400 000 tonnes d’explosif : voilà les moyens que la Chine entend mettre à profit pour construire le grand canal du Nicaragua. Lancé en 2014, ce projet – s’il est marqué par des retards conséquents et un probable gel – est le signe de l’hybris chinoise. L’empire du Milieu se donne pour objectif de contourner le canal du Panama, chasse gardée des États-Unis.
Objectif stratégique : une nouvelle route commerciale hors du contrôle des États-Unis.
Les autoroutes d’aujourd’hui sont bleues : 90% du commerce mondial s’effectue par voie maritime – 90% en volume et 80% en valeur ! La maîtrise des mers et des canaux qui les connectent est donc un enjeu stratégique majeur. Pour preuve, les grands États font toujours peu de cas du droit international quand leurs intérêts commerciaux sont en jeu : opération militaire menée à Suez en 1956 par la France, le Royaume-Uni et Israël pour reprendre le contrôle du canal que l’Égypte voulait nationaliser, invasion militaire de Panama par les États-Unis en 1989 pour éviter que le canal ne tombe dans l’escarcelle panaméenne.
Or, le développement accéléré de la Chine, première puissance marchande mondiale depuis 2013 – 11% du commerce international, bouscule la mainmise des États-Unis et des États européens sur les mers. La Chine compte, elle aussi, gérer et contrôler les échanges internationaux. L’engagement d’une frégate et d’un pétrolier-ravitailleur au sein de l’opération anti-piraterie Atalante dans le golfe d’Aden depuis 2008 en est une démonstration.
Pour contrôler les mers, rien de tel que de construire ses propres infrastructures de transport ! Tout comme le méga projet de Nouvelle route de la soie, lancé en 2015 par le président chinois Xi Jinping, le canal du Nicaragua est un des volets de cette politique.
Les moyens annoncés pour construire ce canal sont à la hauteur des ambitions chinoises : 50 000 ouvriers et 50 milliards d’euros pour une concession d’une durée de cinquante ans.
Un projet pharaonique pour faire du canal de Nicaragua un nouveau pivot du commerce maritime mondial ?
Avec le canal du Nicaragua, la Chine ambitionne d’inaugurer la principale route commerciale pour le commerce Asie – Amériques, prenant ainsi la place du canal de Panama. Son ambition est triple : capter un trafic maritime mondial qui augmente d’au moins 3% tous les ans et qui a doublé en 15 ans [1], détourner le trafic actuel de Panama qui est saturé – 5% du commerce maritime mondial, Suez représentant 15%, et réintégrer le commerce qui transite actuellement par des ponts terrestres, notamment nord-américains [2].
Comment ? En excavant une voie navigable de 278 km, de l’embouchure du Rio del Brito côté Pacifique à celle du Rio Punto Gorda donnant sur la mer des Caraïbes, d’une profondeur et d’une largeur minimale de 30 et 230 mètres ! Les canaux concurrents de Suez et de Panama étant moins profonds (24 et 18 mètres) et plus étroits, le canal du Nicaragua serait le seul à pouvoir accueillir des navires commerciaux que le canal de Panama ne pourrait faire transiter : les post-post-panamax. Il en résulte une capacité prévue de seulement 6 600 navires par an [3], contre 14 000 pour Panama et 18 000 pour Suez.
Le projet chinois s’appuie sur la volonté du Nicaragua de s’autonomiser par rapport aux États-Unis.
À l’instar de nombreux États américains, le Nicaragua – qui est par ailleurs un des pays les plus pauvres d’Amérique centrale a été directement affecté par la doctrine Monroe [4], à savoir l’ingérence des États-Unis sur un continent considéré comme leur chasse gardée [5]. Dans un tel contexte, un État, pour défendre sa souveraineté, dispose de deux options : la solidarité collective [6] et le soutien extérieur. À ce titre, la Chine représente un appui de poids pour relâcher le joug de Washington et les États américains s’en saisissent. Exemple : en janvier 2016, le 23e sommet du forum économique de l’APEC [7] a été l’occasion pour de nombreux pays américains [8] de se joindre à la Chine contre le projet de partenariat trans-pacifique (TPP) et de soutenir l’initiative chinoise de libre échange qu’est la FTAAP [9]. Le TPP, signé en octobre 2015, n’a d’ailleurs que faiblement rallié sur le continent américain [10], avant d’être gelé par Trump en janvier 2017.
Oppositions et manque de soutien financier : le canal est désormais en suspens
Malgré son ambition pharaonique, ce projet est désormais entre deux eaux. Son principal financeur, le milliardaire hongkongais Wang Jing, qui contrôle la société HKND Group, a connu un sévère revers de fortune fin 2015, qui lui a fait perdre 85% de sa fortune. Les oppositions des populations paysannes locales impactées par le projet et le réchauffement des relations entre la Chine et le Panama sont autant de facteurs qui ralentissent le projet. Ce rapprochement sino-panaméen s’est en effet conclu par la reconnaissance officielle de la Chine par le Panama – jusqu’alors allié de Taïwan et son adhésion à l’initiative chinoise de la nouvelle route de la soie.
Résultat : alors que le canal du Panama a terminé ses travaux d’agrandissement en 2016, l’excavation du canal du Nicaragua a été reportée sine-die. Malgré les dénégations officielles des autorités du pays début 2018 quant à l’arrêt définitif du chantier, aucune date de reprise n’a été annoncée.
Mais quand bien même ce projet semble avoir sérieusement pris l’eau, il illustre la force de frappe financière chinoise, prête à lancer des travaux pharaoniques pour contourner le canal de Panama, avant d’obtenir la bienveillance forcée de ce pays, soutenu par leur grand rival mondial : les États-Unis.
[4] Doctrine américaine de 1823 qui affirme la prédominance des Etats-Unis sur les affaires du continent selon la formule « L’Amérique aux Américains ».
[5] Coups d’Etat financés par la CIA tels celui de Pinochet au Chili, Opération Condor d’assassinats d’opposants aux régimes soutenus par les Etats-Unis dans les années 70, Affaire des Contras au Nicaragua dans les années 1980, intervention directe de l’armée américaine à la Grenade en 1986…
[6] Notamment l’ALBA (Alliance bolivarienne pour les Amériques), l’UNASUR (Union des nations sud-américaines) et le MERCOSUR.
[7] Communauté économique pour l’Asie – Pacifique, organisation internationale créée en 1989 pour promouvoir les liens économiques entre ces zones sur la base du libre échange.
[8] Notamment le Nicaragua, la Costa Rica et la Colombie.
[9] Zone de libre échange Asie Pacifique, présentée par la Chine au 22e sommet de l’APEC en 2014.
[10] Il concerne seulement 5 Etats américains (Etats-Unis, Canada, Mexique, Chili, Pérou) pour 12 Etats participants.
Jeudi 21 avril 2016, gare de Vénissieux. Prochaine arrivée : le premier train direct en provenance de Chine. Transportant des marchandises, il aura mis seulement seize jours pour franchir les six pays [1] et 11 500 km qui séparent Wuhan, située dans la province du Hubei dans le centre de la Chine, de Lyon. Alors que 164 convois en provenance de Wuhan ont desservi l’Europe depuis 2015, cette ligne prévoit deux trains par semaine.
Voici l’exemple concret du gigantesque projet de « Nouvelle route de la soie » qu’a officiellement lancé la Chine en 2013. Son but : la connecter directement à toutes les zones et pays nécessaires à son intérêt national et à son développement économique.
La première puissance mondiale organise et équipe son espace régional proche et lointain
La Chine ambitionne la création de véritables corridors économiques qui la connectent à ses partenaires commerciaux européens (pour le volet terrestre), arabes et africains (pour le volet maritime). En contrôlant ainsi ces nouvelles voies de communication, elle parviendra par là même à échapper à l’influence d’autres puissances qui pourraient vouloir la contrer, tels les États-Unis.
Ses moyens : la construction et la maîtrise de nombreuses infrastructures, qu’elles soient de transport (routes, voies ferrées, aéroports, ports), de réseaux énergétiques (gazoduc, oléoduc, électricité), dans tous les pays traversés par les flux commerciaux et humains en direction et vers la Chine.
Et l’argent est là : la nouvelle Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (BAII) créée en 2015 sur impulsion chinoise est clairement destinée à financer ce projet. Elle est dotée de plus de 100 milliards de dollars et devrait en allouer en rythme de croisière plus de 15 milliards chaque année (3,5 milliards l’ont été en 2017). À cela, il faut ajouter d’autres fonds, dont le Silk Road Company Ltd doté de 40 milliards de dollars et ceux qui pourraient être mobilisés par la Nouvelle Banque de Développement des BRICS. En 2017, l’agence de notation Fitch Ratings a ainsi évalué à plus de 900 milliards de dollars le nombre de projets prévus ou en cours.
Son volet terrestre : la « grande marche » vers les capitales européennes
La route terrestre partirait de la ville de Xi’An, également située dans la province du Hubei et rejoindrait l’Europe jusqu’en Belgique, à travers un réseau de plus de 13 000 kilomètres de routes, autoroutes et voies ferrées. Sur le seul plan ferroviaire, trois axes principaux sont prévus : Shenyang dans le Liaoning à Leipzig (en passant par la Russie), Yiwu également dans le Liaoning à Madrid et Chengdu dans le Sichuan à Duisbourg (en passant par l’Asie centrale). Illustration de cette importance stratégique de l’Europe du Nord : le géant chinois du commerce en ligne Alibaba vient d’annoncer mi-novembre la création d’un centre ou hub logistique européen à Liège – plus de 380 000 m2 – afin de se confronter directement à son concurrent américain Amazon.
Ce volet terrestre serait complété par des corridors économiques [2], tel celui acté en avril 2015 entre la Chine et le Pakistan. La Chine a ainsi promis plus de 46 milliards de dollars – 17% du PIB pakistanais… – pour construire un axe allant de l’Ouest chinois (de Kashgar dans la province du Xinjiang) au port de Gwadar [3] au Pakistan où la Chine construit un port en eau profondes. Exemple de projet en travaux : l’autoroute Karachi-Lahore-Peshawar de presque 400 km financée par la Chine.
Le président chinois Xi a aussi annoncé vouloir accompagner le volet terrestre par une « Route aérienne de la soie », pont aérien commercial aérien entre Zhengzhou, située dans le Henan, avec une liaison aérienne avec le Luxembourg, qui a concerné plus de 150 000 tonnes de fret en 2017.
Son volet maritime : cap sur Venise et Athènes en passant par le canal de Suez
La route maritime s’inscrit, quant à elle, dans la stratégie du « collier des perles » des années 1990 et 2000 [4] qu’elle poursuit et développe. La Chine se fonde ainsi sur sept « perles » [5] qui partent de la Chine du Sud, contournent la péninsule indochinoise, traversent le détroit de Malacca et longent l’océan Indien jusqu’à l’entrée du détroit d’Ormuz. Elle a ainsi modernisé ou créé de nombreuses infrastructures, notamment des ports en eau profonde – adaptés à des navires de grande taille [6] et [7].
Sur cette assise solide, la Chine souhaite désormais compléter sa route de la soie jusqu’à l’Europe. Il ne reste plus que quelques perles à aligner. Prochaine étape : la première base militaire chinoise à l’étranger a été construite à Djibouti en 2017 [8]. En Grèce, le port d’Athènes qu’est le Pirée a été racheté par l’armateur chinois Cosco [9] au début de l’année 2016 [10] et devrait doubler l’activité du port d’ici la mi-2019.
Enfin, le port d’arrivée de la nouvelle route de la soie serait Venise. La destination est particulièrement symbolique pour les Chinois : revenir à la ville de départ de Marco Polo, 800 ans après son voyage à la découverte de l’Orient !
Vers une alternative ou une concurrence de la route de la soie chinoise ?
L’importance stratégique de ce nouveau projet de routes commerciales n’a pas échappé aux États-Unis puisque le 17 novembre 2018, au dernier sommet de l’APEC (qui réunit les pays asiatiques et du continent américain), le vice-Président Mike Pence a affirmé que la puissance états-unienne ne soutiendrait pas « une route à sens unique » et a dénoncé l’opacité et l’importance de l’endettement qu’implique un tel projet. En effet, depuis 2013, d’importantes fragilités du projet chinois sont apparues.
Ainsi, dans une note d’octobre 2018, la direction générale du Trésor français se montrait vigilante, en pointant du doigt que ces investissements massifs « pourraient entraîner les États concernés dans des dérives d’endettement insoutenables ». D’autres signaux faibles de cette rébellion sont apparus dans des pays pivots : après le Premier ministre de la Malaisie qui a dénoncé un « néocolonialisme chinois » en août 2018 et reporté plusieurs grands projets d’infrastructure portés par Pékin – dont une ligne à grande vitesse devant relier le pays à Singapour, le Pakistan a annoncé souhaiter renégocier les conditions du « corridor économique » impulsé par Pékin sur son territoire.
Les États-Unis, le Japon et l’Inde vont probablement s’engouffrer dans ce mécontentement. Ainsi, dès 2015, face à la BAII, Shinzo Abe a annoncé que son pays était prêt à investir 100 milliards d’euros pour soutenir le développement d’infrastructures en Asie – soit le capital total de la BAII) et l’Inde a lancé une contre-offensive diplomatique : la blue diplomacy dans l’océan indien aux Seychelles, à l’île Maurice et au Sri Lanka. Pour preuve, en février 2018, ces trois pays, aux côtés de l’Australie, travaillaient à une alternative à la route de la soie chinoise et ce, pour promouvoir une stratégie dite « indo-pacifique » libre et ouverte. Les jeux sont ouverts !
[1] Le Kazakhstan, la Russie, la Biélorussie, la Pologne et l’Allemagne
[2] Outre le corridor Chine – Pakistan, le corridor Chine – Singapour. Le but étant de créer une ligne à grande vitesse Kunming – Singapour. A cet effet la Chine a signé un accord de coopération avec la Thaïlande en 2014 pour construire une voie ferrée de 867 km (sa construction doit débuter en 2016).
[3] Ce port stratégique est en face du détroit d’Ormuz et à une cinquantaine de kilomètres de la frontière iranienne.
[4] Raffermissement des liens diplomatiques et investissements importants pour le développement de ports commerciaux et de zones supports pour la marine chinoise (Merguy et Sittwe en Birmanie, Chittatong au Bangladesh, Hambantota au Sri-Lana, Gwadar au Pakistan). Outre l’approvisionnement énergétique chinois qui était sa priorité, la Chine « encerclait » ainsi dans l’Océan indien son rival régional qu’est l’Inde. Exemple : installation d’une base d’écoute et d’interception sur l’Île Coco (Birmanie).
[5] L’île de Hainan (Chine), l’île Woody (Paracels – territoires contestés mais sous domination chinoise), Sihanoukville (Cambodge), Mergui et Sittwe (Birmanie), Chittatong (Bangladesh), Hambantota (Sri-Lanka – depuis 2007) et Gwadar au Pakistan.
[6] Tels les cargos, les porte-conteneurs, les navires pétroliers et minéraliers.
[7] Extension de l’aéroport de Malé aux Maldives, aérodrome de l’Île Woody dans les Paracels,
[8] La France, les Etats-Unis et le Japon (depuis 2011)
[9] Il détient désormais 51% de la société du port du Pirée, et 67% d’ici 2020 s’il respecte ses engagements.
« Le dollar est notre devise, mais votre problème », selon la formule d’un ministre américain de l’Economie. Pour lutter contre les effets néfastes d’un système monétaire international dominé par le billet vert, de nombreux économistes ont envisagé la mise en place d’une devise mondiale unique, tels Keynes dès 1944, ou de manière plus contemporaine Michel Aglietta, Agnès Benassy-Quéré et Jean Pisani-Ferry. Concrètement, un projet de monnaie mondiale commune est sur les rails depuis 2009, poussé par les puissances émergentes comme la Russie et la Chine.
Le dollar américain : une devise quasi-hégémonique à l’échelle internationale
A l’échelle mondiale nous payons et épargnons majoritairement en dollar : il représente la principale devise « de transaction » (en 2013, 87 % des échanges internationaux concernaient le dollar contre une autre devise ; 33% pour l’euro), ainsi que la principale devise de réserve, ou « monnaie refuge » (environ 62% des réserves de change mondiales seraient en dollars ; 22% en euros). Bien que géré par l’institution d’un seul Etat, à savoir la Banque centrale américaine (la FED), le dollar est donc incontournable pour tous les Etats du monde.
Or, les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) et autres « Pays du Sud » sont particulièrement affectés par l’absence de contrôle mondial sur l’émission du dollar et par la volatilité de son taux de change (due à la politique unilatérale de « planche à billet » américaine) qui peut perturber le commerce mondial. D’autre part, le dollar peut aussi être un outil politique pour imposer des sanctions extraterritoriales : la banque BNP Paribas s’était par exemple vue infliger une amende de près de 9 milliards de dollars en 2014 par les régulateurs américains pour avoir contourné des embargos imposés par les Etats-Unis à Cuba, l’Iran, le Soudan et la Libye. La Société générale s’apprête également à payer une amende pour les mêmes raisons.
En quoi constituerait le projet de monnaie commune proposé en 2009 par la Chine et la Russie ?
Cette « monnaie internationale » serait émise par une institution financière internationale (FMI ou institution ad hoc) et composée d’un panier de devises donnant plus de poids aux pays du Sud. Deux options sont envisagées :
1) L’émission de nouveaux « Droits de tirage spéciaux » (DTS) du FMI, monnaie mondiale déjà existante, en modifiant leur composition pour y rajouter du rouble, de la roupie et d’autres devises de pays émergents (la composition des DTS est actuellement la suivante : dollar – 41 % ; euro – 31 % ; yuan – 11% ; yen – 8 % ; et livre sterling – 8 %).
2) la création d’une nouvelle monnaie, en plus de ce panier de devises, qui serait encadrée par une nouvelle institution financière internationale, encore inexistante (la Nouvelle banque de développement des BRICS, par exemple ?).
Cette monnaie commune permettrait : de stabiliser les taux de change (ce qui pourrait mettre fin à la « guerre des monnaies » et ainsi favoriser le commerce international) ; de prévenir les « dévaluations compétitives », les crises de change et les crises économiques qui en découlent ; de promouvoir le développement de pôles financiers régionaux (là où le système monétaire actuel consacre la domination des devises USA-Canada, de l’Union Européenne et du Japon).
L’entrée du Yuan dans le panier de devises du FMI en 2015 n’a pas changé la donne
Si le FMI a reconnu le Yuan chinois comme sa 5e monnaie internationale de réserve à la fin 2015, les DTS ne peuvent toutefois pas encore jouer le rôle de nouvelle monnaie commune. Seule avancée : en consacrant la place du Yuan et par conséquent la confiance que peuvent lui accorder les acteurs économiques, le système international devrait progressivement moins reposer sur le dollar.
Et de fait, les pays du Sud cherchent activement à réduire leur dépendance au dollar. Plusieurs décisions ont été prises en ce sens ces dernières années. Sur un plan unilatéral, d’abord : la Banque centrale chinoise a annoncé en novembre 2013 qu’elle allait cesser d’accumuler des dollars. La Russie et la Chine mettent par ailleurs tout en œuvre pour effectuer des transactions dans leurs deux devises : comme un méga-contrat gazier d’approvisionnement de 30 ans conclut en mai 2014 (pour près de 300 milliards d’euros) et un accord de « swap » (échange de devises rouble / yuan) en août 2014 pour éviter le recours au dollar dans leurs transactions commerciales, accord dont la prolongation est actuellement en cours de négociation. La « guerre commerciale » menée depuis janvier 2018 par le président américain Donald Trump contre la Chine va par ailleurs probablement accentuer cette coopération.
Ensuite, sur un plan multilatéral : la Nouvelle banque de développement des BRICS, mise en place en 2016, pourrait émettre à terme l’équivalent des DTS du FMI – qui seraient toutefois principalement constitués de devises des BRICS (et non d’un panier plus large de monnaie d’autres « pays du Sud ») –.
Ce sont donc les contours d’un nouvel ordre monétaire international à long terme qui se dessinent. Et avec l’émergence économique de la Chine et de l’Inde, gageons qu’il sera plutôt arc-en-ciel que monochrome !
Dans 15 ans, si le commandant de bord vous parlera toujours anglais ou français, il y a de fortes chances pour que votre avion soit lui devenu chinois ou russo-chinois ! Si Airbus et Boeing dominaient le marché de l’aéronautique civile jusqu’ici sans gros grain à l’horizon, un nouveau concurrent d’ampleur est apparu. Le premier avion chinois moyen-courrier mono-couloir, le C-919, dernier fleuron de la société d’Etat chinoise COMAC, a effectué ses premiers vols en mai et décembre dernier.Ses premières livraisons commerciales sont attendues pour 2021, c’est-à-dire demain. L’Union Européenne et les Etats-Unis peuvent se préparer à plus que des turbulences.
Et pour cause, le C 919 n’est pas qu’un nouvel avion, c’est avant tout un signal géopolitique : la Chine veut montrer qu’elle maîtrise des technologies de pointe, peut égaler Airbus et Boeing en termes de qualité, mais aussi qu’elle peut satisfaire les besoins de son marché intérieur (avec le C-919 elle envisage de couvrir la moitié de ses besoins anticipés en avions moyen-courrier), et … devenir à terme autonome pour produire ses propres avions.
Cette percée chinoise n’est pas sans conséquences. L’aéronautique civile est un secteur particulièrement stratégique. Peu d’Etats en maîtrisent les technologies, alors que les enjeux commerciaux y sont tout simplement immenses.
Un marché mondial de l’aéronautique civile bousculé par l’émergence de nouveaux acteurs
Les besoins sur ce marché sont en très forte augmentation : la flotte mondiale devrait être doublée d’ici 2035 pour plus de 5 600 milliards de dollars, et plus de 30 000 nouveaux avions livrés, dont une majorité de moyens et long-courriers (en majorité sur les marchés émergents, en Asie notamment). Or la concurrence est très différente selon les segments de marché : si Airbus et Boeing dominent seules sur les long-courriers, les moyen et court-courriers sont investis par des acteurs secondaires qui montent en puissance. Aux côtés du brésilien Embraer (avec ses E-190), de canadien Bombardier (avec ses CRJ), du franco-italien ATR (avec ses ATR 42 et 72), il faut désormais compter le Japon, qui a inauguré en 2015 le MRJ (premier avion civil qu’il a créé depuis 50 ans), la Chine (avec l’ARJ 21), alors que la Russie dispose du Superjet 100 de Soukhoï depuis 2011 (et qu’elle teste actuellement un nouveau moyen-courrier, le MS-21).
La Chine est toutefois la plus en pointe pour menacer le duopole Airbus-Boeing : outre le C-919, elle souhaite développer rien de moins qu’un futur long-courrier avec la Russie, et a fait du développement de son aéronautique civile une priorité nationale (Plan « made in China 2025 », entente stratégique COMAC – Bombardier signée en 2012). Toutefois, la Chine n’est pas encore autonome en termes de technologie. Les réacteurs de son C-919 ont ainsi été produits par l’américain Général Electric et le français Safran. Conscient de cela, le président Xi Jinping avait annoncé la création en août 2016 de l’Aero Engine Corporation of China (AAEC). Cette entité regroupe des sociétés aéronautiques, avec pour but assumé de produire un moteur d’avion 100% chinois. Airbus et Boeing ont toujours un avantage technologique certain, mais pour combien de temps ?
Accéder aux marchés émergents en Asie, mais à quel prix ? En Chine, Airbus brade ses technologies pour des profits à court terme
Airbus s’est déjà un peu brûlé les ailes. Afin d’accéder au marché de l’aviation civile chinoise, l’entreprise a accepté de délocaliser une partie de sa production en Chine dès 2009 (mise en service d’une unité d’assemblage d’Airbus à Tianjin) qui ne devait concerner qu’un type d’avion (les A320), ces Airbus « made in China » étant seulement destinés au marché intérieur chinois.
Mais depuis 2014 ces A320 peuvent désormais être livrés à l’ensemble de la région asiatique. S’ils venaient à l’être au monde entier, ils menaceraient alors les emplois à Toulouse, en France et en Europe. La délocalisation de la production s’est également étendue à un autre type d’avion, l’A330. Une nouvelle usine dédiée à leur finition a ouvert à Tianjin en septembre 2017. Boeing semble suivre la même spirale qu’Airbus. Elle a décidé en septembre 2015 d’ouvrir sa première usine d’assemblage en Chine, dans l’espoir d’avoir aussi sa part du gâteau.
Le message de la Chine est clair : elle a bien compris les leçons des guerres de l’opium du 19e siècle. Elle n’ouvre son marché intérieur qu’avec parcimonie et en échange de sérieuses contreparties – dont du transfert de technologies. Dans ces conditions-là, ce ne sont pas seulement les usines et la production, mais les cerveaux et la technologie d’Airbus qui ont vocation à être intégralement délocalisés. Les pays européens et leur champion de l’aéronautique risquent de tomber de haut.
Pour éviter le trou d’air, ne faut-il pas mettre fin à cette logique mercantile de court-terme ? Face au rattrapage technologique accéléré de la Chine notamment, l’actuelle rente d’Airbus et de Boeing ne va cesser de s’amenuiser. Pour répondre à ce défi sans précédent, Airbus et tout le secteur industriel européen qui lui est lié pourraient mieux anticiper l’avenir. Envisager par exemple une coopération technologique avec les constructeurs aéronautiques émergents pourrait s’avérer une stratégie gagnante. Coopération plutôt que concurrence, voici peut-être une des solutions pour éviter un prochain atterrissage qui pourrait être particulièrement brutal.
En juillet 2014, les BRICS, principalement impulsés par la Chine qui représente 64% du PIB et plus de la moitié de la population, ont créé la Nouvelle banque de développement (NBD). Son ambition : être le contre-modèle des institutions financières internationales actuelles (IFI : Banque mondiale, Fonds monétaire international), et qui sait, les remplacer dans un avenir proche…
La crise démocratique de la Banque mondiale et du FMI
Alliés, les BRICS sont déjà la première puissance économique mondiale avec 21 000 Mds de $ de PIB, dépassant largement les États-Unis et l’Union européenne (respectivement 15 300 et 15 000 Mds de $). Ils sont incontournables : 43% de la population mondiale, 21% de son PIB, 18 % des investissements directs étrangers (IDE).
Or, malgré ce poids, les BRICS restaient sous-représenté en termes de droit de vote dans les institutions internationales. Exemple : au FMI, la Chine avait en 2014 autant de droits de vote que l’Italie (3.81% contre 3.16%), et les BRICS ensemble représentaient 11% des droits de vote (contre 17.7% pour les Etats-Unis). Même déni de démocratie à la Banque mondiale : 13% des droits de vote (15.9% pour les Etats-Unis).
Impossible pour ces 5 grands pays de dûment faire entendre leur voix. Comment alors influer sur la doctrine de prêt des deux IFI (le “consensus de Washington” avec ses politiques d’austérité et réformes pro-business)? En s’organisant soi-même…
Une alternative Sud-Sud, plus démocratique, de soutien au développement
La NBD comporte deux volets : 1) un fonds de développement(pendant de la Banque Mondiale), doté d’un capital de départ de 50 Mds de $ (100 Mds à terme), qui doit financer des projets « structurants » (infrastructures, notamment) dans ses pays membres ; 2) une réserve de devises(pendant du FMI) dotée de 100 Mds de $, qui vise à limiter les difficultés de balance des paiements, stabiliser les devises des BRICS et limiter l’impact sur leurs exportations.
Elle a, de fait, une gouvernance plus démocratique que les IFI. Dans les droits de vote, chaque pays est contributeur à hauteur de 10 Mds de $ pour le fonds de développement, avec le principe « un pays, une voix ». Pour la réserve de devises, la Chine contribue toutefois à hauteur de 41%, la Russie, le Brésil et l’Inde 18% chacun, et l’Afrique du Sud 5%. Dans sa gouvernance interne, son siège est à Shanghai, son directeur général est indien, le président du Conseil d’administration brésilien. Enfin, dans ses statuts, elle est ouverte à l’accueil de nouveaux membres (mais la part des BRICS dans son capital doit rester supérieure à 55%).
Son défi : remplacer le FMI et la Banque mondiale pour les pays émergents ?
La pression des BRICS a payé, puisque les Etats-Unis ont partiellement cédé : fin 2015, le FMI a réformé l’allocation de ses droits de vote. Ceux-ci sont désormais plus représentatifs. Les BRICS en obtiennent 14,7% (juste en dessous du seuil de 15% qui donne le droit de veto), les Etats-Unis maintenant leurs 16,5%. Aucune nouvelle réforme d’ampleur en vue toutefois à la Banque mondiale.
Ainsi, la NBD trace son chemin. Respectant le programme et les délais annoncés lors de sa création, elle a lancé ses premiers prêts l’année dernière en 2016, pour atteindre désormais plus de 5,7 milliards de dollars en juillet 2018, pour 23 projets, uniquement dans les BRICS, liés aux énergies renouvelables. Nul doute toutefois que cette politique de prêt montera encore plus en puissance ces prochaines années.
A terme, la NBD dispose de nombreux atouts pour rallier de nouveaux soutiens : son poids financier (environ 1/5e des capacités de la Banque mondiale et 1/3 du FMI) et sa réserve de change commune (qui devrait permettre aux pays émergents d’alléger leur dépendance au dollar). Enfin, sa doctrine de prêt pourrait clairement se démarquer des « programmes d’ajustements structurels » du FMI et de la Banque Mondiale, qui sont objets récurrents de critiques pour leurs réformes néo-libérales imposées et leur ingérence non démocratique.
Faut-il ainsi voir dans la récente reconnaissance du FMI de l’échec des politiques d’austérité qu’il impose un mea culpa forcé par une crainte de la montée en puissance de la Nouvelle banque de développement des BRICS ?
En décembre 2018, la Chine prévoit de lancer sa sonde spatiale Chang’e-4 dont un rover devrait atterrir sur la face cachée de la Lune. Le symbole est fort et marque l’émergence de nouvelles puissances spatiales, puisque ni les Etats-Unis, ni la Russie, ni l’Union européenne n’ont jusqu’ici exploré l’autre face de notre satellite. Et à ce rythme, le prochain homme sur la Lune ne sera probablement pas américain, russe ou européen, mais bien chinois ou indien.
Nous sommes désormais entrés dans une ère spatiale nouvelle où les pays émergents, notamment l’Inde et la Chine, ont acquis des technologies suffisantes pour entrer dans la conquête du cosmos. Conquête qui revêt des intérêts stratégiques (observation civile et militaire), économiques (lancement de satellites commerciaux) et scientifiques majeur.
Le monopole de la conquête spatiale par les Etats-Unis, la Russie et l’Union européenne est largement dépassé
Si beaucoup d’Etats ou même d’entreprises maîtrisent la technologie pour créer leurs propres satellites, le socle de toute politique spatiale indépendante est d’avoir une capacité autonome de lancement pour mettre les satellites en orbite (centre de lancement et lanceurs). Or depuis cette année, ce sont désormais 10 puissances qui ont acquis cette capacité.
Si l’URSS a été la première avec le lancement de Spoutnik en 1957, elle a été suivie par les Etats-Unis en 1958 (Explorer 1), la France en 1965 (avec un nom qui sonne familier : Astérix !), puis surtout dès 1970 par le Japon, la Chine, l’Inde et l’Union européenne. La Russie accompagne particulièrement ce mouvement, par des coopérations technologiques avec des puissances internationales de seconds rangs comme l’Inde, la Corée du Sud et le Brésil.
Aujourd’hui, même les entreprises privées se sont engagées dans la course, développant la technologie de lanceurs manquant aux autres Etats. Space X (créée en 2002) a ainsi réussi son premier lancement en mars 2016, et la start-up américaine Spin Launch vient de lever en juin 2018 plus de 40 millions de dollars pour créer un nouveau système de « catapultage » de satellites…
La Chine et l’Inde sont désormais les nations les plus offensives dans la conquête spatiale
Toutefois, pour des technologies plus avancées (qui n’impliquent pas seulement la mise en orbite d’un satellite) le club des puissances est plus restreint. Or, deux nouveaux entrants viennent sévèrement bousculer les Etats-Unis, la Russie et l’Union européenne…
En 2003, la Chine est ainsi devenue la troisième puissance spatiale après les Etats-Unis et la Russie à pouvoir envoyer de manière autonome un homme dans l’espace. En 2011, elle a réalisé son premier exploit avec le lancement de sa station spatiale Tiangong-1, qui est désormais la seule station spatiale en orbite avec l’ISS (Station spatiale internationale mise orbite en 2000), suivi en 2013 par l’envoi sur la Lune d’une sonde avec un robot qui en a exploré la surface. Et cette conquête spatiale va encore s’accentuer : après le lancement d’un premier vaisseau-cargo spatial chinois (avril 2017) et la mission Chang’e 4 tout prochainement, devrait venir la mise en orbite d’une station spatiale chinoise de grande ampleur (à l’horizon 2022), elle-même suivie de l’envoi d’un taïkonaute sur la Lune (horizon 2036).
L’Inde a elle aussi réussi un exploit majeur dès septembre 2014, avec le lancement d’une sonde d’exploration de la planète Mars, rejoignant dans ce domaine les Etats-Unis, la Russie et l’Union européenne. Particularité de cette opération : son coût « à bas prix », car le budget de la mission représentait seulement 11% du programme spatial américain équivalent… C’est sur ce même créneau des technologies bon marché que l’Inde a lancé avec succès son premier télescope spatial en 2015, et sa première navette spatiale réutilisable en mai 2016, la RLV-TD, alors que la NASA avait abandonné son propre programme de navettes en 2011. Enfin, en février 2017, cet exploit médiatique : la mise en orbite de 104 satellites en une seule mission, par une seule fusée, a pulvérisé le précédent record mondial (39 satellites lancés par la Russie, en 2014). Signe d’une ambition croissante, le premier ministre indien Narendra Modi annonçait en août dernier l’envoi, avant 2022, du premier vol habité indien dans l’espace. Après les cosmonautes, astronautes et taïkonautes, faudra-t-il bientôt parler aussi des « vyomanautes » ?
Quant à la France, elle reste une puissance spatiale de premier rang, notamment à travers l’entreprise Arianespace (qui a effectué plus de 53% des lancements de satellite commerciaux dans le monde en 2015, et qui lancera Ariane-6, d’un coût de 30% inférieur à Ariane 5, à l’horizon 2020). Mais elle doit désormais se positionner par rapport à l’entrée en jeu de ces nouvelles puissances. Or, notre coopération avec l’Inde et la Chine reste encore balbutiante en termes de grands projets spatiaux, et mériterait clairement de monter en intensité.
« Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera », écrivait Alain Peyrefitte en 1973, dans une formule si célèbre qu’elle en est devenue éculée. Force est de constater pourtant qu’en matière de marché mondial du cinéma, la Chine semble ronronner et que le box-office international, ultra-dominé par les superproductions hollywoodiennes, n’a pas ne serait-ce qu’un frisson à l’idée d’une concurrence venue de Pékin. Pourtant, la Chine a ses blockbusters qui font des recettes équivalentes à celles des géants américains… en s’appuyant seulement sur le marché intérieur. L’industrie du cinéma chinois tente maintenant de passer à la vitesse supérieure : lancer ses champions à la conquête des marchés occidentaux.
En 2017, dans le club prestigieux des dix plus gros succès du box-office mondial, aux côtés des attendus poids lourds de Disney (le remake de La Belle et la Bête, le nouveau Spiderman) ou d’Universal Studios (Fast & Furious 8), on retrouvait un invité surprise. Avec 870 millions de dollars encaissés, le blockbuster chinois Wolf Warrior 2 fait cette année-là mieux que des licences emblématiques du cinéma mondialisé comme Pirates des Caraïbes ou encore Les Gardiens de la Galaxie. Un tour de force d’autant plus grand que le film n’a quasiment pas été exporté en dehors du territoire national : 854 millions de dollars sur 870 ont été réalisés dans les salles obscures chinoises, 16 millions seulement à l’international.
Le premier marché cinématographique au monde
Le marché chinois est en réalité si puissant que les blockbusters locaux n’ont pas besoin de s’exporter pour réaliser des recettes équivalentes ou supérieures à celles des productions hollywoodiennes. L’émergence rapide d’une classe moyenne urbanisée a conduit à l’explosion de la fréquentation des salles en Chine continentale depuis les années Deng Xiaoping.
Le marché chinois est très récemment devenu le premier au monde, devant son concurrent nord-américain. Plus encore, il devient une étape essentielle dans les stratégies commerciales des studios occidentaux. Fast & Furious, Transformers, ou encore Jurassic World sont autant de franchises qui doivent en grande partie leur succès planétaire à leur popularité dans les salles chinoises. Ces dernières font même parfois office de planche de salut pour des longs-métrages à la peine en Europe et en Amérique. En 2016, l’adaptation en film du jeu vidéo Warcraft est sauvée de la catastrophe par le public chinois : sur les 400 millions de dollars de recettes mondiales, 50 % proviennent des entrées en Chine.
Rachats et stratégies d’influence
Ce poids croissant de la Chine n’a pas échappé aux gros studios américains et européens, qui multiplient ces dernières années les partenariats de coproduction avec les producteurs et distributeurs chinois, pour s’assurer une place sur leur marché. Parfois au prix d’étonnantes contorsions : par exemple, cette année, devant le peu d’engouement des Chinois pour la franchise Star Wars, Disney a renommé son Solo : A Star Wars Story en Ranger Solo lors de la sortie chinoise, pour éviter de faire fuir le public. Les partenariats stipulent aussi parfois de tourner des scènes en Chine, offrant une vitrine non négligeable pour le pays.
Mais les arrangements sont parfois plus politiques. Les partenaires n’hésitent plus à imposer leurs choix. Le blockbuster Marvel Doctor Strange, coproduit par la Chine, a ainsi délocalisé un personnage censé être tibétain au Népal, pour ne pas fâcher les investisseurs. Répondre à ce genre de cahier des charges permet aux studios d’éviter la censure redoutée de Pékin, prompte à charcuter le montage des films qui ne lui plaisent pas, ou tout simplement à en interdire l’exploitation sur son territoire.
Parallèlement, les gros bonnets du cinéma chinois investissent directement dans le cinéma occidental en achetant des parts dans des studios. Fundamental Films, basé à Shanghai, est propriétaire à 27,9 % d’Europacorp, la société du Français Luc Besson. Ce qui lui a permis, en 2017, d’imposer un acteur chinois au casting de Valérian. Le géant Wanda Group, dirigé par le milliardaire chinois Wang Jianlin, détient depuis 2016 Legendary, le studio américain à l’origine de Jurassic World, Godzilla, Warcraft ou encore Pacific Rim. La société est aussi depuis 2012 propriétaire de la chaîne de cinémas AMC Theater, une des plus importantes des Etats-Unis.
Dépasser Hollywood : le rêve de Wanda Group et du gouvernement chinois
C’est là tout le paradoxe de l’industrie cinématographique chinoise à l’international : elle est à la fois partout et nulle part. Car les champions occidentaux du box-office mondial ont beau être de plus en plus cofinancés par l’argent chinois, ils n’en demeurent pas moins identifiés comme purement nord-américains ou européens, diffusant les valeurs occidentales standardisées par la mondialisation et le capitalisme triomphant.
La Chine dépasse tous les records par son dynamisme économique, mais sait qu’en matière de soft power elle ne constitue pas un concurrent sérieux pour l’hégémonie nord-américaine. En matière de cinéma, elle a longtemps été dans l’ombre des films hong-kongais qui se sont exportés durant l’âge d’or des années 1980-1990, avec ses réalisateurs emblématiques (John Woo, Tsui Hark, Wilson Yip). Pire encore (aux yeux de Pékin), même Taïwan a plus de notoriété critique et commerciale, grâce à des cinéastes comme Ang Lee (Tigre et Dragon). Tout le défi pour la Chine continentale est de transformer les succès nationaux de ses films en triomphes internationaux. Depuis le début des années 2000, Pékin a bien compris que les films étaient de formidables ambassadeurs pour promouvoir sa vision du monde, bien plus que la propagande à l’ancienne.
L’Empire du Milieu s’est donc donné les moyens de conquérir le marché mondial. En se dotant des plus grands studios de cinéma du monde, d’abord : les Hengdian World Studios (surnommés un temps Chinawood), ouverts en 1996, dépassent les studios Universal en surface. Mais même eux s’inclinent devant la rutilante Qingdao Movie Metropolis, ouverte en 2018 par Wanda Group. Avec cela, la Chine a les équipements technologiques pour concurrencer en qualité le cinéma américain. Et ça tombe bien. Dépasser Hollywood, c’est le rêve avoué derrière cette nouvelle « Cité du cinéma ».
Franchir la grande muraille culturelle
Or derrière les gros poissons du cinéma chinois, le Parti communiste n’est jamais loin. Le dirigeant de Wanda Group, Wang Jianlin, est un fidèle du parti. Wu Jing, réalisateur-producteur-acteur du triomphe Wolf Warrior 2, sorte de Michael Bay version Beijing, n’a jamais caché son nationalisme et sa proximité avec le pouvoir ; ils constituent d’ailleurs l’essence même de son film, qui raconte l’histoire d’un ancien soldat des forces spéciales chinoises qui sauve des populations africaines martyrisées par les Occidentaux. Le film s’inscrit pleinement dans la stratégie de rapprochement chinois avec les Etats africains.
Problème, ce type de films à gros sabots a peu de chances de convaincre qui que ce soit passée la frontière. Plaire à un public international biberonné depuis plus d’un siècle à la « machine à rêves » américaine est un challenge autrement plus difficile. La Grande Muraille, sorti en 2017, fait figure de coup d’essai. Le long-métrage de Zhang Yimou, produit par Wanda Group, tourné à Qingdao, intègre dans son casting la superstar américaine Matt Damon. De quoi attirer les Occidentaux en salles.
A mille lieux de l’archétype du héros blanc qui arrive dans un monde inconnu dont il résout instantanément tous les problèmes (le syndrome Avatar), Damon y campe plutôt un Occidental auquel le spectateur non chinois peut s’identifier, qui ne comprend pas grand-chose et qui va découvrir les enjeux en même temps que lui.
Logiquement, c’est surtout le casting chinois qui est mis en valeur dans La Grande Muraille. Le film s’éloigne aussi du modèle du blockbuster américain, en mettant davantage l’accent sur l’esprit de corps et la coopération entre les individus au service du collectif (le film raconte comment l’armée chinoise défend la Grande Muraille d’une horde de démons, or les stratégies militaires déployées demandent la synchronisation parfaite de tous les guerriers).
La Grande Muraille n’a que partiellement réussi sa mission. La plupart des critiques, sentant peut-être venir le cheval de Troie, ont accueilli ce film très froidement. Pourtant, il n’a pas à rougir de ses recettes en Occident. Plus de 800 000 entrées en France, 160 millions de dollars de recettes hors box-office chinois (où il a fait à peu près autant d’argent). Pas de quoi faire vaciller l’hégémonie d’Hollywood, certes. Mais le signal est là : il est possible pour un film produit et réalisé en Chine de connaître un succès de masse avec une histoire pourtant très ancrée dans la culture chinoise. A l’heure où les blockbusters se font de plus en plus calibrés et standardisés par les « majors », la Chine pourrait même jouer la carte du vent de fraîcheur et faire un gros coup dans les prochaines années.
Le 18 Mars 2018 aura lieu l’élection présidentielle de la Fédération de Russie. Vladimir Poutine, tour à tour Président de la Fédération de Russie (2001-2008/2012-…) et Premier Ministre (2008-2012), concourt à sa réélection. S’il semble presque acquis que l’ancien agent du KGB ne devrait pas faire face à une concurrence trop rude, d’autres candidats sont en lice.
Le Parti Communiste de la Fédération de Russie, deuxième parti du pays par son poids électoral, n’enverra pas comme depuis les années 90 son secrétaire général Guennadi Ziouganov mais laissera cette opportunité à Pavel Groudinine. Ex-ingénieur et ancien membre de Russie Unie, le parti de Vladimir Poutine, sa candidature est en outre soutenue par le Front de Gauche de Serguei Oudalstov, fraîchement sorti de prison. Sera également présent le vieux leader du Parti Libéral Démocrate, Vladimir Jirinovski, ultra-nationaliste qui avait connu son heure de gloire grâce à d’importants succès électoraux durant l’ère Eltsine.
Si ces trois partis forment un triptyque assez traditionnel de la politique russe, certains visages sont plus neufs : c’est le cas de Ksenia Sobtchak, une jeune femme ayant fait fortune à la chute de l’Union soviétique et surnommée “la Paris Hilton russe” en raison de sa richesse et de ses liens avec l’univers de la télé-réalité. Notons par ailleurs que la candidature d’Aleksey Navalny, opposant « anti-corruption » à Vladimir Poutine, n’a pas pu être validée en raison de ses condamnations judiciaires. Il est également accusé d’antisémitisme ainsi que d’entretenir des liens troubles avec l’extrême-droite. Navalny accuse quant à lui Ksenia Sobtchak d’être une marionnette du pouvoir chargée d’incarner une caricature de candidate libérale…
“Poutine a recréé un clivage ancien en Russie entre conservateurs, orthodoxes et nationalistes d’un côté, libéraux politiques et économiques de l’autre.”
La stratégie politique de Vladimir Poutine – qui, cela est presque certain, sera réélu – mérite d’être analysée. Poutine a recréé un clivage ancien en Russie entre conservateurs, orthodoxes et nationalistes d’un côté, libéraux politiques et économiques de l’autre. Vladimir Poutine entretient des liens très forts avec l’Église orthodoxe russe, porte-étendard des valeurs nationales aux yeux du Kremlin, orthodoxie qu’il conjugue volontiers avec l’expression d’une forme de nostalgie pour l’Union soviétique, encore très forte en Russie. Bien que cette alliance des valeurs-ennemies d’hier puisse sembler incongrue, elle témoigne de la volonté de Poutine de s’inscrire dans la continuité de l’Histoire russe. Histoire russe qui est en grande partie marquée par l’hostilité à l’égard de « l’Occident », d’abord pour ses valeurs libérales et révolutionnaires du temps des Tsars, ensuite pour son économie de marché à l’ère soviétique.
“Le choix des citoyens de la Fédération de Russie, dans la conception poutinienne, serait celui-ci : l’autoritarisme, l’oligarchie ou le chaos.”
Cette volonté d’incarner l’Histoire russe trouve ses racines dans le traumatisme de la crise des années 1990. Suite à la chute de l’Union soviétique, la Russie s’est retrouvée dans une situation d’effondrement généralisé à tous les niveaux. Le vieux système soviétique a laissé la place à une Russie gangrenée par la misère, le chômage, la délinquance et la corruption. Une Russie qui semblait en plus affaiblie dans le concert des nations ; en témoigne le soutien timide apporté par l’administration Eltsine à son allié serbe pendant les conflits d’ex-Yougoslavie et du Kosovo. Poutine, par son autoritarisme, réussit le tour de force d’incarner le retour d’une Russie forte, dans l’esprit des Russes. Il le fait en réhabilitant l’Union soviétique et ses symboles, en prônant un soft power basé sur le conservatisme et le nationalisme. L’incarnation de ces valeurs s’accompagne d’une pratique du pouvoir de plus en plus personnelle. Les années 90 servent d’épouvantail selon le principe : « Poutine ou le chaos ». Les candidats libéraux incarnent, dans l’imaginaire poutinien, le retour des oligarques au pouvoir. Les candidats communistes et ultra-nationalistes incarnent eux aussi une importante source d’instabilité : entre les positions chocs de Jirinovski (qui propose d’étendre l’emprise de la Russie sur l’ensemble des anciennes républiques soviétiques) et la volonté de « restaliniser la Russie » portée par le KPRF (Parti Communiste de la Fédération de Russie), le choix des citoyens de la Fédération de Russie – dans le récit poutinien – serait celui-ci : l’autoritarisme, l’oligarchie ou le chaos.
“Pour contrebalancer l’influence de la Chine, la Russie veut intégrer ses alliés européens dans l’Union européenne (la Serbie et le Monténégro notamment) afin qu’ils servent de courroie de transmission aux intérêts moscovites”
Poutine sait bien qu’il s’agit ici d’une mise en scène politicienne. La Russie ne peut se contenter d’un projet impérial, eurasiste et conservateur. Son économie basée sur le parc énergétique gazier ne peut se permettre de se couper de l’économie européenne, à l’heure où la Chine affiche ses ambitions commerciales au grand jour et multiplie les échanges avec l’Union européenne. Les ambitions chinoises se manifestent sous la forme d’une « nouvelle route de la soie » reliant la Chine à l’Union européenne et passant par l’Asie centrale, ère d’influence russe dans l’esprit de Poutine. Une opposition trop ferme aux intérêts de l’UE conduirait la Russie à abandonner son ère d’influence à la Chine, ruinant par la même occasion le projet eurasien de coopération entre la Russie et les puissances régionales d’Asie centrale. Ce jeu d’échecs permet de comprendre pourquoi la Russie veut voir intégrer ses alliés européens dans l’Union européenne (la Serbie et le Monténégro notamment) : leur fonction est de servir de courroie de transmission aux intérêts moscovites.
Ces élections démontrent que la situation russe est loin d’être aussi binaire que la stratégie politique de Poutine voudrait le laisser penser. D’un côté, Vladimir Poutine se porte garant des valeurs russes en opposition à l’Occident libéral, de l’autre il ne peut se passer de l’Union européenne de crainte d’une concurrence trop rude avec la Chine, puissance émergente dont l’économie connaît une croissance bien plus importante que celle de la Fédération de Russie. Ces élections sont celles d’une grande puissance qui a besoin d’affirmer son soft power mais qui se retrouve concurrencée par des alliés importants.
Malgré une légère reprise, les nuages s’amoncellent sur l’économie mondiale. Le monde de la finance arrive progressivement à maturité pour une nouvelle crise financière.
La grande agitation politique et sociale de la période actuelle nous aurait presque fait oublier comment nous en sommes arrivés là. C’est pourtant bien la crise financière et économique de 2007-2008 qui explique en partie le chaos et les incertitudes actuelles, en même temps qu’elle a fait naître des nouveaux types de mouvements de protestation de masse tels qu’Occupy Wall Street ou le 15M. Jamais vraiment résorbé depuis, excepté pour la minorité oligarchique aux commandes, le plus gros krach d’après-guerre a pourtant laissé des traces : l’économie américaine est bel et bien en train d’être dépassée par celle de la Chine, l’Europe du Sud a enduré un massacre social sans grand résu
ltats sur la baisse des déficits et du chômage, et la plupart des pays du monde pataugent dans une zone d’incertitude en surnageant avec peine au-dessus de la récession et de la déflation. Dans les grandes institutions financières, on redoute depuis quelques temps déjà un nouveau krach d’une ampleur inégalée alors que le pire a été évité de peu durant l’été 2015 après les turbulences des marchés chinois et la possibilité d’un « Grexit ». Depuis, la croissance mondiale a timidement accéléré mais les nuages à l’horizon s’accumulent. C’est le FMI qui le dit. Une nouvelle crise financière d’ampleur est-elle probable dans un futur proche ? En tout cas, tous les ingrédients sont réunis et personne ne semble vraiment savoir comment y répondre.
Un contexte financier global intenable
Les facteurs susceptibles de provoquer une nouvelle crise sont nombreux : non seulement la réponse à la crise de 2007-2008 n’a pas été à la hauteur, mais en plus de nombreuses nouvelles bulles spéculatives ont émergé, encouragées par les politiques monétaires expansives.
Malgré les promesses d’assainissement du système financier faites après la crise, très peu a été fait. Ainsi, l’évasion et l’optimisation fiscale vers les paradis fiscaux se portent à merveille, et grèvent toujours plus le budget des États alors que cet argent pourrait servir à relancer l’économie sur des projets d’avenir ou à alléger la charge de la dette. Les maigres régulations des marchés financiers n’ont pas non plus empêché les banques géantes de grossir encore et de bénéficier d’avantages dont ne disposent pas leurs concurrentes, comme un sauvetage en dernier recours par les États. Les fameux monstres de créances « too big to fail » sont moins nombreux mais encore plus imposants. Les péripéties de la Deutsche Bank, de la Banco Popular ou de nombreuses banques italiennes, toutes gorgées de créances quasi irremboursables, ont déjà suffi à donner des cheveux blancs à de nombreux dirigeants politiques contraints d’assurer leur sauvetage in extremis. Une crise généralisée achèverait donc sans doute ces grandes institutions financières, et causerait une pagaille sans précédent.
En parallèle, les rares avancées obtenues après la crise sont remises en cause les unes après les autres :l’administration Trump a démantelé une large partie de la loi Dodd-Frank, ensemble de régulations des marchés financiers mis en place par Obama, mais aussi la règle dite “Volcker”, qui empêche les banques commerciales de faire certains investissements risqués, tandis que les financements du bureau de protection des consommateurs, autre création démocrate, ont été diminué, et que Donald Trump peut désormais en virer le directeur à sa guise. En France, Emmanuel Macron avait annoncé en catimini sa volonté de déréguler largement le secteur financier durant la campagne, ce qui a attisé les inquiétudes de la plupart des acteurs concernés. Enfin, le Parlement Européen vient de réautoriser la titrisation – même si celle-ci n’avait jamais disparu – ce processus financier complexe qui permet de vendre des packs de titres, en incluant souvent des produits pourris, de manière très opaque. Les arguments sont toujours les mêmes : la crise appartient au passé et il est nécessaire de faciliter le financement des entreprises sur les marchés à tout prix. Tant pis si cela se révèle être le moindre des soucis des entrepreneurs et que le danger d’une nouvelle crise gonfle chaque jour. Par ailleurs, les taux de financement des entreprises ont largement baissé, il y a donc peu d’avantages à déréguler de ce point de vue.
Mais c’est la Chine qui fait le plus frissonner les économistes : Depuis 2008, des investissements de relance tous azimuts ont été lancés pour compenser la baisse des exportations vers le reste du monde. Le maintien d’un taux de croissance à deux chiffres a peut-être aidé le parti unique à se maintenir au pouvoir, mais il n’a pas été gratuit. L’État central conserve une dette et un déficit faible (respectivement 40% et 3% du PIB), mais certaines régions atteignent des niveaux d’endettement proches du défaut de paiement et les entreprises publiques sont endettés à 115% du PIB. Un endettement abyssal qui
n’aura en plus que peu aidé l’économie réelle et le quotidien des chinois : des sommes gigantesques ont été dépensées dans des projets absurdes, inutiles, non rentables et souvent liés à des affaires de corruption et accentuant les niveaux de surproduction dans certains domaines, tel que l’acier ou les centrales au charbon. Ajoutez-y des statistiques officielles qui suscitent peu la confiance et un marché financier complètement hors de contrôle et l’on comprend que le pays ait récemment perdu son Triple A auprès de l’agence de notation Moody’s…
Une politique monétaire nocive et qui s’épuise
Au vu des déséquilibres de l’économie mondiale, des nombreuses bulles ou de la folie court-termiste et suiviste des marchés financiers, on est donc en droit de craindre le pire. Mais ce n’est pas tout : le recours à des politiques monétaires non-conventionnelles fait également craindre l’absence d’outils efficaces pour soutenir une reprise de l’activité en cas de nouvelle crise. Cette politique, de plus, est en grande partie responsable de l’abondance de liquidités sur les marchés financiers, ce qui favorise la spéculation et les prises de risque excessives.
Durant la crise financière de 2008, les établissements financiers n’avaient plus assez confiance en leurs concurrents pour accepter de leur prêter – il s’agit d’un blocage sur le marché interbancaire -, en raison du risque de faillites imminentes de banques. Cette asphyxie du marché se répercuta alors sur l’offre de crédit des banques à leurs clients, entreprises et particuliers, et déclencha une crise économique. Pour éviter une faillite généralisée, les banques centrales ont été contraintes de faciliter l’accès aux prêts en diminuant les taux d’intérêts directeurs qu’elles pratiquent vis-à-vis des banques commerciales, et surtout en ouvrant des programmes de rachats d’actifs. En faisant tomber ces taux à des niveaux proches de zéro très rapidement, les banques centrales ont non seulement facilité la recapitalisation des banques, mais aussi la baisse des taux d’intérêts que celles-ci pratiquent à l’égard de leurs clients, ce qui vise à relancer l’économie réelle en facilitant l’emprunt.
Dans la théorie keynésienne, l’usage conjoint de ces politiques monétaires dites expansives – car elles augmentent la masse monétaire en circulation – et de politiques budgétaires de relance, est censé relancer rapidement l’économie ; une fois celle-ci en meilleure santé, vient le temps de la réduction des déficits publics et de la remontée des taux d’intérêts directeurs. Pourtant, cela n’a pas été le cas après 2008 car les politiques de relance ont été menées durant trop peu de temps – notamment en raison des craintes sur la soutenabilité des dettes publiques dans la zone euro au début des années 2010 -, et car rien n’a été fait pour réduire les inégalités de revenu. Ainsi, depuis 2008, les salaires réels ont largement stagné en Europe de l’Ouest et aux Etats-Unis, et la quasi-totalité des nouveaux revenus sont allés à une minorité aisée. Les conséquences d’une telle situation sont désastreuses : les masses de liquidités considérables mises en circulation sont majoritairement allées vers la spéculation, alimentant de nombreuses bulles alors que l’économie réelle peinait à se relancer. Les niveaux historiquement hauts des indicateurs boursiers tel que le Dow Jones, le CAC40 ou du S&P 500, en contradiction totale avec la reprise médiocre de l’activité réelle, en témoignent.
Parallèlement, les stocks colossaux de créances pourries possédés par les banques et les difficultés de financement des États – certaines dettes étant de moins en moins considérées comme de bons placements – ont conduit les banques centrales à racheter ces titres dont personne ne voulait au travers des politiques dites de « Quantitative Easing ». Les bilans des banques centrales (total de leurs actifs et de leurs passifs), réputées pour être des institutions stables, ont donc explosé, en même temps que le risque d’une nouvelle crise augmentait.
Le bilan de la FED, de la BCE et de la Banque du Japon.
Une nouvelle crise pourrait alors non seulement mettre à terre les colosses financiers « too big to fail », mais aussi la confiance dans les banques centrales et la valeur des monnaies qu’elles émettent. Ce qui pourrait se traduire par une montée en flèche de l’inflation, voire un effondrement du système monétaire actuel. Avec des États qui se retrouveraient surendettés et qui ne pourraient plus espérer le rachat de leurs titres par les banques centrales, les derniers maillons réputés fiables du système financier tomberaient. La suite ne ressemblerait alors à rien de connu.
Tout d’abord, les mesures de régulation et de contrôle du secteur financier doivent être renforcées et non affaiblies : le shadow banking, système de financement qui outrepasse les banques d’investissement, doit être mis hors d’état de nuire, les crédits toxiques interdits et les provisions des banques encore renforcées. Une taxe sur les transaction financière, sans cesse promise et repoussée, et une interdiction du trading haute fréquence, technique algorithmique et informatique d’achat et de vente d’actions en quelques millisecondes qui est l’incarnation même du mimétisme et du court-termisme qui règnent sur les marchés financiers, permettraient de limiter sérieusement la spéculation nuisible et la sensibilité au cycle. Les pouvoirs et les moyens des autorités de surveillance du secteur doivent aussi être accrus si l’on veut être certains d’un changement en profondeur des pratiques du secteur.
Parallèlement, la politique monétaire mondiale doit retourner le plus vite possible à une situation normale, ce qui signifie la fin du Quantitative Easing et la remontée progressive des taux directeurs. C’est ce à quoi procèdent lentement et délicatement les banques centrales, mais si cet effort ne va pas de pair avec la régulation des marchés, les bulles spéculatives peuvent éclater. D’aucuns argueront que la fin de la politique monétaire expansive actuelle risquerait de nous pousser vers la déflation. Il est pourtant nécessaire de rappeler que si l’inflation et la reprise de l’économie demeurent si faibles, ce sont avant tout les politiques d’austérité, de réduction de la commande publique, de destruction des services sociaux et les 21.000 milliards qui dorment dans les paradis fiscaux qui en sont responsables. Au lieu de coupler une politique monétaire accommodante avec une relance budgétaire comme le préconise Keynes, nous avons pris le chemin de l’austérité dès les premières années qui ont suivi la crise, avec pour effet de mettre en péril la reprise et d’encourager une spéculation débridée sur des marchés pauvres en titres solides.
C’est pourquoi la structure de l’économie mondialedoit absolument être rééquilibrée : les excédents commerciaux de l’Allemagne et de la Chine sont trop élevés, de même que les déficits commerciaux d’autres pays, notamment les États-Unis d’Amérique. Il est également impératif de se redonner des marges de manœuvre budgétaires afin de mettre en place des politiques de relance basées sur la redistribution et la transition écologique. Certes, les faibles taux auxquels empruntent les États actuellement sont une opportunité à saisir, mais rien ne sera vraiment possible sans une lutte acharnée contre l’évasion et l’optimisation fiscale, le blanchiment d’argent et l’économie informelle. De nombreux pays doivent enfin sortir au plus vite de leur dépendance aux matières premières, qu’il s’agisse des hydrocarbures, de ressources minières ou agricoles. La situation épouvantable du Venezuela, désormais au bord du défaut de paiement, illustre combien une nation peut sombrer lors de variations de prix brutales que la spéculation accentue. La structure intérieure des économies n’est pas moins importante : les écarts de revenus actuels sont indéniablement nocifs.
Les défauts majeurs de l’économie et du monde financier actuels sont structurels : les réformer en profondeur sera nécessairement douloureux et long, mais c’est impératif. Car si une crise financière et économique prochaine paraît certaine dans le contexte actuel, tout doit être fait pour en réduire l’ampleur.