économique et professionnelle. C’est une forme de caisse d’allocation.

Damien Carême, séminaire « Construire une écologie populaire » organisé par Le Vent se Lève, Sorbonne, Paris. Photo © Ulysse Guttmann-Faure

LVSL – Mais à l’heure où les dotations de l’État en faveur des mairies diminuent d’année en année, comment arriviez-vous à mettre en place et financer ces initiatives ?

D.C. – Parce que cela ne coûte pas tant d’argent. Nous avons revu tout le plan d’éclairage public, cela a été un investissement, nous avons fait des emprunts sur vingt ans, mais cela ne coûte pas cher. Cela nous a même fait économiser 500 000 euros. Quant au réseau de chaleur, grâce à des logements de basse consommation, nous avons pu économiser 250 000 euros de chauffage des bâtiments et cela évite l’émission de 6 500 tonnes de carbone dans l’atmosphère. Planter des arbres fruitiers en ville, ça ne coûte pas d’argent, faire des jardins partagés en bas des immeubles, faire la fabrique de l’autonomie, non plus. Développer l’économie du partage ou de la fonctionnalité, comme on peut le faire en se disant que l’on n’a pas tous besoin d’avoir une perceuse (sachant que les gens s’en servent en moyenne entre six et treize minutes avant d’en changer). C’est la société de consommation dans laquelle on est. C’est de l’usage dont on a besoin, pas de la possession. C’est tout le mécanisme qu’il faut démonter dans l’inconscient de tout le monde, parce que l’on nous a tellement mis dans un conditionnement que l’on a du mal à s’en sortir. En réponse, nous avons fait une grainothèque, une outil-thèque, qui s’est développée au-delà de simples outils, avec la mise à disposition de sièges autos dont les parents ne se servaient plus par exemple. Nous avons développé une économie différente, ce qui ne coûte pas d’argent en réalité. C’est simplement de la rencontre entre les gens, ce qui crée un lien social extraordinaire. Finalement, l’écologie n’est pas chère, elle peut même être rentable financièrement. Par exemple, tous les bâtiments de la ville sont maintenant nettoyés avec des produits que l’on fait nous-mêmes, et cela nous a fait économiser de l’argent. Le personnel avait moins d’allergie aux produits d’entretien, et la qualité de l’air dans les écoles s’est considérablement améliorée puisqu’il y a moins de solvants. C’est donc vertueux sur toute la chaîne, même financière. Effectivement l’État ne nous donne plus autant d’argent depuis dix ans, nos recettes stagnent, mais il faut trouver des marges de manœuvre, et on peut même mettre de nouveaux régimes sociaux, en les finançant avec des économies d’énergie. Nous déployons l’argent que l’on a économisé ailleurs.

LVSL – Vous avez récemment quitté votre poste de maire pour devenir parlementaire européen. Est-ce que, pour vous, cela signifie que la préservation de l’environnement passera forcément par l’échelle européenne plutôt que du local ?

D.C – Non. C’était mon troisième mandat en tant que maire et je suis pour le non-cumul dans le temps et dans le nombre, donc j’avais annoncé que cela serait le dernier. Je pense qu’au bout d’un certain temps, il faut passer la main, même si j’adore ce que je fais et que je pense que les gens étaient attachés à mon rôle puisque j’ai été élu au premier tour la dernière fois. J’avais encore beaucoup d’idées pour aller plus loin, mais il faut changer. J’étais donc prêt à ne pas me représenter en mars 2020 et Yannick Jadot est venu me voir pour me proposer d’être sur sa liste, c’était l’opportunité de poursuivre les combats que je menais au niveau local et ramener mon expérience au niveau européen. Cela a raccourci mon mandat de quelques mois. Si les élections européennes avaient eu lieu deux ou trois ans avant, je n’aurais peut-être pas accepté, afin de finir mon mandat de maire, car il y avait encore beaucoup de choses en cours. En revanche, je pense que c’est important que des maires poursuivent ce combat, parce que l’expérience du terrain est extrêmement importante. Par exemple, dans les domaines sur lesquels je travaille au Parlement européen, comme les migrations, ce que j’ai vécu au niveau de Grande-Synthe et du coup au niveau national me sert dans les argumentaires politiques pour défendre un peu les politiques européennes. Dans la commission innovation, technologie et recherche, mon expérience dans un territoire industriel devant opérer sa mutation écologique et environnementale, est extrêmement importante pour défendre des orientations sur l’énergie, sur des politiques d’énergie, ou sur les politiques non-carbones. Enfin, dans la commission économie et finance, il me paraît important de défendre un modèle de protection de notre industrie qui doit être vertueuse dès l’entrée sur le territoire européen de produits qui ne sont pas fabriqués de la même manière sur le plan environnemental, comme les aciers turcs, chinois ou russes, qui émettent 2,2 tonnes alors que nous on émet 1,5 tonne pour les produire. Il faut que l’on protège notre industrie, mais aussi notre environnement, notre climat, en mettant des conditions de normes environnementales à l’importation. Ce sont des mécanismes que l’on peut mettre en place à l’Europe et je m’appuie sur mon expérience de terrain avec des industriels locaux qui me sollicitent pour cela, qui m’expliquent qu’ils voudraient changer leur manière de fabriquer, mais que cela engendre des coûts de production supplémentaires, qui engendrent une concurrence déloyale avec d’autres pays.

LVSL – Est-ce que vous vous sentez plus utile à Bruxelles qu’à Grande-Synthe ?

D.C – La grosse différence c’est qu’un maire peut tout faire. C’est vrai qu’il peut avoir une idée le matin et le faire l’après-midi, alors qu’au niveau européen, ça pourra peut-être voir le jour dans 15 ans, parce que la procédure est longue. Maintenant, les députés européens sont là pour faire des lois, des textes législatifs, pas de la mise en place concrète. Mais, l’expérience de terrain permet d’anticiper des conséquences que les technocrates ne peuvent pas voir. Ce qui est également important, c’est que l’on fasse exploser la bulle de Bruxelles telle qu’elle existe. Les fonctionnaires européens sont dans leurs bureaux, alors que moi, je me déplace en France deux jours par semaine pour me confronter à la réalité du terrain, rencontrer des personnes et créer le lien entre l’Europe et les citoyens.

LVSL – Récemment, dans un article du Monde, puis dans des propos réitérés sur LVSL, François Ruffin a appelé à une alliance rouge-verte, sous la forme d’un « front populaire écologique », projet soutenu par des personnalités comme le maire de Grenoble Éric Piolle. Pensez-vous que la victoire de la gauche, mais surtout la défaite du parti gouvernemental, aux prochaines municipales, passera obligatoirement par une union de la gauche ?

D.C. – François est venu aux universités d’été des Verts, fin août à Toulouse, suite à mon invitation pour débattre sur ce sujet. Nous sommes d’accord sur le fond. Pour moi, la gauche et la droite, ce n’est pas que cela ne représente plus rien, notamment sur le plan social, démocratique, mais sur le plan environnemental, aujourd’hui, cela ne veut plus rien dire. Quand on a une gauche pro-nucléaire, pour continuer le mode de développement, qui soutient l’industrie pétrolière, je considère que cela ne peut plus fonctionner. Cette gauche-là, ce n’est plus possible. Elle est là la grosse différence, même si on est peut-être autant attaché à la question sociale. Mais je considère que le modèle social que l’on a aujourd’hui, ne pourra plus être défendu demain, puisque l’on n’aura plus de vie sur Terre. Donc l’urgence est de trouver un accord sur un projet de société écologique qui remet à plat le modèle de développement, et arrêter la mainmise de l’économie sur le politique. C’est là où il faut que l’on reprenne le pouvoir. Le problème c’est qu’en politique, un et un ne font pas deux. Par exemple, Éric Piolle disait que Marine Le Pen et le Rassemblement National sont arrivés en tête aux Européennes parce que l’on n’a pas fait d’alliance. Je ne suis pas sûr que si l’on s’était allié avec la France Insoumise, on aurait fait un 19%. Ce n’est pas comme cela que ça fonctionne. Il faut que l’on travaille tous, à notre niveau, pour un même objectif, et à un moment, nous nous retrouverons sur le chemin. Il faut une société plus sobre, ce qui permettra de ne plus avoir ces écarts de richesse. La richesse qui sera créée devra obligatoirement être limitée pour être redistribuée, avec des mécanismes de redistribution pour avoir une société plus égalitaire, avec moins de concurrence entre les individus. C’est vers ce mode de développement qu’il faut tendre, et non plus répondre à une idéologie de gauche ou de droite.

Damien Carême, séminaire « Construire une écologie populaire » organisé par Le Vent se Lève, Sorbonne, Paris. Photo © Clément Tissot

LVSL – Est-ce que 2022 est la dernière chance pour le climat ? Si les libéraux ou l’extrême droite arrivent au pouvoir, est-ce que ce n’est pas définitivement faire une croix sur toute possibilité de sortie de crise ?

D.C. – Je ne fais pas partie des collapsologues, mais il y a un réel danger. C’est simple, nous avons cinq ans. En 2022, il ne restera plus que 3 ans. Il y a des décisions qui doivent être prises dès aujourd’hui, à tous les niveaux; européen, national et même international. 2022 est effectivement la dernière chance. D’ailleurs, certains disent que 2020 est le dernier mandat pour entamer cette transition. Nous n’avons plus le temps pour penser la transition, il faut agir. Quand on regarde le gouvernement français actuel, il n’est pas du tout sur la bonne voie. J’ai d’ailleurs déposé une plainte contre lui pour son inaction en matière de changement climatique. Le dernier rapport du GIEC, sorti en septembre, me donne raison puisqu’il dit que Grande-Synthe sera sous l’eau en 2100, ce qui confirme encore plus mes inquiétudes. Au niveau européen, nous avons déposé avec Karima Delli, un projet de résolution pour instaurer l’état d’urgence climatique. S’il passe, cela voudra dire que toutes les décisions qui sont prises par le Parlement européen devront être regardées, analysées à l’aune de l’Accord de Paris. Les élus issus de la majorité française ne veulent pas signer ce texte, parce que trop engageant. Il faudrait arrêter de critiquer Trump qui s’est retiré de l’accord de Paris, et appliquer ce que l’on a signé à soi-même. Il faut arrêter avec la communication politique et passer aux actes avec un texte contraignant. (Ndlr : Le vote a eu lieu jeudi matin et a été accepté par les députés européens)

LVSL – Vous êtes fortement mobilisé sur la question des migrants, notamment au parlement européen. Vous vous êtes d’ailleurs récemment rendu sur l’île de Samos, en Grèce. Dans une vidéo Twitter, vous vous êtes exprimé en faveur d’une nouvelle stratégie en matière d’accueil et prise en charge des migrants. Quelle est-elle ?

D.C. – Déjà, c’est que l’on arrête d’employer la rhétorique de l’extrême droite. Il faut arrêter de parler de « raz de marée migratoire », de « tsunami », de « problème migratoire ». Je suis d’ailleurs très en colère contre le gouvernement et Macron, qui relancent un débat sur l’immigration alors que dans le Grand Débat qu’il y a eu sur les Gilets Jaunes, la migration n’apparaissait pas. C’est une utilisation politique d’une thématique qui n’est pas dans le viseur des Français. Certes la France est le premier pays en termes de demandes d’asile, mais rapporté au nombre d’habitants, c’est le 8e pays européen. Il faut parler et débattre de migration, mais en parlant réellement de ce qu’il se passe. Il y a quelques millions de personnes qui sont arrivées en Europe. Nous sommes 500 millions. N’est-on pas capable d’accueillir ces gens qui fuient la guerre, le terrorisme, la misère sur notre continent européen, première puissance économique du monde ? En France, entre 2009 et 2018,  nous avons donné l’asile à l’équivalent de 0,025% de la population. On parle toujours de la migration économique, mais elle ne constitue que 12%. Il faut remettre tout ça en perspective et se dire que ce n’est pas un problème de migration, mais d’accueil. Nous ne sommes pas à la hauteur, en France comme en Europe, en ce qui concerne l’accueil de ces personnes dans de bonnes conditions. Sur l’île de Samos, en Grèce, il y a 6 100 personnes dans un camp qui était prévu pour  647 personnes. Il y a donc 5 500 personnes qui vivent dans des conditions déplorables, sans accès à des douches, aux toilettes, à l’alimentation. C’est le cas sur cinq îles, ce qui fait qu’il y a 35 000 personnes qui vivent là, dont 5 000 mineurs isolés. Ce n’est rien à l’échelle européenne ! Le ministre grec a d’ailleurs envoyé un courrier aux ministres européens pour les prévenir de la catastrophe des enfants et leur demander de l’aide, il n’a reçu qu’une seule réponse. La réalité de la migration, ce sont des États qui se recroquevillent, avec des gouvernements comme celui de Macron qui visent toujours un duel entre les libéraux et l’extrême droite. Plusieurs études ont d’ailleurs montré que le coût de la non-gestion de cette migration est plus élevé que si l’on mettait l’argent dans un accueil correct, la formation, l’éducation et l’intégration sociale et professionnelle de ces personnes. Très concrètement, c’est Frontex, qui coûte 10 milliards d’euros, des opérations policières qui ont des conséquences budgétaires, mais aussi économiques, sur le tourisme comme à Samos.