La guerre commerciale de Trump a semé le chaos économique à travers le monde. Mais la tentation des libéraux de revenir simplement aux « beaux jours » du libre-échange n’est pas une solution. [1]
La guerre commerciale déclenchée par Donald Trump a provoqué une panique sur les marchés mondiaux, envoyant des ondes de choc dans les chaînes d’approvisionnement internationales. Les marchés boursiers sont en chute libre, les prévisions de croissance ont été fortement revues à la baisse, et une récession économique avec une montée du chômage se profile. Cela a poussé beaucoup à regretter les temps plus ordonnés d’avant Trump — une nostalgie pour la mondialisation libérale des années 2000, avec un libre-échange mondial sans entrave et une économie mondiale régie par des règles prévisibles. Le géopolitiste Ian Bremmer affirme ainsi avec confiance que « la mondialisation a contribué à faire des États-Unis le pays le plus prospère de l’histoire », et dans le New York Times, l’éditorialiste Thomas Friedman écrit que notre époque a été « l’une des plus relativement paisibles et prospères de l’histoire… grâce à un réseau toujours plus serré de mondialisation et de commerce ».
À première vue, cette réaction est compréhensible. Il y a en effet de nombreuses raisons pour lesquelles la guerre tarifaire de Trump est contre-productive. Les droits de douane sont une forme de taxe principalement payée par les consommateurs. Ce sont des taxes non progressives, qui frappent les plus pauvres de manière disproportionnée, car ils consacrent une plus grande part de leur revenu à des biens de consommation courante désormais soumis à ces nouveaux droits. Si Trump met à exécution sa promesse d’utiliser ces recettes pour financer des baisses d’impôts pour les riches, cela pourrait devenir l’une des réformes fiscales les plus régressives de l’histoire des États-Unis.
Si Trump met à exécution sa promesse d’utiliser ces recettes pour financer des baisses d’impôts pour les riches, il s’agirait d’une des réformes fiscales les plus régressives de l’histoire des États-Unis.
Mais la nostalgie de l’ère du libre-échange n’offre pas d’avenir, peu importe ce que l’on pense de Trump et de son programme. La vague de mécontentement qui a conduit à la victoire de Trump est intimement liée aux tensions provoquées par la mondialisation. L’ordre mondial néolibéral, dominant depuis la chute de l’Union soviétique, a combiné libre-échange et déréglementation financière, entraînant une augmentation des inégalités, une désindustrialisation et des pertes d’emplois. Il n’est donc pas surprenant que ce soient les électeurs de la classe ouvrière des régions les plus touchées du Midwest américain qui aient fait basculer l’élection de 2016 en faveur de Trump, car il promettait de s’attaquer à la mondialisation et aux accords de libre-échange qui leur avaient coûté leurs emplois et ravagé leurs communautés.
La sortie de cette guerre commerciale ne devrait donc pas consister simplement à revenir au statu quo ante, puisque c’est précisément ce qui nous a menés ici.
Les problèmes du libre-échange
Lorsque l’on parle de libre-échange mondial, il est important de comprendre que celui-ci n’est pas le résultat naturel des forces du marché. Au contraire, le régime commercial mondial est le fruit de politiques étatiques actives, façonnées par les acteurs les plus puissants de la planète. Au XIXe siècle, la Grande-Bretagne a ouvert des marchés dans le monde entier à coups de canons. En Chine, les empires européens ont mené deux guerres sanglantes — connues sous le nom de guerres de l’opium — pour empêcher les Chinois d’interdire le commerce de l’opium sur leur territoire.
Le régime commercial actuel a été façonné lors des « Uruguay rounds » dans les années 1980, culminant avec la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1995. Il s’agit d’un produit de la domination unipolaire américaine après la chute du mur de Berlin. Ce régime s’est concentré sur la réduction des droits de douane, mais aussi sur l’interdiction faite aux pays de mettre en place d’autres formes de réglementation — appelées « barrières techniques au commerce », comme les normes environnementales ou les conditions de travail. Les syndicats occidentaux mettent en garde depuis les années 1990 contre les menaces que ce système fait peser sur les emplois locaux, tandis que les pays en développement ont dénoncé le fait qu’ils se voyaient refuser les mesures de protection que les pays riches avaient utilisées pour se développer.
Ce régime a largement profité, depuis quarante ans, aux grandes entreprises des États-Unis et de l’Occident, qui pouvaient réduire leurs coûts salariaux et éviter les réglementations en délocalisant leur production vers les pays du Sud. Certains pays asiatiques ont utilisé cette mondialisation des chaînes de production pour renforcer leur secteur industriel et réaliser leur développement économique. Dans les années 2000, la Chine en particulier a combiné une forte planification étatique avec les règles du libre-échange pour gravir les échelons de la chaîne de valeur mondiale, vers une production technologique plus avancée.
Le mythe des avantages comparatifs
La théorie qui sous-tend les avantages du libre-échange remonte à l’économiste du XIXe siècle David Ricardo, dont la théorie des avantages comparatifs fait toujours référence aujourd’hui dans la pensée économique dominante. L’idée est que les pays — peu importe leur niveau de développement — peuvent bénéficier du commerce en se spécialisant dans les secteurs où ils sont relativement les plus efficaces. Cela signifie qu’un pays A, plus pauvre, qui n’excelle que dans quelques domaines, peut tout de même tirer profit d’échanges avec un pays B, beaucoup plus compétitif dans tous les secteurs.
L’idée de commerce gagnant-gagnant n’a en réalité existé que sur le papier. En pratique, la spécialisation selon les avantages comparatifs immédiats a enfermé les pays périphériques dans une dépendance à la production de matières premières volatiles.
Mais cette idée de commerce gagnant-gagnant n’a en réalité existé que sur le papier. En pratique, la spécialisation selon les avantages comparatifs immédiats a enfermé les pays périphériques dans une dépendance à la production de matières premières volatiles. L’économiste Ha-Joon Chang a démontré que les pays qui ont réussi à utiliser le commerce comme moteur de développement économique — comme la Corée du Sud, son pays natal — ont activement utilisé l’intervention de l’État pour modifier leurs avantages comparatifs. Si la Corée du Sud avait suivi aveuglément la théorie de Ricardo, elle ne compterait pas aujourd’hui de géants industriels comme Samsung et Hyundai. Son économie serait encore dominée par le riz et le poisson.
Mais avec la mondialisation financière, toute politique allant à l’encontre des intérêts du capital était immédiatement sanctionnée par les marchés. Cela a conduit à une compétition salariale entre travailleurs, les entreprises pouvant facilement délocaliser vers des régions à faibles coûts. Cela a aussi engendré une concurrence fiscale, les pays abaissant leurs impôts pour attirer les investissements. Les résultats sont clairs : des inégalités croissantes à l’échelle mondiale, les salaires étant perdants face au capital. Dans les pays riches, la délocalisation a touché de plein fouet la classe ouvrière, tandis que dans des pays comme la Chine ou l’Inde, les fruits de la croissance ont principalement profité aux chefs d’entreprise. Cette course vers le bas fiscale a également mis à mal les systèmes de protection sociale.
Pour la gauche, la véritable question dans la politique commerciale n’est pas tant la circulation des biens que la mobilité sans restriction du capital. Depuis les années 1980, la libéralisation des flux financiers et des réseaux de production a permis aux entreprises de se relocaliser avec une grande facilité, utilisant la menace des délocalisations pour discipliner le travail et restreindre la prise de décision démocratique. Cette mobilité est devenue une caractéristique structurelle de l’économie mondiale, déséquilibrant profondément le rapport de force en faveur du capital.
Le commerce a joué un rôle disciplinaire. Il n’a pas seulement facilité les échanges ; il a redéfini le terrain de la politique intérieure en limitant les marges de manœuvre des États.
Dans ce contexte, le commerce a joué un rôle disciplinaire. Il n’a pas seulement facilité les échanges ; il a redéfini le terrain de la politique intérieure en limitant les marges de manœuvre des États. La peur de la fuite des capitaux a sapé la négociation collective, érodé les bases fiscales, et forcé les États à participer à une course vers le bas en matière de salaires, de réglementations et de prestations sociales. La rhétorique de la compétitivité a remplacé les questions de justice, et la politique économique a été réduite à ce que les marchés considèrent comme acceptable.
Ce que l’on oublie souvent lorsqu’on appelle à « relocaliser » l’industrie, c’est que les acquis sociaux des économies industrielles de l’après-guerre étaient le fruit d’institutions syndicales fortes, et non de la seule activité manufacturière. Sans un haut niveau de syndicalisation et d’organisation politique, le retour de la production industrielle n’améliorera probablement pas les conditions de la classe ouvrière.
Le véritable défi n’est ni de restaurer une ère révolue de la mondialisation, ni de se replier derrière des frontières nationales. Un débat sérieux sur le commerce mondial à gauche doit commencer par l’ambition de transformer les règles du jeu globales, afin que le commerce ne soit plus un outil de coercition au service du capital.
L’imposition massive de droits de douane envers le monde entier par Donald Trump rompt de manière brutale la mondialisation néolibérale promue par les États-Unis depuis un demi-siècle. Si la Chine est la première visée – et sans doute celle qui a le plus de moyens pour se détendre – l’Europe est également ciblée. Arc-boutée sur le libre-échange, l’union européenne risque d’ailleurs d’être la principale victime de cette guerre commerciale aux nombreux impacts. Les répercussions pourraient aussi se faire sentir en matière monétaire, la Chine se délestant de ses bons du trésor américains. De premières tensions apparaissent d’ailleurs déjà dans l’administration Trump. William Bouchardon, secrétaire de rédaction du Vent Se Lève, était sur le plateau du Média pour en débattre.
Une troisième année de récession qui se profile, une crise politique inédite, un parti néo-nazi à 20% dans les sondages, une industrie en crise profonde, un réarmement qui plombe le budget… Alors que les Allemands vont renouveler leurs députés au Bundestag, le fameux «modèle » d’Outre-Rhin semble profondément ébranlé. Les difficultés sont loin d’être passagères : toutes les bases du régime économique mis en place depuis 20 ans sont fracturées. Arc-boutée sur l’atlantisme, la foi libre-échangiste et le culte de la rigueur budgétaire, la classe politique allemande refuse de voir la réalité en face.
Déficit public très faible, dette sous contrôle, exportations records grâce à sa puissance industrielle, plein emploi, inflation au plus bas… Pendant des années, le modèle économique allemand a été célébré en France dans les pages des quotidiens économiques et a servi de source d’inspiration pour les programmes politiques, en particulier à droite. Certes, la gauche s’est toujours montrée plus critique de ce modèle, pointant notamment la précarité de l’emploi introduite par les lois Hartz, le manque d’investissement public et les inégalités persistantes entre l’ex-RDA et l’Ouest. Elle enviait malgré tout le système de cogestion des entreprises de nos voisins d’Outre-Rhin, qui offre la moitié des sièges du conseil de surveillance aux représentants du personnels dans les entreprises de plus de 2000 salariés, bien que celui-ci n’offre en réalité qu’un pouvoir limité aux syndicats.
Cet automne, les difficultés de Volkswagen ont eu un retentissement national dans un pays où la voiture est source de fierté et représente un cinquième de la production industrielle et des millions d’emplois. Un an après le lancement d’un plan d’économie de 10 milliards d’euros, le groupe a demandé de nouveaux efforts à ses salariés et rompu un tabou historique en annonçant la possible fermeture de 3 usines sur 10 en Allemagne. Depuis la création de l’entreprise en 1937, cela n’est jamais arrivé. Volkswagen envisageait également des dizaines de milliers de licenciements (en Allemagne et à l’étranger), une baisse des salaires de 10 à 18 % et l’externalisation d’une partie de la fabrication de composants. Finalement, l’entrée en grève préventive de 100.000 travailleurs a permis un compromis : pas de fermetures d’usine, un gel des salaires pour les deux prochaines années et le départ de 35.000 personnes d’ici 2030, en misant sur les départs en retraite.
Si le chancelier Olaf Scholz a salué « un bon accord, socialement responsable », les problèmes du secteur automobile sont loin d’être résolus. Le nombre de voitures produites en Allemagne est passé de 5,65 millions en 2017 à 4,1 millions en 2023 et les ventes des marques allemandes sont en nette baisse : un million et demi de voitures en moins pour le mastodonte Volkswagen et entre 200.000 et 300.000 véhicules en moins chaque année pour BMW et Mercedes sur la même période. Plusieurs phénomènes se cumulent pour expliquer cette chute sans précédent. En Europe, le renouvellement des voitures est au ralenti du fait des prix très élevés des nouveaux modèles. Aux États-Unis, la politique protectionniste de Donald Trump va obliger les constructeurs à implanter leurs usines sur le sol américain pour pouvoir y proposer des prix compétitifs, ce qui n’augure rien de bon pour les usines allemandes. Quant à la Chine, longtemps un eldorado pour les groupes allemands, le marché y est désormais de plus en plus dominé par des constructeurs nationaux, dont les modèles sont moins chers et plus innovants.
Au-delà du symbole, l’exemple de l’automobile illustre parfaitement l’addition de menaces auxquelles fait face l’industrie allemande. Avec une balance commerciale excédentaire de 242 milliards d’euros l’an dernier, l’économie allemande est très tournée vers l’export. Pendant des années, le libre-échange a permis à ses entreprises de conquérir de nouveaux marchés et d’y réaliser de juteux bénéfices. Mais la donne est en train de changer. Le grand retour des tarifs de douane aux États-Unis et la réindustrialisation enclenchée par les subventions massives de l’Inflation Reduction Act sont en train de fermer le marché américain. Or, Washington est le second partenaire commercial de l’Allemagne et surtout celui avec lequel elle réalise le plus grand excédent, plus de 65 milliards d’euros en 2022. La Chine est elle le premier partenaire de Berlin, mais aussi l’origine de son plus grand déficit commercial : 93 milliards en 2022. Étant donné la montée en gamme de l’industrie chinoise et sa pénétration croissante du marché européen, ce trou devrait se creuser.
Pendant des années, le libre-échange a permis aux entreprises allemandes de conquérir de nouveaux marchés et d’y réaliser de juteux bénéfices. Mais la donne est en train de changer.
Bien sûr, l’Allemagne peut toujours écouler ses marchandises en Europe. Sa balance commerciale avec la plupart des pays de l’UE et avec le Royaume-Uni est d’ailleurs très excédentaire. Rien de surprenant à cela, tant l’Allemagne est la grande gagnante de la construction européenne. La sous-évaluation de l’euro a permis à Berlin de doper ses exportations, rendues moins chères, au détriment de l’Europe du Sud. Toujours en matière monétaire, l’obsession germanique pour le contrôle de l’inflation et des déficits, imposée aux autres États de la zone euro, a engendré des plans d’austérité extrêmement violents en Grèce, en Espagne, au Portugal et en Italie, qui ont conduit à l’explosion de la pauvreté et à la déliquescence de l’Etat et de la protection sociale. L’Allemagne a tiré profit de cette situation en attirant des centaines de milliers de jeunes éduqués d’Europe du Sud, venant remplacer une main-d’œuvre vieillissante. Enfin, les « délocalisations de proximité » vers la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie et la Hongrie ont apporté un certain développement industriel à l’Europe centrale, mais au bénéfice principal de l’Allemagne, qui a fait main basse sur une large part des économies des États du groupe de Visegrád.
Mais cette hégémonie européenne touche désormais à ses limites. La succession de plans d’austérité en Europe depuis une quinzaine d’années – largement exigée par l’Allemagne – a durement affaibli l’activité économique, engluée dans une stagnation sans fin. Difficile dans ces conditions de trouver de nouveaux débouchés commerciaux. L’Allemagne pousse donc l’Union européenne à conclure de nouveaux accords de libre-échange. Corée du Sud, Canada, Japon, Kenya, Nouvelle-Zélande, Chili… La Commission européenne en a signé à tout va ces dernières années. Et la tendance ne semble pas prête de s’arrêter, des deals étant actuellement négociés avec Singapour, l’Inde, l’Indonésie, les Philippines, mais surtout le Mercosur. Le marché commun sud-américain fait rêver les industriels allemands, tant les débouchés sont immenses. Volkswagen est ainsi implanté de longue date au Brésil, son second marché extérieur après la Chine. En supprimant la quasi-totalité des droits de douane, Berlin espère avoir accès aux nombreuses matières premières du continent sud-américain, tout en y exportant ses produits manufacturés. Mais cette stratégie se heurte à l’opposition de plusieurs membres de l’UE, inquiets de la déflagration que cet accord engendrerait pour leur secteur agricole, notamment la France. Par ailleurs, la Chine est déjà le premier partenaire commercial de la plupart des pays de la région.
Dépendance au gaz de schiste américain
Outre les tensions commerciales, le moteur économique allemand est également ralenti par l’explosion des prix de l’énergie. Avant la guerre en Ukraine, Berlin importait 55% de son gaz naturel, 45% de son charbon et 35% de son pétrole depuis la Russie. Indispensable à de nombreuses industries, le gaz est aussi la source de plus de 13% de l’électricité produite en Allemagne l’an dernier, une part en croissance ces dernières années pour faire face aux fluctuations de la production renouvelable (59% du mix électrique en 2024) et à l’arrêt du nucléaire courant 2023. Pendant des années, les importations de gaz russe ont été encouragées, notamment par la construction d’un second gazoduc dans la mer Baltique, le célèbre Nord Stream 2. A elle seule, la présence de l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder au conseil d’administration de la société Gazprom témoignait des liens extrêmement forts entre l’État allemand et le Kremlin en matière énergétique.
Le conflit ukrainien a évidemment rebattu toutes les cartes. Sous la pression des États-Unis, mais aussi des pays baltes et de la Pologne, très atlantistes et de longue date défavorables à Nord Stream, l’Union européenne a dû se sevrer d’hydrocarbures russes au plus vite, quoi qu’il en coûte. Adopté au nom du soutien à l’Ukraine et du combat « pour la démocratie », cet embargo a conduit l’UE à renforcer ses achats de pétrole et de gaz depuis des pays pourtant tout sauf démocratiques comme le Qatar ou l’Azerbaïdjan, mais aussi depuis l’Inde, qui réexporte massivement des hydrocarbures achetés… à la Russie. Mais ce sont les États-Unis qui bénéficient le plus de ce nouveau contexte. Redevenus auto-suffisants en combustibles fossiles en 2018 grâce à l’exploitation intensive de gaz de schiste, ils ont saisi l’occasion pour exporter leur production excédentaire vers l’Europe. Les exportations de gaz naturel liquéfié des États-Unis vers l’UE et le Royaume-Uni ont bondi de 71 millions de mètres cubes par jour en 2021 à plus de 200 millions en 2023. La moitié du GNL importé en Europe vient désormais d’Outre-Atlantique.
Pour s’assurer qu’aucun retour en arrière ne soit possible, les États-Unis ont vraisemblablement commandité l’attentat ayant fait exploser les gazoducs Nord Stream en 2022. Tétanisé à l’idée de froisser son allié américain, le gouvernement allemand refuse de révéler le résultat de ses enquêtes.
Un réarmement ruineux
Cette inféodation de l’Allemagne aux États-Unis se traduit aussi en matière militaire. Si l’orientation atlantiste de l’Allemagne de l’Ouest, puis réunifiée, n’est pas nouvelle, les discours pacifistes ont longtemps été très forts en Allemagne. Outre le souvenir douloureux de la Seconde guerre mondiale, ils s’appuyaient sur la volonté de nombreux Allemands de renforcer les liens avec la RDA durant la guerre froide – la fameuse Ostpolitik – puis sur l’objectif d’économies budgétaires, la menace d’une guerre conventionnelle s’étant éloignée. Là aussi, la guerre en Ukraine a tout changé. Fin février 2022, le chancelier Olaf Scholz annonçait un « changement d’époque » et mettait en place un fonds spécial de 100 milliards d’euros pour le réarmement. Certes, l’état de déliquescence de la Bundeswehr impliquait des investissements. Mais la contribution à l’effort de guerre ukrainien via l’envoi de matériel militaire et l’exigence des États-Unis d’une augmentation des dépenses militaires des membres de l’OTAN ont aussi lourdement pesé sur cette décision.
Ce tournant du réarmement est désormais visible dans tout le champ politique. Tous les partis traditionnels – CDU (droite), SPD (sociaux-démocrates), Verts et FDP – ainsi que l’AfD (extrême-droite) s’accordent sur l’objectif de dépenser au moins 2% du PIB dans la défense. Le vice-chancelier écologiste Robert Habeck propose même 3,5%, sans doute afin de faire plaisir à Donald Trump, qui exige désormais le chiffre astronomique de 5%. Pour se différencier les uns des autres, ces partis surenchérissent : retour de la conscription obligatoire pour la CDU et l’AfD, envoi de missiles Taurus à l’Ukraine pour les Verts, la CDU et le FDP, création d’un bouclier antimissile européen pour le SPD… Or, toutes ces promesses ont un coût. Le fonds spécial de 100 milliards d’euros étant déjà entièrement attribué et devant prendre fin en 2027, il faut trouver une trentaine de milliards chaque année rien que pour tenir les 2%. C’est ici que les partis classiques divergent : pour le SPD et les Verts, l’urgence géopolitique est supérieure aux contraintes budgétaires et l’endettement n’est pas un problème. Pour le FDP, la CDU et l’AfD, la rigueur budgétaire est intouchable et il faut donc réduire l’État-providence.
Une coalition incohérente brisée par la rigueur budgétaire
C’est justement sur cette question du budget que la coalition tricolore s’est fracturée cet automne. Alors que la Constitution allemande interdit depuis 2009 un déficit public supérieur à 0,35% du PIB, les marges de manœuvre sont extrêmement restreintes. Si la règle a été temporairement suspendue durant la crise sanitaire, son retour a très vite entraîné des tensions, notamment lorsque la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a jugé fin 2023 anticonstitutionnel l’usage de fonds inutilisés pour la gestion du COVID dans un nouveau fonds hors budget destiné aux investissements écologiques et dans les semi-conducteurs. Le message de cette jurisprudence était clair : la rigueur absolue doit primer sur tout autre objectif. Une vision qui correspond tout à fait à celle défendue par Christian Lindner, chef du parti ultra-libéral FDP et ministre des finances de la coalition sortante, qui a construit sa carrière politique en se présentant comme garant de l’orthodoxie budgétaire.
Comble de l’ironie, Angela Merkel, pourtant à l’origine du fameux « frein à l’endettement » inscrit dans la Constitution, a plaidé pour son assouplissement.
Concilier ce dogme absurde de l’équilibre des comptes publics avec les investissements dans l’industrie voulus par le SPD, ceux pour les politiques écologiques défendus par les Verts, ainsi que les dépenses considérables pour le réarmement, le soutien à l’Ukraine et les aides pour les factures d’énergie, le tout dans un pays vieillissant et en récession relève de la quadrature du cercle. Après des coupes budgétaires massives en 2024, la préparation du budget 2025 s’est avérée encore plus compliquée. Actant des désaccords insurmontables, le chancelier Olaf Scholz (SPD) a donc fini par limoger Lindner début novembre, privant son gouvernement du soutien des 91 députés FDP, nécessaires pour obtenir une majorité. Comble de l’ironie, Angela Merkel, pourtant à l’origine du fameux «frein à l’endettement » inscrit dans la Constitution, a plaidé pour son assouplissement deux semaines plus tard…
Si le budget 2025 a fait exploser la coalition, celle-ci était néanmoins fragile depuis le début. Ces trois dernières années, le SPD, les Verts et le FDP n’ont cessé de s’affronter, en particulier autour des politiques voulues par les écologistes, comme la fermeture des centrales nucléaires, la fin des voitures thermiques neuves en 2035 ou encore l’interdiction des six millions de chaudières à gaz et au fioul d’ici à 2030. Alors que les aides pour cette transition énergétique étaient sacrifiées sur l’autel de l’austérité, ces mesures ne pouvaient qu’être profondément impopulaires. L’incohérence entre la nécessité de réduire les émissions et la préférence des Verts pour le charbon plutôt que le nucléaire – bien que les renouvelables se développent fortement, le charbon compte toujours pour 15% de la production électrique – et leur soutien au gaz de schiste américain a conduit à leur détestation. Le gouvernement sortant paie les conséquences de ces choix, les sondages indiquant tous une baisse des intentions de vote en faveur du SPD, des Verts et du FDP, ce dernier risquant de ne pas franchir le seuil de 5% nécessaire pour entrer au Bundestag.
Sondage en ligne Yougov auprès de 2430 Allemands conduit entre le 14 et le 17 février 2025. Source : X
Percée des néo-nazis et émergence d’un Macron allemand
Face à ce bilan, les différents partis d’opposition peuvent tous espérer progresser ce dimanche. Donnée à 30% dans les sondages, la CDU-CSU devrait faire son retour à la chancellerie, avec la personne de Friedrich Merz. Cet opposant historique à Angela Merkel, qui a fini par mettre la main sur le parti après 25 de défaites internes, est la version allemande d’Emmanuel Macron. Ancien banquier chez Blackrock, il plaide sans relâche pour une plus grande financiarisation de l’économie allemande, au point qu’il avait même publié un livre intitulé « Oser plus de capitalisme » en pleine crise des subprimes… En matière économique, son programme est on ne peut plus classique : baisses d’impôts massives, dérégulation, culte de l’innovation, suppression du Bürgergeld (équivalent allemand du RSA) et bien sûr austérité budgétaire. Il plaide aussi pour un réarmement massif dans le cadre de l’OTAN, compte sur la relance du nucléaire et la taxe carbone pour résoudre la crise climatique et entend bien sûr durcir les lois sur l’immigration.
Ancien banquier chez Blackrock, Friedrich Merz plaide pour une plus grande financiarisation de l’économie allemande, au point qu’il avait publié un livre intitulé « Oser plus de capitalisme » en pleine crise des subprimes…
Ce dernier point est également un des enjeux de la campagne, marquée par plusieurs attaques commises par des étrangers en situation irrégulière, sur lesquelles surfe l’Alternative für Deutschland (AfD). Né en 2013 contre les plans « d’aide » à l’Europe du sud en pleine crise des dettes souveraines, le parti a rapidement été capturé par les courants d’extrême-droite. Il n’hésite pas à revendiquer l’héritage du Troisième Reich et à multiplier les provocations, à travers des affiches où des parents font des saluts nazis pour «protéger leurs enfants », une conférence sur la «remigration » organisée à Wannsee – lieu de décision de la « solution finale » -, une remise en cause de la politique mémorielle et nombre de clins d’oeil au régime hitlérien dans ses slogans. Porté par le dégagisme et désormais soutenu par Elon Musk, le parti ne cesse d’engranger des succès électoraux, en particulier en ex-RDA.
Espérant endiguer sa progression, Friedrich Merz reprend certaines de ses propositions. Un texte visant à restreindre le regroupement familial et à étendre les pouvoirs de la police des frontières a ainsi opportunément été présenté fin janvier par la CDU et a failli être adopté, grâce au soutien de l’AfD. Une manœuvre politique qui s’est retournée contre son initiateur : tandis que l’extrême-droite a vu ses idées légitimées, la rupture du «cordon sanitaire » historique a heurté une grande partie de la société allemande et compliquera forcément les négociations pour former une coalition. S’il semble impossible que l’AfD entre au gouvernement, le programme néolibéral et autoritaire de Merz a toutes les chances de faire exploser les scores des néo-nazis à la prochaine élection, de la même manière que Macron a mis le Rassemblement National aux portes du pouvoir.
Les scores des partis traditionnels étant en baisse, une alliance avec l’AfD inenvisageable et la présence du FDP au Bundestag incertaine, la CDU pourrait être forcée de négocier une coalition à la fois avec les Verts et le SPD. Celle-ci souffrirait alors des mêmes faiblesses que la coalition sortante.
Le scrutin du 23 février est censé départager ces deux stratégies antagonistes. Si les deux partis sont globalement d’accord sur la nécessité de politiques redistributives, Wagenknecht a fait de la paix en Ukraine et au Proche-Orient un axe central de son programme, tandis que Die Linke s’exprime peu sur la question et reste très frileux à l’idée d’oser critiquer Israël. Sur l’immigration, Wagenknecht espère récupérer des électeurs de gauche demandeurs d’une plus grande fermeté, mais, ce faisant, elle risque de légitimer davantage l’AfD et donc de lui fournir des voix. A l’inverse, la posture sans-frontièriste de Die Linke a beau être clairement impopulaire, elle peut séduire les électeurs à la recherche d’une opposition forte au durcissement en cours. Si l’un des deux partis échoue à être représenté au Bundestag, il sera durablement fragilisé et sa stratégie désavouée. Mais il est également possible que les deux parviennent à franchir le seuil de 5% et que le match soit nul.
Dans ce dernier cas, la constitution du futur gouvernement serait rendue encore plus compliquée. Les scores des partis traditionnels étant en baisse, une alliance avec l’AfD inenvisageable et la présence du FDP au Bundestag incertaine, la CDU pourrait être forcée de négocier une coalition à la fois avec les Verts et le SPD. Celle-ci risquerait alors de souffrir des mêmes faiblesses que la coalition sortante. Si le frein à l’endettement pourrait être allégé au vu de la situation, les problèmes de fond de l’économie allemande ne devraient pas être traités. Aucun des partis en question ne remettant en cause l’atlantisme et le libre-échange ou n’ayant de solution pour faire baisser le coût de l’énergie et proposer un nouveau modèle économique, la crise va durer encore longtemps. Face à cette fuite en avant, l’AfD aura tout le loisir de prospérer dans le confort de l’opposition. Le « consensus » politique tant vantée par les admirateurs du « modèle allemand » arrive lui aussi en bout de course.
Le retour de Donald Trump à la Maison Blanche annonce de nouvelles perturbations dans les rapports entre Pékin et Washington. Nommé secrétaire d’Etat, le sénateur Marco Rubio entend durcir le ton face à la Chine. Il se dit prêt à armer Taiwan et à renforcer les barrières douanières contre les produits chinois. Il faut cependant aller au-delà de ces déclarations menaçantes : les lubies de l’administration Trump ne peuvent pas expliquer la rivalité sino-américaine. Dans son dernier ouvrage, intitulé Chine/Etats-Unis, le capitalisme contre la mondialisation (La Découverte, 2024 – recensé sur LVSL par Baptiste Galais-Marsac), Benjamin Bürbaumer revient sur les origines économiques de cette confrontation. D’abord intégrée à la mondialisation pour satisfaire les intérêts du capital américain, la Chine a su sortir de sa position subordonnée et concurrencer directement la première puissance mondiale. Extrait.
La formation d’un marché véritablement mondial trouve ses origines dans la crise structurelle des années 1970. C’est dans la « solution spatiale » impulsée par le capital transnational américain qu’il faut comprendre la libéralisation de la Chine et son entrée dans le capitalisme mondialisé. La question maintenant est de savoir si et comment les multinationales américaines, soumises à l’impératif de redresser leurs profits, en ont réellement bénéficié, sachant qu’elles ont investi sur le territoire chinois en conférant à la Chine une place de subordonnée dans la mondialisation.
Cet état de fait pouvait convenir pendant un certain temps mais, dans la mesure où les objectifs fondamentaux associés à la participation de la Chine au marché mondial ont divergé dès le départ – relancer la profitabilité des grandes firmes d’un côté, accélérer le développement national de l’autre –, la complémentarité des régimes d’accumulation des deux côtés du Pacifique fut une source d’instabilité latente, car d’emblée porteuse de contradictions susceptibles de générer des tensions.
La vache à lait des multinationales américaines
Les premiers investisseurs étrangers en Chine étaient des Chinois de la diaspora, principalement situés à Hong Kong et Taiwan. Retardataires impressionnées par les affaires mirobolantes à réaliser dans une Chine où les usines tournent à toute vapeur, les firmes japonaises, européennes et américaines se sont empressées de suivre le mouvement dans les années 1990. Les IDE entrants ont explosé. En seulement deux ans, entre 1991 et 1993, leur valeur a été multipliée par plus de six, et ce n’était que le début d’une dynamique à la hausse spectaculaire.
Alors pourquoi investir en Chine ? La perspective pérenne d’un faible niveau salarial a exercé un pouvoir d’attraction incontestable. Le magazine The Economist célébrait ainsi « une offre quasi illimitée de main-d’œuvre bon marché. Selon certaines estimations, les zones rurales comptent près de 200 millions de travailleurs sous-employés qui pourraient se tourner vers l’industrie. Il faudra peut-être au moins deux décennies pour absorber ce surplus de main-d’œuvre, ce qui contribuera à maintenir les salaires des travailleurs peu qualifiés a un niveau faible ».
Mais paradoxalement, les effets de la révolution de 1949 ont également joué. Car ce qui distingue la Chine d’autres pays périphériques disposant également d’une force de travail bon marché et ayant lancé de vastes programmes de libéralisation, c’est l’héritage socialiste, qui donne aux gigantesques réserves de main-d’œuvre des qualités supplémentaires en termes d’éducation et de santé. A ce contraste s’ajoute le fait qu’en procédant à une libéralisation plus maitrisée, la Chine a pu éviter les effets dévastateurs de la thérapie du choc. Enfin, elle se démarque aussi par rapport à d’autres pays périphériques par des mesures assurant un approvisionnement énergétique stable (et polluant) en dépit d’une croissance vertigineuse de la production industrielle. En somme, les investissements étrangers ont conduit le pays a une intégration particulièrement poussée dans les circuits économiques mondiaux. Sans surprise, les Etats-Unis figurent parmi les premiers investisseurs étrangers en Chine.
Ainsi la Chine représentait-elle bel et bien un nouveau terrain d’accumulation significatif pour le capital transnational américain. Et cette accumulation s’est révélée hautement profitable. Les multinationales américaines pouvaient se féliciter d’un retour sur investissement en Chine de 33 %, tandis que l’ensemble des multinationales étrangères dans ce pays, tous pays d’origine confondus, devaient se contenter de 22 %. Dans une veine similaire, les IDE des multinationales américaines généraient des retours supérieurs aux investissements nationaux et surtout aux investissements étrangers réalisés sur le sol américain. Aussi édifiantes qu’elles soient, ces données ne dévoilent pourtant pas l’ampleur réelle de l’engagement du capital transnational américain en Chine.
Cette pression déflationniste sur la rémunération du travail, organisée par le biais des délocalisations en Chine, a conduit les ménages américains à financer une part croissante de leur consommation par la dette
Car ce dernier n’a pas seulement procédé à ses propres investissements, il s’est aussi greffé, grâce à la sous-traitance, sur des entreprises d’Etat et des réseaux de production mis en place par les hommes d’affaires de la diaspora. Ce phénomène de désintégration verticale, que les économistes appellent les « chaines globales de valeur », peut être mesuré le plus exhaustivement en retraçant les importations américaines depuis les pays à salaire faible.
Derrière l’apparence d’une simple réorganisation technique de la division géographique du travail se cachent des changements majeurs dans les rapports de forces entre capitaux des pays avancés et capitaux des pays périphériques, mais aussi, plus généralement, entre travail et capital, rendus possibles par le nœud financiarisation-mondialisation. En effet, les protagonistes des chaines globales de valeur sont les firmes leaders. Elles supervisent la fabrication d’un bien à partir d’une série d’usines souvent dispersées dans différents pays, chacune fournissant un bien intermédiaire indispensable à l’assemblage du bien final, qui a lieu dans des pays où le coût de la main-d’œuvre est faible. Loin d’homogénéiser le monde, la mondialisation consiste en l’exploitation de son hétérogénéité par les multinationales.
Les délocalisations ont un effet important sur les profits dans la mesure où elles réduisent les coûts de production de 20 % à 40 %, selon les estimations. Ce n’est en rien surprenant. La constitution de chaines globales de valeur étant prioritairement une question de pouvoir de coordination, elle n’exige qu’un minimum de dépense de capital – contrairement aux fournisseurs – tout en favorisant une baisse des prix des intrants. A ce titre, elle est un outil particulièrement efficace pour augmenter les profits. Grâce aux chaines globales de valeur, les multinationales réalisent des profits sans accumulation, ou plutôt des profits fondés sur une accumulation par correspondance, qui impose aux fournisseurs la charge de l’investissement.
Des conflits transpacifiques en gestation
Sous couvert d’harmonie transpacifique, les contradictions se sont amoncelées. La crise de 2007‑2008 a exprimé la fragilité inhérente à la complémentarité entre les Etats-Unis et la Chine. Tout en mettant en évidence la volatilité spécifique de la finance américaine et la multiplicité des liens tentaculaires sur lesquels reposait l’accumulation du capital à l’échelle mondiale, cette crise a aussi résulté d’une relation transpacifique singulière, construite sur les stratégies de profitabilité des multinationales. Commençons par analyser l’imbrication financière entre les deux pays. En plaçant les revenus tirés de son excèdent commercial sur les marchés financiers américains, la Chine a contribué à faire baisser les taux d’intérêt auxquels les agents américains, et notamment l’Etat, s’endettaient. De plus, en achetant massivement des bons du Trésor américain, la Chine a encouragé les sociétés financières occidentales à se déporter vers des titres financiers plus rémunérateurs, et donc plus risqués, comme les crédits subprimes, c’est-à-dire des crédits accordés à des ménages à faibles revenus. La complémentarité entre les régimes d’accumulation chinois et américain a donc aussi gonflé la bulle immobilière.
Tout comme la crise des subprimes ne fut pas purement financière mais inséparable de la distribution de plus en plus inégalitaire des richesses aux Etats-Unis, la contribution transpacifique à la formation de cette crise a dépassé le domaine financier. Comme nous l’avons constaté, la pression à la baisse des salaires en Chine s’est transmise au reste du monde du fait de son orientation extravertie. Cette pression déflationniste sur la rémunération du travail, que les multinationales ont organisée par le biais de la délocalisation, a conduit les ménages américains à financer une part croissante de leur consommation par la dette. De plus, la faible progression des prix à la consommation, rendue possible par l’importation massive de produits bon marché, a aidé la FED à mener une politique des crédits faciles. Une autre contribution crisogène de la symbiose transpacifique a donc consisté à rendre les agents économiques américains plus enclins à retenir l’option de l’endettement sur laquelle le secteur financier avait prospéré jusqu’à l’éclatement de la bulle.
le capital chinois ne se mélange pas avec le capital transnational occidental et se trouve particulièrement en phase avec les priorités politiques de l’Etat-Parti
Toutefois, les contradictions produites par la complémentarité sino-américaine n’étaient pas seulement de nature économique, elles étaient aussi bien politiques. Face à un déficit commercial croissant, des voix se sont élevées aux Etats-Unis pour déclarer que la Chine manipulait sa devise, et qu’il convenait de lui imposer des sanctions commerciales. Dans les années 2000, des dizaines de propositions de loi en ce sens ont été débattues au Congrès. Les performances décevantes sur le marché chinois et le rattrapage technologique bien réel mais encore modéré des producteurs chinois ont donc aussi contribué à conduire des fractions diverses du capital américain à demander une révision des règles régissant le commerce bilatéral.
Là où la fraction nationale craignait plutôt la concurrence des importations chinoises, certains groupes du capital transnational semblaient inquiets du succès des exportations chinoises sur des marchés tiers. Ce dernier aspect est particulièrement important : si le capital transnational américain redoutait la perte de parts sur le marché mondial, son attitude bienveillante à l’égard de la Chine était susceptible d’évoluer et pouvait entrainer un changement de position de Washington. C’est donc de l’intérieur même de la prétendue symbiose transpacifique qu’ont surgi les forces visant un remaniement des relations économiques entre les deux plus grandes économies du monde.
Si les fissures se sont multipliées au cours des années 2000, la crise économique a touché les fondements de l’édifice transpacifique. Elle a atteint la Chine par le canal du commerce. Les consommateurs occidentaux ayant dû se serrer la ceinture, les exportateurs chinois ont perdu des clients. Le gouvernement chinois a alors mis en place un plan de relance gigantesque. Ce faisant, il a compensé dans un premier temps la perte de marchés internationaux, mais il a surtout amplifié in fine l’orientation extravertie de son économie, au point de concurrencer de plus en plus les multinationales américaines sur les marchés internationaux. La symbiose transpacifique se faisant de plus en plus conflictuelle, une question s’est mise à tarauder la pensée libérale : pourquoi l’interdépendance économique entre les Etats-Unis et la Chine ne produit-elle pas des relations durablement harmonieuses ?
L’introuvable interdépendance pacificatrice
Nous voilà enfin parvenus à l’énigme que pose l’orientation plus oppositionnelle du PCC : après tout, l’interdépendance croissante entre la Chine et les Etats-Unis n’a-t-elle pas justement été un gage de relations pacifiques et mutuellement bénéfiques, sur fond d’intérêts partagés ? C’est du moins ce que pensaient les présidents américains, imprégnés de la vision libérale du « doux commerce ». Comme l’écrit l’historien Adam Tooze, « les mondialistes des Partis démocrate et républicain ont parié que la force puissante et impersonnelle de l’intégration commerciale ferait en temps voulu de la Chine une “partie prenante” docile et sympathique de l’ordre mondial ». Or ce cadre analytique pèche par une appréhension figée des relations internationales – pourtant par essence dynamiques et politico-économiques – et un rationalisme démesuré. La guerre en Ukraine a fait voler en éclats la croyance dans les effets pacificateurs des relations commerciales. Même le Financial Times s’est interrogé : « Pourquoi le commerce n’a-t-il pas permis d’acheter la paix ? »
En réalité, c’est plutôt la persistance de cette croyance qui surprend au vu des travaux empiriques contestant depuis longtemps cette « illusion libérale ». Néanmoins, notre lecture en termes de groupes sociaux nous oblige à examiner de plus près l’idée d’un effet pacificateur associé aux flux de capitaux. En effet, dans le premier chapitre, nous avons souligné que les IDE transformaient politiquement les pays destinataires. Ils y favorisent la montée en puissance d’une fraction du capital intégrée dans les circuits transnationaux, qui conçoit la stabilité internationale, en général, et les bonnes relations avec le pays d’origine de l’investissement, en particulier, comme une priorité. C’est par ce mécanisme que les pays ouest-européens se sont alignés sur la politique internationale des Etats-Unis. On aurait donc pu supposer que l’arrivée d’IDE américains en Chine aurait produit le même résultat : une convergence des intérêts économiques et des affinités politiques entre les deux plus grandes puissances du monde. Or cette convergence n’est pas à l’œuvre. Pourquoi ?
Tout d’abord, parce que les IDE américains en Chine sont nettement inférieurs aux IDE américains en Europe. Cela tient au fait que la Chine s’est ouverte aux capitaux étrangers beaucoup plus tardivement que l’Europe. Le stock de capital américain y est incomparablement plus bas. Mais ce n’est pas la seule raison. L’autre raison, c’est que, à travers les chaines globales de valeur, le capital transnational américain a accédé à la puissance productive chinoise sans investir sur place. C’est une option particulièrement rentable, mais qui s’est faite au prix d’une influence politique amoindrie en Chine puisque la force d’un groupe social repose sur sa présence matérielle.
Certes, dans une économie fortement encadrée par des réglementations publiques et un niveau important d’allocation des ressources en dehors du marché, les entreprises ont un intérêt évident a les façonner en faveur de leur profitabilité. De ce fait, les multinationales étrangères présentes ont recruté d’anciens membres du gouvernement et se sont regroupées dans des associations sectorielles et des chambres de commerce nationales, comme l’American Chamber of Commerce. Mais généralement, et au-delà de leur relative faiblesse matérielle, elles ont jugé l’environnement institutionnel satisfaisant et hésité à contester en cas de différend.
La faiblesse politique du capital transnational américain en Chine ne repose toutefois pas seulement sur ses stratégies de rentabilité. Les politiques de l’Etat chinois ont également joué un rôle décisif. A la différence des pays ouest-européens qui ont accueilli à bras ouverts les investissements américains, la Chine a exercé un contrôle étroit sur l’ouverture économique. Tout d’abord, seule une partie de l’économie chinoise a pu faire l’objet d’une acquisition étrangère.
Tout au long de la libéralisation, les autorités ont procédé à une restructuration des entreprises d’Etat qui a abouti à la formation de conglomérats monopolistiques dans des secteurs cruciaux, comme les ressources naturelles, les télécommunications, la finance et les travaux publics. Parmi les 500 plus grandes entreprises chinoises en 2012, on comptait 310 entreprises publiques, qui représentaient 80 % du chiffre d’affaires et 90 % des profits de cette liste. Les trente premières places de ce classement étaient toutes occupées par des entreprises sous contrôle étatique qui faisaient partie des plus grandes firmes mondiales. Les dirigeants de ces entreprises stratégiques sont membres du PCC et soumis à un système de rotation. Le chercheur Kevin Lin souligne a ce propos que « cette rotation constante entre les entreprises d’Etat et les postes au sein de l’Etat-Parti pour les cadres dirigeants vise précisément à empêcher la formation d’une classe de cadres capitalistes qui identifie ses intérêts avec ceux de ses homologues du secteur privé et des sociétés transnationales ».
Les travaux empiriques sur les conseils d’administration confirment cette analyse. Tandis que, dans les multinationales occidentales, les dirigeants siègent fréquemment dans plusieurs entreprises en même temps, la Chine se tient à l’écart de telles pratiques. Au contraire, « la mondialisation des sociétés transnationales chinoises et de l’élite des affaires chinoise a été modeste », et on observe « une relation inextricable entre les firmes transnationales chinoises et l’Etat-Parti chinois ». En somme, le capital chinois ne se mélange pas avec le capital transnational occidental et se trouve particulièrement en phase avec les priorités politiques de l’Etat-Parti. Reste le capital privé. Dès les débuts de la libéralisation, le PCC a accordé une attention particulière à ce groupe social dont il soupçonnait que les intérêts étaient en décalage par rapport à sa politique. Le PCC ne s’y trompait pas totalement.
C’est précisément du fait de l’importance de la règlementation sur l’environnement économique que beaucoup de propriétaires d’entreprises ont choisi de peser de l’intérieur, depuis que le PCC leur a ouvert l’adhésion en 2001. Désormais, un milliardaire chinois sur trois est membre du Parti et presque tous disposent d’excellents contacts informels avec l’Etat. Plus généralement, 95 des 100 plus grandes firmes privées sont sous le contrôle d’une personne impliquée dans l’Etat-Parti. Mais les relations entre le capital chinois et son Etat ne sont pas que formelles et purement instrumentales. Elles sont aussi affectives. Cette double dimension est au cœur de ce que le politologue Christopher McNally appelle l’ « encastrement épais » des détenteurs de capital dans l’Etat-Parti.
Le résultat, c’est que des « interactions fréquentes, des sentiments de familiarité et de confiance, ainsi qu’un sentiment d’appartenance à un même groupe […] ont permis d’aligner étroitement les intérêts des détenteurs de capitaux prives chinois sur ceux de l’Etat-Parti ». On note bien le lien de subordination : les entreprises sont encastrées dans l’Etat-Parti. A ce titre, ce dernier est en mesure de déjouer des tentatives de coalition entre sociétés privées. Le PCC semble donc bien avoir réussi à canaliser les intérêts des entreprises privées. Finalement, la profondeur des échanges économiques transpacifiques n’a pas produit le rapprochement politique espéré par les présidents américains. Aucun organe de planification commun ni fraction transpacifique du capital, sur laquelle un tel rapprochement pourrait s’appuyer, n’a émergé. Au lieu d’être organiquement imbriquées comme le sont l’Europe et les Etats-Unis, les grandes puissances pacifiques restent extérieures l’une à l’autre. Chacune conserve ses intérêts propres, qui se situent de plus en plus sur une trajectoire de collision. Et la Chine, tenue par l’impératif de stabiliser sa propre dynamique d’accumulation par la conquête des marches mondiaux, en est venue à questionner l’organisation même de la mondialisation.
« La Chine veut-elle vraiment la guerre ? » s’interroge Arte dans son émission Le Dessous des cartes. Quelques mois plus tard, LCP devait consacrer un DébatDoc d’une heure et demie sur « les deux Chine irréconciliables », Taïwan et la République populaire de Chine (RPC). Dans le débat médiatique, jamais la « menace chinoise » n’aura été si présente. Au-delà des tensions en mer de Chine ou de la question taïwanaise, c’est la rivalité sino-américaine qui alarme les commentateurs. Et sur laquelle butte leur réflexion. La guerre économique entre Washington et Pékin ne clôt-elle pas une ère de « doux commerce », à laquelle tous deux ont contribué ? Benjamin Bürbaumer, économiste et Maître de conférences à l’IEP de Bordeaux, consacre son dernier ouvrage à cet enjeu. Dans Chine/Etats-Unis, le capitalisme contre la mondialisation (La Découverte, 2024), il défend que l’on assiste moins à un reflux de la mondialisation qu’à une intensification de la lutte pour en forger les contours.
Dès l’introduction, l’auteur se place en faux avec les explications couramment invoquées pour comprendre l’expansion chinoise. Aux théories qui naturalisent les rivalités entre États – souvent dérivées d’une « nature humaine » intrinsèquement belliqueuse -, Bürbaumer oppose une analyse fondée sur l’économie politique. Ce faisant, il sort du cadre qui domine encore largement le champ des relations internationales. Il écarte d’emblée l’explication de la rivalité sino-américaine par le « piège de Thucydide », cité ad nauseam, qui fait reposer la confrontation entre une puissance dominante et son concurrent sur une « tendance transhistorique [des États] à se faire la guerre »1.
De même, il refuse d’opposer des chefs d’État, qui seraient responsables de la montée des tensions, au « doux commerce » des firmes multinationales. Pour l’auteur, il est indispensable de « tenir compte de l’interpénétration des intérêts économiques et des stratégies politiques »2, de leur complémentarité, pour comprendre ce qui est à l’œuvre dans cet affrontement, c’est-à-dire le basculement d’une hégémonie à une autre.
Une mondialisation forgée par les intérêts américains
Pour ce faire, Benjamin Bürbaumer dresse un large panorama historique. Il rappelle que Washington ne prêtait pas grande attention à la Chine avant les années 1970, mais que l’intérêt pour ce vaste marché fut attisé par une crise de rentabilité qui a affecté le capital américain au début de la décennie. Pour remédier à la baisse conjoncturelle des profits, une partie du patronat a opté pour une « solution spatiale », selon le terme de David Harvey – autrement dit, l’extension de l’activité économique vers les marchés étrangers où les taux de profits sont plus élevés que sur le territoire national.
Mais pour que la captation de la survaleur hors des frontières soit possible, il était indispensable pour la bourgeoisie américaine d’exercer un certain contrôle sur le système économique mondial. L’impératif de maîtrise des flux commerciaux et financiers, passant par une prépondérance américaine dans les organisations internationales chargées de modeler la mondialisation (FMI, Banque Mondiale, OMC), se doublait d’une volonté de sécuriser les infrastructures stratégiques (routes maritimes, ports, réseaux routiers, télécommunications, etc.).
Face à la suraccumulation des capitaux chinois, il devenait urgent de trouver des débouchés rentables. C’est ainsi que l’on comprend le projet des « Nouvelles routes de la soie ».
Dans cette entreprise, la Maison Blanche joue un rôle de premier plan en adoptant une politique étrangère rigoureusement alignée sur l’agenda des firmes multinationales. Adossé à l’appareil d’État américain, le « capital transnational » s’est alors attelé à la construction d’une mondialisation organisée selon ses intérêts.
Dans ce contexte, la Chine est devenue une cible de premier choix, alors que le pays s’ouvrait à la mondialisation pour stimuler sa croissance. Bürbaumer détaille la manière dont la libéralisation du pays s’est effectuée de manière graduelle et contrôlée, afin de moderniser son industrie sans perdre la main sur la production. Par l’établissement de zones franches, l’assouplissement de la planification ou le sacrifice de la législation sociale chinoise sur l’autel de la compétitivité, les entreprises d’État se sont acclimatées à l’économie de marché. Du pain béni pour le capital américain, qui s’est empressé de faire de la Chine son principal sous-traitant.
Plus que de l’investissement direct à l’étranger, le capital américain se sert de sa position de sa prédominance dans les chaînes globales de valeur pour exercer une emprise sur les firmes chinoises : « Les chaînes globales de valeur sont aussi des chaînes globales de pouvoir. […] Une chaîne de valeur ne peut avoir qu’un seul leader, mais le nombre de fournisseurs potentiels ne connaît pas de limite précise. Des fournisseurs de composants à faible complexité peuvent être trouvés dans plusieurs pays, mais seul le leader détient la propriété intellectuelle et l’accès au marché des consommateurs finaux »3.
Quand la Chine veut redessiner l’ordre mondial
L’essor de l’économie chinoise a donc été assuré par son intégration dans une mondialisation supervisée par les États-Unis dans l’intérêt de ses entreprises. Aussi comprend-on pourquoi la volonté de la Chine de sortir d’une position subordonnée est au cœur de l’affrontement actuel avec les États-Unis. « Si les tensions sino-américaines sont aujourd’hui si vives, c’est parce que la Chine tente de remplacer la mondialisation par une réorganisation fondamentalement sino-centrée du marché mondial »4.
La Chine, cependant, n’allait pas tarder à autonomiser son développement du cadre fixé par les États-Unis. Aussi Bürbaumer détaille-t-il les manoeuvres de la RPC, visant à prendre le contrôle des infrastructures clés de la mondialisation (normes techniques, routes commerciales, innovations technologiques et réseaux numériques) et à internationaliser sa monnaie. Si la croissance chinoise est portée, depuis les années 1990, par des politiques économiques orientées vers l’export, les dirigeants du Parti ont rapidement pris conscience des fragilités inhérentes aux économies extraverties. En d’autres termes, la bonne santé économique du pays reposait presque entièrement sur la stabilité (ou la hausse) de la demande extérieure et sur le libre-accès aux circuits commerciaux.
À ces vulnérabilités s’est ajoutée une tendance à la surproduction et à la suraccumulation de capitaux, pour lesquels il devenait urgent de trouver des débouchés rentables. Le défi pour les autorités chinoises était alors de restreindre leur dépendance au commerce extérieur – et à une mondialisation forgée par les États-Unis. Le projet des Nouvelles routes de la soie (NRS), lancé en 2013, répond à l’objectif de doubler les exportations de marchandises par des exportations de capitaux. Il pose les fondements de la conquête des marchés par l’investissement productif et le crédit – la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures, concurrente de la Banque asiatique de développement, est créée à cet effet dès 2014 – tout en participant au remodelage du système économique mondial.
La difficulté des États-Unis à maintenir l’hémisphère sud dans une situation de « servitude volontaire » ne leur laisse d’autre solution qu’un durcissement de leur posture coercitive. Mais le bâton sans la carotte ne mène qu’à la rébellion des dominés – et ouvre une brèche pour la puissance ascendante.
En ouvrant de nouvelles routes maritimes ou terrestres, en construisant des infrastructures de transport (ports, aéroports, gazoducs, oléoducs) dans des dizaines de pays en développement, la RPC s’assure la maîtrise de son commerce extérieur – « contrôler les infrastructures, c’est contrôler les flux »5. La mise au point d’un réseau commercial alternatif permet, entre autres, de contourner les goulets d’étranglement tenus par les compagnies américaines. Dès lors, le corridor Chine-Pakistan et le port de Gwadar deviennent indispensables à l’approvisionnement énergétique de celle-ci en cas de blocage du détroit de Malacca par les États-Unis ; un passage où transite actuellement 80% des importations de pétrole chinoises.
Enrayer le déclin des États-Unis
Les États-Unis prennent conscience de leur déclin, et tentent de le contrecarrer. À ce titre, l’analyse que fait l’auteur de la « bataille des puces » est éclairante6. Il met en lumière l’échec des sanctions imposées à la Chine pour freiner son progrès technologique dans le domaine des semi-conducteurs. Alors que, depuis 2018, Washington prive les Big Tech chinoises de tous les équipements que le pays est incapable de produire (logiciels, machines à haute précision) ainsi que des brevets occidentaux, la Chine poursuit sa course à l’innovation avec des réussites significatives.
Malgré les restrictions imposées par les États-Unis à ses partenaires, Huawei est parvenu à lancer en septembre 2023 un nouveau smartphone, le Mate 60 Pro, fonctionnant grâce à des puces de sept nanomètres, avec un écart technologique de seulement cinq ans par rapport au leader mondial des semi-conducteurs, l’entreprise taïwanaise TSMC.
Il faut mesurer la menace que représente l’essor de la Chine pour la suprématie américaine. Le rapport final de la Commission de Sécurité nationale sur l’Intelligence artificielle, rendu public en 2021, pose un constat alarmant pour les États-Unis : si la Chine devançait son rival américain sur le plan technologique (par exemple en devenant leader de l’intelligence artificielle), elle serait en mesure de remettre sérieusement en cause la suprématie militaire et économique des États-Unis. Face au danger chinois, les Américains choisissent de riposter en renforçant la contrainte tant sur leurs alliés que dans les périphéries de leur sphère d’influence.
Bien sûr, de telles méthodes coercitives peuvent être efficaces sur le court terme, mais cette stratégie conduit à saper la confiance des pays dominés envers leur hégémon. Les sanctions économiques offrent un cas d’école : elles peuvent faire plier les utilisateurs du dollar pendant un temps, mais elles poussent in fine certains États à se tourner vers des moyens de paiement alternatifs, et donc à édifier des infrastructures financières alternatives. Celles-ci entament la suprématie monétaire des États-Unis.
L’exclusion de la Russie du système interbancaire SWIFT dès 2022 a ainsi constitué un « effet d’aubaine pour le renminbi », générant une réorientation des transactions extérieures russes vers l’architecture financière chinoise7. Indirectement, les sanctions américaines ont intensifié l’internationalisation monétaire de leur principal concurrent. Corollaire : le pouvoir d’attraction des États-Unis s’érode à chaque crise nouvelle, tandis que la Chine ne cesse de gagner du terrain dans le cœur des pays du « Sud global ».
Ces trois dernières années, l’hypocrisie de la politique étrangère américaine, en apparence soucieuse de défendre les droits de l’homme dans le monde, a été révélée avec plus de netteté que par le passé. Aux condamnations de l’invasion russe en Ukraine et à la sévérité des sanctions répond un business as usual diplomatique face aux crimes contre l’humanité – d’une ampleur sans précédent au XXIè siècle – commis par Israël à Gaza.
S’appuyant sur une perspective gramscienne, Benjamin Bürbaumer fait remarquer que toute hégémonie repose sur l’articulation entre consentement et coercition. La difficulté des États-Unis à maintenir l’hémisphère sud dans une situation de « servitude volontaire » ne leur laisse d’autre solution qu’un durcissement de leur posture coercitive. Mais le bâton sans la carotte ne mène qu’à la rébellion des dominés et ouvre une brèche pour la puissance ascendante. Ainsi, par contraste avec l’occident libéral dominé par les États-Unis qui conditionne son aide par des plans d’ajustement structurel et autres mesures d’austérité, « la Chine est […] peu à peu apparue comme une option de développement sans douleur, sans crises ni risque de mécontentement populaire dans les pays concernés » par l’aide qu’elle fournit8.
Mondialisation ou impérialisme ?
En retraçant les trajectoires inverses de la Chine et des États-Unis, Bürbaumer décrit au fil des pages, et sans le nommer explicitement, un processus de transition – le passage d’un impérialisme dominant à un autre. Dans la littérature marxiste, l’impérialisme renvoie à un stade du développement capitaliste, marqué par une concentration du capital qui génère de gigantesques monopoles. Ceux-ci ont besoin, pour maintenir ou accroître leurs profits, de prolonger leurs activités économiques et financières en dehors des frontières nationales. Adossés à leur État respectif, les monopoles entrent en lutte ou coopèrent, en fonction de la conjoncture et des circonstances historiques, pour s’approprier les marchés extérieurs et les sources de matières premières.
En évitant de convoquer ce concept pour expliquer les rivalités sino-américaines, alors qu’il lui a entièrement consacré son premier livre, Benjamin Bürbaumer est contraint à des circonlocutions qui obscurcissent le raisonnement plus qu’elles ne l’éclairent9. Ainsi l’ouvrage est-il paru sous le titre pour le moins énigmatique du « capitalisme contre la mondialisation ». En introduction, l’auteur justifie cette formule comme suit : « Le capitalisme mine la mondialisation. Le paradoxe de la montée en puissance de la Chine, c’est qu’en devenant capitaliste, elle s’est trouvée contrainte de saper le processus même qui a permis son essor, à savoir la mondialisation »10. Le recours au terme de mondialisation, opposé de surcroît au capitalisme comme s’il s’agissait de deux réalités indépendantes et antagoniques, brouille la compréhension des phénomènes internationaux.
Ce qu’il exprime est en réalité beaucoup plus simple : le développement capitaliste de la Chine a été permis par son intégration subordonnée au système impérialiste dominé par les Américains. Pour des raisons économiques et politiques qui sont décrites dans le livre, la Chine a su autonomiser sa production et devenir elle-même une jeune puissance impérialiste, maniant les mêmes armes que son rival américain (investissement à l’étranger, crédit, construction d’infrastructures, création d’institutions internationales de portée régionale ou globale, etc.). Elle ne s’érige donc pas contre la mondialisation mais contre une mondialisation, ou plutôt contre un système économique mondial organisé par et pour les États-Unis et qu’elle cherche à supplanter.
C’est là que réside la thèse centrale de l’ouvrage – et à laquelle nous adhérons. Nous comprenons la difficulté de manier la terminologie marxiste dans les travaux académiques, tant celle-ci a perdu sa puissance d’évocation pour le lectorat français depuis la chute de l’URSS et la marginalisation du Parti communiste français. Nous pensons néanmoins qu’il est indispensable de réinvestir ce champ théorique qui conserve, à travers la notion d’impérialisme, un intérêt certain pour la compréhension des réalités géopolitiques contemporaines.
En somme, la réflexion de Benjamin Bürbaumer, bien que parfois embarrassée de formulations détournées, met en lumière un phénomène clé : la montée en puissance de la Chine, loin de s’opposer à la mondialisation, en redessine les contours pour répondre à ses propres intérêts impérialistes.
Notes :
1 Benjamin Bürbaumer, Chine/États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation, Paris, La Découverte, 2024, p. 14
Sur les enjeux climatiques, la Chine renvoie à deux visions contradictoires dans les médias. Celle du premier pollueur – qu’il faudrait contraindre à réduire ses émissions – et celle du plus important investisseur dans les technologies dites « vertes » -qu’il faudrait prendre de vitesse, afin d’enrayer l’attrait du « modèle chinois » dans l’hémisphère sud. Loin de ces simplifications, la politique climatique et environnementale chinoise répond à des motivations contradictoires. Elle se révèle avant tout d’un grand pragmatisme, au service d’une géopolitique de puissance, destinée à faire de la Chine la tête de gondole d’une transition écologique alternative aux modèles occidentaux. Ses premiers résultats, limités mais réels, sont fragilisés par l’accroissement des tensions internationales et la course aux armements.
Résultats modestes, diplomatie proactive
Après de nombreuses années de discours climatosceptiques, la Chine a fini par prendre la mesure du défi climatique qui se pose à l’humanité, contribuant aux réussites – toutes relatives – des sommets de Copenhague 2009 (COP15) et Paris 2015 (COP21). Le climat et l’environnement se sont imposés comme des thématiques prégnantes dans les discours officiels du Parti depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012. Elles font désormais partie intégrante de la « réjuvénation de la nation chinoise », au service d’un « destin commun pour l’humanité », selon les mots du chef d’État, destinées à faire de la Chine une « grande nation écologique », garante de la « coexistence harmonieuse entre l’Homme et la nature ».
Xi Jinping en a fait un enjeu communicationnel, en se présentant comme le théoricien d’une « pensée sur la civilisation écologique » à partir de 2018. Xi Jinping a d’ailleurs désigné un de ses proches alliés, Ding Xuexiang – n°6 du Politburo et Vice-Premier ministre – en charge d’un vaste éventail de thèmes parmi lesquels le climat, le développement, l’éducation, la science et la technologie. Au-delà des discours officiels, quels sont les contours de la politique climatique chinoise ?
Le cadre de l’Accord de Paris laissant le soin aux États de définir leur trajectoire de décarbonation, la Chine a communiqué en 2020 les objectifs suivants : atteindre son pic d’émissions de gaz à effet de serre avant 2030 et la neutralité carbone en 2060. Ils ont été jugés à la fois très insuffisants – le pic d’émissions étant trop tardif pour un émetteur aussi important que la Chine – et trop ambitieux – la pente de décarbonation entre 2030 et 2060 apparaissant difficilement tenable. La Chine a déclaré à plusieurs reprises vouloir avancer la date de son pic d’émissions, mais tarde à présenter des engagements chiffrés et une trajectoire claire de sortie du charbon.
Pour autant, si la Chine se montre frileuse dans ses objectifs, elle respecte généralement le peu d’engagements chiffrés qu’elle prend. À titre d’exemple, elle s’était engagée en 2005 à réduire de 45% l’intensité carbone par point de PIB de son économie avant 2020, objectif ayant été atteint en avance, et donc revu à la hausse (-65% d’ici 2030). De même, il semble que son pic d’émissions surviendra bien avant 2030 – certains observateurs estimant qu’il sera atteint en 2025, ce qui reste à confirmer.
Comment expliquer cette réticence à revoir ses objectifs à la hausse de manière officielle, malgré quelques résultats limités mais encourageants ? Une raison, et non des moindres, réside dans un discours très répandu dans les pays en développement, selon lequel les pays à revenu faible ou intermédiaire doivent fournir un effort moindre que celui des plus avancés. L’empreinte carbone individuelle des Chinois étant relativement faible, le gouvernement prétend que ce n’est pas sur eux que doit prioritairement reposer la réduction des émissions. Sans compter la « responsabilité historique » des pays occidentaux, elle aussi convoquée.
Ce discours, accompagnée d’une diplomatie proactive, permet à la Chine de nouer des partenariats avec d’autres pays en développement. En attestent le comme le Fonds coopératif Sud-Sud, le groupe 77+Chine, et divers autres instances de discussion : autant d’opportunités de se présenter en championne du multilatéralisme, agissant pour la cause climatique, et porte-voix des pays en développement.
Évolution de la politique climatique chinoise
Les enjeux climatiques ne peuvent être réduits à leurs implications communicationnels et diplomatiques pour le Parti communiste chinois (PCC). Le thème du climat connaît bel et bien un essor considérable dans les différents plans quinquennaux votés par le PCC au fil des années. Le 11ème (2006-2010) dégageait de premiers horizons timides sur l’intensité énergétique, la conservation et la captation carbone, et quelques objectifs sur le développement des énergies renouvelables. Le 12ème (2011-2015) a vu apparaître une série d’objectifs sur la consommation d’énergie fossile, notamment le charbon, sans avancer de chiffres précis. Ce n’est qu’à partir du 13ème (2016-2020) qu’une limite d’usage du charbon a été actée. Le 14ème plan (2021-2025) a quant à lui introduit pour la première fois le principe d’un budget carbone maximal, sans pour autant préciser à combien il s’élevait et comment se répartissait l’effort entre diminution des émissions et captation carbone par la reforestation.
La prise de conscience de l’importance de la question climatique se manifeste également au sein de l’opinion publique chinoise, notamment la jeunesse. Malgré son caractère autoritaire, le régime chinois se montre attentif à cette évolution. Des manifestations publiques locales sont souvent tolérées en Chine, voire encadrées par des représentants locaux, lorsqu’elles concernent des questions environnementales. Il s’agit d’un baromètre du mécontentement de la population, et parfois même d’un moyen de pression utilisé par les pouvoirs locaux sur le pouvoir central. De plus, le problème de la pollution atmosphérique, en particulier dans les grandes mégalopoles, est devenu tel que les autorités en ont fait une priorité de santé publique. L’ex-premier ministre Li Keqiang avait notamment déclaré la guerre à la pollution en 2014 et identifié celle-ci comme un enjeu sanitaire majeur, appelant à passer du charbon au gaz pour le chauffage et à remplacer des usines vétustes par des technologies plus propres. Un appel dont la mise en application demeure complexe.
Le mix énergétique chinois est amené à évoluer considérablement lors des prochaines décennies. La Chine réalise des investissements colossaux dans les énergies renouvelables (éolien, solaire, hydro). Certaines régions désertiques et plateaux (Qinghai, Mongolie intérieure, Heilongjiang etc.) ont un potentiel éolien et solaire considérable, et la Chine utilise des mécanismes économiques (subventions) et réglementaires (quotas d’usage) pour inciter les provinces concernées à accélérer le déploiement d’éoliennes et de panneaux solaires. A ce jour, 80% des panneaux solaires produits dans le monde sont chinois, et l’effet d’échelle fait considérablement baisser le coût unitaire. Ce déploiement à grande vitesse devrait voir la Chine atteindre ses objectifs 2030 (1200 GW d’énergies solaire et éolienne déployée) avec plusieurs années d’avance. La Chine étant l’un des principaux producteurs de métaux rares, cruciaux pour le renouvelable, il faut comprendre l’emphase mises sur ces derrières comme partie intégrante d’une géopolitique de puissance. Son discours écologique entre en harmonie avec l’empire mondial sur ces minerais que la Chine a patiemment bâti.
L’effort chinois porte également sur le développement de l’hydroélectricité, grâce à la construction de barrages sur les nombreux fleuves traversant le pays, le plus grand et le plus célèbre d’entre eux étant le barrage des Trois Gorges. Les provinces du Sichuan et du Yunnan sont particulièrement propices à la construction de nouveaux barrages, ainsi que le Tibet, dont le caractère hautement stratégique a valu son surnom de « château d’eau de l’Asie ». La Chine produit 30% de l’hydroélectricité mondiale, et construit de nouveaux barrages dans des proportions inégalées. En 2021, 80% des nouvelles installations se trouvaient en territoire chinois. Produisant aujourd’hui 45 GW d’hydroélectricité par an, la Chine se fixe pour objectif d’atteindre 120GW en 2030.
Enfin, la Chine mise sur une forte augmentation de la production nucléaire pour accompagner le déploiement des énergies renouvelables. La capacité de production nucléaire chinoise est aujourd’hui la deuxième plus importante au monde, et devrait dépasser la production américaine d’ici 2030. À ce jour, la production nucléaire installée en Chine s’élève à 57GW, et 20 GW supplémentaires sont en cours d’installation, ce qui est en-deçà des objectifs qu’elle s’était fixés pour 2020. Malgré ce léger retard, Pékin affiche des objectifs extrêmement ambitieux pour 2030, et souhaite que le nucléaire représente 13% de son mix énergétique total en 2060 (68% pour les énergies renouvelables), soit une multiplication par sept de la production actuelle. Pour cela, la Chine investit de manière colossale dans ce secteur, misant sur diverses technologies et la recherche (quatrième génération, thorium, fusion…). Malgré des craintes partagées dans d’autres régions du monde (temps de déploiement, risques sismiques…), le nucléaire semble bel et bien un volet majeur de la future neutralité carbone de la Chine.
Mix énergétique au service d’une bifurcation économique
L’évolution du mix énergétique chinois aura pour objectif de décarboner et électrifier de nombreux secteurs de l’économie chinoise. L’industrie chinoise est la cible d’efforts tout particuliers, en réponse notamment au mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’Union européenne, premier marché d’exportations chinoises, qui – malgré toutes ses évidentes limites – devrait progressivement entrer en vigueur d’ici 2026. Il s’agit pour la Chine d’un enjeu économique et écologique considérable, 20% des émissions du pays étant exportées vers d’autres marchés de consommation, faisant de la Chine le plus fort « exportateur de carbone ». L’industrie chinoise amorce donc une bifurcation vers des technologies moins polluantes, et vers le « double usage » de certaines usines ayant pour objectif de réduire les émissions d’industries les plus polluantes (acier, ciment…).
Le secteur des transports est également identifié par Pékin comme prioritaire pour parvenir à la décarbonation de son économie. Le réseau ferré chinois est un véritable modèle de planification, passant d’un état embryonnaire à l’un des plus importants réseaux en tout juste une décennie. Comme détaillé dans l’ouvrage Localized Bargaining de Xiao Ma, un jeu politique complexe se développe entre pouvoir central et gouvernements provinciaux, dans lequel les provinces sont mises en concurrence sur des critères de développement et de réduction de la pauvreté – en échange de quoi les représentants locaux font pression sur Pékin pour obtenir le passage d’un train à grande vitesse dans leur localité, allant parfois jusqu’à organiser des manifestations publiques pour accroître la pression sur les autorités centrales. Ce jeu politique, couplé à un effort budgétaire massif, contribue au succès considérable du système ferroviaire chinois. Trois milles kilomètres de voies ferrées supplémentaires sont en cours de construction dans le cadre du 14ème plan quinquennal.
Le véhicule électrique est également un secteur hautement stratégique pour la décarbonation de l’économie chinoise. Vivement critiquées en Occident, les subventions à la production ont vu le prix des véhicules chinois baisser drastiquement et leur déploiement sur le marché chinois s’accélérer de manière exponentielle. En 2022, 60% des véhicules électriques vendus étaient chinois, et malgré les efforts des rivaux, cette part est attendue aux alentours de 40% en 2030. La réaction américaine ne s’est pas fait attendre, Biden décidant d’imposer une taxe de 100% sur les véhicules électriques chinois, mesure qui pourrait être imitée par l’Union européenne. Il y a là un enjeu économique majeur pour ces deux blocs, face à une Chine qui détient une maîtrise de la chaîne de valeur quasi monopolistique allant des matières premières aux véhicules finis en passant par la production de différents types de batteries.
La Chine a ainsi beau jeu de dénoncer l’hypocrisie de l’Occident, qui lui reproche son inaction climatique mais entrave ses efforts pour tirer vers le bas le prix des technologies clés de la décarbonation (panneaux solaires, éoliennes, véhicules électriques). Il ne tient pourtant qu’à l’Europe d’utiliser les mêmes mécanismes budgétaires et réglementaires pour connaître une telle réussite…
Difficultés et adaptation
Les réactions occidentales rappellent combien – au-delà des plans quinquennaux et des rituels parfaitement huilés du Parti – la Chine est également vulnérable aux imprévus économiques, géopolitiques et climatiques. La rivalité systémique entre la Chine et les Etats-Unis pourrait mener à des arbitrages complexes entre efforts de décarbonation et enjeux économiques, voire militaires, plus classiques. Malgré une volonté affichée par Pékin et Washington de coopérer sur la question climatique, la relation bilatérale reste fortement dégradée.
La pandémie de COVID-19 a également démontré la difficulté pour le gouvernement chinois de respecter ses objectifs climatiques en cas de crise économique et sanitaire majeure. Lors du rebond économique de 2021, la demande en énergie fut telle que les quotas charbon imposés aux provinces ont mené à des blackouts importants, obligeant les autorités à assouplir leurs objectifs.
La Chine est aussi un pays vulnérable aux catastrophes climatiques à venir (chaleurs extrêmes, sécheresses, inondations, cyclones, montées des eaux etc.), qui pèsent d’un poids toujours plus important sur l’économie. Les aléas climatiques peuvent également compromettre une production électrique décarbonée, comme lors d’une sécheresse faisant baisser le rendement hydroélectrique. L’adaptation au changement climatique représente un enjeu considérable pour la Chine, laissant même craindre qu’elle y consacre une part plus importante de son effort qu’à l’atténuation.
Le volet « adaptation » fait l’objet de projets proprement pharaoniques, parmi lesquels la construction de digues pour protéger les côtes chinoises, en particulier Shanghai et ses alentours, ville particulièrement vulnérable à la montée des eaux. Un projet de construction de plus de 10.000km de canaux est également en cours de déploiement, afin de répartir l’eau douce dans différentes régions selon les précipitations et les besoins affichés, en s’appuyant sur l’intelligence artificielle. Certaines mégalopoles comme Ningbo font aussi l’objet d’expérimentation pour en faire des « villes éponges » afin de les rendre résilientes aux inondations. Cette volonté démesurée de maîtrise de l’environnement par la technologie a un ancrage profond dans l’histoire chinoise en général, et celle du PCC en particulier, bien antérieure à la question climatique. Certains projets remontent en effet à l’ère Deng Xiaoping, voire Mao Zedong, comme la Grande muraille verte, grand projet de reforestation au Nord de Pékin ayant pour objectif de protéger la capitale des tempêtes de sable. Xi Jinping s’y est d’ailleurs rendu pour prononcer l’un de ses discours sur l’avenir de la « grande nation écologique » chinoise.
L’objectif affiché par les autorités est de faire de la Chine une nation entièrement résiliente au dérèglement climatique à l’horizon 2035. À travers le caractère irréaliste voire utopique de cet objectif, le Parti trahit un prisme de lecture technocratique et techno-solutionniste, appréhendant le défi climatique avec une vision d’ingénierie pure – fortement contestée par de nombreux chercheurs, y compris chinois. Cette approche « problème-solution » de la question climatique évolue difficilement vers une vision plus holistique des questions environnementales, les critiques étant souvent muselées par les autorités. Par exemple, de nombreux barrages ont fait l’objet de critiques pour leur absence d’étude d’impact sérieuse (eau douce, biodiversité), mais leurs constructions ont été menées à leurs termes malgré tout. De même, l’extractivisme à marche forcée lié aux différentes technologies de décarbonation (batteries, solaire, éolien, nucléaire) entraîne des conséquences environnementales et sanitaires considérables, y compris en territoire chinois, poussant les autorités à investir dans la recherche pour réduire l’empreinte matière de certaines technologies. La Chine investit constamment dans la recherche pour contourner ces problèmes, ce qui maintient vivant un débat sur les politiques climatiques – mais génère le risque d’un effet-rebond qui alimente une fuite en avant technologique. Il s’agit là d’une limite à l’autoritarisme technocratique et planificateur du Parti, plus ouvert aux critiques académiques qu’il n’y paraît sur la question climatique, mais souvent incapable de remise en question lorsque son capital politique est en jeu.
Si la Chine continue de brûler du charbon dans des proportions inégalées, le climat est bel et bien devenu un thème central pour le PCC et Xi Jinping lui-même, tandis que les efforts de décarbonation sont réels, tant sur le volet « atténuation » que le versant « adaptation ». La dimension politique de ce revirement n’est pas à négliger. À travers ses objectifs pharaoniques, Pékin cherche à promouvoir la supériorité de son modèle sur la question environnementale : planificateur, centralisé, autoritaire et prônant la domination de l’Homme sur la nature – une vision bien distincte de celle portée par les mouvements écologistes occidentaux, ou les tenants de la transition par le marché.
À gauche, la République populaire de Chine (RPC) déroute toujours autant. Dans les pays émergents elle est parfois érigée en modèle, ou perçue comme une alliée, en raison de son rôle central dans la dynamique de désoccidentalisation qui s’amorce. En Europe, elle est souvent considérée avec une défiance qui rejoint parfois celle des dirigeants américains. Pour échapper à ces deux impasses, il faut appréhender la géopolitique chinoise à l’aune de transformations économiques en cours depuis la mort de Mao Zedong. Par Martine Bulard [1].
Aux yeux d’une fraction – très minoritaire – du camp progressiste, la RPC apparaît, sinon comme un phare, du moins un pôle de contestation de l’hégémonie américaine. Pour la grande majorité, c’est une toute autre vision qui prédomine, alimentée par des clichés médiatiques : nouvel empire du mal, « péril jaune », omniprésence de la main de Pékin, etc. Mais que veut exactement la Chine ? Comprendre les ressorts de sa politique étrangère implique de considérer ses ambitions à la lueur de son histoire.
L’irrésistible ascension de la Chine
Du XVIè siècle au début du XIXè, on comptait la Chine et l’Inde au nombre des puissances dominantes. Les expéditions militaires occidentales devaient changer la donne, au prix d’un dépeçage de ces pays – lequel a pris la forme d’une occupation en Inde, et d’enclaves territoriales étrangères en Chine. Si des causes internes ont également conduit au déclin subséquent de celle-ci, ce sont les facteurs exogènes que la population chinoise garde aujourd’hui à l’esprit. Ainsi, l’idée qu’aujourd’hui leur pays ne fait que reprendre sa place dans le monde demeure prégnante. Tout comme celle d’associer intimement prospérité économique et intégrité territoriale. Ces éléments permettent de comprendre pourquoi le gouvernement de la RPC est aujourd’hui soutenu par la majorité des Chinois, malgré la répression et les difficultés quotidiennes.
Peut-on s’appuyer sur la Chine, sinon pour construire un bloc alternatif aux États-Unis, du moins s’en servir comme point d’appui face à la puissance américaine ? Pour répondre, il faut revenir sur la manière dont la Chine s’est insérée dans l’ordre international actuel. Et rappeler quelques faits élémentaires : à la mort de Mao Zedong, la Chine ne possède pratiquement pas d’industrie, de capitaux et de technologie. Tout juste une main d’oeuvre qui sait lire et écrire, avec un taux d’alphabétisation qui avoisine les 60 à 75 %. Il s’agit d’un acquis remarquable si l’on garde à l’esprit qu’en Inde, à l’époque, seuls 40 à 42 % de la population maîtrise la lecture et l’écriture.
On dit parfois que Pékin menace de vendre ses dollars, mais il ne peut le faire du jour au lendemain : la valeur du billet vert diminuerait alors considérablement et paupériserait… ses détenteurs
Au sortir de la période maoïste, la Chine cherche un mode de développement, et lorgne du côté de Singapour ou du Japon – deux modèles capitalistes avec un degré variable d’autoritarisme. Elle se tourne vers l’Occident pour obtenir des investissements, mais avec une condition essentielle : elle exige des capitaux productifs, et non de simples capitaux financiers. Les Chinois deviennent ainsi rapidement en mesure d’exiger des transferts de technologie, comme ce fut par exemple le cas pour les investissements nucléaires français.
Heureuse coïncidence : cette ouverture de la Chine rencontre la vague de dérèglementation et de délocalisations qui frappe alors le « premier monde ». Pour le patronat occidental, il s’agit d’accroître ses profits par l’exploitation d’une main-d’oeuvre à bas coût et de pressurer les salaires européens et américains, contre une importation de biens chinois à prix modiques. Au fil du temps, la Chine se développe. Elle devient l’« atelier du monde », inondant la planète de produits finis. Mais elle n’en reste pas là et fabrique des biens de plus en plus sophistiqués, à « haute valeur ajoutée », comme les nomment les économistes. Au point de mettre en danger les multinationales occidentales, qui lui avaient fait la courte-échelle.
Avec cette stratégie, les dirigeants chinois ont gagné leur pari de développer leur pays, fût-ce à marche forcée, au prix d’une exploitation de la main d’oeuvre et d’un sabotage de l’environnement. Toutefois 800 millions de personnes sont sorties de la grande pauvreté, et plus personne n’y meurt aujourd’hui de faim.
Nouvelle lueur à l’Est ou « péril jaune » ?
La Chine a choisi le capitalisme – un capitalisme d’État, certes, mais un capitalisme tout de même, avec ses inégalités et ses crises cycliques. Elle n’a accouché d’aucun « modèle » alternatif. Et si elle peut faire figure d’exemple pour de nombreux pays en voie de développement pour la vitesse à laquelle elle s’est industrialisée, elle demeure fortement dépendante du reste du monde. Les États-Unis et l’Europe ne peuvent vivre sans marchandises chinoises, de même que les Chinois ont besoin des technologies occidentales.
Le degré d’interdépendance financière sino-américaine est tout aussi parlant. La Chine demeure le deuxième acheteur de la dette américaine, derrière le Japon. En janvier 2024, on comptait dans les caisses chinoises près de 800 milliards de dollars. On dit parfois que Pékin menace de les vendre mais il ne peut le faire du jour au lendemain : la valeur du billet vert baisserait alors considérablement et paupériserait… ses détenteurs. Ainsi, les Chinois financent les Américains, lesquels achètent des produits chinois, qui permettent en retour aux Chinois d’acheter de la dette américaine. Cette chaîne perverse, la RPC n’a pas réussi à la rompre, même si l’affrontement sino-américain actuel risque d’accélérer le découplage.
La Chine s’est ainsi insérée dans le système international sans barguigner, et ne souhaite nullement le remettre en cause : elle veut y avoir toute sa place, ce qui n’est pas la même chose. Retournement de situation : ce sont les États-Unis qui ne veulent plus de cet ordre international. Les Américains multiplient les mesures protectionnistes, ainsi que les subventions pour encourager les capitaux délocalisés à revenir sur leur territoire. De manière tout à fait extraordinaire, alors que pendant des années les États-Unis ont dénoncé le montant des subventions chinoises – supposément en contradiction avec les règles de la libre concurrence -, aujourd’hui ce sont eux qui, avec l’Inflation Reduction Act (IRA) financent la relocalisation de leur économie !Ils veulent y consacrer 369 milliards de dollars !
La Chine ne souhaite pas être le chef de file d’un camp. Elle n’est à la tête d’aucune alliance militaire. Elle demeure traumatisée par l’expérience soviétique, estimant que l’URSS a payé le prix de son positionnement « campiste »
Sur le plan des mesures protectionnistes, on a vu les Big Tech américaines s’allier à Donald Trump pour interdire ou taxer les produits de haute technologique venus de Chine. En plus, Washington brandit la dimension extraterritoriale du droit américain qui est une arme létale : il suffit, par exemple, qu’un produit français ait utilisé un seul composant chinois, dans une série de secteurs de haute technologie, pour que l’entreprise coupable tombe sous le coup des sanctions. Ou à l’inverse que cette société utilise un élément américain ou même un morceau de logiciel pour qu’elle ne puisse plus exporter son produit en Chine sous peine d’amende. Et l’on sait à quel point elles peuvent être sévères : BNP-Paribas a été condamnée à payer 9 milliards d’euros au Trésor américain en 2013 pour avoir commercé en dollars avec des pays sous embargo américain (et non de l’ONU), sans protestation notable des élites françaises…
Les États-Unis veulent garder leur avance technologique et bloquer les produits novateurs sur lesquels la Chine possède un avantage comparatif. Ils ont donc organisé un blocus total des semi-conducteurs de la dernière génération auquel participent Taïwan, le Japon et les Pays-Bas. Du jour au lendemain, les entreprises chinoises doivent se rabattre sur des semi-conducteurs moins performants. Dès 2019, le numéro un chinois des smartphones et de la 5G, Huawei, a vu son marché occidental s’effondrer, faute de puces performantes. Il s’est depuis requinqué au moins en Chine et dans le reste du monde, mais le coup fut rude. Si d’une façon plus générale, l’industrie chinoise est touchée par cet embargo, l’État a lancé un vaste plan de recherche-développement dans le domaine des semi-conducteurs et dans celui de l’intelligence artificielle, pour tenter de combler son retard et acquérir son indépendance. Gagnera-t-il son pari ? Trop tôt pour le dire
Porte-avions à Formose et explosion des budgets militaires
Autre noeud des affrontements américano-chinois : Taïwan. Les États-Unis, sur cette question, agitent le chiffon rouge – ce qui ne veut pas dire que, dans ses rapports avec l’île, Pékin est blanc comme neige. Dans le Détroit de Formose, assez étroit, les médias parlent souvent des incursions d’avions et de navires chinois — réelles — mais rarement des avions militaires et porte-avions américains, et même un porte-avion français, qui y circulent régulièrement. Imagine-t-on la réaction américaine si un porte-avion chinois bordait les côtes américaines, entre la Floride et Cuba ? Ou si les Chinois installaient un système de surveillance à proximité à cet endroit, comme les Américains l’ont fait à Formose ? Ils ont même établi un contingent de forces spéciales sur la petite île taïwanaise de Kinmen (ou Quemoy) qui se situe à 4,5 kilomètres de la Chine continentale.
On ne peut que regretter l’alignement européen sur ces manoeuvres américaines. Reconnaissons au président Emmanuel Macron la justesse de sa position diplomatique lorsqu’il a rappelé la doctrine officielle de la France (qui est aussi celle de l’ONU) : il n’existe qu’une seule Chine – il est même allé plus loin, rappelant que Taiwan n’était pas une affaire française ni américaine.
Des provocations américaines de cette nature constituent un jeu dangereux, dans une région qui compte trois puissances nucléaires : Inde, Pakistan, Chine – et presque une quatrième, la Corée du Nord. Cet accroissement des tensions conduit à une escalade sans fin des budgets militaires. Rappelons que le Japon – à la Constitution « pacifiste » depuis 1945 – est en passe de multiplier son budget de défense par deux, essentiellement pour alimenter l’industrie américaine de défense. Il est de bon ton de s’extasier devant la croissance outre-Atlantique… en oubliant de rappeler le rôle qu’y tient l’armement, lui-même alimenté par les commandes des alliés des États-Unis.
Cette dynamique d’accroissement des tensions conduit à un rapprochement entre Russie et Chine. Ces deux pays ne sont pourtant pas des alliés naturels : gardons simplement à l’esprit les conflits sino-soviétiques qui ont failli dégénérer en guerre en 1969. C’est l’agressivité américaine actuelle qui les conduit au rapprochement.
La Chine et les BRICS, au-delà des fantasmes
La Chine souhaite-t-elle construire un bloc anti-occidental ? Les BRICS sont l’objet de tous les fantasmes. La dernière réunion de ce groupe a généré des commentaires médiatiques particulièrement fournis – et hostiles. On peut le comprendre : que ce groupe informel parvienne à se structurer, et à intégrer cinq nouveaux membres – Arabie Saoudite, Iran, Émirats arabes unis, Éthiopie et Égypte – mérite que l’on s’y arrête [NDLR : l’Argentine devait rallier les BRICS, mais cet agenda est devenu lettre morte depuis l’élection de Javier Milei].
Ce nouveau bloc possède de 45 à 55% des réserves pétrolières du monde, et près de la moitié des réserves de métaux rares. Ces matières premières s’échangent en dollars mais les BRICS souhaitent dé-dollariser le monde ou en tout cas commencer à s’en émanciper.
Il faut dire que la politique de sanctions tous azimuts des États-Unis conduit plutôt à fragiliser l’empire du billet vert. Que les États-Unis aient gelé les fonds souverains de Russie et expulsé ce pays du système SWIFT – une première mondiale – ont fait paniquer de nombreuses grandes fortunes. Personne ne se sent à l’abri – et certainement pas les pays qui carburent aux pétro-dollars, comme l’Arabie Saoudite. On comprend donc l’intérêt, pour les BRICS, de la Nouvelle banque de développement impulsés par Pékin, qui permet de commercer en monnaies nationales. Pour la Russie, la possibilité d’échanger sans dollar est fondamentale.
Certes, on est encore loin d’une dédollarisation, telle que la réclamait le Brésil lors du sommet des BRICS d’août 2023. Mais ces dynamiques ne devraient pas être balayées d’un revers de la main. Rappelons simplement que les BRICS, s’ils se coalisent, ont un droit de veto au FMI. Pour l’heure, cette condition n’a bien sûr rien d’évident : elle nécessiterait qu’Inde, Chine et Arabie Saoudite s’entendent pour défier les États-Unis… Les BRICS ont-ils le pouvoir d’édifier un nouvel ordre ? Non. Les BRICS ont-ils un vrai pouvoir de bousculer certaines règles ? Oui. Ce qui les unit, c’est simplement la volonté de se faire une place au soleil dans un système international conçu au temps où ils n’étaient que des nains économiques et politiques.
La Chine ne souhaite pas être le chef de file d’un camp. Elle n’est à la tête d’aucune alliance militaire – et c’est assez rare pour être souligné. Elle ne possède qu’une seule base à l’étranger, à Djibouti. Elle demeure traumatisée par l’expérience soviétique, estimant que l’URSS a payé le prix de son positionnement « campiste » et de sa militarisation. Elle cite souvent l’Organisation de Shanghai, qui réunit la Russie, la Chine, les pays d’Asie centrale, l’Inde et le Pakistan, etc, comme le modèle de sa conception du monde. Ces pays qui ne sont pas des alliés et sont parfois en conflits plus ou moins larvés, se parlent pourtant régulièrement dans ce forum et peuvent même faire avancer des dossiers communs. De plus, Pékin s’inscrit dans un temps long. C’est ainsi qu’il faut entendre la vision « multi-civilisationnelle » évoquée par Xi Jinping – ce qui ne manque pas de sel, lorsqu’on considère ce qu’il fait de la diversité culturelle au sein de son propre pays…
La Chine ne cherche pas à remplacer les États-Unis, comme puissance dominante. Elle veut offrir un modèle alternatif suivant de nouvelles normes de relations internationales, et retrouver la place qui était la sienne avant l’ère coloniale – si possible au centre du monde…
Note :
[1] Martine Bulard est journaliste, spécialiste de la région asiatique. Cet article est issu de son intervention à la conférence « Occident : fin de l’hégémonie » co-organisée par LVSL et l’Institut la Boétie. Martine Bulard y est intervenue aux côtés de Jean-Luc Mélenchon, Christophe Ventura et Didier Billion – ces deux derniers étant auteurs du livre Désoccidentalisation paru chez Agone (2023).
Dépassant Tesla, le géant chinois BYD est devenu fin 2023 le plus gros producteur de voitures électriques au monde. Des années durant, il a prospéré sur un modèle néo-fordiste d’intégration verticale, lui assurant un contrôle sur l’ensemble de la chaîne de production – profitant de la dynamique de délocalisation et de sous-traitance qui prévalait en Occident. Les subventions étatiques de l’État chinois ont fait le reste et BYD pose désormais un sérieux défi aux Occidentaux, dans un contexte de transition énergétique où la voiture électrique est amenée à jouer un rôle croissant. Un enjeu que les États européens feraient bien de prendre à bras-le-corps, plutôt que d’accroître leurs dépenses militaires et d’attiser la psychose d’un nouveau conflit mondial. Par Paolo Gerbaudo, traduction Piera-Simon Chaix.
À la fin des années 1970, les voitures japonaises de marques encore méconnues telles que Toyota, Mazda, Datsun et Honda submergeaient les marchés occidentaux. La haute qualité des produits, les performances en matière de consommation d’essence et les prix raisonnables ont – dans le contexte du contrecoup des chocs pétroliers – rendaient ces marques extrêmement populaires. Les parts de marché des fabricants nationaux ont alors diminué, tandis qu’entrepreneurs et syndicats s’insurgeaient face à cette concurrence considérée comme déloyale.
Face au « choc japonais », les pays occidentaux répliquèrent par des mesures protectionnistes. Pour limiter l’impact concurrentiel sur leur industrie automobile, les États-Unis et le Royaume-Uni ont négocié avec le Japon des quotas volontaires à l’importation, tandis que les pays européens adoptaient des mesures du même ordre. Mais ce n’était qu’un premier pas vers une transformation en profondeur de l’industrie occidentale. Dans une tentative désespérée pour regagner leur compétitivité internationale perdue et pour apaiser les revendications grandissantes de leurs travailleurs, des entreprises du secteur automobile commencèrent à imiter leurs rivaux japonais dans le monde entier. La « méthode Toyota », exposée par l’ingénieur industriel en chef de l’entreprise, Taiichi Ohno, devint l’implacable mantra de tout manager industriel digne de ce nom – alors même que les business schools d’Amérique du Nord commençaient à enseigner les méthodes Kaizen et Kanban de la production dite « à flux tendu ».
Cette évolution culturelle, parfois décrite comme un processus plus large de « japonisation », a servi de catalyseur à l’adoption de ce que les sociologues ont fini par appeler les « stratégies de management post-fordistes ». Centrées sur la flexibilité et la réduction des coûts, ces stratégies rejettent les modèles de production à intégration verticale sur lesquels se reposaient les leaders américains et européens du secteur automobile dans les années 1950.
Près de cinquante ans après ce « choc japonais », l’industrie automobile contemporaine est à présent confrontée à un bouleversement bien plus systémique, que nous pourrions appeler le « choc du véhicule électrique chinois ». Jusqu’à encore récemment, l’industrie automobile chinoise, considérée comme une pâle copie des modèles occidentaux et japonais, attirait peu l’attention. Pourtant, elle a fini par atteindre une qualité remarquable dans le secteur stratégique des véhicules électriques, tout en proposant des prix compétitifs. En 2023, les 3 millions de véhicules à nouvelle énergie (catégorie réunissant véhicules électriques à batterie et véhicules hybrides, ndlr) du géant chinois BYD ont permis à ce dernier de coiffer Tesla au poteau sur le nombre de voitures électriques vendues. Et cette même année, les exportations chinoises de véhicules à nouvelle énergie ont augmenté de 64 %. Grâce à de bonnes ventes de véhicules à moteurs à combustion interne et à la hausse de la demande russe induite par les sanctions occidentales, la Chine a déjà dépassé le Japon en tant que plus gros exportateur d’automobiles du monde.
Ventes trimestrielles mondiales de véhicules électriques (2018-2023).
Les stratégies adoptées par les gouvernements occidentaux face à ce nouveau défi concurrentiel, dans un secteur depuis longtemps considéré comme un baromètre des prouesses économiques, sont une question centrale pour le XXIè siècle. Aux États-Unis comme dans l’Union européenne, la percée des véhicules électriques chinois a suscité des accusations de pratiques déloyales. Annonçant en septembre dernier une enquête sur les liens entre aide étatique et succès chinois dans ce secteur, Ursula Von der Leyen a affirmé que celle-ci résultait d’une « manipulation de marché ». Dans le même ordre d’idées, Joe Biden s’est engagé à empêcher les véhicules électriques chinois d’« inonder [le] marché [américain] », tandis que Donald Trump a décrit l’impact des voitures électriques chinoises comme un « bain de sang » économique.
Derrière ces remarques incendiaires se trouve une transformation industrielle non moins significative que celle impulsée par les fabricants japonais d’autrefois. La percée de l’industrie des véhicules électriques chinois a non seulement été permise par de généreuses subventions gouvernementales, mais aussi par de profonds changements de stratégie et d’organisation – en particulier par la résurgence notable de l’intégration verticale, que ce soit au niveau de chaque entreprise ou de l’État.
BYD constitue une manifestation emblématique de cette évolution. L’entreprise a en effet cherché à contrôler tous les aspects de la chaîne de valeur, depuis la technologie des batteries – son cœur de métier originel – jusqu’aux puces électroniques, en passant par les mines de lithium et les rouliers (navires transportant des voitures, ndlr). Enfin, l’entreprise bénéficie d’un coût de la main-d’œuvre significativement plus faible en Chine qu’au Japon, en Allemagne ou aux États-Unis.
Cette approche néo-fordiste a permis à BYD de tirer les coûts vers le bas, tout en coordonnant et en accélérant l’innovation pour plusieurs composants essentiels. De plus, cette approche a permis à l’entreprise d’atténuer les incertitudes opérationnelles et de remédier aux pénuries de différents facteurs et services entrants, comme celle des puces électroniques qui se prolonge depuis 2020.
En parallèle, le gouvernement chinois favorisait l’intégration verticale au niveau national. L’objectif fixé par le plan « Made in China 2025 » – dont l’ambition est de renforcer la suprématie technologique chinoise – est que 80 % de la chaîne de valeur des véhicules électriques soit effectivement située au sein du pays. Bien que le modèle soit susceptible de changer en fonction de l’évolution des relations au sein de l’entreprise, ce tournant vers une « réintégration » et un « re-internalisation » est lourd d’enseignements pour l’avenir de la politique industrielle.
La révolution du véhicule électrique
Selon la célèbre formule du théoricien du management américain Peter Drucker, l’industrie automobile est « l’industrie des industries ». Pendant plus d’un siècle, la fabrication de voitures s’est érigée en baromètre du développement industriel, mesuré à l’aune de la complexité des facteurs entrants, des industries complémentaires nécessaires et des exigences élevées en termes de capital et de connaissances.
La production automobile est non seulement dépendante des secteurs de l’extraction, des produits chimiques, de l’acier et de l’électronique, mais aussi d’une armée de techniciens et d’ouvriers, de machines et d’usines. C’est une industrie qui est confrontée à une barrière économique démesurée et implique des risques entrepreneuriaux majeurs. Tout ceci explique pourquoi relativement peu de pays peuvent prétendre rejoindre le club fermé des fabricants automobiles. Ces obstacles sont encore plus importants lorsqu’il est question de véhicules électriques.
Les véhicules électriques, de même que d’autres technologies « vertes », ne sont pas entièrement nouveaux. Au tournant du vingtième siècle, certaines des premières automobiles étaient propulsées par de rudimentaires batteries plomb-acide ; un tiers des voitures qui circulaient à New York en 1900 étaient électriques. Mais les véhicules à essence ont pris le pas grâce à une meilleure autonomie et à une vitesse plus importante – sans compter son coût de fonctionnement moindre, permis par un pétrole abondant et bon marché. Ces dernières années, cette suprématie du moteur thermique a été sérieusement remise en question.
Outre des performances plus sportives (à l’encontre de la perception du grand public), les véhicules électriques ont des coûts de fonctionnement plus faibles, coûtent moins cher en maintenance et en réparation, sont plus commodes à utiliser et font moins de bruit. Les économies réalisées sur ses coûts de fonctionnement sont éloquentes : les coûts de recharge des véhicules électriques devraient « diminuer les coûts énergétiques d’un véhicule de 50 à 80 % à l’horizon 2030 par rapport à un véhicule à essence comparable ». Bien sûr, en parallèle du déploiement technologique et infrastructurel, des désavantages majeurs perdurent : un coût initial d’achat important, une autonomie moindre, un temps de recharge long et, dans de nombreux pays, des bornes de recharge en nombre limité.
Les batteries électriques constituent – pour reprendre un terme qu’affectionnent les économistes de l’innovation – une « technologie habilitante » des véhicules électriques, mais elles constituent aussi leur goulet d’étranglement potentiel. La batterie lithium-ion, inventée en 1991, a pu se prévaloir de sa taille plus réduite et de sa puissance supérieure pour prendre la place de sa prédécesseure au plomb-cadmium, permettant la naissance de produits jusqu’alors impensables : smartphones, tablettes, aspirateurs, voire des véhicules dits de « micro-mobilité » tels que des vélos et scooters électriques. Le recours à la batterie lithium-ion pour alimenter les véhicules électriques a eu des conséquences proprement révolutionnaires. Depuis son invention, sa densité énergétique a été multipliée par trois, tandis que le coût par kilowatt-heure baissait de plus de 90 %.
La même technologie qui, dans les années 1990, faisait fonctionner les téléphones Nokia et Motorola sert à présent à propulser des voitures, et même des bus. Sans compter que les améliorations permises par la variante lithium-fer-phosphate – sur lesquelles le chinois BYD a une grande avance technologique -, ainsi que le passage d’un électrolyte liquide à un électrolyte solide pour les batteries lithium-ion, pourraient encore améliorer les capacités des batteries.
La place centrale qu’occupent les batteries dans le secteur des véhicules électriques explique pourquoi la construction de gigafactories (immenses usines de fabrication capables de produire des batteries dont le stockage total se chiffre en milliards de watts-heures) est devenue si cruciale, de même que l’accès au lithium. Ce métal alcalin n’est pas rare dans la croûte terrestre, mais son extraction n’est économiquement viable que dans les quelques rares endroits du monde où sa concentration est suffisante. Le Chili, l’Argentine et l’Australie sont à ce titre les nations les mieux pourvues. Afin de sécuriser leur accès à cette matière première, certaines entreprises de véhicules électriques s’immiscent à présent directement dans le secteur de l’extraction du lithium, par l’achat de parts ou en tant qu’actionnaire unique.
Le nouveau Henry Ford
L’émergence de l’industrie automobile chinoise a engendré environ 140 marques différentes de véhicules électriques, mais seule une poignée d’entre elles peuvent jouer sur le terrain de BYD – qui, en 2023, est devenu le plus important fabricant de véhicules électriques au monde devant Tesla. L’entreprise a été fondée à Shenzhen en 1995 par Wang Chuanfu, un orphelin issu de la région rurale pauvre d’Anhui, qui a étudié la chimie et la science des matériaux. Par de nombreux aspects, le fonctionnement de l’entreprise évoque singulièrement une résurgence électrifiée de la logique fordiste de production de masse : un processus de production à forte intensité de main-d’œuvre, une immense armée d’ouvriers et des méthodes tayloristes d’organisation scientifique de la production.
Surtout, BYD accorde une attention toute fordiste à l’intégration verticale. En son temps, Henry Ford avait acquis des mines de fer et de charbon pour produire de l’acier, des plantations de caoutchouc au Brésil pour produire des pneus (avant que l’invention de la vulcanisation n’élimine le besoin en caoutchouc d’origine naturelle), des mines de sable de silice blanc pour fabriquer les pare-brises, les vitres et les rétroviseurs des voitures et même des forêts pour les pièces de la voiture réalisées en bois. Aujourd’hui, BYD entreprend de contrôler la production et l’assemblage des cellules de batterie, la fabrication des groupes motopropulseurs électriques, les semi-conducteurs et les modules électroniques, voire l’extraction du lithium. L’entreprise fabrique également les essieux, les transmissions, les habitacles, les freins et les suspensions des voitures « en interne ». En réplique aux immenses usines Ford de Highland Park et de River Rouge, BYD a construit de gigantesques usines industrielles destinées à la production de batteries et d’autres composants essentiels, et à l’assemblage des voitures. Quatre d’entre elles se trouvent dans la ville d’origine de BYD, Shenzhen, et vingt autres en Chine, tandis que plusieurs nouvelles usines sont en cours de construction à l’étranger, de la Hongrie au Brésil.
BYD entreprend de contrôler la production et l’assemblage des cellules de batterie, la fabrication des groupes motopropulseurs électriques, les semi-conducteurs et les modules électroniques, voire l’extraction du lithium.
Pendant toute la première partie du vingtième siècle, l’intégration verticale a permis à Ford et à d’autres entreprises de réduire leurs coûts d’intermédiation, de contrôler la production et de coordonner l’innovation tout au long des différentes étapes de la fabrication, depuis l’acquisition de caoutchouc et d’acier jusqu’à la standardisation des pièces et des fournisseurs. Une production importante et des salaires élevés dans le contexte d’un marché oligopolistique ont assuré des profits stables dans un environnement macroéconomique en expansion, pendant une période qui, entre la Deuxième Guerre mondiale et la fin des années 1960, a constitué l’ère dorée du fordisme.
La crise pétrolière des années 1970 a mis en évidence la rigidité d’un tel modèle industriel, alors que l’inflation des salaires et la demande en véhicules plus performants ont mis un frein à la compétitivité des fabricants d’automobiles états-uniens. Les industriels occidentaux se sont alors inspirés du modèle d’entreprises japonaises comme Toyota, qui pratiquait une production flexible à flux tendu en s’appuyant sur un réseau de fournisseurs et du personnel externe pour absorber les chocs du marché, externalisant la production de composants. Les fabricants japonais d’automobiles ont divisé la chaîne de montage en îlots de production supervisés par des équipes distinctes. Cette logique organisationnelle a permis de discipliner plus efficacement la force de travail et de désorganiser les syndicats, dont les pouvoirs de négociation se sont effondrés lorsqu’ils se sont avérés incapables de menacer d’arrêter le travail des différentes étapes de la production.
L’externalisation s’est accompagnée de la délocalisation d’une bonne partie de la chaîne de valeur vers des pays où le coût de la main-d’œuvre était moins élevé. L’économiste Raphaël Chiappani a ainsi pu déclarer que « depuis la fin des années 1980, les fabricants d’automobiles en Europe, au Japon et aux États-Unis, tels que General Motors, Ford, Toyota, Honda, Volkswagen, Audi et Daimler Chrysler, ont délocalisé et augmenté la part de leur production automobile vers des pays émergents afin de tirer partie de coûts de production moindres. » Tout cela a entraîné une « division internationale du travail », ou plutôt une « fragmentation internationale », c’est-à-dire que les différents pays se sont spécialisés dans différentes étapes de la chaîne d’approvisionnement, en fonction de leur avantage concurrentiel. Dans la perspective d’améliorer la qualité tout en réduisant les coûts, cette évolution a également eu pour conséquence de rendre les fabricants d’automobiles vulnérables aux perturbations de la chaîne d’approvisionnement. Un risque qui devrait continuer à s’accroître en cette période de tensions géopolitiques mondiales.
Le retour de l’intégration verticale
Les faiblesses de la chaîne d’approvisionnement mondiale sont devenues encore plus apparentes après la pandémie, dans un contexte d’une concurrence sécuritaire accrue. Des termes comme « délocalisation » et « internalisation » ont fait leur apparition dans le débat public. BYD constitue, à cet égard, une manifestation contemporaine fascinante de « re-internalisation » de la production nationale – et des relations que ce mouvement entretient avec les nouvelles politiques industrielles dans leur ensemble. L’entreprise adopte une structure typique de conglomérat intégré verticalement, avec une entreprise centrale (BYD Company) qui contrôle plusieurs filiales : BYD Auto, BYD Electronics, BYD Semiconductors, BYD Transit Solutions et BYD FinDreams (la branche responsable de la production des batteries et de différentes pièces de voiture). Si l’intégration verticale est un modèle partagé avec d’autres concurrents du domaine des véhicules électriques, comme Tesla, BYD a atteint d’un degré d’intégration bien plus élevé que l’entreprise d’Elon Musk, qui acquiert 90 % de ses batteries auprès de sociétés comme Panasonic ou CATL (entreprise chinoise, leader mondial des batteries, ndlr). $
La production de batterie était à l’origine le cœur de l’activité de BYD, ce qui lui assure une compétence cruciale en matière de production de la pièce la plus importante et potentiellement la plus innovante des véhicules électriques.
La production de batterie était à l’origine le cœur de l’activité de BYD, ce qui lui assure une compétence cruciale en matière de production de la pièce la plus importante et potentiellement la plus innovante des véhicules électriques. À travers sa filiale BYD Semiconductors, l’entreprise contrôle aussi la production de puces électroniques, ce qui s’est révélé un atout indéniable à partir de 2020, lorsque la pénurie de puces consécutive à la guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis a commencé. La société de Wang Chuanfu produit également ses propres pièces en métal et en plastique, a acquis des parts de Shengxin Lithium Group, le premier groupe chinois d’extraction du lithium, et cherche à acheter des mines au Brésil. BYD s’assure ainsi un contrôle sans précédent de son cycle de production. Selon l’entreprise, seuls les pneus et les fenêtres sont entièrement sous-traités. Un rapport du New York Times a mis en lumière que pour la fabrication de sa berline Seal, BYD a produit les trois quarts des pièces. Cette performance impressionnante est sans commune mesure avec le tiers des pièces que Volkswagen parvient à produire pour une voiture électrique comparable, et assure à BYD un avantage comparatif de 35 % en termes de coûts.
BYD est également de plus en plus active dans les étapes situées « en aval » de l’industrie automobile, c’est-à-dire la vente et les services. L’entreprise vient récemment de faire son entrée dans le secteur naval avec le lancement de BYD Explorer 1, un roulier capable de transporter 5000 voitures. Le navire n’est que le premier d’une flotte vouée à l’expansion pour permettre à BYD d’avoir la mainmise sur la livraison de ses produits. Comme dans le modèle fordiste, la stratégie d’intégration verticale de BYD nécessite beaucoup de main-d’œuvre : en seulement deux ans, le nombre d’employés de l’entreprise a doublé pour atteindre 570.000 travailleurs en 2023 (à peine en-dessous des 670.000 employés de Volkswagen et bien davantage que les 370.000 de Toyota).
Court-circuitant le modèle japonais d’une production largement automatisée impliquant des machines coûteuses, BYD a depuis longtemps fait le choix de s’appuyer sur une main-d’œuvre manuelle comparativement peu coûteuse, amenée à réaliser une myriade de microtâches. Cette faible « intensité capitalistique » s’est jusqu’à présent révélée une très bonne recette pour augmenter les revenus et les profits. Mais tout cela est susceptible de changer avec l’augmentation des coûts du travail dus à de la concurrence entre les entreprises automobiles.
Actifs totaux et nombre d’employés des plus grands fabricants automobiles (2023).
Quelles leçons tirer de la politique industrielle chinoise ?
La réussite de BYD, cependant, s’appuie sur une politique industrielle au long cours. Bien que ses efforts répétés pour atteindre un « développement intensif » dans l’industrie automobile se soient souvent soldés par des déceptions, la Chine a finalement été capable d’exploiter ce que l’économiste Alexander Gerschenkron nomme « l’avantage du retour en arrière ». Tirant des leçons d’autres pays d’Asie du Sud comme le Japon ou la Corée, la Chine a engagé des politiques d’État « développementalistes » afin de passer de la production de biens bas de gamme à des biens haut de gamme, en accordant une importance particulière aux technologies « vertes ».
Les véhicules dit de « nouvelles énergies » (hybrides, électriques et hydrogène, ndlr) ont fait leur apparition dans l’agenda politique avec le dixième plan quinquennal (2001-2005). Cependant, ce n’est qu’à la suite de la crise financière de 2008 qu’ils ont « été désignés comme une industrie émergente stratégique, aux côtés du solaire et de l’éolien. » L’année 2015 a constitué un point de bascule important de la politique industrielle des véhicules électriques avec le lancement du plan « Made in China 2025 », annoncé par Xi Jimping et le premier ministre Li Keqiang. Le plan précise que « la production est le cœur de l’économie nationale, la racine à partir de laquelle le pays s’élance, l’outil de la fortification nationale et le ferment d’un pays plus fort. »
Les véhicules électriques font partie des secteurs clefs considérés comme essentiels pour la réussite à venir du pays, comme les circuits intégrés, l’équipement aérospatial et les nouveaux matériaux. Le plan recommandait en particulier que 80 % de tous les facteurs entrants nécessaires à l’industrie des véhicules électriques proviennent de Chine afin de garantir un niveau élevé d’« indépendance » dans la production des véhicules électriques. Cette incitation à un approvisionnement national a énormément façonné les stratégies de production engagées par les entreprises nationales.
La Chine occupe à présent une place en apparence imprenable dans cette industrie : 60 % des véhicules électriques produits en 2023 étaient fabriqués dans l’Empire du milieu.
La Chine occupe à présent une place en apparence imprenable dans cette industrie : 60 % des véhicules électriques produits en 2023 étaient fabriqués dans l’Empire du milieu. De plus, les entreprises chinoises surclassent leurs concurrents traditionnels en matière de coûts de production. La banque suisse UBS a ainsi estimé que BYD bénéficie d’un avantage de 25 %. Comme tous les pays, la Chine doit importer des matières premières, en particulier du carbonate de lithium depuis le Chili et l’Argentine et du cobalt depuis la République démocratique du Congo, mais elle contrôle par ailleurs des éléments essentiels de l’approvisionnement en matières critiques : plus de la moitié de la production mondiale de lithium, plus de 60 % de la production de cobalt et 70 % des terres rares proviennent de Chine. En outre, l’industrie chinoise produit plus de 70 % des pièces des cellules de batteries et des cellules de batteries.
Les deux tiers de la production mondiale de batteries ont lieu en Chine, CATL et BYD représentant plus de 50 % de la production mondiale. Cette impulsion vers une chaîne de valeur indépendante et largement autosuffisante s’est avérée visionnaire pour permettre d’anticiper les perturbations auxquelles fait face la chaîne de valeur mondiale à cause des événements climatiques extrêmes, des guerres et des rivalités croissantes entre grandes puissances. La part importante de la chaîne de valeur des véhicules électriques qu’elle contrôle offre à la Chine un avantage comparatif significatif vis-à-vis de ses concurrents, tout en lui permettant de défendre une suprématie en matière d’innovation et de propriété intellectuelle qu’elle devrait certainement atteindre dans les années à venir.
Le gouvernement chinois a encouragé ces évolutions en finançant généreusement les domaines des sciences et des technologies, par exemple avec le « Programme 863 ». Sous l’influence de l’ingénieur automobile Wan Gang, ministre de la Science et de la Technologie entre 2007 et 2018, la Chine a largement soutenu le secteur des véhicules électriques. Des joint-ventures, comme celle de SAIC-Volkswagen, ainsi que des acquisitions de fournisseurs de voitures occidentaux, ont permis au gouvernement chinois d’assurer des transferts de technologies détenues par des entreprises étrangères. Le gouvernement a également accordé des bourses ou des prêts à des entreprises automobiles pour, entre autres, créer des usines de production et prévenir les banqueroutes. L’instrument politique incontournable, cependant, est bien le recours à la subvention.
On estime ainsi qu’entre 2009 et 2017, le gouvernement chinois a dépensé 60 milliards de dollars en subventions destinés aux véhicules électriques. Les subventions destinées aux consommateurs, composées en partie de crédits d’impôt nationaux et de crédits d’impôt octroyés par les gouvernements locaux, ont été plus généreuses que les 7.500 dollars de crédits d’impôt mis en place par l’Inflation Reduction Act de Joe Biden. Les 23 gouvernements locaux chinois (19 provinces et 4 zones métropolitaines) gèrent 70 % des dépenses publiques. Leur politique industrielle consiste à soutenir les producteurs locaux en leur octroyant des bourses, des crédits à taux faibles, des fonds de sauvetage et du foncier. En outre, ils visent aussi les entreprises locales lors des passations de marchés, par exemple en passant commande de voitures fabriquées par l’entreprise automobile locale pour achalander la flotte de taxis de la région.
De plus, de nombreuses entreprises du secteur automobile sont des sociétés d’État. Celles qui sont détenues nationalement sont coordonnées par la commission de supervision et d’administration de Biens publics relevant du conseil des Affaires d’État (SASAC) et sont supposées contribuer à la mise en œuvre des objectifs gouvernementaux. Certaines entreprises d’État, telles que SAIC, BAIC et Chery, sont détenues par des gouvernements provinciaux, réputés pour le soutien qu’ils accordent à des industries défaillantes afin de protéger les emplois et les capacités de production.
Le soutien politique accordé aux « champions locaux » par les autorités provinciales et les interventions incitatives du gouvernement central ont la réputation de provoquer une surcapacité structurelle, à l’image de ce qui a eu lieu dans le secteur de l’aciérie au milieu des années 2010, lorsque le gouvernement central a finalement été contraint d’imposer des fermetures et des regroupements. S’il est possible d’envisager la surcapacité comme une perte économique, elle stimule également une lutte darwinienne pour la survie entrepreneuriale et l’innovation technologique, qui irrigue la compétitivité internationale des champions à l’export. C’est ce que nous réserve à présent le secteur des véhicules électriques, touché par de graves fragmentations. La guerre des prix qui ne saurait tarder va s’intensifier à mesure que les subventions diminueront progressivement et que la demande domestique chinoise continuera d’être faible. Cependant, en offrant aux gagnants éventuels la possibilité d’effectuer de plus grandes économies d’échelle, ce moment de vérité est susceptible de rendre les véhicules chinois encore plus compétitifs à l’international.
L’UE s’accroche encore à une vision post-fordiste et à un espoir nostalgique de ranimer la mondialisation et ses longues chaînes d’approvisionnement.
Le choix de BYD et, plus largement, du gouvernement chinois, d’embrasser une politique industrielle orientée par l’État et de recourir à une production verticalement intégrée reflète une tendance notable, bien que récente, au sein de l’économie mondiale. Joe Biden fait lui-même écho à cette tendance en s’engageant à subventionner l’industrie, tandis qu’à l’inverse, l’UE s’accroche encore à une vision post-fordiste et à un espoir nostalgique de ranimer la mondialisation et ses longues chaînes d’approvisionnement. L’enquête actuelle menée par l’UE sur les véhicules électriques chinois aboutira certainement à la recommandation d’augmenter les droits à l’importation, qui s’élèvent actuellement (avec un modéré 9 %) à un tiers des droits pratiqués aux frontières des États-Unis.
En mars 2024, l’UE a commencé à enregistrer les véhicules électriques chinois passés en douane, ce qui signifie que ces droits de douane pourraient être rétroactifs. Les droits à l’importation n’offriront cependant qu’un répit passager si aucune réflexion plus approfondie sur la structure changeante de la production mondiale n’est menée. Les pays occidentaux devraient réaliser que dans de nombreux secteurs, tels que celui des véhicules électriques, ils sont, pour la première fois dans l’histoire moderne, en mode « rattrapage » vis-à-vis de leurs concurrents plus avancés, qu’ils considèrent aussi comme des rivaux géopolitiques clés. Plutôt que de concentrer leur attention sur l’augmentation des dépenses militaires et d’attiser la psychose d’une nouvelle guerre mondiale, les pays occidentaux devraient bien plutôt prendre au sérieux le défi technologique et militaire lancé par la Chine.
Depuis plus d’un demi-siècle, les institutions financières occidentales que sont le FMI et la Banque mondiale jouent un rôle déterminant dans le financement des pays en développement. L’hostilité grandissante envers ces institutions et les réformes structurelles qu’elles obligent ont, peu à peu, permis à d’autres États et organisations de s’imposer. En particulier, après des années de très forte croissance, la Chine est devenue un créancier de taille dans de nombreuses régions, notamment en Afrique. Son ralentissement économique et démographique vient toutefois refroidir ses grandes ambitions. Désormais, forts du pouvoir qu’ils ont acquis par des soutiens publics toujours plus importants, les créanciers privés occupent un poids grandissant dans le financement des pays en développement. Le signe d’un basculement ?
Une crise de la dette est proche. Les effets de la crise sanitaire, de l’inflation, de la hausse des taux d’intérêten Occident et de la hausse globale du dollar ne cessent de fragiliser des pays déjà en proie à des difficultés de toute sorte. Sur les trois dernières années, 18 défauts de paiement ont été enregistrés dans dix pays en développement, soit plus qu’au cours des deux dernières décennies. Les plus à risque restent ceux à faible revenu, dont les emprunts sont pour près d’un tiers émis à taux variable. Environ 60% de ces pays sont considérés comme surendettés ou en phase de le devenir. Ainsi, selon l’ONU, 3,3 milliards de personnes souffrent du fait que leurs gouvernements sont contraints de privilégier le paiement des intérêts de la dette sur des investissements essentiels. Et en 2024, le coût global du service de la dette devrait augmenter de plus de 10% pour les pays en développement, et de 40% pour les pays plus pauvres. Face à cette situation aux conséquences économiques, politiques et sociales parfois désastreuses, les réformes en cours de l’architecture financière internationale n’apportent aucune réponse.
Les institutions occidentales contraintes de se réinventer?
Les programmes du FMI et de la Banque mondiale imposés depuis quatre décennies en vertu du Consensus de Washington connaissent un rejet grandissant. L’été dernier, le président Tunisien Kais Saied avait notamment refusé un prêt du FMI de 1.9 milliard. Dans un monde de surcroît fragmenté, les institutions financières occidentales sont contraintes de se réinventer.
Le 9 octobre dernier s’ouvraient ainsi, pour la première fois en Afrique depuis 50 ans, les réunions annuelles du FMI et de la Banque mondiale à Marrakech. Au programme : réforme des institutions de Bretton Woods et financement climatique. L’objectif : teinter les nouveaux prêts d’un vert clair qui laisseraient presque croire à des dons. Depuis plusieurs années déjà, le FMI propose des prêts à des taux proches de zéro et à échéance 20 ans avec pour objectif de « financer l’action climatique » dans les pays les plus pauvres. Alors que la contribution de ces derniers dans les émissions de carbone mondiale est quasi nulle, et que les pays du Nord n’ont pas tenu, selon les échéances décidées, leur engagement de financer à hauteur de 100 milliards de dollars annuels les plus pauvres dans leur politique climatique…
Les États-Unis peuvent appliquer un droit de veto systématique aux décisions importantes qui nécessitent, toutes, 85% des votes à minima.
Parallèlement, ces réunions ont soulevé la question fondamentale de la gouvernance de ces institutions – largement dirigées par les pays occidentaux et pourtant créées pour stabiliser le système financier international au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Aucun changement véritable n’a été négocié puisque les pays émergents (où figurent les BRICS) conservent une place très minoritaire et non influente tandis que l’Afrique subsaharienne n’a obtenu qu’un troisième siège, peu significatif, au Conseil d’administration du FMI.
Dans ces deux institutions, les droits de vote de chaque pays dépendent de leur quote-part (contribution au capital des institutions) calculée, de manière arbitraire, selon leur poids économique et géopolitique dans le monde. Les États-Unis détiennent 17,4% des votes, la Chine 6,4% (alors que son économie représente 20% du PIB mondial environ) et l’Allemagne 5,6%… Ce qui permet à l’Occident de réunir aisément une majorité, et aux États-Unis d’appliquer un droit de veto systématique aux décisions importantes qui nécessitent, toutes, 85% des votes à minima.
Enfin et surtout, l’objectif affiché de ces réunions fut de modifier la politique de financement de ces institutions pour accorder davantage d’emprunts. Comme les pays membres fournissent la majeure partie des financements selon leur quote-part dans chaque institution, une proposition visant à augmenter de 50% les quotas distribués a été validée. Néanmoins, alors que les conditions d’emprunts se resserrent dans les pays avancés (qui distribuent une part significative des prêts) face à des niveaux d’endettement publics historiquement élevés et des finances publiques dégradées, le volume de leurs financements risque de diminuer. Dans la continuité des années passées, cette situation devrait théoriquement bénéficier à la Chine dont le statut de créancier n’a cessé de prendre de l’importance. Mais le gouvernement de Xi Jinping est confronté à des difficultés majeures.
La Chine, puissant créancier en panne
Depuis plus d’une décennie, la Chine se concentre particulièrement sur son développement extérieur (au détriment de sa population). Pour ce faire, elle recycle l’épargne qu’elle a accumulée pendant ses années de forte croissance pour prêter à ceux qui ont des besoins de financement. À travers une politique singulière où les emprunts ne sont assortis d’aucunes conditionnalités, elle se démarque des institutions financières occidentales. Les méthodes de remboursement sont en théorie plus souples car la dette du débiteur est souvent rééchelonnée si celui-ci est proche du défaut de paiement (au même titre, finalement, que le Club de Paris à la fin du 20ème siècle) et des prêts de sauvetage sont instaurés si la situation financière du pays se détériore (à des taux avoisinants toutefois 5%, soit deux fois plus élevés que ceux pratiqués par le FMI notamment).
L’empire du milieu a notamment prêté en Asie centrale et en Afrique, où les ressources naturelles abondent, afin de renforcer les liens économiques utiles pour son développement technologique et militaire. Elle peut notamment compter sur ses banques étatiques (la Banque de développement et la Banque d’export-import) qui ont réalisé près de 70% des prêts chinois à destination des économies émergentes et en développement sur les vingt dernières années, mais aussi sur ses banques nationales. La majorité de ces prêts (80% environ) sont, toutefois, dirigés vers les pays émergents afin de protéger son secteur bancaire d’éventuels défauts de paiement. De plus, la Chine échange massivement avec ces pays jusqu’à devenir le principal partenaire commercial du continent africain depuis 2009, mais aussi de pays d’Amérique latine (Argentine, Brésil, Chili, Pérou), et de nombreux autres.
Une ère s’achève cependant. Avec un modèle économique à bout de souffle , son statut de créancier se retrouve affaibli. Elle prête nettement moins qu’auparavant. En Afrique par exemple, les prêts chinois ont atteint seulement 1 milliard de dollars en 2022, soit leur plus bas niveau depuis 2004. Elle s’est par ailleurs retrouvée contrainte de déroger à ses pratiques habituelles en acceptant de rejoindre, entres autres, l’initiative occidentale DSSI créée par le G20 et visant à suspendre de manière ciblée les paiements des intérêts de la dette chez certains pays. Globalement, cette situation pénalise davantage les pays débiteurs que la Chine, dont la baisse des prêts à travers le monde n’est que le reflet d’une économie en déclin. En revanche, elle a longtemps profité aux créanciers privés.
Le poids grandissant des créanciers privés
La financiarisation économique des pays avancés a incontestablement déplacé le pouvoir du public au privé, d’autant plus à mesure que les programmes de soutien des pouvoirs publics (en particulier des banques centrales) envers les acteurs financiers se sont multipliés. La garantie de sauvetage que ces derniers ont obtenu, quoi qu’il en coûte, leur permet par ailleurs de prêter dans des conditions parfois risquées mais particulièrement rémunératrices. Contrairement aux États, les taux qu’ils proposent sont généralement deux fois plus élevés et les conditions de remboursement plus agressives. Ces acteurs sont aussi épargnés des initiatives publiques visant à annuler, suspendre ou restructurer des dettes, conduisant parfois à des subventions publiques indirectes lorsque l’allègement de la dette permis par un État se fait au profit des acteurs privés.
Ces dernières années, le rôle des créanciers privés dans le financement des pays en développement s’est intensifié. En particulier, celui des acteurs du shadow banking (hedge fund, capital investissement…), des banques de détail et d’investissement, ainsi que des gérants de matières premières (l’entreprise Glencore, par exemple, détient 20% de la dette du Tchad). Selon les chiffres de l’Institut de la finance internationale, les financements privés représentent désormais 27 % de la dette publique des pays pauvres, contre seulement 11 % en 2011. En Afrique, ils détiennent plus de 30% de la dette extérieure du continent. Et dans certains pays à revenu intermédiaire comme le Ghana et la Côte d’Ivoire, ce taux atteint près de 60%.
Les risques, nombreux, conduisent à des besoins de financement de plus en plus élevés. La diminution des recettes budgétaires et d’exportation, la hausse des taux d’intérêt, les variations de taux de change, les fuites de capitaux, la pénurie de devises, et enfin et surtout le ralentissement de la croissance sont tant de défis qui accentuent la dette des pays en développement. S’ajoutent, pour nombre d’entre eux, des problèmes de pauvreté ou d’extrême pauvreté, une situation politique parfois compliquée, et un système social en difficulté. Bien que les contraintes budgétaires des pays avancés peuvent freiner leur capacité à prêter, les créanciers privés restent, eux aussi, vigilants. La crainte de ne pas être remboursé et de recevoir un soutien plus faible des États pourraient les désinciter à prêter. La hausse des taux d’intérêts a aussi fortement ralenti les arbitrages (et par extension les financements) visant à emprunter à taux bas dans des pays avancés pour bénéficier de meilleurs rendements dans des pays en développement. En 2022 par exemple, les nouveaux prêts accordés par les créanciers privés aux pays en développement ont chuté de 23%, soit leur plus bas niveau depuis dix ans. En parallèle, ils ont reçu 185 milliards de dollars de plus en remboursement de capital que ce qu’ils ont prêté aux pays en développement. La Banque mondiale et les créanciers multilatéraux ont dû, de fait, intervenir.
Ainsi se pose la question du manque de financement et de la soutenabilité de la dette dans les pays en développement. Les annulations de dettes doivent se multiplier, pour donner des marges de manœuvre à des pays qui en ont cruellement besoin, et ne pas leur faire payer des risques dont ils ne sont pas responsables. L’architecture financière internationale doit ensuite être repensée, à travers la création de nouvelles institutions financières reflétant les réalités du monde actuel. Un monde multipolaire où nombre des pays émergents n’ont plus d’émergents que le nom tant ils sont devenus des puissances à part entière. C’est la condition sine qua non pour non seulement apporter des équilibres aux enjeux actuels, mais aussi préserver les démocraties très fragiles.
Article originellement publié sur OR.FR et réédité sur Le Vent Se Lève.
L’émergence de la Chine comme créancier majeur des pays en développement est un phénomène de plus en plus structurant pour l’économie mondiale. Les investissements chinois ont longtemps porté sur l’extraction de matières premières, avant d’évoluer vers des projets d’infrastructures à partir de 2013 et le lancement des « Nouvelles routes de la soie ». Dès lors, la Chine a développé un récit et des éléments de langage particuliers, lui permettant de se présenter en alternative crédible au système financier occidental (FMI, Banque mondiale). Elle s’appuie sur de nouveaux instruments financiers, des partenariats dits « sud-sud » et un principe affiché de non-ingérence politique qui a séduit de nombreux pays en développement. Si la Chine leur offre bien une alternative avantageuse aux institutions de Bretton Woods, les chaînes de la dette n’en sont que plus redoutables sur le long terme.
Le récit chinois
La dernière décennie a vu la Chine assumer de manière croissante son statut de grande puissance. La crise financière de 2008 a été perçue par la Chine comme une faillite du système occidental et une opportunité de prouver la supériorité de son système auprès des pays durement touchés. L’arrivée au pouvoir de Xi Jinping fin 2012 a mis un coup d’accélérateur à cette tendance.
Le projet des Nouvelles routes de la soie (Belt and Road Initiative – BRI) s’est accompagné, dans le discours officiel chinois, de slogans tels que le « destin commun pour l’humanité », dans le cadre d’un « siècle chinois ». La Chine s’est dès lors présentée comme un leader bienveillant pour les pays en développement, en s’appuyant sur un discours de plus en plus critique de l’Occident en général et des États-Unis en particulier.
À l’inverse du cadre posé par l’OCDE ou le Club de Paris, Pékin favorise les négociations bilatérales, mettant en avant une « coopération Sud-Sud ».
Au service de cette stratégie, Pékin propose à ses partenaires des « partenariats gagnant-gagnant », qu’elle oppose aux méthodes de « jeu à somme nulle » des États-Unis. Elle met également en avant les « solutions chinoises » qui sont à l’origine d’une spectaculaire victoire contre la grande pauvreté en Chine, et invite d’autres pays émergents à s’en s’inspirer pour leur propre développement – sans pour autant chercher à les imposer.
Ce dernier point est crucial pour comprendre l’approche chinoise des relations bilatérales. Contrairement aux investissements occidentaux et aux prêts accordés aux pays en développement par le FMI, les prêts chinois ne sont généralement accompagnés d’aucune conditionnalité. Là où le FMI incite à des « réformes structurelles » et à la mise en place de « méthodes de bonne gouvernance », Pékin a fait du principe de non-ingérence la pierre angulaire de ses relations bilatérales. Un principe prisé dans l’hémisphère sud, où l’on garde de mauvais souvenirs de l’interventionnisme, et où les politiques de sanctions économiques se font durement sentir.
Bien sûr, ces déclarations d’intention n’empêchent pas Pékin de s’ingérer de manière discrète dans la vie politique de ses partenaires économiques (Philippines, Maldives…) lorsqu’elle a l’ascendant ; ni d’user de méthodes commerciales coercitives, qui s’apparentent à des sanctions qui ne disent pas leur nom. Mais pour l’heure, ces pratiques ne se révèlent pas systématiques, et permettent encore à la Chine de se distinguer des méthodes du FMI et de la Banque mondiale.
Les nouveaux outils financiers de la Chine
L’initiative Belt and Road est venue répondre à un besoin considérable d’investissements dans les infrastructures de nombreux pays, en Afrique, en Asie centrale, jusqu’en Europe de l’Est. Cette approche a été d’abord perçue positivement par de nombreux pays dont la difficulté est souvent de sortir de leur dépendance aux matières premières.
Alors que le projet célèbre sa première décennie, le bilan apparaît néanmoins contrasté. La Chine a indéniablement étendu son influence par le biais de ses investissements et d’un ensemble d’outils de smart power. En revanche, le sentiment antichinois a également gagné du terrain dans de nombreux pays, y compris les plus proches de la Chine (Pakistan, Zambie), où les pratiques des entreprises chinoises ont été particulièrement mal reçues : opacité, corruption, surcoûts, absence d’impact sur l’emploi local, etc.
De nombreuses institutions financières appuient les entreprises chinoises dans le cadre de l’initiative Belt and Road : la Banque asiatique d’investissements pour les infrastructures, créée en 2016, dont sont membres 106 pays, parmi lesquels 26 européens, et le Silk Road Fund. Ces banques viennent s’ajouter à la Banque chinoise d’investissement et à la Banque chinoise d’import-export. L’ensemble de ces organisations financières sont placées sous la tutelle du département d’Etat de la République Populaire de Chine et répondent aux besoins du programme chinois d’aide publique au développement.
Ce programme n’est pas régulé par les protocoles habituels de l’OCDE et du club de Paris, car Pékin favorise les négociations bilatérales avec les pays bénéficiaires de ces aides, considérant toujours qu’il s’agit de « coopération Sud-Sud ». Cette implication directe de l’État chinois s’accompagne d’objectifs politiques de long terme. À l’inverse des investisseurs privés, pour qui la maximisation du profit demeure l’unique boussole, les institutions sous influence chinoise se permettent de soutenir des projets dont la rentabilité n’est pas certaine – ce qui renforce leur hégémonie sur le long cours.
De même, la Chine est un moteur de la banque des BRICS, dont l’ex-présidente brésilienne Dilma Rousseff a pris la direction début 2023. Alors que les BRICS, regroupant cinq économies dites émergentes (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), a longtemps été considéré comme un forum informel sans grande profondeur stratégique, la guerre en Ukraine lui a conféré un second souffle. Face au risque de sanctions américaines, un nombre croissant de pays affiche leur volonté de rejoindre les BRICS, de réduire leur dépendance au dollar et réaliser leurs échanges bilatéraux dans leurs monnaies souveraines, ce qui coïncide avec les intérêts chinois. L’élargissement des BRICS à six pays (Arabie Saoudite, Iran, Emirats Arabes Unis, Argentine, Égypte, Éthiopie) démontre un intérêt certain pour de nombreux pays dits émergents – mais il est trop tôt pour savoir quel sera l’impact réel sur une éventuelle dédollarisation du commerce international.
Le piège de la dette au service d’une volonté hégémonique chinoise ?
Les méthodes chinoises d’investissements et de prêts bilatéraux font l’objet de critiques récurrentes : Pékin aurait des pratiques financières prédatrices et chercherait à tendre un piège de la dette à ses partenaires par le biais de taux anormalement élevés et de clauses léonines. Par ailleurs, ces prêts, accordés de manière peu transparente, seraient accompagnés de pratiques de corruption de représentants politiques. La Chine est en outre soupçonnée de vouloir refermer le piège de la dette sur des pays faibles dans l’objectif d’obtenir des concessions politiques, voire territoriales.
L’épisode du Sri Lanka est à cet égard emblématique. Surendetté, le Sri Lanka avait été contraint, en 2018, de céder le contrôle de son port commercial de Hambantota à son créancier pour une durée de 99 ans, en échange d’une restructuration de dette. Cet épisode, s’ajoutant à l’ouverture d’une base militaire chinoise à Djibouti (2017), avait laissé craindre que la Chine n’utilise le « piège de la dette » pour militariser des ports commerciaux qu’elle a préalablement financés. Une crainte particulièrement ressentie en Inde, encerclée par ce qu’elle perçoit comme un « collier de perles » de ports commerciaux financés par la Chine : Gwadar au Pakistan, Kyaukphyu en Birmanie, Chittagong au Bangladesh…
La forte médiatisation du cas sri lankais a mis l’accent, à juste titre, sur le rôle joué par la Chine dans la déprédation du pays… en passant soigneusement sous silence le rôle des créanciers occidentaux
De manière générale, les États-Unis et certains de leurs alliés craignent que les prêts chinois ne servent à réaliser d’autres scénarios similaires à Hambantota, à mesure qu’un nombre grandissant de pays sont identifiés comme dangereusement dépendants de la Chine : Kenya, Zambie, Sri Lanka, Pakistan, Laos, Argentine… Cette dernière, tristement célèbre pour son histoire avec le FMI, se tourne de manière accrue vers les financements chinois. Son endettement l’a menée à céder l’accès à Pékin d’une station de recherche spatiale en Patagonie, soulevant des craintes, à Washington, d’une présence militaire chinoise dans le cône Sud.
Les investissements sont également utilisés par la Chine comme un levier pour obtenir la reconnaissance internationale de certains États au détriment de Taïwan, notamment en Amérique centrale et dans le Pacifique. Cette critique peut toutefois se retourner contre Taipei, également coutumière de la diplomatie du chéquier pour conserver quelques rares reconnaissances de sa souveraineté (13 Etats seulement). Les États qui ont le plus récemment changé de position vis-à-vis de Taïwan sont le Honduras en 2023, avec qui la Chine a ouvert des négociations d’un traité de libre-échange, le Nicaragua en 2021, qui a rejoint la Belt and Road Initiative pour l’occasion, et les îles Solomon en 2019, qui viennent de passer un accord sécuritaire avec Pékin.
S’il ne fait aucun doute que la Chine, comme toute grande puissance, cherche à détrôner les autres et à accroître son influence internationale, cette dynamique doit être mise en rapport avec les tensions grandissantes avec l’Occident. Dans le cadre des conflits larvés qui opposent les deux blocs, la médiatisation tous azimuts des pratiques prédatrices chinoises ne donne qu’un aperçu partiel de la situation. Le cas du Sri Lanka est un cas d’école. Sa forte médiatisation a mis l’accent, à juste titre, sur le rôle joué par la Chine dans la déprédation du pays… en passant soigneusement sous silence le rôle des créanciers occidentaux, auprès desquels le pays est également fortement endettée, qui rechignent tout autant à faire des concessions en la matière.
Confrontée à de nouvelles réalités économiques (ralentissement de sa croissance, vieillissement, volonté politique de dynamiser le marché intérieur), la Chine n’a par ailleurs aucun intérêt à ce que les dettes qu’elle possède ne soient pas honorées. Ainsi, le niveau d’IDE chinois s’est sensiblement tari à partir de 2018, avant de chuter depuis 2020. La prudence semble désormais de mise, bien loin des financements abondants de la période 2000-2018, ce qui s’explique autant par le contexte international que par les évolutions politico-économiques internes à la Chine.
Par ailleurs, en réponse aux graves difficultés financières rencontrées par les pays en développement durant la pandémie de COVID-19, la Chine s’est montrée ouverte à des restructurations de dette, en particulier sur le continent africain. Elle s’est ainsi jointe à l’initiative DSSI (Debt Service Suspension Initiative), dans le cadre du G20, sous l’impulsion du président sud-africain Cyril Ramaphosa et à l’appel du Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed. En participant à cette initiative, portée par le Club de Paris et la Banque mondiale, la Chine a accepté un processus multilatéral qui tranche avec ses pratiques discrétionnaires habituelles. Sa présence a également rappelé le changement du rapport de force sur le continent, la Chine détenant désormais 21% de la dette publique des Etats africains.
Certaines banques chinoises privées fortement détentrices de dette africaine n’ont cependant pas participé à cette initiative, faisant l’objet d’accusations par les membres du G7 de vouloir limiter sa portée. Les États-Unis, de leur côté, ne s’étaient pas non plus empressés d’accepter les demandes de restructuration de dette. En dépit de cette rivalité sino-américaine sous-jacente, différents accords de restructurations ont été passés, dans le cadre de la DSSI et sous l’égide du FMI et du groupe de Paris, entre la Chine et certains pays africains, notamment la Zambie en juillet 2023. Cet épisode démontre qu’en dépit de sa volonté de refaçonner le système international selon ses intérêts, la Chine est toujours capable de jouer le jeu du multilatéralisme classique pour soigner son image et se présenter comme un interlocuteur responsable.
Ces quinze dernières années, la Chine est devenue un acteur financier majeur dans les pays en développement : une évolution qui, en Occident, a été analysée sous sa seule dimension prédatrice. Si les accusations de volonté hégémonique chinoise sont en partie fondées, il serait réducteur d’oublier que la Chine s’engouffre dans un manque d’investissements dans les infrastructures. Cet état de fait ne peut que pérenniser le statut de la Chine comme créancier des pays en développement… et tisser autour des plus vulnérables de nouvelles chaînes de la dette.