Depuis le 21 septembre, un cinéma abandonné est devenu le véritable maquis du cinéma associatif à Paris. La Clef, situé à Censier, a fermé en mars 2018 mais fait aujourd’hui son revival. Certains anciens salariés du cinéma ainsi que des membres d’associations ont décidé de faire revivre illégalement l’établissement. À la fois action cinéphile et politique, sa résurrection apparaît aujourd’hui comme une résistance du cinéma de quartier face aux intérêts néolibéraux. À l’heure des plateformes et de la disparition des salles comme lieu de rencontre et de sociabilité, La Clef incarne un bastion à défendre.
Au 34 de la rue Daubenton, dans le Ve arrondissement de Paris, un cinéma de quartier qui semblait abandonné est revêtu de banderoles, de panneaux et d’affiches qui redonnent vie à ce lieu, mort en mars 2018. Il y a environ un an et demi, le cinéma avait mis la clef sous la porte pour d’obscures raisons, alors qu’il retrouvait un regain de popularité. Depuis septembre, Derek, ancien salarié du cinéma, ainsi que d’autres associations, ont, dans l’illégalité, redonné ses couleurs au lieu. Tous les soirs à partir de 19h30, des films sont projetés dans la salle. Sur la devanture du cinéma, on peut lire un tweet de Florence Berthout, maire du Ve arrondissement, demandant au ministère de la Culture de faire revivre La Clef au cœur du quartier latin. Depuis sa réouverture, peu se sont opposés au projet de relance de ce cinéma. De nombreux médias sont venus voir comment fonctionnait le lieu : Libération, France Inter, Télérama, Les Cahiers du cinéma, So Film ou même Le Figaro se sont rendus sur place pour faire un compte rendu. Les articles, souvent défenseurs de la cause des occupants, mettent la plupart du temps en avant l’allure de “squat” qu’arbore l’organisation autogérée du cinéma. C’est en se rendant à l’intérieur du bâtiment que l’on remarque qu’il n’est pas assiégé : il ressemble à n’importe quel petit cinéma de quartier. Rien n’a été changé. Les programmateurs regrettent une forme de condescendance transparaissant dans la plupart de ces articles, mettant de côté les ambitions politiques et cinéphiles qui habitent ce lieu.
Parmi l’équipe, on retrouve Derek, initiateur du mouvement venu présenter son action à la Cinémathèque française à l’occasion du jour d’ouverture de la rétrospective de la réalisatrice Kira Mouratova. Il y a aussi Félix, membre du collectif artistique Le Post ou encore Victor, vidéaste et producteur à SMAC Productions. Derek a l’habitude : il nous raconte son projet de revival organisé en réponse à la fermeture du cinéma en 2018. À l’origine, le bâtiment est à la fois un cinéma et un centre culturel appartenant à la Caisse d’épargne. La Clef, seul cinéma associatif de Paris, marchait avant tout grâce à des associations. Les propriétaires avaient, depuis longtemps, décidé de vendre le lieu pour des raisons de rentabilité. Pendant près d’un an, l’une des associations a essayé de trouver un repreneur, en vain. Après nombre de clauses et de négociations, ils n’ont malheureusement pas eu gain de cause. Les propriétaires des lieux ont coupé court à toute information : personne ne savait à qui le cinéma pouvait être vendu, ni même ce qu’il allait devenir. Le cinéma deviendrait finalement un théâtre privé, comme il en existe dans tout Paris (ce que moque d’ailleurs l’une des enseignes affichées devant le cinéma). À un moment où les cinémas de quartier disparaissaient des villes de France au profit des multiplex et de la multiplication des plateformes de streaming, cette transformation de La Clef en théâtre semblait absurde, alors même qu’il marchait tout à fait correctement.
Le cinéma La Clef fait donc son revival, dans un geste politique qui évoque de récentes reprises de lieux pour en faire des “oasis” (comme les appelle Jacques Rancière dans son livre En quel temps vivons-nous ?), à l’instar des mouvements des ZAD, Nuit Debout, ou même de la reprise des ronds-points par les gilets jaunes. Redonner vie à ces lieux, c’est donner naissance à un nouveau mode de vie et de sociabilité hors du système néolibéral instauré. L’une des références qui vient le plus évidemment à l’esprit est Mai 68 puisque le quartier de Censier, avec sa faculté à proximité, est né à la suite des révoltes étudiantes. À l’heure où des mouvements similaires existent au nord de Paris (dans les XIXe et XXe arrondissements notamment avec “nuit blanche”), La Clef est la proposition d’un cinéma de nouveau politisé, à l’heure où le cinéma français semble s’engourdir dans un confort social-libéral dont la récente nomination de Stéphane Boutonnat à la direction du CNC, proche d’Emmanuel Macron, n’a fait surgir qu’une seule pétition. Prendre sa place à prix libre à La Clef est un acte militant pour défendre les cinémas de quartier en proie à la rentabilité et à la diffusion de films hollywoodiens à gros budget.
Quant à la programmation, elle est tout simplement hors du commun. L’équipe a peu de moyens pour payer les droits. Ils sont donc obligés de diffuser des films indépendants et rares. Néanmoins, Derek a une cinéphilie personnelle exigeante : il montre des films souvent introuvables, entre documentaires et cinéma expérimental et indépendant de toutes sortes. Le lundi 7 octobre, un court-métrage inédit d’Anne-Marie Mieville et Jean-Luc Godard, The Old Place (1999), était diffusé. Le jeudi 17 octobre, une soirée double programme “Apocalypse”, avec La Bombe de Peter Watkins et Leçons des ténèbres de Werner Herzog, avait lieu. Le 30 septembre, L’époque de Mathieu Bareyre (dont vous pouvez retrouver notre interview ici) avait fait salle pleine. La Clef casse le système de diffusion en programmant des films inédits, hors du système de distribution habituel. De nombreux collectifs viennent y présenter leurs films, comme le GREC et La Serrure – dont des films de meufs, où des associations de cinéma indépendant et féministe sont accueillies pour présenter leurs œuvres, aspirant à faire entendre leur voix. Victor, producteur à SMAC productions, espère attirer des réalisateurs, des chefs opérateurs ou des producteurs en espérant qu’ils soutiennent le projet.
Le lundi 21 octobre, la SRF, la société des réalisateurs français, s’est jointe à l’association Home Cinema pour soutenir le cinéma, en espérant que celui-ci rouvre prochainement. Le jeudi 24 Octobre à 19h30, une assemblée avait lieu devant le cinéma, où fut conviée la CGT et les élus locaux Florence Berthout, Laurent Audouin ou encore Danièle Simonnet (conseillère de Paris). Derrière cette action, ce n’est pas seulement le destin du dernier cinéma associatif de Paris qui est en jeu, mais bien celui d’une certaine idée du cinéma dont l’intention est de perdurer. Le destin de La Clef évoque celui du vidéo-club présent à la fin du film Soyez sympa, rembobinez de Michel Gondry (2008). Défendre ce lieu qui veut réunir une collectivité pour qu’elle se rencontre et communie dans une petite salle devant un écran détermine aussi la vie future de ce quartier, où se rencontrent les habitants, les cinéphiles et les étudiants. La Clef Revival évoque aussi la description décalée et heureuse que fait l’écrivain Jacques Thorens dans son livre Le Brady, cinéma des damnés d’un des derniers cinémas indépendants et précaires de Paris. La conclusion de Thorens est similaire à la situation actuelle de La Clef : c’est non seulement la vie sociale d’un quartier qui dépend du cinéma, mais c’est aussi (et surtout) la vie d’un lieu qui, habité par eux, recueille ceux pour qui le cinéma réunit tout le monde à égalité, devant des œuvres à même de permettre une meilleure compréhension de notre époque.
“Les Misérables”, prix du jury au Festival de Cannes 2019, sort ce mercredi 20 novembre dans les salles françaises. Nous avons rencontré son réalisateur, le cinéaste français Ladj Ly, issu du collectif d’artistes Kourtrajmé –dont il a fondé, en 2018, l’école de formation aux métiers du cinéma –, pour évoquer avec lui le contenu de son film lié aux diverses étapes de son parcours, sa vision de la société française contemporaine et le rôle que le septième art tricolore actuel pourrait jouer dans son évolution. Entretien réalisé par Pierre Migozzi, retranscrit par Manon Milcent.
Premier long-métrage de Ladj Ly,œuvre adaptée de son court-métrage homonyme réalisé 2017 – et nommé aux César du meilleur court-métrage en 2018 –, le film a été sélectionné pour représenter la France en 2020 à l’Oscar du meilleur film en langue étrangère.
L’intrigue se déploie à travers le prisme d’une journée quotidienne d’été 2018, celle d’une unité de la BAC (Brigade anti-criminalité) de Montfermeil, et se développe autour d’une bavure policière et de ses conséquences. La narration évoluant au gré d’une multitude de points de vue – entreceux des habitants de la cité et celui des policiers –, le film se fait progressivement l’observateur précis d’une mécanique de la violence à l’œuvre dans le récit pour, en définitive, se muer en une expérience particulièrement prenante à l’atmosphère implosive.
LVSL : Je voudrais commencer par l’aspect immersif de votre film. Vous avez déclaré à Cannes : « Le seul ennemi commun, c’est la misère ». Est-ce pour cette raison que vous avez voulu embrasser les différents points de vue des protagonistes de l’histoire, pour mettre le spectateur dans le dur, au cœur de cette réalité brute, en confrontant les regards et les groupes, dès l’écriture jusqu’au montage final ?
Ladj Ly : Oui, totalement. D’une part, dans mon film, je pars du principe qu’il y a plusieurs points de vue. Le point de vue principal est celui de Damien Bonnard, le nouveau qui débarque. Mais qui plus est, on a également celui des gamins, d’une mère, de « La Pince » – qui est un peu l’homme d’affaires. Pour moi, c’était intéressant de parler de ces différents points de vue, pour qu’on puisse comprendre chacun de nos personnages.
LVSL : C’est une manière, pour reprendre vos termes, de « créer du dialogue » entre les différents personnages ?
LL : Oui, entre les différents protagonistes en tout cas.
LVSL : Cette première scène, où l’on suit ces protagonistes enfants qui regardent le match, la finale de la Coupe du monde 2018, et qui célèbrent ensuite la victoire de l’équipe de Francesur les Champs-Élysées, d’où est-elle venue ? Qu’est-ce qu’elle signifie pour vous ?
LL : Je garde le souvenir de la coupe du monde 98. À l’époque, j’avais 18 ans ; et j’en garde d’excellents souvenirs : c’était les moments où l’on était tous ensemble, il y avait cette France « black-blanc-beur ». Il se trouve que plus de 20 ans après, l’on se retrouve dans cette même Coupe du monde.
Ce qu’elle raconte surtout, cette séquence, c’est l’histoire de gamins qui quittent leurs cités, qui vont supporter leur équipe, l’équipe de France : il s’agit d’abord des jeunes Français. J’estime que c’est un film qui est patriote, qui parle avant tout de la France, de la France d’aujourd’hui. Aussi, j’estime qu’elle a changé, ce n’est pas la même France qu’il y a 50 ans. Avant toute chose, ce film parle donc de la France. Rien qu’à la vue de l’affiche, l’on voit qu’il s’agit là d’une affiche qui rassemble, représentant un moment où tous les Français sont ensemble, unis. L’idée est que le slogan « liberté, égalité, fraternité », à cet instant-là, il marche : pendant le match, tout le monde est uni, tout le monde est français, sans différence aucune. Puis, le match se terminé, chacun retourne un peu à sa condition. Malheureusement, aujourd’hui, seul le foot parvient à tous nous réunir ainsi.
LVSL : Cette idée vous est-elle venue à l’occasion de la Coupe du monde, ou était-elle déjà présente auparavant ?
LL : Elle était déjà présente auparavant. Pendant l’écriture du scénario, l’on avait mis ces quelques lignes : « Intro : Coupe du monde » ; mais on ne savait pas si la France allait passer les différents stades du tournoi, on ignorait si elle allait être en finale ou non. Dès lors, on l’a suivi de près, cette Coupe du monde. Dès qu’on a su qu’ils étaient en finale, on a commencé à préparer les gamins, à préparer les caméras en urgence, et on est parti tourner sur le tas.
LVSL : Donc la séquence où ils sont dans le bar, c’est vraiment France-Croatie en direct à la télé ?
LL : Oui, on a pris le risque d’y aller sur place, avec les gamins, et de suivre ça en direct.
LVSL : Et s’ils n’allaient pas en finale, est-ce que cela aurait existé ?
LL : Cela aurait quand même existé. On avait prévu une autre fin de séquence s’ils perdaient.
LVSL : Vous avez complètement laissé le réel entrer dans votre film.
LL : Voilà, exactement.
« j’ai voulu apporter à la fiction cet aspect documentaire, ce côté très proche des gens, caméra à l’épaule, cette allure réaliste »
LVSL : Du point de vue de sa réalisation, le film est formellement très impressionnant. L’ambiance est étouffante, il y a de magnifiques plans, la tension qui s’en dégage est assez stupéfiante. Était-ce une volonté personnelle que de donner à vivre une expérience haletante aux spectateurs ? Ce sujet nécessitait-il ce traitement cinématographique-là ?
LL : Comme je le dis souvent : je suis un autodidacte, je n’ai pas fait d’école de cinéma. Je ne suis pas un grand cinéphile, je regarde très peu de films, je viens surtout du documentaire. J’ai tout appris sur le tas. Dès lors, j’ai essayé de faire le film dont j’avais envie, clairement.
Souvent, quand je faisais lire le scénario, l’on m’a dit : « Ouais, normalement, l’élément déclencheur doit arriver au bout de 5 minutes. Toi, il arrive au bout de 50 minutes. Ça va pas prendre, ça marche pas, etc. ».
Puis finalement, j’ai fait le film dont j’avais envie. Sachant que je viens de là, j’ai voulu apporter à la fiction cet aspect documentaire, ce côté très proche des gens, caméra à l’épaule, cette allure réaliste. Ensuite – je ne pourrai pas définir –, j’avais le film en tête : je savais exactement comment j’allais le tourner, comment j’allais filmer, quels cadres j’allais faire. Aussi, c’est vrai que, souvent, l’on fait des comparaisons avec telle personne, tel plan ou tel film ; mais clairement, j’avais ce film en tête. J’ai appris à filmer sur le tas, je sais filmer, je sais mettre en scène ; et du reste, les comparaisons, je ne saurai pas dire.
LVSL : Est-ce vous-même qui cadrez le film ?
LL : En temps normal, je cadre tous mes films. Pour autant, sur celui-ci, j’ai bossé avec un chef opérateur à qui j’ai fait confiance et qui, d’ailleurs, a fait un travail incroyable.
LVSL : Vous concernant, la question de l’aspect spectaculaire que revêt le film – avec, entre autres, les séquences de poursuite ou celles d’affrontement – ne participe pas vraiment d’une démarche réfléchie en amont : n’est-ce pas plutôt, pour vous, tout une question d’intuition ?
LL : C’est totalement cela. Au reste, tout est bien sûr découpé. Je sais exactement de quelle manière cela va se passer. Cependant, je ne mets pas moins une grosse énergie sur le tournage. Quand ça tourne, ça tourne. Ça va à 200 à l’heure, cela ne s’arrête jamais : on tourne pratiquement en continu. J’ai d’ailleurs toujours deux caméras. C’est donc une autre énergie : une fois que c’est lancé, c’est lancé.
LVSL : C’est précisément là où réside l’énergie du film. Vous dites qu’il s’agit d’abord d’un film sur des gens racontant leur histoire, celle de leur banlieue. C’est sur ce point que le vôtre se montre pour le moins différent d’autres films français ayant pour thème cette dernière. Soudainement, le film dévoile une énergie, une manière de filmer que l’on n’a jamais vue. Certains pourraient arguer qu’il ne s’agit pas là de la bonne manière, que cela ne saurait être spectaculaire. Pourtant, cela fonctionne.
LL : Comme je le disais, je n’ai pas fait d’école de cinéma. Dès lors, je ne rentre pas dans le cadre. Je le fais comme j’en ai envie et ne me pose pas la question de savoir si ça se fait ou non. Je ne me pose aucune question ; et j’y vais, mes plans en tête, et je tourne. Quand je trouve qu’elle est bonne, on y va. S’il faut recommencer, changer d’axe ou je ne sais quoi, je recommence. Certes, c’est très écrit ; mais au bout du compte, sur le tournage, tout peut changer à tout moment. Quand un plan m’intéresse, j’y vais. De la même manière, concernant les comédiens, si je vois un passant, il m’arrive de lui demander s’il veut tourner puis de lui expliquer ce qu’il doit faire. De même, s’il m’arrive de tomber sur une mère de famille qui descend, je lui demande si elle peut entrer dans le plan, et ainsi de suite… L’énergie est juste dingue sur le plateau.
LVSL : Votre éducation documentaire doit beaucoup jouer.
LL : Exactement.
LVSL : Vous aviez déclaré,à l’occasion de la cérémonie de clôture du Festival de Cannes, en recevant votre prix : « Mon film est un cri d’alerte ». Votre propos résonne de manière troublante dans les dernières images du film, avec ce dernier plan – magnifique – ayant l’air de suggérer une impasse, laissant comme une impression d’inéluctable confrontation létale. Le spectateur en ressort véritablement crispé, inquiet. Est-ce une volonté de votre part ?
LL : Bien sûr, complètement. J’avais cette volonté, quoi qu’il arrive, d’avoir cette fin ouverte, pour que chacun puisse en faire sa propre interprétation. Comme je l’ai dit, c’est un cri d’alerte. La situation est tendue, la situation est dangereuse, elle risque de dégénérer ; mais cela n’a pas encore réellement eu lieu. Il faut donc, avant que cela n’arrive vraiment, essayer ensemble de trouver des solutions.
« On a eu Mai 68 puis 2005. pour autant, rien ne bouge »
LVSL : Pensez-vous que s’il n’est aucune solution de trouvée, c’est là une direction vers laquelle on irait ?
LL : Oui. Lorsqu’on est témoin du climat actuel en France, lorsqu’on constate tout ce qui se passe ces dernières années, quand on assiste au mouvement des Gilets jaunes qui, depuis 1 an, sont dans la rue et qu’aucune solution n’est apportée, il ne faudra guère s’étonner que cela parte en vrille.
LVSL : Ce que vous dîtes fait écho avec une autre de vos phrases cannoises : « La prochaine révolution viendra des banlieues ».
LL : Je continue à le penser. Cela fait 20 ans qu’il y a ce problème persistant. On a vécu les émeutes de 2005, évènements qui n’en demeurent pas moins un fait historique. On a eu Mai 68 puis 2005. Pour autant, rien ne bouge. Au bout d’un moment, tous ces jeunes – comme ceux-là mêmes qui, dans mon film, parle de l’enfance et de sa place dans ces quartiers, de ce que c’est que d’être un enfant dans ces milieux, de grandir là, de s’interroger quant à savoir quel sera son avenir – se posent ces mêmes questions. Malheureusement, les jeunes sont livrés à eux-mêmes de plus en plus tôt. Ce que l’on voit dans le film, dont l’intrigue se déroule en été pendant les vacances, c’est qu’ils sont obligés de se créer leurs propres clubs de vacances, les 3/4 ne partant pas durant l’été. Il ne faudra guère s’étonner que cette nouvelle génération décide de tout faire éclater. D’ailleurs, ça, le spectateur le voit à la fin du film : cela reste la révolte des « microbes », la révolte des gamins.
LVSL : D’ailleurs, le regard que vous avez sur les protagonistes est pour le moins intéressant en ce que vous ne portez aucun jugement sur eux. Comment êtes-vous arrivé à cela ?
LL : Pour moi, c’était quelque chose d’important que de faire un film sans prendre parti, sans porter de jugement sur mes personnages. J’ai surtout voulu témoigner de la situation de ces quartiers, ce en étant le plus juste possible. Comme je l’ai déjà dit, ce n’est en rien un film anti-policier. Au contraire, c’est un film qui comprend également les difficultés des policiers eux-mêmes. Quand je dis « les Misérables », cela englobe tout le monde : les policiers, les habitants, tous ces gens qui évoluent de par ces territoires et qui vivent ces souffrances. « Les Misérables », c’est tout le monde.
LVSL : En parlant des Gilets jaunes, vous aviez affirmé, dans le cadre de la conférence de presse cannoise : « Cela fait 20 ans en banlieue que l’on est traité comme les Gilets jaunes, cela fait 20 ans qu’on est Gilet jaune. Les causes sont les mêmes. Les Gilets jaunes, la banlieue, même combat : on soutient le même combat. » Qu’entendez-vous par là ?
LL : Ce que je veux dire, c’est qu’il s’agit à peu de chose près des mêmes revendications. Il s’agit de gens qui, pour la plupart, travaillent ; mais qui, en revanche, n’arrivent plus à arrondir leurs fins de mois, qui n’arrivent plus à s’en sortir. C’est d’abord un problème social, clairement. Pour la banlieue : c’est pareil ; encore que cela fait désormais 20 ans qu’on revendique cela, que l’on subit des violences, qu’on est mis sur le côté, que l’on a, dans ces quartiers, peut-être 40 % de chômage, etc. J’estime qu’il s’agit approximativement des mêmes revendications ou, sinon à la note ou aux mots près, qu’il s’agit du moins de revendications relativement similaires. C’est le même combat.
LVSL : En définitive, est-ce là un appel à l’union, un appel à créer, par la prise de conscience, une communauté de destins ?
LL : Oui, voilà quelque chose qui serait bien. Du moins, mon film pousse à cela. Quand on découvre l’affiche, il faut comprendre que ce film essaie d’abord de rassembler tous les Français, de ne pas faire de différence. Il est clair que l’on devrait s’unir, qu’il s’agisse des Gilets jaunes ou de tous ceux qui se sentent délaissés, mis de côté.
LVSL : Pensez-vous que cette prise de conscience, celle qui a eu lieu dans la société française, ira jusqu’à rassembler au-delà de tout ? Ces crises et ces violences successives ne renforceront-elles pas une certaine division ?
LL : Je n’en sais rien. Déjà, l’on voit à quel point, en France, le climat devient un brin écoeurant, notamment en ce qui concerne le traitement fait des banlieues. Une fois encore, ce sont les minorités qui en souffrent, les gens de banlieue, les musulmans ; et ce du fait qu’aujourd’hui, la cible, c’est l’islam. Ce sont clairement les gens de banlieue, l’islam et, par-dessus tout, les femmes qui en sont les premières victimes, avec entre autres les femmes voilées, celles-là mêmes qui n’ont rien demandé à personne et qui s’en prennent plein la gueule à longueur de temps. Quant aux propos de Zineb – ndlr. El Rhazoui –, lorsqu’il incite les policiers à tirer à balles réelles sur les « racailles » de banlieue, c’est incroyable que l’on puisse encore se permettre de dire de telles choses, d’en venir à inciter les policiers à assassiner des gosses, de le dire à la télévision, et qu’il ne se passe rien.
LVSL : Il y a quelques mois, Luc Ferry appelait presque à demi-mot les policiers à tirer sur la foule…
LL : Oui, c’est fou. J’ai l’impression que, dans nos médias, il n’y a plus de limites. J’écoutais il y a peu une pauvre idiote déclarant qu’une femme qui touchait un SMIC ne devait pas divorcer. C’est fou. Comment peut-on laisser ces gens dire cela, à la télévision, sans qu’il n’y ait guère de conséquences ? On a l’impression d’être plongé au sein d’un climat de haine, d’un climat raciste – il faut le dire – avec une partie de la population française qui l’est ouvertement et l’assume. Quand on sait que plus de 30 % des gens votent Le Pen, cela signifie, pour moi, être raciste. L’on a beau dire ce qu’on veut, quand bien même c’est désormais la fille de Le Pen, quand bien même ç’a changé, cela reste le même combat. Le Front National est un parti raciste, le Rassemblement National est un parti raciste. Le fait d’adhérer à ce mouvement, de voter pour lui, c’est l’accepter. C’est déjà énorme, et on a l’impression que cela s’aggrave. En plus des difficultés qu’il y a en France, qu’elles soient financières ou autres, il s’installe malgré tout ce climat de racisme et d’islamophobie. Je pense que cela ira de pire en pire ; encore qu’au bout d’un certain temps, les gens sur qui l’on tape à longueur de journée finiront par se réveiller et par en avoir ras-le-bol. Il ne faut pas l’oublier : l’islam reste sans doute aujourd’hui la première religion en France, du moins en termes de pratiquants. L’on est à peu de chose près 6 millions de musulmans ; et dès lors, je pense que si l’on était tous d’affreux terroristes, cela ferait longtemps que le pays serait à feu et à sang. Il serait temps que cette haine cesse.
« Ce n’est en rien un film anti-policier. Au contraire, c’est un film qui comprend également les difficultés des policiers eux-mêmes »
LVSL : Au bout du compte, ce film semble être une réponse à cela. Lorsque vous pointez le racisme de certains policiers, voire le racisme d’autres habitants de la banlieue vis-à-vis des policiers eux-mêmes, des jugements sur la manière de se coiffer, cela reste une manière de déconstruire. Cela montre, d’une part, qu’un tel racisme est inhérent, mais que, d’autre part, il n’en demeure pas moins un facteur commun, à savoir la précarité dans laquelle vivent les gens.
LL : Exactement. Le fait d’être dans cette situation amène à ce que les gens ne réfléchissent pas. Je sais parfaitement que certains votent Front National par seule opposition. Ils ne sont pas pour autant racistes. Il s’agit simplement d’un ras-le-bol : les gens en ont marre, ils ont marre de vivre dans ces difficultés, ces conditions-là. Dès lors, par opposition, ils votent Front National. Pourtant, cela ne fait qu’aggraver les choses : ce n’est pas parce que l’on est en colère et qu’on s’applique à voter Front National que les problèmes s’arrangeront. Il convient d’être plus malin, et de trouver d’autres solutions.
LVSL : Le mot de la fin : en 1987, Libération publiait un hors-série où la même question était posée à 700 cinéastes venus du monde entier : « Pourquoi filmez-vous ? » Aussi, à notre tour, nous aimerions également vous la poser : « Ladj Ly, pourquoi filmez-vous ? »
LL : Je filme parce que, d’abord, j’aime ça : j’aime l’image, j’aime énormément filmer, et je le fais depuis mes 17 ans. Quand j’avais cet âge, j’ai acheté ma première caméra. Aujourd’hui, j’en ai 39. Cela fait donc plus de 20 ans que je filme. Pour autant, étant donné que je suis un « banlieusard » – je l’assume –, je filme principalement pour témoigner de la situation de ces quartiers. J’ai envie de témoigner de cette situation qui perdure là-bas. De fait, l’on connaît les banlieues à travers nos médias, à travers les politiques. Mais il demeure un fossé énorme entre, d’une part, ce que l’on entend dire et, d’autre part, la réalité du terrain. En définitive, en tant qu’habitant, dans un premier temps, puis en tant que citoyen, que cinéaste, dans un second temps, j’ai d’abord l’envie de témoigner et de dénoncer tout ce qui se passe dans nos quartiers.
Sorti le 23 octobre 2019 au cinéma, le nouveau film de Ken Loach, Sorry We Missed You, traite avec réalisme les conséquences de l’uberisation du travail avec pour cadre une famille de Newcastle. Le film réussit ainsi à présenter au public les travers de cette nouvelle économie de plateforme.
Après avoir critiqué l’administration kafkaïenne britannique à l’ère libérale, le cinéaste engagé Ken Loach revient cet automne au cinéma avec son nouveau film Sorry We Missed You où il s’attaque cette fois-ci à l’uberisation du travail.
Une fenêtre sur la réalité de l’Uberisation
Ce film analyse ainsi à travers une famille du nord de l’Angleterre désindustrialisée ce que la sociologue française Sarah Abdelnour appelle « les nouveaux prolétaires ». D’un côté la mère Abbie, qui travaille comme aide à la personne sans maitriser ses horaires et son espace de travail. De l’autre, son mari Ricky, un ancien ouvrier au chômage à cause des politiques de désindustrialisation et enchainant les petits boulots précaires. Il se décide alors à devenir travailleur de plateforme avec le statut attrayant d’auto-entrepreneur en tant que livreur de colis.
Ken Loach, figure majeure du cinéma contemporain anglais
Dans son style habituel du quasi-documentaire inspiré du Free Cinema, période de renouveau artistique britannique promouvant un cinéma contestataire et réaliste(1), Ken Loach dessine un drame émouvant résultant de cette nouvelle économie de plateforme. Le personnage principal, Ricky, se voit rapidement pris dans un engrenage du fait d’une concurrence exacerbée entre les livreurs, des horaires à n’en plus finir et d’un traçage omniprésent de son activité par l’algorithme de la plateforme, sans disposer d’une protection sociale.À cela va s’ajouter une désagrégation du tissu familial entre Ricky et le reste de sa famille, due à ses horaires chronophages, qui l’empêchent d’assurer son rôle d’époux et de père.
Un retour au capitalisme d’antan
Le film, par de nombreux aspects, peut rappeler le célèbre roman américain de l’écrivain Upton Sinclair, La Jungle (1905), qui dévoile de manière réaliste et très documentée les travers du capitalisme industriel dans les abattoirs de Chicago au début du XXème siècle. Pour cela, l’auteur utilise le point de vue d’un ouvrier immigré de l’Est qui arrive de manière candide aux États-Unis en croyant au mythe de l’émancipation par le travail dans le pays de la liberté :
« On racontait que là-bas, pauvres et fortunés, les hommes étaient libres, que la conscription n’existait pas et que rien ne vous obligeait à verser une partie de vos revenus à des fonctionnaires véreux. »
Upton Sinclair, auteur de La Jungle
Pourtant, le personnage principal découvre rapidement un univers inhumain où il n’est qu’une simple pièce dans un système le dépassant. Il est alors prisonnier de son poste puisqu’il doit rembourser le crédit de sa maison, quitte à travailler blessé et malade, sous le blizzard américain, pour ne pas se faire remplacer par l’« armée de réserve ».
« Pour garder la cadence imposée, on devait mobiliser l’ensemble de ses facultés; dès l’instant où le premier bœuf tombait et jusqu’au coup de sifflet de midi, puis de douze heure trente à Dieu sait quelle heure de l’après-midi ou du soir, jamais il n’y avait le moindre répit, ni pour la main, ni pour l’oeil, ni pour l’esprit.[…] Si un ouvrier n’arrivait pas à suivre, il y en avait des centaines d’autres sur le pavé qui ne demandaient qu’à s’essayer ».
Dans Sorry We Missed You, le processus est fortement similaire car Ricky s’en va travailler avec de grands espoirs comme livreur de colis en tant qu’auto-entrepreneur. Au début du film, il se voit satisfait de son nouveau statut par rapport au salariat qui était d’après lui contraignant, comme il l’explique au chef de dépôt. Or il se voit lui aussi vite asservi par son statut d’auto-entrepreneur qui n’est autre que du salariat déguisé sans protection sociale tandis que la plateforme l’oblige à la plus grande productivité en créant une grande concurrence aves les autres livreurs. Cela empêche une solidarité de travail et la création d’une « classe pour soi », pour reprendre la terminologie marxiste.
Ken Loach décrit ainsi de la manière la plus réaliste possible ce nouveau paradigme promu par les thuriféraires de la Silicon Valley à travers les théories de la disruption et de l’économie du partage théorisées à l’aube des années 90. Ces dernières promettaient une nouvelle ère où les rapports de production et de travail ne seraient plus que le fruit de collaborateurs consentants et épanouis, dans l’intérêt général.
Or le film montre bien que la réalité est tout autre. La disruption ne touche que le droit social en faisant revenir les travailleurs de plateforme à des formes de travail archaïques occultant les conquêtes sociales obtenues au cours du siècle dernier. Loach, redessine ainsi le schéma traditionnel du capitalisme à l’ancienne avec le retour du contre-maître dans le rôle du chef de dépôt des colis, le travailleur enchaîné, solitaire et l’armée de réserve prête à prendre la place du travailleur qui n’obtient pas le rendement nécessaire. Cette résurgence du capitalisme old school occultée par le storytelling moderne est par ailleurs confirmée par différentes études de sociologie du travail.
À titre d’exemple, Claire Bonici voit de nombreux points communs dans les rapports de travail entre les canuts lyonnais du XIXème siècle et les chauffeurs Uber du XXIème siècle(2). En effet, à l’époque, les marchands-fabricants décidaient des tarifs et servaient d’intermédiaire aux clients. À l’inverse, les chefs d’atelier à l’ambigu statut de
semi-entrepreneur d’ouvrages, étaient dépendants des commandes des marchands et propriétaires des métiers, tout en assumant les frais de loyers de leur lieu de travail. Cela converge avec la vision actuelle de l’économie de plateforme opposant les plateformes qui fixent les prix et servant d’intermédiaire entre les clients, et les travailleurs qui payent eux même leurs outils de travail (camion, vélo, voiture…), très souvent dépendants des algorithmes. On pourrait aussi reprendre l’anecdote de Max Weber qui, dans son Histoire économique, raconte qu’au XVIIIème siècle, les travailleurs dans les mines de Newcastle étaient enchaînés par des colliers de fer, tandis que le film qui se passe au même endroit, mais aujourd’hui, voit les livreurs de colis fichés en permanence par l’algorithme.
Révolte des Canuts à Lyon, 1834
Des travailleurs livrés à eux mêmes
Ken Loach, cinéaste engagé depuis longtemps pour les classes populaires dresse dans une scène magnifique un contraste clair entre la situation des travailleurs actuels atomisés, sans défense et la classe ouvrière britannique des Trentes Glorieuses. Une personne âgée dont s’occupe Abbie évoque avec nostalgie la journée des 8 heures, le syndicalisme avec la solidarité ouvrière et les grèves des mineurs de 1984 contre Margaret Thatcher. Il résume ainsi la perte progressive d’une identité de classe qui a eu lieu dans les démocraties libérales occidentales à la suite des mutations du travail pendant les années 70-90.
Celle-ci a particulièrement touché les régions industrielles que l’on peut retrouver aussi dans le livre de Nicolas Matthieu, Leurs enfants après eux (2018) :
« Depuis que les usines avaient mis la clef sous la porte, les travailleurs n’étaient plus que du confetti. Foin des masseset des collectifs. L’heure, désormais était à l’individu, à l’intérimaire, à l’isolat. »
La scène finale rend aussi compte de cette jungle 2.0 où Ricky se fait violemment agresser lors d’une livraison tandis qu’il se fait casser sa balise électronique dont le remboursement à la plateforme coute plus d’une centaine de livres. À cela, s’ajoute l’obligation de payer
lui-même son remplaçant au vu de son statut d’indépendant, sous peine de voir son contrat avec la plateforme brisé. Comme les personnages principaux du livre de Upton Sinclair, il se doit d’aller travailler malgré sa santé affaiblie alors que sa famille tente en vain d’empêcher son camion de démarrer. Son rêve d’émancipation sociale se transforme ainsi en chimère dans ce que Paul Lafargue en son temps voyait comme « la passion moribonde du travail, poussée jusqu’à l’épuisement des forces vitales de l’individu ». Cette scène symbolise ainsi comment l’uberisation, derrière des discours d’émancipation, enchaîne de nombreux travailleurs, à l’image des chauffeurs Uber piégés après les nouvelles baisses du prix des courses alors qu’ils doivent coûte que coûte rembourser leurs crédits liés aux outils de travail.
Le film a pu être accusé d’être trop loachien par certains critiques avec une
« trajectoire doloriste » opposant toujours les gentils prolétaires britanniques légataires d’une décence commune naturelle face à un capitalisme sans âme. Loach est en effet souvent critiqué pour ses films à vision trop manichéenne et d’inspiration orwelienne idéalisant les classes populaires. Il reste que la réalité de cette économie de plateforme peut bel et bien pousser au pire, à l’image de multiples livreurs de restauration déjà morts depuis 2019 ou du jeune livreur français de 19 ans, Franck Page, poussé par Uber Eats à livrer dans une zone industrielle et qui fut alors percuté par un poids lourd.
Sorry We Missed you a ainsi l’honneur —avec une grande humanité— de participer à la nouvelle vague d’oeuvres sociales montrant la réalité de cette économie dite du partage qui asservit les prolétaires 2.0 atomisés et solitaires toujours plus nombreux. À l’échelle française, certains romanciers comme François Begaudeau ont déjà touché avec réalisme à cette thématique avec son roman En guerre (2018) qui traite des ateliers d’entrepôt Amazon.
Auréolé par un prestigieux Lion d’Or du meilleur film à la Mostra de Venise, le Joker de Todd Phillips (sorti le 9 octobre en France) est rattrapé par la critique en Amérique du Nord. On lui reproche une apologie de la violence blanche, voire une représentation complaisante du masculinisme. Or la polémique en dit plus sur les obsessions et les errements intellectuels qui sévissent actuellement outre-Atlantique, que sur le film lui-même.
1971. Stanley Kubrick balance à la face du monde Orange mécanique. Son univers dystopique, où des jeunes en déperdition violent et tuent pour le plaisir, provoque un tollé. Au Royaume-Uni, on raconte, à tort, que des bandes de délinquants, imitant ainsi Malcolm McDowell et ses droogies, se livrent à de similaires actes répréhensibles. Kubrick, croulant sous les lettres de menaces et d’insultes, finit par demander lui-même qu’on retire son film des salles britanniques.
2019. Todd Phillips dévoile son tant attendu Joker. Le grand méchant mythique de Batman, déjà apparu quatre fois sur grand écran face au justicier, se voit offrir un long-métrage en solo, dans le but de raconter ses origines. Le film prend le prétexte du “clown maléfique”, afin de nous décrire la lente plongée dans la folie de ce protagoniste, reflet d’un monde malade, qui lorgne explicitement sur le Nouvel Hollywood, “Taxi Driver” en tête. Une oeuvre dense, à la mise en scène impeccable quoique très insistante sur ses effets, dont l’attraction principale demeure l’incroyable performance de Joaquin Phoenix, étique, désarticulé, fascinant. Son personnage, humoriste raté, atteint d’un handicap mental, lui attirant des rires nerveux, est rejeté par la société, condamné à l’état de monstre. C’est donc dans la monstruosité qu’il finit par s’épanouir.
Contrairement à Kubrick, Todd Phillips ne devrait pas connaître la même censure forcée. Mais le réalisateur de Joker, lui aussi, se retrouve au cœur d’une controverse, essentiellement aux Etats-Unis. Controverse assez inattendue, vue d’Europe, où il est encensé, couronné à Venise et déjà annoncé collectionneur de statuettes aux Oscar. Que lui reproche-t-on exactement ? En voici quelques exemples :
– « Joker est le anti-héros que les rejetés et les enragés attendaient, et là est précisément le problème. Il faut s’inquiéter de l’idée d’une histoire dans laquelle on offre à un homme blanc une sorte de compréhension pour sa violence. » Sarah Hagi, Globe and Mail.
– « Avions-nous vraiment besoin d’un film brutal sur un terroriste blanc qui utilise la violence armée pour se venger de la société qui le rejette ? Avions-nous besoin de ça maintenant ? » Kathleen Newman, Refinery29.com.
– « Ce Joker pourrait facilement être adopté comme le saint patron des Incels. » Stephanie Zacharek, Time (Incel est le nom donné aux Involuntary Celibate, une communauté ultra-misogyne dont l’absence de situation amoureuse nourrit leur haine des femmes).
Enfin, comme quoi la France n’est pas tout-à-fait épargnée, faisons mention en bonus de cet article invraisemblable des Inrockuptibles : « Joker n’aurait-il pas l’air trop gay ? », dans lequel on apprend la chose suivante: parce que le Joker danse, il a l’air efféminé et puisqu’il a l’air efféminé, il a « l’air trop gay », quel que soit le sens profond de ce dernier propos. Ce qui, de fait, n’en devient que plus homophobe.
Violence du Jokerversus violence de Marvel
Reprenons point par point. Joker serait complaisant vis-à-vis de son personnage titre, au point d’en excuser ses actes violents et choquants. Mais c’est précisément le contraire ! La violence du Joker choque, dégoûte ? Tant mieux ! Cela prouve que la mission du réalisateur est accomplie. Ce sentiment de malaise, né de l’inconfortable position de voyeur dans laquelle se trouve le spectateur, l’amènera à se questionner sur son propre rapport à la violence. Si Todd Phillips voulait glorifier cette dernière, il ne la rendrait pas dérangeante. Au contraire, elle n’en deviendrait que plus « fun ».
De fait, c’est là, précisément, qu’il conviendrait de s’inquiéter. Car depuis dix ans, les écrans abondent de films de super-héros Marvel, dérouillant à la chaîne des centaines de méchants plus ou moins anonymes, pour le pur divertissement des masses. Cette violence-là, par-contre, personne ne la remet plus en question. Elle est même héroïque, puisque c’est le Bien qui triomphe toujours du Mal, l’Ordre étant préservé. Elle est omniprésente, banalisée, standardisée en plus d’être euphémisée, rendue moins sanglante, pour convenir à un public de moins de 13 ans. Cette violence, qu’on n’identifie même plus en tant que violence dérangeante, au contraire assimilée à de l’action simple, n’est-elle pas réellement plus condamnable ? Ne mérite-t-elle pas aussi son lot d’interrogations angoissées ?
Woke culture
Non, parce que Marvel fait quelque chose qui plaît beaucoup aux critiques : il met en scène une (relative) diversité de personnages – Asiatiques, Noirs, femmes, homosexualité très récemment, le studio s’applique tellement qu’on pourrait s’interroger sur la présence de quotas. Le Joker, lui, est un tueur, un homme ET il est Blanc. Donc, apologie des tueurs blancs masculinistes, forcément. Ce dernier point est caractéristique de la principale préoccupation intellectuelle aux Etats-Unis ces derniers temps, la culture du woke. Cet anglicisme qui vient de to wake (s’éveiller) désigne les œuvres qui se sont donc « éveillées » aux problématiques de représentation dénoncées ces dernières années – d’abord le manque de minorités ethniques, avec notamment #OscarSoWhite, puis le manque de femmes, dans le sillon de #MeToo.
Ces combats, il faut évidemment les mener pour bousculer la très masculine et très blanche industrie hollywoodienne. Mais c’est devenu le seul prisme politique de certains critiques pour analyser le cinéma. Or le sens global d’un film ne saurait se réduire à une question de représentation de telle ou telle catégorie à travers les personnages. Il réside dans l’articulation de plusieurs signifiants, donnés par le script, les dialogues, la mise en scène (le choix du cadre et la manière dont les personnages y prennent vie), le montage et la musique qui enrobe le tout. Si seule la représentation compte, alors on n’interroge plus la société capitaliste, ni les institutions en tant que telles, on se contente de se demander si tout le monde y est dignement représenté. Et on ne comprendrait toujours pas mieux le métrage… Alors revenons-y.
Arthur Fleck, avant d’être un Blanc, un tueur, est un paumé. Sa descente aux enfers est la conjonction de trois niveaux de violence qui, ensemble, constituent le cocktail de sa folie. D’abord, une violence intime, profonde : une enfance battue, dont il garde un terrible stigmate – cette pathologie mentale, ce rire glaçant incontrôlé. Ensuite, conséquence de cette maladie, une violence symbolique : Arthur met mal à l’aise les gens, il est mis au ban de la société. Son handicap conduit à son rejet de la normalité. En ce sens, le film montre avec brio que cette société est elle-même malade, au moins autant que lui. La ville décrépit, les inégalités et la misère rampent, les colères brûlent. Bref, la violence sociale plane partout, et Arthur en est aussi victime – il vit dans un taudis, n’a plus accès aux services de santé, et se fait tabasser par un gang de gamins dans une ruelle. Ce que dit Todd Phillips, c’est simplement que la violence sous toutes ses formes engendre la violence. Son personnage n’obtient jamais ni bénédiction ni absolution. Il est établi, depuis le départ, que tous ses projets sont motivés par la folie – et que cette folie ne tombe pas de nulle part.
Un fou sur les barricades
Par exemple, malgré le chaos ambiant, ce monde cruel qui l’entoure, sa seule préoccupation au départ, naïve, pathétique, est d’attirer les projecteurs sur lui, de devenir un humoriste star du petit écran (l’occasion pour le film de caster face à lui Robert de Niro pour une référence très explicite à La Valse des Pantins). C’est à ce propos qu’interviennent d’autres critiques : le Joker deviendrait un symbole de la révolution en fin de film, ce qui contribuerait à l’icôniser comme « anti-héros des enragés ». A noter que cette lecture-ci a son pendant négatif, avec d’un côté les apôtres du “restons modérés”, qui s’inquiètent d’une incitation, au mieux à sortir manifester, au pire à l’insurrection ; mais aussi un pendant positif – on a pu lire l’avocat Juan Branco, en France, se féliciter carrément d’une oeuvre « ode aux luttes insurrectionnelles et aux gilets jaunes en particulier ». Ne lui en déplaise, Todd Phillips n’a, lui non plus, probablement pas lu Crépuscule, et n’appelle certainement pas à l’insurrection.
Car si le Joker devient un héros pour les révoltés de Gotham, c’est d’abord par pure coïncidence, puis par opportunisme. Le Joker n’a aucun projet politique, encore une fois. Sa seule préoccupation, c’est lui-même et le regard qu’on lui porte. Il se trouve que son premier crime (la meilleure scène du film, peut-être) est le meurtre de trois millionnaires. Les médias croient y déceler une coloration politique, compte tenu du climat social, et cela suffit à le porter en symbole de la contestation contre ceux qui concentrent les richesses. Mais c’est un pur hasard. Et si le Joker finit, à la fin, par accepter le costume de héros populaire, c’est parce que cela lui offre enfin la scène que tout le monde, jusque-là, lui refusait.
Todd Phillips n’appelle donc pas à la violence. Son film n’est pas prescriptif mais descriptif. Il prétend seulement dépeindre une société qui s’écroule, pour laquelle la violence sera la seule issue. Et, en sous-texte, il dit qu’en l’absence de changement de cap, le peuple pourrait bien se tourner vers un fou pour peu qu’il ait un briquet et un bidon d’essence. Toute ressemblance avec l’Amérique de Trump n’est évidemment pas à exclure. C’est ce message annonciateur de la crise à venir qu’il faut retenir. Et que la valse des mésinterprétations contribue à brouiller.
Événement cinéphile de l’année, première collaboration entre Brad Pitt et Leonardo DiCaprio : cet été, personne n’a pu échapper au 9e film de Quentin Tarantino. Exit l’ultra-violence, nous assistons ici aux souvenirs et fantasmes d’un artiste arrivé à maturité. Il nous offre un voyage ahurissant et politisé dans la Californie de 1969. Une année – et un récit – sur le point de carboniser à la fois le « flower power » et les Trente Glorieuses. Par Dorian Loisy et Pierre Migozzi.
Trois ans auparavant, nous quittions Tarantino avec ses Huit salopards: racistes, auto-destructeurs et belliqueux, spectrogrammes d’une Amérique rongée par des haines pré-trumpistes.Le moins que l’on puisse dire, c’est que sa filmographie puise encore dans les reflets (déformants) de la société contemporaine, faisant du monde de la télévision de l’époque son miroir monstrueux.
Pour pénétrer ce petit monde mesquin et besogneux,la caméra de Tarantino va s’attacher aux pas de Rick Dalton/ Leonardo DiCaprio, ancien jeune premier aux allures de vieux-beau dépressif depuis lors recyclé en cow-boy de feuilletons ringards et sa doublure cascade, homme-à-tout-faire, compagnon de vie, l’ombrageux et peu fréquentable Cliff Booth/Brad Pitt.En parallèle des errances alcoolisées et costumées de ces deux lascars,le récit s’attarde sur leurs voisins, les Polanski, à savoir Roman lui-même (désormais personnage de cinéma de son vivant) mais surtout son épouse, la starlette en vogue des sixties, Sharon Tate.Amusant et troublant effet de miroir/jeu du double proposé par Tarantino à travers son choix decasting puisque la jeune comédienne australienne Margot Robbie présente peu de traits communs, à commencer par la couleur de cheveux, avec la véritable Sharon Tate : l’intérêt pour le cinéaste ici est de pousser la mise en abîme en faisant incarner une sex-symbol par une autre, interrogeant le rapport de fascination érotique du spectateur à travers les âges.
Depuis ces hautes sphères cinématographiques, surgit alors un groupe de hippies, tour à tour clownesque puis diabolique, aussi improbables pour nous que contemporains de nos protagonistes. Les uns et les autres vont se croiser, s’observer et s’opposer… Non pas dans les ruines d’un âge d’or du cinéma idéalisé par l’auteur, mais dans les coulisses en révolution dudit « petit écran » au crépuscule des 60’s.
Television killed the cinema star
Loin du manichéisme de Django Unchained ou de la répétitivité des Huit salopards, le cinéaste développe ici un vrai constat social. Jamais ou presque la représentation des années 60 n’aura paru avoir autant de proximité avec notre XXIe siècle actuel dans le divertissement hollywoodien récent, beaucoup plus orienté sur les années 80 depuis maintenant quelques années. Tout de suite, les références vers lesquelles le scénario s’oriente, évoquent la société du spectacle de Network (Sidney Lumet, 1976) ou la solitude moderne des romans de Bret Easton Ellis (Moins que zéro, 1985).C’est un cauchemar bien réel et contemporain que Tarantino nous dévoile, celui des « Trente Glorieuses » (cinématographiques et sociales) sur le point d’être englouties par « Vingt Piteuses » (culturelles et économiques).
L’utilisation qu’il fait du monde télévisuel – et de son petit cirque – n’est pas qu’une simple pirouette de scénario. Immédiatement, nous comprenons que l’âge d’or hollywoodien maintes fois célébré par Quentin Tarantino lui-même dans sa cinéphilie appartient à un passé révolu. « L’usines à rêves » se mue lentement mais sûrement en industrie pure et dure du divertissement, la fameuse « société du spectacle » faisant son oeuvre. Et avec elle, c’est toute l’Amérique, ou plutôt une certaine idée de celle-ci, qui a basculé : celle que pouvait incarner les discours de la génération Kennedy, les luttes de Matin Luther King ou le mythe de l’Ouest bâti par les westerns (John Ford entre autres), recouverte depuis lors d’un vernis sombre qui n’a cessé de virer au vulgaire depuis.
L’Ultime frontière
Le mythe s’effondre lorsque le récit prend le temps de compartimenter la vie privée de nos anti-héros : la caméra s’échappe pour filmer la déchéance de Rick Dalton, alcoolisé à l’écran comme à la ville puis suit Cliff Booth jusque dans sa caravane miteuse entre une vieille autoroute et un parking de drive-in ; alors qu’en parallèle, un Steve McQueen vieillissant (précisons qu’il est une des grande icônes masculines de cette période) maugrée lors d’une soirée m’as-tu-vu au manoir Playboy. Quelques années avant sa disparition brutale, il semble déprimer en observant le badinage amoureux de Roman Polanski et ses amis.Le désagrègement que s’emploie à montrer Tarantino en s’attardant sur la sphère intime de ses personnages le temps d’un week-end se poursuit brillamment dans une séquence étrange : Sharon Tate vient se perdre dans une séance à demi-vide d’un de ses propres films. La salle de cinéma y est montrée comme le dernier bastion où survit une culture passée. Le temps de la gloire cinématographique laisse place à la vacuité moderne. L’aube de la TV est celle du monde connecté et de l’homme contemporain, où consommation et individualisme prennent le pas sur les vieux rêves partagés de celluloïd.
Hippies, Vieil Hollywood et fin des sixties
Dans cette Amérique poussiéreuse, il y a comme un parfum de fin d’un monde. Une interrogation surgit donc: qu’en est-il de l’actualité de 69 dans la diégèse*? Guerre du Vietnam ? Richard Nixon ?Avec malice, le réalisateur exclue ce commentaire du point de de vue de notre duo de ratés sympathiques… Pour mieux les incarner dans les personnages de la bande de hippies, préférant la métaphore au discours direct.
Dès les premières minutes du film, ils surgissent le long des interminables « highways » empruntées par le chauffeur Pitt dans sa voiture.Une courte scène très angoissante présente notamment un groupe de filles glanant des détritus en contrebas des villas dans lesquelles vit et festoie en vase-clos l’élite hollywoodienne… Cette vision retentissante crée un écho particulièrement réaliste et ancré dans des problématiques toujours actuelles. À l’opposé du Beverly Hills de DiCaprio ou des soirées orgiaques de Robbie, leur confrontation laisse envisager un choc des idéaux. Ce portrait social terriblement sec s’incarne dès lors grâce au personnage du cascadeur.
Après un chassé-croisé romantique, Pitt accepte de faire du co-voiturage avec l’une des glaneuses sur la route. D’abord complices, le couple va vite s’affronter sur tous les sujets. Impassibilité du « war hero » face au sujet Vietnam, ironie sur la liberté sexuelle, etc. Tout ce questionnement politique se change en enjeu moral quant Pitt découvre la tanière des hippies. Sommet de tension du film, ce chapitre voit le personnage s’enfoncer à ses risques et périls dans un ancien décor en ruines, devenu refuge clandestin. Ce ranch agit en figure essentielle de Once Upon a time… In Hollywood. Double confrontation des genres, le western romantique rencontre le réalisme cru du cinéma des années 70. Basculement des genres, basculement des époques : la mise en scène déroule des codes esthétiques bien connus du western pour glisser petit à petit vers le film d’horreur. Le film et la prise de conscience du spectateur mute en même temps que la scène change en usant d’une réthorique visuelle différente.D’abord placé en victime face à cette secte de marginaux, le cascadeur nous dévoile son vrai visage : celui d’un Américain dont les pulsions sourdes le ramènent toujours à un caractère foncièrement violent.
Un parfum de fin du monde
Agissant comme une galerie des glaces, la structure du script nous renverra lors du climax vers cette confrontation quasi-civilisationnelle. (Spoiler Alert) Vieille Amérique et nouveau monde en venant littéralement aux mains, s’entretuant à coups de boîtes de conserve. La fin du film relance le personnage de Brad Pitt dans une colère absolue qui finit en massacre des jeunes hippies, eux-mêmes déjà contaminés par la violence intrinsèquement culturelle de l’Amérique qu’ils veulent pourtant dénoncer et combattre. Lorsque Tarantino filme son personnage principal brûlant au lance-flammes l’intruse dans sa villa, il jubile de prendre à contre-courant une société aseptisée, la nôtre.
Le Nouvel Hollywood** qui chamboule toute l’industrie et l’imagerie de l’Amérique qui en découle,est en passe d’obtenir son avènement à la veille des six mois qui délimitent l’intrigue. C’est cet avènement, au coeur des années 70, qui amènera la séparation non pas définitive, mais presque indélébile, entre le cinéma dit « hollywoodien » et le cinéma « américain » à proprement parler***, césure majeure toujours à l’oeuvre aujourd’hui, malgré certains recoupements des styles et des auteurs.Tout le propos du film nous interroge à une époque charnière de l’histoire : 1969. À la fois sur l’aveuglement de nos héros mais aussi – et surtout – vers le futur incertain, déchirant qui guette une certaine société occidentale, miroir pas si déformant de notre époque.
Jamais l’oeuvre de Quentin Tarantino n’aura paru si sombre et mélancolique. Ses références – d’habitude tournées vers le cinéma de genre – lorgnent cette fois-ci vers des auteurs plus exigeants : Altman (Le privé), Lynch (Mulholland Drive) voir même Luchino Visconti.Malgré ses saillies comiques et ses atours de divertissement grand public, le film décrit finement un portrait angoissant de l’Amérique pré-libérale.
(Spoiler Alert)Seul élément attendu au vu des dernières oeuvres de l’auteur, la parenthèse uchronique des deux dernières séquences où le manque d’originalité du scénariste confond les idées du metteur en scène. Ce final illustre tout autant un manque d’originalité qu’une véritable différence de style affichée par « QT ». Là où Tarantino réécrivait le passé pour en changer le cours (évidemment, l’assassinat d’Hitler dans Inglourious Basterds), son révisionnisme est ici plus intime, passant de la grande Histoire à l’anecdote médiatique devenue mythe, se teignant ainsi de pessimisme, de lucidité mais aussi d’une certaine poésie mélancolique.En effet, quand Tarantino arrache aux griffes de la mort Sharon Tate et ses amis, il ne provoque pas une bascule majeure des évènements, tout juste modifie-t-il la perception de cette époque en en gommant un trauma érigé en figure totemique.
C’est toute la subtilité de son propos qui s’incarne dans le geste de cinéma final : la tragédie de Cielo Drive a été choisie comme l’un des marqueurs historiques de ce changement d’ère pointée pendant l’année 69 ; en annulant ces crimes et en contrecarrant leurs conséquences, l’auteur tente de démontrer que l’ordre ancien, vu à travers le prisme d’Hollywood, aurait de toute façon disparu progressivement pour faire place à un monde nouveau.Le sens de cette conclusion serait donc aussi bien un constat amer sur l’écoulement du temps et la dégradation des choses qu’une volonté personnelle de redonner la vie à ceux dont le meurtre a probablement marqué un petit garçon âgé d’à peine 6 ans alors, un certain Quentin…
« Il était une fois… à Hollywood » : est-ce le titre du récit qui vient de se dérouler sous nos yeux oualors, une forme de parenthèse enchantée, au-delà des tourments du monde, le début d’une existence fantasmée dorénavant offerte par le cinéaste à ses personnages ?
*Cadre spatio-temporel dans lequel se déroule l’espace narratif du film
**Vague de films sulfureux et contestataires révolutionnant progressivement le cinéma américain à partir de 68
*** La reprise du contrôle par les studios/Majors au début des années 80 marquera le début du phénomène des blockbusters et la naissance du cinéma dit «indépendant”
En novembre 1980, alors que Ronald Reagan est élu président des États-Unis, le film La porte du Paradis réalisait un échec cuisant entraînant la chute de la société de production United Artists. Cette fresque critique de l’histoire américaine symbolisait ainsi la fin d’une ère artistique débutée à la fin des années 60, qui avait vu Hollywood passer d’usine à rêve à un miroir du mal-être américain en pleine période de contestations.
Dans son fameux essai rédigé en 1957, Roland Barthes écrit : « Le mythe ne nie pas les choses, sa fonction est au contraire d’en parler ; simplement, il les purifie, (…) il abolit la complexité des actes humains (…) il organise un monde sans contradictions parce que sans profondeur, un monde étalé dans l’évidence, il fonde une clarté heureuse ; les choses ont l’air de signifier toutes seules » (p.217).
Ainsi, les États-Unis d’Amérique ont souvent présenté une vision mythique de leur Histoire : le rêve américain, la démocratie libérale, la consommation ostentatoire ou encore le mythe du self made man. Issu du transcendantalisme d’Emerson et des romans de l’écrivain Horatio Alger, il promeut le fait que tout individu a les capacités d’accomplir ses ambitions les plus folles, quelles que soient ses origines sociales ou ethniques. C’est ce que le philosophe canadien C.B Macpherson analyse comme « l’individualisme possessif ».
Cette mythification est motivée par le fait que, contrairement au continent européen, les États-Unis sont perçus comme une terre vierge découverte notamment par la conquête de l’ouest, le mythe de la destinée manifeste occultant ainsi le passé indien. Ce concept de terre vierge et l’absence d’Histoire ancienne avec une société féodale a pour conséquence une absence fondamentale de vision de classe comme on pourrait en trouver dans les pays européens. Tocqueville déjà relève en son temps cette vision égalitariste de la société américaine avec la fameuse « égalité des conditions ». Or les États-Unis, comme le fait remarquer l’ancien haut-fonctionnaire Pierre Conesa dans son essai Hollywar : Hollywood, arme de propagande massive (2018) n’ont jamais eu de ministère de l’éducation nationale et par conséquent aucun récit national institutionnel.
American Progress, 1872, John Gast, peinture allégorique de la Destinée manifeste américaine.
Le cinéma américain apparaît de facto comme un outil essentiel dans la propagation de ces mythes historiques énoncés pour fabriquer un imaginaire commun à la société américaine.
Il serait excessif de ne voir chez Hollywood qu’une officine idéologique au service de l’État américain, en raison de la complexité de l’industrie cinématographique américaine. Hollywood a plusieurs fois proposé une variété de sujets sensibles dès les premières décennies, avec des réalisateurs courageux tels que Frank Capra avec Monsieur Smith au Sénat (1940) évoquant les zones d’ombre de la démocratie américaine ou King Vidor qui réalise Notre pain quotidien en 1934 sur la question sociale.
Il faut pourtant constater que l’industrie hollywoodienne se distingue par sa situation quasi-monopolistique. Dès 1939, les grands studios surnommés les majors représentent 80% de la production cinématographique. Ils véhiculent alors dans une large majorité de leurs œuvres une idéologie consensuelle accompagnée des mythes fondateurs américains, fabriquant un imaginaire commun pour la population américaine comme l’a analysé Anne-Marie Bidaud dans le livre Hollywood et le rêve américain :Cinéma et idéologie aux Etats-Unis (1994).
De plus, la violence de la chasse aux sorcières durant la période du maccarthysme à Hollywood, avec la liste noire mise en place par la MPAA (Motion Picture American Association, rassemblement des majors) en 1947 active jusqu’aux années 1960, démontre bien l’importance du cinéma américain comme vecteur de cohésion nationale.
Le déclin du Hollywood traditionnel
Toutefois, dans l’après-guerre, les studios qui régnaient de manière monopolistique vont progressivement voir leur pouvoir s’affaiblir face aux arrêts anti-trusts de la Cour suprême entre 1948 et 1952.
La perte de puissance des majors procède également de la démocratisation de la télévision qui concurrence de plus en plus Hollywood. Ces différents bouleversements font chuter l’audience cinématographique, mettant en péril l’industrie hollywoodienne. Le déclin de ces studios se vérifie avec différents échecs de super-productions à l’image de Cléopatre de Joseph L. Mankiewicz en 1963 qui manque de peu de faire couler la Fox. Par ailleurs, les nababs, dirigeants emblématiques de ses studios, sont morts tel Louis B. Mayer en 1957 ou trop vieux pour comprendre les évolutions de la société à l’image de Sam Goldwyn qui qualifie Blow-Up (1967) d’Antonioni « d’ignoble cochonnerie ». Enfin, le code Hayes, implanté dans les années 30 sous la pression des groupes puritains et des ligues de vertu perd en influence. Il est remplacé en 1968 par un nouveau système plus conciliant.
Si le cinéma américain traverse une crise existentielle durant l’Après-guerre, le cinéma européen connaît au même moment une renaissance. D’une part, le cinéma italien avec le néoréalisme cherche à montrer de manière quasi-documentaire la réalité et le quotidien des classes populaires italiennes. D’autre part, la nouvelle vague française révolutionne les conventions cinématographiques. Ces deux mouvements vont alors particulièrement influencer les jeunes réalisateurs trentenaires américains à la fin des années 1960.
Cette période voit également les fondements de la société américaine complètement bouleversés. Un désenchantement général touche alors toutes les catégories de la population américaine en raison de la guerre du Viêt-Nam qui remet en cause le bien-fondé de la destinée manifeste américaine, du scandale du Watergate remettant en cause la confiance dans les institutions américaines et le début de la crise économique qui fait perdre foi dans le rêve américain.
Divers sondages traduisent en effet ce mal-être qui traverse la société américaine. Le centre de recherche sur l’opinion publique de l’Université du Michigan révèle en 1972 que 53% des Américains interrogés croient que « le Gouvernement est aux mains de grands intérêts économiques qui travaillent pour leur seul profit ». En 1975, un organisme catholique effectue un sondage révélant que 83% des personnes interrogées pensent que “les responsables qui dirigent le pays” ne disent pas la vérité. Enfin, le New York Times révèle dans ces mêmes années que des analystes d’opinion publique s’adressant au Comité du Congrès affirment que « la confiance du public à l’égard du gouvernement et de l’avenir économique du pays était sans doute à son plus bas niveau depuis qu’il est possible de calculer scientifiquement ce genre de choses ».
L’ensemble de ces facteurs artistiques et politiques convergent alors pour produire ce que le journaliste américain Peter Biskind a nommé en 1998 « le nouvel Hollywood ». Ces jeunes cinéastes trentenaires pétris des évolutions cinématographiques européennes vont pouvoir imposer leurs vues artistiques face à l’affaiblissement du pouvoir des studios.
Le critique français Jean Baptiste Thoret va jusqu’à parler d’une «Prise d’assaut de la citadelle hollywoodienne ».
Biskind fait débuter ce mouvement par la sortie de Bonnie and Clyde d’Arthur Penn en 1967, qui devait initialement être réalisé par François Truffaut ou Jean Luc Godard. Cette œuvre présente une vision idyllique et révolutionnaire du célèbre couple de gangsters avec une mise en scène sauvage et violente à l’image de la scène finale qui montre l’assassinat du couple de manière frontale. Pauline Kael, critique au New-Yorker, déclarait à l’époque « Bonnie and Clyde montre sur grand écran cet espace public terriblement révélateur des choses que les gens ressentent en ce moment, des choses dont ils parlent et sur lesquelles on écrit beaucoup ».
Le cinéma américain, auparavant outil de fabrique du rêve américain et du consensus national, s’est désormais transformé en fenêtre sur le paysage politique américain. Si l’analogie est faite par Pauline Kael vis-à-vis de la violence du conflit vietnamien, la génération de ces jeunes réalisateurs qui émerge n’hésite pas à traduire le scepticisme général vis-à-vis des mythes américains et de la société actuelle en appuyant sur les défauts du système américain. La génération de ces nouveaux cinéastes va ainsi réaliser pléthore de films critiques sur les fondations de la société américaine : le rêve américain [1], les institutions américaines [2]. Enfin, ces films sont aussi témoins d’un mépris pour une vision idyllique en préférant montrer la violence des structures sociales [3] et refusent aussi le traditionnel happy end qui avait autrefois lieu même pour les films critiques du système américain.
Enfin en 1977 Friedkin réalise un remake du film Le salaire de la peur (1953) de Clouzot, Sorcerer, avec un aspect critique sur le pouvoir. Mais son film termine en fiasco total du fait de la sortie conjointe avec Star Wars. Le critique Samuel Blumenfeld déclare ainsi : « Le public américain de la fin des années 70 voulait voir un film dans l’espace, déconnecté du réel, où la frontière entre le bien et le mal est clairement délimitée, plutôt qu’un film dans la jungle, dont les quatre personnages principaux sont à la base des ordures. Et qui en plus tient un discours politique dénonçant la mainmise des multinationales américaines sur l’Amérique du Sud ».
Une fois de plus ces évolutions cinématographiques sont en corrélation avec les évolutions politiques. En 1974, Nixon quitte la Présidence face aux révélations du Watergate. Il est remplacé par Ford tandis les troupes américaines quittent définitivement le Viet-Nam en 1975. À cela s’ajoute en 1976 les célébrations du bicentenaire de l’indépendance américaine qui ravivent le patriotisme américain et les mythes fondateurs de la société américaine, alors qu’en 1979 la prise des otages américains lors de la révolution iranienne est vue comme une grave humiliation par une majorité d’Américains. Enfin, dans son récent essai La société ingouvernable : une généalogie du libéralisme-autoritaire (2018), le philosophe français Grégoire Chamayou démontre à partir de multiples archives l’organisation d’une réaction opérée par le haut (milieux économiques, industriels, politiques) face aux luttes écologiques, politiques et sociales qui agitaient la société américaine au début des années 70.
La porte du paradis : Le chant du cygne du nouvel Hollywood
Pourtant, en février 1979, tout laisse à songer que le nouvel Hollywood a encore de beaux jours devant lui. L’un de ses réalisateurs emblématiques, Francis Ford Coppola remet à Michael Cimino l’oscar du meilleur réalisateur pour The Deer Hunter (Voyage au bout de l’enfer), fresque de trois heures évoquant le conflit vietnamien depuis l’oeil de trois cols bleus de Pennsylvanie.
Auréolé par ce succès, Cimino signe avec United Artists un contrat lui donnant carte blanche pour réaliser le film La Porte du Paradis. Le scénario écrit dès 1974 évoque de manière romancée un événement sombre et peu connu de l’Histoire américaine, la guerre du Comté de Johnson qui, en 1892, vit un conflit sanglant entre des paysans immigrés originaires de l’Europe de l’est et une association de propriétaires fonciers soutenue par les autorités fédérales américaines.
Rapidement, la production du film va dépasser les prévisions avec un tournage de sept mois au lieu de deux et un budget prévisionnel qui va être dépassé pour atteindre le chiffre de 44 millions de dollars (ce qui équivaut aujourd’hui à un budget digne d’une superproduction Marvel). Le montage aboutit alors à une durée finale de 3H39. Le film sort en novembre 1980. Il est étrillé d’une manière particulièrement violente par la critique puis retiré au bout d’une semaine d’exploitation par United Artists pour refaire le montage. Le film ressort en 1981, avec cette fois une durée de 2H30 mais rien n’y fait. Il est retiré au bout d’une semaine d’exploitation. Quelques mois après, la société United Artists fait faillite.
Beaucoup expliquent alors l’échec de La porte du paradis par la mégalomanie de Cimino. D’un point de vue artistique, nombreux sont ceux qui lui reprochent la durée beaucoup trop longue du film faite d’ellipses, son style trop européen, contemplatif et la lenteur du rythme. Enfin, la faillite de United Artists n’est pas directement liée à l’échec de La porte du Paradis mais plutôt de la réalisation d’une dizaine de films non sortis la même année.
L’échec de La porte du Paradis symbolise quelque chose de plus important. Le film sort deux semaines après l’élection de Ronald Reagan. Ancien acteur de série B, ayant participé directement à la chasse aux sorcières à Hollywood en tant que président de la SAG (Screen Actor Guild), il fait ses premières armes politiques en militant activement auprès du candidat républicain à la présidence de 1964 Barry Goldwater, partisan de la suppression de la sécurité sociale, des droits civiques, et de l’usage de l’arme nucléaire.
Après 10 ans en tant que gouverneur de Californie, Reagan est élu en 1980 sur un programme libéral-conservateur associé à une volonté de retour aux mythes fondateurs de la société américaine. Jean Baudrillard écrit à ce propos dans son excellent essai Amérique (1998) : « L’Amérique entière est devenue californienne, à l’image de Reagan. Ancien acteur, ancien gouverneur de Californie, il a étendu aux dimensions de l’Amérique la vision cinématographique et euphorique, extravertie et publicitaire, des paradis artificiels de l’Ouest. Il a installé une sorte de chantage à la facilité, renouvelant le pacte primitif américain de l’utopie réalisée. (…) Si l’utopie est réalisée, le malheur n’existe pas, les pauvres ne sont plus crédibles. Si l’Amérique est ressuscitée, alors le massacre des Indiens n’a pas eu lieu, le Vietnam n’a pas eu lieu. ».
Or La porte du paradis est une charge frontale contre l’ensemble de la mythologie américaine tel que le rêve américain, la conquête de l’ouest, le mythe du self made man, l’optimisme mais surtout celui de la terre vierge américaine faisant normalement abstraction des classes sociales. En effet lors de la réunion des propriétaires qui décide de l’exécution des émigrés, l’un des personnages principaux déclare « Je suis prisonnier de ma classe », ce qui valut ainsi à Cimino d’être accusé de crypto-marxisme par différents critiques.
La porte du paradis est donc un film anachronique dans cette nouvelle période de résurrection des mythes américains. Il est victime d’une réaction artistique symbolique des années Reagan. La décennie qui suivra verra alors une large reprise en main de la production cinématographique par les studios tandis que le cinéma américain des années 80 n’est pas exempt de « l’effet Kaboul »[4], avec un retour de l’opposition binaire du bien contre le mal et le retour du mythe from rags to riches, malgré quelques productions indépendantes tel que Reds de Warren Beatty en 1981.
La porte du paradis est ainsi « l’inutile cassandre » énoncée à la société américaine à l’aube d’une décennie qui verra l’installation durable du paradigme néoconservateur et néolibéral
Cimino réussira malgré tout à retourner à la réalisation 5 ans plus tard avec L’année du dragon (1985), film noir où il fait dire à l’un de ses personnages : « Plus personne ne se souvient de rien dans ce pays ».
La période du Nouvel Hollywood a ainsi accompagné artistiquement la grande vague de contestations qui a touché la société américaine. Le rôle politique du cinéma a aussi eu une forte importance durant les années 70 dans d’autres pays tel l’Italie au travers de réalisateurs comme Elio Petri qui dans des films marquants comme Enquête sur un citoyen au dessus de tout soupçon(1971) ou Todo Modo(1977) dresse un réquisitoire puissant du pouvoir italien en pleines années de plomb.
[1] La Lauréat, Le Plongeon, Cinq pièces faciles
[2] À cause d’un assassinat, Conversation secrète
[3] Macadam Cowboy, Un après-midi de chien, Taxi Driver
[4] Cette formule est de Olivier Duhamel et Jean-Luc Parodi
Bibliographie:
Jean Baudrillard, Amérique, Le Livre de Poche, 1998
Anne-Marie Bidaud, Hollywood et le rêve américain: Cinéma et idéologie aux Etats-Unis, Armand Colin, 1994
Peter Biskind, Le nouvel hollywood, Le Cherche Midi, 2002
Pierre Conesa, Hollywar, Robert Laffont, 2018
Jean Baptiste Thoret, Le Cinéma Américain des Années 70, Cahiers du Cinéma, 2017
Philippe Mangeot est professeur de lettres, ex-président d’Act-Up Paris (entre 1997 et 1999), co-fondateur de la revue Vacarme, co-scénariste du film 120 battements par minute de Robin Campillo (Grand Prix du Festival de Cannes 2017). LVSL l’interroge sur son métier de professeur et sur la pluralité de ses engagements dans le dialogue entre art et politique et pour la défense des minorités, depuis les années 1990 à Act-up jusqu’au combat pour l’accueil des étrangers en France. Entretien réalisé par Christine Bouissou et Sarah De Fgd, retranscrit par Dany Meyniel.
LVSL : Vous êtes au cœur des luttes et des batailles intellectuelles qui ont secoué la France ces vingt dernières années. Vous reconnaissez-vous dans cette image d’intellectuel militant ?
Philippe Mangeot : Je me définis d’abord comme prof, car c’est à la fois le point de départ qui a permis le reste, et le point d’arrivée, que le reste nourrit. J’ai eu la chance d’être salarié très tôt, ayant intégré l’École Normale Supérieure. Cela m’a fait entrer dans un destin et une carrière de fonctionnaire. Or le métier de prof est compatible avec d’autres activités, militantes ou non. Ce n’est bien sûr pas qu’on y travaille moins (que ceux qui en douteraient viennent partager une semaine de la vie d’un enseignant !) ; c’est qu’en dehors des heures de cours, l’emploi du temps dévolu au travail peut s’organiser avec souplesse et permet, à cet égard, de mobiliser du temps pour un travail bénévole. On le sait, les activités dans les associations et dans tout lieu où se produit une richesse sociale non-salariée exigent des emplois du temps relativement élastiques. C’est le cas des étudiants, c’est le cas aussi des enseignants, d’où leur présence très forte dans les groupes militants. Si j’ai lutté, dès la fin des années 90, pour un revenu universel et garanti, c’est parce qu’il me semble crucial que soient reconnues cette immense richesse sociale et ses conditions matérielles de production.
Je me définis donc comme prof et c’est un choix politique d’autant plus concerté que beaucoup de mes interlocuteurs préfèrent me présenter aujourd’hui par mes autres activités – celles de militant associatif, de co-fondateur et animateur de la revue Vacarme[1], etc. – comme si ces activités n’avaient pas été constamment irriguées par ma pratique d’enseignant. Peut-on vraiment trancher quant à la question d’un partage entre militantisme et enseignement ? Je ne crois pas. Être prof, c’est être un acteur politique au sens fort … Je ne parle pas évidemment de la politique, on sait que la neutralité des profs est un sujet délicat et, dans l’espace de la classe, j’essaie autant que possible de maintenir mes convictions politiques à distance.
« Être prof, c’est être un acteur politique au sens fort »
Je me souviens d’un étudiant de Khâgne qui m’avait demandé, après deux ans de cours, si j’étais de droite ou de gauche ! Ça m’avait stupéfait, mais en même temps, j’avais trouvé cela intéressant parce que cela signifiait que ma façon d’être de gauche n’entrait pas dans les canons habituels… Je considère en tout cas que le travail que je fais sur les textes fait comprendre qu’être prof c’est être en même temps un intellectuel militant, ne serait-ce que parce qu’il s’agit de faire des étudiants les responsables du sens qu’ils produisent dans leur lecture des œuvres.
LVSL : Votre vie semble être un combat continuel, un engagement pluridisciplinaire et atypique, la place de l’art y est centrale. Comment l’art s’articule-t-il avec votre engagement militant ?
PM : C’est d’abord une question d’appétence. Je pense que l’art est dès le départ un lieu d’expérience et de projection de mes désirs. Et j’aime que s’en mêlent le politique, les questions de représentation, de « partage du sensible » comme dit Jacques Rancière[2], et qu’il faut distinguer des idéologies. Cela ne veut bien sûr pas dire que l’art est indemne d’idéologie : notre travail vise alors à les identifier, à les déconstruire. Mais l’art est politique quand, au-delà des idéologies dont il procède, il reconfigure l’espace visible et les hiérarchies sensibles et intellectuelles. Je parle ici d’art au sens large : les textes, les poèmes, les livres, la peinture, la musique… tout ce qui est affaire d’expression, de subjectivité altérée, modifiée, métamorphosée, travaillée par autre chose. Bref, là où l’art est une expérimentation politique. C’est le sens de ce que je fais, depuis toujours comme étudiant, puis comme enseignant en littérature et ce, quel que soit l’âge des élèves… Car je ne pense pas avoir été un prof différent entre le collège et une classe préparatoire. Il fallait trouver les moyens d’être le même prof, tout en rendant possible un partage. Fondamentalement, je n’ai pas enseigné des choses différentes. D’ailleurs j’ai vite compris que les textes réputés les plus difficiles sont ceux qu’on a intérêt à travailler tôt, même et surtout dans les classes réputées faibles, car ils nous mettent à égalité par leur difficulté.
Ce nouage de l’art et du politique a été fondateur. Je n’étais pas un militant quand j’étais lycéen ou étudiant. J’ai fait mon entrée en politique en rejoignant Act Up. C’était en 1990, j’étais séropositif au VIH depuis cinq ans. Et ce sont des questions de représentation qui m’ont déterminé à le faire ; j’étais fâché de la façon dont on parlait du sida, à un certain moment de la réception du livre d’Hervé Guibert[3] sur la maladie. Je ne comprenais pas qu’on puisse encore raconter la souffrance et la mort en en faisant une expérience du sens, une épiphanie qui, d’une certaine façon, justifiait le scandale de cette épidémie. J’estimais au contraire qu’il fallait inventer d’autres histoires, d’autres formes pour être à la hauteur du défi terrible qu’a constitué le sida pour ma génération. Ma plongée en politique est donc liée à la question de l’expression artistique et de l’art.
« Ma plongée en politique est liée à la question de l’expression artistique et de l’art »
D’ailleurs ce n’est pas une coïncidence si Act Up s’est autant intéressée à la question esthétique, notamment à travers le travail du graphisme des affiches. Mais il en allait surtout d’une certaine esthétique de l’écriture, de ce que nous avons appelé « la politique à la première personne », d’un type d’actions publiques qui s’apparentent à des performances. C’était tout à fait nouveau dans le champ politique français de cette époque. Plus tard il y aura Vacarme, qui est à la fois une revue politique et culturelle : culturelle parce que politique, politique parce que culturelle.
LVSL : Votre implication en tant que “grand invité de la parole” du Centre Pompidou, où vous animez l’Observatoire des passions contemporaines[4] s’inscrit donc en continuité avec votre parcours ?
PM : Quand le Centre Pompidou m’a contacté, je réfléchissais à la façon dont, au tournant du 18e et du 19e siècles, on avait cessé de penser l’être humain en termes de déterminations passionnelles pour l’envisager dans ses déterminations économiques et sociales. Il y avait là une mutation anthropologique fascinante. Or il est évident qu’on n’en a pas fini avec le passionnel. Voyez par exemple la façon dont on a vu surgir, depuis une trentaine d’années, une économie, une histoire des émotions… J’étais par ailleurs frappé par le fait qu’on disposait, avec le Net, d’un instrument qui mettait à portée de clic une immense archive et un terrain de jeux de l’intégralité des passions humaines, y compris les plus malsaines… Qui veut voir un assassinat, aujourd’hui, le peut. On peut commander et commanditer des choses terribles… Il m’a donc semblé intéressant de remettre en jeu la vieille question du traité des passions. Le moment a coïncidé avec la sortie de 120 battements par minute, c’était pour moi une façon de commencer autre chose.
LVSL : Quels sont selon vous les grands défis du système éducatif français, notamment en termes d’inégalités qu’il contribue à perpétrer ? Quel est votre avis sur cette question, depuis votre place actuelle de professeur dans une classe préparatoire ?
PM : Mon opinion n’engage bien sûr que moi : je ne suis pas syndicaliste, et je ne me suis pas engagé collectivement sur ce terrain. Je prendrai donc toutes les précautions possibles. Mais permettez-moi de défendre ici les classes préparatoires. Si aujourd’hui je travaille dans des classes prépa relativement prestigieuses au lycée Lakanal (Sceaux), cela n’a pas toujours été le cas. J’ai auparavant enseigné auprès d’étudiants aux résultats bien plus fragiles, la sélection à l’entrée était faible voire inexistante, mais les moyens dont nous disposions étaient plus élevés que ceux dont l’université d’aujourd’hui dispose pour s’occuper au cas par cas de ces étudiants. Or je sais d’expérience que certains d’entre eux auraient été menacés d’abandon à l’université. Il en va des moyens, évidemment – non de la qualité supposée des enseignants. Beaucoup de mes amis enseignent à l’université, je les vois soumis à la pression des publications et pris dans une logique où le temps dévolu à l’enseignement et celui consacré à la recherche sont comme mis en concurrence, ce qui est désolant, eu égard à leur vocation d’enseignants-chercheurs. Ce qui, surtout, rend difficile l’accompagnement des étudiants de première et deuxième années notamment, à un moment crucial de leur parcours. Je défends donc le système des classes préparatoires auquel je participe. Il ne s’agit pas de généraliser l’idée d’une propédeutique telle qu’elle est enseignée en prépa, l’offre éducative doit être aussi diversifiée que possible. Mais il s’agit, en revanche, de faire en sorte que le type d’accompagnement des études procuré en prépa puisse être étendu à tous les étudiants de licence. Dans un système profondément injuste, la suppression des classes préparatoires, telle que je l’entends préconisée ici ou là, ne résoudrait nullement la question de l’injustice.
« Dans un système profondément injuste, la suppression des classes préparatoires ne résoudrait nullement la question de l’injustice »
Autre grand chantier bien sûr – mais je n’y ai jamais exercé : l’enseignement professionnel qui reste aujourd’hui négligé, considéré comme une zone de relégation – ce qui constitue un problème a minima symbolique, puisqu’il est le plus souvent un choix par défaut.
Il y a par ailleurs un énorme travail à faire sur la représentation du métier enseignant, qui va de pair évidemment avec sa revalorisation. Les classes où j’enseigne sont théoriquement destinées à former de futurs enseignants. Or très peu de mes étudiants souhaitent devenir professeurs. Ce n’était pas le cas il y a 30 ans. Pourquoi cette désaffection ? Pour des raisons matérielles bien sûr, mais aussi pour une série de préjugés sur le métier. Je suis souvent effaré quand j’entends que l’école doit redevenir un lieu d’autorité. Je crois qu’elle n’a jamais cessé de l’être, je suis même interloqué par la façon dont elle l’est. Tout se passe comme si l’école s’était reverrouillée depuis les années 1970, alors même que la question de l’autorité, des rapports de pouvoir, des rapports d’égalité, a très largement évolué dans les familles, dans la rue, etc. L’un des problèmes auquel nous sommes aujourd’hui confrontés est l’écart qui se creuse entre l’école et le reste des institutions sociales. Il y a à faire dans l’école en cette matière ! Pour l’heure, elle reste un lieu stable et conservateur. J’ai un pouvoir considérable quand je suis face à une classe…
LVSL : On vous qualifie souvent d’intellectuel engagé militant. Qu’est-ce qu’un intellectuel ? On réserve souvent ce qualificatif aux universitaires…
PM : Un universitaire, c’est un savant ; un intellectuel, c’est quelqu’un qui fait un pas de côté et qui depuis sa propre discipline – discipline universitaire mais pas seulement – s’agence à d’autres lieux, à d’autres instances pour penser ce qui arrive. C’est également quelqu’un qui produit, selon différents agencements de production. La notion même d’intellectuel a bien sûr évolué dans le temps. Sartre a sans doute été le dernier à incarner la figure des intellectuels « universels ». Le modèle des « intellectuels spécifiques » tels que Foucault les identifiait, l’a emporté : des intellectuels engagés dans une discipline singulière, qui pensent la politique du savoir qu’ils produisent (ce qui les distingue des « experts »), et qui font ce pas de côté et mettent leur savoir et le pouvoir social dont ils bénéficient, au service de luttes, au service de ceux qui n’ont pas encore la parole. Il s’agit là d’une une action éminemment intellectuelle.
Personnellement j’ai surtout connu des configurations intellectuelles collectives. Une association comme Act Up, une revue comme Vacarme sont des intellectuels collectifs : des agencements de savoirs et d’expériences multiples qui produisent de la pensée. Ce que j’appellerai aujourd’hui intellectuel, c’est donc une production de pensée à la faveur d’un pas de côté et d’un agencement spécifique.
« Ce que j’appellerai aujourd’hui intellectuel, c’est une production de pensée à la faveur d’un pas de côté et d’un agencement spécifique »
Il faut en effet toujours du collectif, c’est pour cela que l’université est potentiellement une fabrique d’intellectuels mais elle n’est pas le lieu des intellectuels. En outre il y a beaucoup d’intellectuels qui précisément font le choix d’aller travailler en collège, ou ailleurs. A ce moment-là, ils sont dans une logique intellectuelle.
LVSL : Concernant votre engagement pour la défense des minorités, et précisément dans la lutte contre le sida : le film « 120 battements par minute » a-t-il servi la cause, et pour quels effets ?
PM : Le film de Robin Campillo s’inscrit dans un travail de mémoire, d’éclairage des luttes d’aujourd’hui. Reste que faire un film, participer à son écriture comme ce fut mon cas, procède le plus souvent d’une nécessité personnelle. Si j’ai répondu favorablement à la proposition que Robin m’a faite de revenir sur ce qui avait été notre histoire, c’est notamment parce que je voyais que les jeunes gens d’aujourd’hui, qui ont l’âge que nous avions à l’époque, ignoraient tout de cette histoire. Il était donc temps de leur en parler, vingt ans ou trente ans plus tard, quand le chagrin s’est déposé et qu’on peut y revenir.
Mais l’essentiel est peut-être ailleurs. Pour ma part, j’avais en tête deux questions très intimes, qui ont irrigué l’écriture du film. La première porte sur l’amour : est-ce que je l’aime parce qu’il va mourir ? Est-ce que je l’aime parce que je vais mourir ? La seconde est plus politique : où s’arrête le politique ? Y a-t-il encore du politique quand on est dans une chambre d’hôpital, confronté à l’imminence de la mort ? C’est sans doute pour me colleter avec ces questions que j’ai accepté de co-écrire ce film. On écrit toujours d’abord pour soi, pour s’affronter à quelque chose d’obscur en soi. Le film ou le livre sont la configuration de cet affrontement. Il en résulte une œuvre, un objet dont on se détache et c’est alors à chacun d’en faire quelque chose.
Quant aux effets que le film a eus sur Act Up proprement dit, ils sont difficiles à évaluer, mais force est de constater qu’ils ont été potentiellement explosifs. Je parle d’une Act Up que je connais mal : cela fait 15 ans que je n’y milite plus. Y sont arrivés des gens qui ont voulu retrouver l’Act Up du film, ils apportaient une sorte de désir et d’énergie vraiment magnifiques mais décalés et beaucoup plus radicaux que l’Act Up d’aujourd’hui. Car on ne meurt plus du sida en France, sauf pour les malades dans des situations d’extrême précarité. Le film a contribué à déstabiliser l’association, jusqu’à la scission.
LVSL : De l’engagement à Act Up à votre action en faveur des sans-papiers, quelle est la cohérence ?
PM :Act Up est une association de personnes atteintes par le sida. De ce point de vue, il y a une différence fondamentale avec le combat pour les sans-papiers, parce qu’à Act-up je parlais à la première personne, en tant que malade. Si je m’engage dans la lutte pour l’accueil des étrangers, c’est en tant que citoyen de mon pays.
Mais au-delà de cette différence, il y a un lien fondamental. À Act Up, j’ai appris que lutter contre le sida, c’est faire autre chose que lutter contre le sida : c’est lutter pour l’éducation, pour un changement des représentations, pour les personnes les plus précarisées parce que les épidémies s’installent au lieu même de la précarité ; c’est lutter sur la question des prisons, sur la question des drogues, sur la question des brevets. Bref, partant d’une question spécifique et singulière, on en vient à élaborer une vision et des exigences de politique générale. La question des étrangers en France était une question cruciale à Act Up, d’abord parce qu’on expulsait des étrangers malades dans des pays où ils n’auraient pas de traitement, ce qui revenait à les condamner. Nous nous sommes battus pour qu’ils soient réputés inexpulsables. Nous avons d’abord gagné, mais ce n’était qu’une victoire provisoire : le durcissement des lois successives sur les étrangers a eu raison de cette protection pourtant élémentaire.
Il y a enfin une parenté structurelle entre ces combats. Le premier geste d’Act Up, c’est la prise de parole : « à vous qui considérez que le sida est une maladie honteuse et qui voudrez nous acculer au silence, nous allons dire haut et fort que nous sommes pédés, drogués, malades du sida ! Nous prenons la parole en notre nom ». Or il en est allé de même des coordinations de sans-papiers. Être sans-papiers, c’est être condamné à raser les murs, dans la clandestinité. En se rassemblant comme ils l’ont fait, les étrangers sans-papiers ont refusé ce destin mortifère, ils ont construit un discours public en leur nom propre et ont inventé par là un nouveau sujet politique.
Du mouvement des malades du sida à celui des sans-papiers, il y a donc l’invention d’un mode d’intervention politique qui n’existait pas véritablement avant les années 1990. Ont émergé ensuite de nouveaux relais tels que – justement – la revue Vacarme dans laquelle se sont retrouvés des membres d’Act Up, du Gisti[5], des associations de précaires. Plus tard, pendant le quinquennat de Nicolas Sarkozy, certains d’entre nous ont créé, avec Michel Féher et Eric Fassin, l’association « Cette France-là[6] ». Il s’agissait d’établir un annuaire des politiques d’immigration visant à les documenter via, notamment, des récits de vie de personnes expulsées. Nous avons également fait des enquêtes sur les pratiques des préfets auxquels les autorités fixent des objectifs chiffrés en matière d’expulsions, mais également sur les institutions, comme certains hôpitaux dont les patients étrangers étaient envoyés en centre de rétention une fois soignés. Nous interrogions surtout la rationalité, ou l’irrationalité à l’œuvre dans ces politiques. Tous les rapports, des plus officieux aux plus officiels, attestent de l’intérêt économique de l’accueil d’étrangers en France, indépendamment même des valeurs de solidarité et du sentiment commun d’appartenance à l’humanité.
« Tous les rapports attestent de l’intérêt économique de l’accueil d’étrangers en France »
Pourquoi cette politique ? Sans doute parce que, quand on veut faire valoir des résultats, il est plus facile d’en obtenir en expulsant des étrangers qu’en empêchant la fermeture d’une usine.
Aujourd’hui, nous sommes toujours dans cette France-là qui est un État de droit dans lequel est menée une politique totalement abjecte à l’égard des étrangers. Leur vie est infernale pendant quelques années durant lesquelles ils ne peuvent pas travailler légalement car ils n’ont pas de papiers. La logique est bien connue : fuite, emprisonnement, et en dernière instance, on finira peut-être par les régulariser. En matière de santé publique, c’est catastrophique. Il existe un lien entre la précarité des étrangers et la contamination par le VIH sur le territoire français. Une manière de lutter contre le sida en France consiste donc à accélérer les procédures d’attribution des papiers. Autant dire que tous ces combats sont liés.
[1]Vacarme est une revue trimestrielle publiée sur papier et prolongée en ligne, qui mène depuis 1997 une réflexion à la croisée de l’engagement politique, de la création artistique et de la recherche. https://vacarme.org.
[2] Jacques Rancière, Le partage du sensible, Esthétique et politique, 2000, La fabrique.
[3] Hervé Guibert, A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, 1990, Gallimard.
[4]L’Observatoire des passions est une série de soirées mensuelles, à mi-chemin entre le séminaire et la performance, où Philippe Mangeot interroge avec ses invités les passions fondamentales qui les meuvent.
[5] Le Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigré·e·s) milite pour l’égal accès aux droits et à la citoyenneté sans considération de nationalité et pour la liberté de circulation.
[6] Association créée en décembre 2007, Cette France-là se propose de documenter le traitement réservé aux étrangers qui, selon les autorités françaises, auraient vocation à être « éloignés ». http://www.cettefrancela.net
D’Avengers à Godzilla, nombreux sont les blockbusters hollywoodiens à choisir comme antagonistes principaux des « écoterroristes », prêts à commettre des massacres au nom de la protection de la planète. L’occasion de questionner la représentation des crises écologiques à Hollywood, entre prise de conscience des drames à venir et refus des studios d’interroger les causes structurelles de ces crises.
Attention ! Cet article contient des spoilers sur les films Avengers et sur la série Game of Thrones.
La scène restera sans doute longtemps dans les mémoires des spectateurs du monde entier. D’un claquement de doigt, le tout-puissant Thanos raie de la carte de l’univers la moitié des espèces vivantes et clôture ainsi sur une note très sombre Avengers : Infinity War, troisième volet des aventures de la super-équipe de héros Marvel. Générique de fin. Le super-vilain a gagné… du moins, avant qu’une pirouette spatio-temporelle et scénaristique ne défasse son œuvre morbide, dès l’épisode suivant (Avengers : Endgame).
Même vaincu, Thanoss’est d’ores et déjà imposé, à la faveur du colossal succès commercial des deux films (quasiment 5 milliards de dollars de recettes en tout), comme le méchant de cinéma le plus emblématique de la décennie 2010. Originaire de la planète Titan, dernier survivant d’une civilisation si gloutonne en ressources qu’elle a fini par s’éteindre, il est convaincu de la nécessité d’un contrôle radical de la démographie. Qui passe, grandiloquence hollywoodienne oblige, par l’usage d’un artefact surpuissant, le Gant de l’Infini, capable d’anéantir instantanément des milliards de vies. Le Thanos du grand écran n’a pas grand-chose à voir avec l’original des comics, plus empreint de mythologie grecque, de dialectique entre l’amour et la mort – Eros et Thanatos, dont il tire son nom. C’est donc par choix qu’un écoterroriste est mis en scène dans Avengers, une incarnation de la pensée malthusienne poussée à l’extrême. Un choix loin d’être anodin, tant cette figure de méchant motivée par des convictions environnementalistes est devenue courante dans l’industrie du cinéma américaine.
LES NOUVEAUX GÉNOCIDAIRES
On peut même parler d’un nouvel archétype, dont on retrouve des variations dans plusieurs blockbusters très récents. Dans Godzilla II, sorti en mai 2019, le Colonel Alan Jonah libère d’énormes créatures sur Terre afin de régler son compte à l’humanité, qu’il perçoit, au vue de la crise climatique, comme un virus à éradiquer. Point de vue partagé par l’excentrique milliardaire Richmond Valentine dans Kingsman (2014), le scientifique mégalo Carlton Drake dans Venom (2018), ou l’Atlante Ocean Master dans Aquaman (2018). Si tous rivalisent d’ingéniosité dans leurs plans génocidaires (diffuser un signal pour forcer les hommes à s’entretuer, se servir d’un symbiote alien à des fins eugénistes ou tout simplement engloutir l’Homo Sapiens sous les flots), ils se retrouvent dans la même intention – sauver la planète – ce qui passe à chaque fois par une « purification apocalyptique ».
Les antagonistes, à Hollywood, sont les réceptacles des craintes et des haines de l’Oncle Sam. Soviétique durant la Guerre Froide (Rocky IV), arabe après la guerre du Golfe puis le 11 septembre (True Lies), le méchant hollywoodien est le miroir hyperbolique de son époque. Que dire alors de l’occurrence de ces nouveaux bad guys, militants climatiques caricaturés et radicalisés à l’extrême ?
L’EXORCISME DE LA RADICALITÉ
L’industrie hollywoodienne n’est pas exactement un nid de gauchistes radicaux. Ni de radicaux tout court, d’ailleurs. Les gros studios (Disney, Universal, Warner…), multinationales de l’art mondialisé, adhèrent complètement au capitalisme, au libéralisme américain et restent majoritairement proches du Parti Démocrate, sauce Hillary Clinton. Rien de surprenant donc, à les voir représenter négativement la radicalité politique. « Hollywood a besoin de convoquer des figures de radicalité pour mieux les exorciser, pour promouvoir à l’opposé une voie modérée. Quitte à faire, parfois, une association entre terrorisme et gauchisme », explique Gabriel Bortzmeyer, docteur en études cinématographiques.
Dans cette configuration, la coloration écologiste du méchant devient secondaire, prétexte à la dualité classique et purement morale entre le gentil sauveur et le méchant exterminateur. Pratique, puisque cela évite de se poser la question des causes structurelles de la crise environnementale. Dans Avengers, il est évident pour tous les héros que Thanos doit être arrêté pour éviter le massacre, mais la question des ressources limitées dans un monde fini, qui motive Thanos, n’est jamais posée.
Pour Gabriel Bortzmeyer, Hollywood a en effet tendance à « externaliser les causes » dans ces représentations des cataclysmes environnementaux, que ce soit en montrant une catastrophe instantanée ou, ici, en faisant endosser la catastrophe à un fou furieux d’écoterroriste. Il faut dire aussi que le spectacle reste la préoccupation première du blockbuster. Mettre en images l’effondrement soudain est plus simple et surtout plus divertissant que de filmer la pollution invisible, l’empoisonnement silencieux de l’eau et de l’air, etc. Comme le rappelle l’historien et spécialiste de la culture populaire William Blanc,
« La pop-culture n’est pas un documentaire politique. On déplace le discours dans un monde imaginaire et tout fonctionne donc par allusion. »
CONSCIENCE VERTE A HOLLYWOOD ?
Pour William Blanc, il faut quand même voir un signal positif dans l’apparition de ces méchants : celle d’une prise de conscience par Hollywood du problème environnemental. « Ces personnages-là incarnent la crainte que la nature se venge et qu’elle finisse par engloutir l’espèce humaine”, analyse-t-il. “C’est à la fois un discours politique et une soupape cathartique”.
Une catharsis car – vautrons-nous dans le spoil – à la fin, ce sont quand même les gentils qui gagnent. Les méchants sont éliminés, ou vaincus, ce qui est source de soulagement. Game of Thrones et le Roi de la Nuit, devenu allégorie de la menace climatique qui pèse sur les hommes, en livrent un bon exemple. Dans l’épisode 3 de la dernière saison, la jeune Arya tue le Roi de la Nuit d’un coup de couteau. « Quand vous regardez notamment les réactions en live aux Etats-Unis, où les gens regardent ça de manière collective, il y a une explosion de joie”, note William Blanc. “Il y a ce côté “si seulement ça pouvait être comme ça dans la réalité, aussi simple”. Bien sûr, contrairement au Roi de la Nuit, le réchauffement climatique ne sera pas résolu en un coup, il faudra des générations”.
Reste à savoir si la catharsis, la purge des craintes et des passions, est une bonne ou une mauvaise chose dans le cas de l’écologie. Pour Bortzmeyer, pessimiste quant à la conscientisation politique réelle d’Hollywood, « ce procédé alimente les angoisses tout en inoculant un espoir qui les neutralise. Hollywood, loin de refléter des mentalités, administre des affects collectifs à la manière d’un anxiolytique cinématographique”.
Tout dépend, en fait, de ce que retient le public. Surtout, de ce qu’il se réapproprie. « Prenez Game of Thrones”, observe William Blanc. “Dans les manifestations pour le climat, vous verrez des gens avec des pancartes Winter is not Coming. La pop-culture est un point d’appui pour développer un discours militant.Les figures écolos, même les méchants, participent à une ambiance et une prise de conscience politique”. Thanos et les autres super-vilains ne sont, fort heureusement, pas encore érigés en héros de la cause écolo. Mais ils contribuent indirectement à alimenter le débat : des articles très sérieux ont pu être publiés sur le mal-fondé du malthusianisme de Thanos, concluant notamment qu’un contrôle démographique, si radical soit-il, ne servirait à rien et que la clé réside dans un changement de mode de production et de consommation.
Si Hollywood craint toute forme radicale de la politique, c’est qu’il est aussi dans son rôle : divertir le plus grand nombre et ne s’aliéner personne. Au spectateur d’être dans le sien. Libre à lui de débrancher son cerveau, d’ignorer le sous-texte politique, quel qu’il soit, ou bien de le laisser résonner avec sa propre subjectivité politique.
Antonin Baudry est le réalisateur du film à succès « Le chant du loup », dans lequel il met en scène la réaction de la Marine française dans le cadre d’un potentiel conflit nucléaire. Avec les acteurs Omar Sy, François Civil, Mathieu Kassovitz, Paula Beer, Reda Kateb et un budget adéquat, il nous plonge avec brio dans le monde mystérieux des sous-marins, et pose la question de la pertinence des systèmes établis pour répondre aux situations de crise. Par Pierre Gilbert et Pierre Migozzi.
Antonin Baudry est un homme au parcours atypique. Avant de se lancer dans le cinéma, il était diplomate aux États-Unis et conseiller du ministère des Affaires étrangères. Polytechnicien puis normalien, il s’est illustré dans le domaine des arts avec la BD à succès “Quai d’Orsay”, qu’il a écrit sous le pseudonyme d’Abel Lanzac – pour laquelle il a remporté le Fauve d’or (prix du meilleur album de l’année) au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême en 2013 – avant de scénariser lui-même l’adaptation cinématographique éponyme aux côtés de Bertrand Tavernier, ce qui lui a valu une nomination aux César en 2014. Il a également créé à New York, dans le quartier de Manhattan, en 2014, la librairie francophone et francophile « Albertine ».
Ceux qui ont vu le Chant du loup, son premier film, auront noté le réalisme et l’originalité du scénario, qui n’est pas sans rapport avec cette biographie particulière. Avec lui, nous avons voulu parler de son film, mais aussi de géopolitique, du rôle du cinéma dans le “soft power français” ou encore de la mise en récit cinématographique de la crise écologique.
LVSL : Dans Le chant du loup, vous présentez une situation géopolitique complexe, où un groupe terroriste s’empare d’un ancien sous-marin soviétique lanceur d’engins, et tente de déclencher une guerre nucléaire. Pensez-vous qu’une telle situation puisse arriver aujourd’hui, alors que l’État islamique a été vaincu en Syrie ? Quelle est, selon vous, la forme la plus probable que prendra le terrorisme dans les prochaines années ?
Antonin Baudry : Ça dépend de nous… Le terrorisme, ce n’est pas un État, c’est une méthode, donc la méthode s’adapte. C’est une méthode qui consiste à utiliser les forces et les faiblesses de son adversaire. En l’occurrence, plus les médias ici donnent de l’importance à des actes qui seraient liés au terrorisme, plus il y aura de terrorisme.
Là, dans le film, on a des gens qui essaient de prendre le contrôle d’armements, parce qu’ils n’en ont pas. Et ça fait partie des scénarios qui sont redoutés un peu partout, parce qu’évidemment, c’est ce qu’il y a de plus dangereux. Dans le film, ils essaient d’utiliser les faiblesses de leurs adversaires : ce qui fait vraiment des dégâts, c’est notre réaction à nous. La réaction au « 11 septembre » a fait plus de dégâts que le 11 septembre : la guerre d’Irak. Dans le film, la réaction à un missile non chargé risque de faire plus de dégâts que le missile lui-même : déclencher une guerre nucléaire. En fait, le terrorisme c’est un miroir, parce qu’on ne peut pas prévoir les formes qu’il prendra, surtout si on ne voit pas clair sur la société dans laquelle on veut vivre.
L’État islamique a perdu du terrain, oui… Mais le terrorisme en reprendra, sous une forme ou sous une autre. C’est un film qui se situe dans un futur qui va de nos jours jusqu’à dans 10-15 ans. Quand un groupuscule terroriste meurt, un autre émerge. Je ne pense pas, malheureusement, que la source de conflits soit tarie.
Dans le film, cette question sur l’arme nucléaire, c’est évidemment pris dans un contexte qui me semble assez réaliste, en tout cas j’ai fait beaucoup de recherches pour que ça soit réaliste. Mais c’est aussi une métaphore plus large, c’est-à-dire qu’on vit dans un monde où l’homme peut se détruire lui-même, et c’est quand même assez nouveau. L’arme nucléaire, c’est un symbole de tout ça, mais on peut aussi penser à l’environnement, au changement climatique, etc. La question qui est posée dans le film, c’est : qu’est-ce qui peut nous sauver de la menace qu’on fait nous-mêmes peser sur le monde ? Est-ce que ce sont les systèmes de manière générale ? Les systèmes d’alliances diplomatiques, le système militaire, les systèmes politiques… ou est-ce que ce sont des relations humaines, de conscience à conscience, ou est-ce que c’est un mélange de tout ça ?
Je n’ai pas de réponse, et le film n’en apporte pas vraiment non plus, mais je pense qu’il pose ces questions-là.
LVSL : Le cinéma français – actuel, et même en général – peut-il se permettre de jongler avec des faits géopolitiques d’actualité dans des films de divertissement, comme le font les films américains depuis les années 50, ou même les séries depuis les années 2000 (on pense à « 24 heures chrono », par exemple) ? Vous a-t-on fait des remarques du côté du Ministère des Affaires étrangères par exemple ? Peut-on parler de tout, aujourd’hui, dans un film en France ?
A.B. : La réponse est oui ! J’en ai été très agréablement surpris. Même si ce film a nécessité une collaboration avec l’Armée, à aucun moment il n’y a eu de quelconque tentative pour influencer le discours, ou ce qu’on montrait… Je pense qu’il y a, en France, un vrai respect de l’auteur, qui s’est propagé à tous les niveaux de la société, y compris dans l’armée.
Je suis persuadé qu’un film comme celui-là aux États-Unis, n’aurait pas vu le jour parce que la Marine américaine n’aurait pas supporté qu’à la fin, un sous-marin soit coulé, qu’il n’y ait pas de méchants qui meurent, pas de gentils qui s’en sortent bien. Ç’aurait été à la fois briser les codes d’Hollywood, et à la fois, ça aurait probablement posé un problème à la Marine. En France, on peut faire ça, oui.
Et je trouve important qu’en France et en Europe, on crée nos propres images du monde, et quand vous demandez « est-ce qu’on peut, sous forme de divertissement, parler du monde ? », je pense qu’on peut et on doit, à condition cependant de ne pas manipuler, ne pas raconter n’importe quoi.
C’est pourquoi j’ai voulu que cette histoire soit réaliste. J’ai voulu m’assurer que tous les mécanismes que je décrivais soient réalistes. Que ce soit à l’intérieur du sous-marin, l’irréversibilité d’un ordre de tir nucléaire une fois que le Président l’a envoyé, tout cela est totalement exact. Je ne me serais pas amusé à inventer des choses comme ça pour créer des rebondissements scénaristiques, ce sont des sujets graves, il ne faut pas raconter n’importe quoi.
Cela dit, qu’on puisse en faire de l’aventure, c’est important aussi ! Ça permet aussi de faire prendre conscience du moment dans lequel on vit à un plus grand nombre. Quand j’ai plongé pour la première fois dans un sous-marin, et que j’ai vu pour la première fois les missiles nucléaires dans leurs silos, avec des gens qui font des entraînements toutes les semaines pour qu’ils soient prêts à partir à tout moment, ça m’a fait un drôle d’effet ! Comme beaucoup de gens, je sais que ces missiles existent, mais le fait de les voir, prêts à partir… Moi, en plus, j’ai des enfants assez jeunes. Ma fille n’a pas du tout conscience de cet aspect-là du monde dans lequel elle vit, ça m’a fait d’autant plus d’effet. Mais ça existe bel et bien, et je pense que c’est important de faire connaître au public les questions que ça pose. Je pense qu’il ne faut ni se censurer, ni renoncer aux images et se dire qu’Hollywood devrait avoir le monopole de la représentation de ce sujet, ça suffit… On n’a pas la même vision du monde qu’eux.
LVSL : Justement, comment s’est passée votre collaboration avec la Marine ? C’est peu commun en France que l’Armée, qu’on appelle « La Grande Muette », facilite ce genre de projets, alors quel est l’intérêt pour eux, et comment avez-vous fait pour les convaincre ?
A. B. : La relation de confiance est difficile à instaurer avec les sous-mariniers, mais une fois qu’elle s’instaure, elle est là. En fait, leur préoccupation à eux était vraiment qu’on ne révèle pas des choses qui pouvaient porter atteinte à leur sécurité… Typiquement, ils étaient vraiment nerveux sur la profondeur maximum jusqu’où peuvent descendre les sous-marins, etc. Ce ne sont pas des choses qui sont cinématographiques, en fait, donc ça ne me posait aucun problème de ne pas révéler. À partir de là, il n’y avait plus de méfiance de leur côté, pas de problèmes. Après, c’est toujours excitant pour tout le monde qu’un film raconte un peu votre métier. Si je voulais faire un film sur vous, je pense que vous seriez content !
Il y a une convention qui se met en place entre la production et la Marine, parce que ce n’est pas rien. Les sous-marins ont des missions. On ne savait pas où se mettre dans leurs exercices pour ne pas créer de complications, mais il y a eu toute une logistique, il n’y a pas eu de débat moral parce qu’il n’y a pas eu d’empiètement. À partir du moment où on ne révélait pas des informations qui peuvent mettre en danger leurs systèmes ou leurs personnes, il n’y avait pas de tentatives de contrôler le message. Ça n’a posé de problèmes, ni à nous ni à eux. Honnêtement, je pense que l’idée de la Grande Muette, c’est une idée d’une autre époque.
LVSL : Et pour eux, quel intérêt ?
A. B. : Ça, je n’en sais rien, il faut le leur demander. Il y a déjà un engouement du fait qu’on raconte votre métier ! Il y a plein de films américains sur les sous-mariniers américains, il y a eu des films en France sur les gens de l’Armée de l’Air, et de Terre… Peut-être que les gens de la Marine étaient un peu frustrés aussi… Ce sont des gens qui disparaissent pendant 70 jours sous l’eau, sans communication avec personne. Il y a un côté complètement fou dans leur mission… Même leurs femmes, enfants, frères et sœurs, mères et amis, ne savent pas où ils vont ni comment c’est à l’intérieur, ils ne sont jamais rentrés dans un sous-marin… Il y a plein de gens qui me disent, après avoir regardé le film, « ça y est, je sais ce que fait mon père, maintenant ! »
Ils n’ont pas le droit de parler, ils n’ont rien le droit de dire, donc je pense qu’il y avait de ça aussi, il y a un plaisir à voir une représentation de ce qu’on fait.
LVSL : Aviez-vous conscience que, pour porter à l’écran un tel récit, vous deviez disposer d’un budget très conséquent, rare dans le cinéma français, relevant même de l’exceptionnel, voire de l’inédit, pour un premier long métrage. Le besoin de réunir un casting prestigieux et populaire était-il une condition sine qua non à l’existence du film ? Pour des questions de financement, ou était-ce une volonté personnelle dès le début du projet ?
A. B. : Quand j’ai écrit le film, je ne me suis absolument pas soucié de ça. La seule chose dont je me suis soucié, c’est d’écrire un film que j’avais envie de voir, et j’ai fait abstraction de la gestion de production qui pouvait avoir lieu après.
Ensuite, une fois que j’ai eu ce scénario sur la table, j’ai eu envie de le faire tel quel, et je suis effectivement tombé sur des producteurs qui avaient envie de prendre ce risque, de faire en France un film qui sorte de l’habituel et de le faire sérieusement.
Quand on m’a dit « oui », j’ai eu très peur, je me suis dit « merde, on va le faire pour de vrai ! ». Et je me suis demandé dans quoi je m’étais fourré, parce qu’effectivement, c’était mon premier film et ça me mettait une sacrée pression. Mais en même temps, c’était ce dont j’avais toujours rêvé.
C’est évident, quand on se lance dans un projet comme ça, qu’on a des producteurs qui jouent le jeu, je n’allais pas leur dire « les gars, vous savez quoi, j’ai une super idée, on va prendre 4 mecs qui n’ont jamais fait un film »… Je ne pouvais pas les mettre à ce point-là dans la merde. Donc, forcément, on essaie de trouver aussi des gens dont on se dit que ça va aider à ce que le public rencontre le film, mais il n’y a jamais eu de contrainte de type « il faut tel ou tel acteur ».
Moi, je n’étais pas du tout hostile à l’idée qu’il y ait des gens connus dans le film, j’étais hostile à l’idée que le héros soit quelqu’un qu’on a vu et revu. C’est quelqu’un qui sort d’un monde invisible, il faut qu’il ait cette « fraicheur ». C’est pour ça que j’étais ravi avec François Civil : il a fait plein de films, mais ce n’est pas quelqu’un dont on se dit, quand on le voit à l’écran, « je l’ai vu déjà 13 fois dans les 3 dernières années ». C’était important pour moi.
Après, j’ai eu de la chance, parce que les acteurs que je voulais m’ont tous dit « oui »… Reda, Omar, Paula et Mathieu m’ont tous dit « oui ». C’était eux que je voulais. Ça coïncidait à peu près avec ce qu’il fallait pour rassurer un peu les producteurs qui avaient pris de gros risques.
LVSL : Quand vous écrivez, par exemple, le personnage d’Omar Sy ou de Reda Kateb, vous pensez à des archétypes qui se rapprochent de ces comédiens-là, ou pas du tout encore à ce moment-là ?
A. B. : Non. Au moment où j’écris, je veux rester complètement libre. Je veux avoir mes propres personnages, et il y a ce moment, très beau et compliqué, où on confie ce personnage qu’on a en tête à un comédien, et qui va du coup le transformer, en faire son propre personnage, et en même temps on va le faire à deux, parce qu’on travaille ensemble… Ce moment-là est très beau. Mais j’évite d’écrire en pensant à un acteur, parce que le problème c’est que vous écrivez en pensant à lui dans un autre rôle que vous avez déjà vu, et presque obligatoirement vous allez lui faire refaire un rôle qu’il a déjà tenu, même si c’est dans un autre contexte. Je trouve intéressant quand on arrive à faire un peu différemment. J’essaie donc de ne pas trop écrire en pensant aux mimiques d’un acteur, je suis plutôt libre.
LVSL : Dans une interview récente, vous dites : « De par mon expérience en Cabinet ministériel, je sais que l’humain prévaut. Je me souviens d’une semaine de négociations à Hong-kong, qui nous a permis de sauver l’agriculture française. De fait, beaucoup de ministres étrangers avaient fréquenté les lycées français dans leur pays. Ils connaissaient la France, notre langue, notre histoire, cela nous a aidés à les convaincre ». Vous pointez ici l’importance du soft-power français. Comment, selon vous, pouvons-nous renforcer ce soft-power aujourd’hui ? Quelle politique publique concrète pourrait nous y aider ?
A. B. : J’ai assisté, effectivement, à des scènes où des gens qui étaient passés par des lycées français n’avaient pas du tout la même position de départ dans les négociations que des gens qui étaient complètement étrangers à notre paysage. Et de même, quand un Américain vous raconte son bla-bla, vous y êtes plus sensible parce que vous avez vu Game of Thrones. C’est idiot, mais c’est vrai.
Alors, comment peut-on faire ? En faisant plus de films qu’on exporte à l’étranger, peut-être en étant plus nous-mêmes, en refusant de vivre dans une culture dominée ou sous hégémonie américaine. J’ai vécu 5 ans aux États-Unis, j’adore ce pays ! Mes meilleurs amis sont là-bas. J’adore la culture américaine. Je trouve juste dommage que tout ce qu’on reçoit ici de la culture américaine soit « cheap » c’est à dire qu’on ne reçoit pas les bonnes parties de la culture américaine, en gros, on reçoit le McDo.
Et surtout, autant j’adore la culture américaine, autant je déteste toutes les attitudes de dominés qu’on peut avoir ici. Chaque fois que je rencontre un Français qui se résigne ou se complaît à être dominé par les États-Unis, ça me rend dingue.
Peut-être faudrait-il qu’on ait plus confiance en nous, qu’on soit plus à se dire qu’on est capable d’inventer un système différent, qu’on est capable de faire quelque chose qui fonctionne, par nous-mêmes. Il y a aussi la question de savoir comment arriver à utiliser politiquement l’échelon européen.
Je pense que tout ça va ensemble : arriver à créer des systèmes de pensée, ça va avec créer de l’imaginaire, créer des films et des livres. Je pense qu’il n’y a pas de réponse unique pour créer du soft-power, il y a juste la question de comment essayer d’aller au bout de nos convictions. C’est ce que vous faites, vous, à travers votre engagement dans ce journal. C’est ce que, moi, je fais, quand je fais un film.
LVSL : La création peut aussi se soutenir, ne faudrait-il pas abolir les accords de Blum-Byrnes de 1946, qui obligent la France à passer un très fort taux de films américains ?
A. B. : On a une assez bonne part de marché du film français en France, mais c’est sûr qu’il faut résister à cet envahissement. Il y a des films américains qui sont géniaux, et c’est cool qu’on les ait ici ! Ce qui est dommage, c’est d’avoir les détritus aussi… Les gens se précipitent pour voir des détritus de films américains, parce qu’ils sont américains. Ça veut dire qu’on n’a pas confiance en nous, quelque part.
Mais je ne suis pas sûr que ça ne passe que par la régulation. Les politiques publiques de soutien à la culture française, il y en a aussi, et je pense que c’est bien. J’ai travaillé dedans, je les connais un peu, elles pourraient même être un peu plus fortes.
Je trouve toujours dommage que l’Etat se désinvestisse, de manière générale, parce que je pense qu’en France, l’État est vraiment important, et à chaque fois qu’il se désinvestit d’un champ, et je ne parle pas seulement de la culture, très souvent, il n’est remplacé par rien… En termes de soutien à la culture, il faut réfléchir exactement à « comment », et « quoi », mais il y a vraiment de la marge.
LVSL : Le budget de la culture aujourd’hui est à 0,35 % du PIB, il était autrefois à 1 %. Cela dit beaucoup de choses. Le cinéma français allait très bien pendant cette période de près de 20 ans. De la fin des années 80 au milieux des 90 on a des films hallucinants comme Cyrano de Bergerac, Le Hussard sur le toit de Rappeneau, Nikita de Luc Besson, La Haine, Pialat qui gagne une Palme d’or en 87… On avait un cinéma d’une variété incroyable : du grand public, du grand spectacle, du film d’auteur… jusqu’aus films de festivals. Nous n’avons plus cela aujourd’hui.
A. B. : Non, on n’a plus ça… Et puis on se fait embarquer dans les idéologies dominantes américaines. Par exemple, on ne croit pas au cinéma, on ne croit pas aux librairies… C’est marrant, moi j’ai créé une librairie à New York, qui s’appelle « Albertine », une librairie française*, quand j’ai été conseiller culturel là-bas. Je l’ai créée pour le compte de l’État. Elle appartient à l’État. Vous ne pouvez pas imaginer le nombre de gens qui me riaient au nez, en me disant « quand même, aux États-Unis, créer une librairie c’est absurde ! C’est le pays du numérique, on n’est pas à Kinshasa ! » Mais ces gens ne connaissaient pas New York, en fait… New York, c’est la ville où les gens lisent le plus au monde, même les mendiants lisent des livres dans la rue, et pas que les mendiants ! C’est le pays du papier, New York. C’est l’endroit, avec le Japon, où les gens lisent le plus de papier.
Et donc, on se fait embarquer dans ces idéologies, comme quoi ça ne sert à rien, les librairies, et qu’en revanche les tablettes, c’est bien… Et il y a un moment où c’est absurde, parce que si on créait de bonnes librairies en France, elles marcheraient très bien. Il y en a déjà plein qui marchent bien, et ma librairie à New York marche très bien ! Si on crée de nouveaux cinémas qui sont bien, ils marchent !
On a tendance à faire des prophéties auto-réalisatrices : « voilà c’est fini, la culture française est finie, elle est dominée par les États-Unis ». En fait, on crée ça en le pensant. Et je pense que vous avez raison, en baissant le budget de la culture, on crée ce qu’on redoute.
LVSL : Dans cette même interview, vous avez dit que « Plutôt que de faire de la diplomatie par les voies classiques, je préfère travailler sur les représentations du monde ». Après avoir traité avec brio l’hypothèse d’un conflit nucléaire mondial, comment aborderiez-vous, par exemple, la question du changement climatique ? Le 7e Art a-t-il un rôle à jouer, selon vous, pour sensibiliser à l’urgence climatique, et comment intéresseriez-vous le grand nombre à cette question ?
A. B. : Évidemment, je pense qu’il a un rôle très important à jouer… En ce qui me concerne, je n’ai pas encore trouvé la façon de l’aborder.
Il y a un truc que je regrette : il y a un film génial de Charles Ferguson, celui qui a fait « Inside Job » sur la crise financière, et qui a eu l’Oscar du meilleur documentaire. C’est un film génial.
Il a fait un 2e film génial, qui s’appelle « Time to Choose » sur l’environnement. C’est un film qui m’a appris tout ce que je sais sur les questions environnementales. Il n’est jamais passé en France, sauf quand je l’ai invité à passer au Théâtre de la Ville, parce que j’avais fait une programmation là-bas, mais il n’a jamais été distribué en France.
Je me dis un peu que, plutôt que de faire un autre film sur le même sujet – je ne ferai jamais aussi bien que lui ! – pourquoi ne pas essayer de diffuser ce film en France ?
Après, je pense qu’on a tous envie d’infléchir ce qui est en train de se passer, qui est une catastrophe absolue, et on cherche tous ce qu’on pourrait faire. Moi, c’est évident que si je trouve une façon de le faire, qui me corresponde, dont j’aie l’impression que quelqu’un d’autre le ferait moins bien que moi, je le ferai… Pour l’instant, je n’ai pas trouvé la façon d’aborder la question.
LVSL : Le mot de la fin : en 1987, Libération avait publié un hors-série où la même question était posée à 700 cinéastes venus du monde entier « Pourquoi filmez-vous ? ». Nous vous proposons le même jeu, donc : « Antonin Baudry, pourquoi filmez-vous ? »
A. B. : Ce qui me travaille, c’est le rapport au réel. C’est très curieux de filmer : on crée une fiction, mais c’est le réel qu’on capture dedans qui crée la magie, donc c’est une façon d’interroger le monde.
En fait, j’essaie de comprendre ce qui se passe autour de moi. J’ai toujours l’impression de ne pas comprendre le monde, et d’essayer de le comprendre. C’est pour ça que je suis parti dans la diplomatie, c’est pour ça que j’ai fait des maths quand j’étais petit, que je lis des livres, et c’est pour ça que je filme quand je filme, c’est pour essayer de comprendre… Je crois.
* située sur la Cinquième Avenue, en face du Metropolitan Museum of Art, à Manhattan
Palmé d’or à Cannes pour Parasite, le cinéaste Bong Joon-ho incarne le triomphe de la Nouvelle Vague sud-coréenne, née dans les cendres de la dictature. Un cinéma hautement politique, corrosif, qui ne se refuse aucun genre et n’oppose pas succès critique et triomphe commercial.
Lors de la 72ème édition du Festival de Cannes, justice a été rendue. En offrant la récompense suprême à Bong Joon-ho et Parasite, le jury a réparé un terrible affront : la Corée du Sud n’avait jamais reçu de Palme d’or ! Impensable, tant le cinéma sud-coréen est, depuis plus de vingt ans et la naissance de sa Nouvelle vague , l’une des industries les plus rafraîchissantes du cinéma mondial.
La Nouvelle vague naît en Corée sur les ruines de la dictature militaire, au milieu des années 1990. L’heure est à la libéralisation de la culture : le cinéma, autrefois sous tutelle ministérielle et soumis à une forte censure, s’ouvre à une génération de nouveaux réalisateurs. Biberonnés à la culture cinéphile, souvent issus de la Korean Academy of Film Arts (KAFA) dont ils vont faire exploser les codes, ces jeunes cinéastes – Bong Joon-ho donc, mais aussi Park Chan-wook, Lee Chang-dong ou encore Kim Jee-won – vont bénéficier d’un contexte favorable.
Tous ont la rage au fond du ventre, une colère revendicatrice à déverser sur les bobines, mais ils refusent le classicisme dans lequel un certain cinéma social tend à s’enfermer. Cela tombe bien, en ces années de libertés nouvelles, les coréens sont avides de nouveauté, de jamais-vu, de grand spectacle et boudent le conformisme. C’est cette alliance entre le cinéma de genre, dans sa fonction première de divertissement, et un cinéma radicalement politique, qui va fonder la Nouvelle vague.
À la conquête de l’Ouest
Films de monstre (The Host), thrillers sanguinolents (J’ai rencontré le diable), fables féeriques (Okja), drames horrifiques (Dernier train pour Busan)… Ce cinéma-là digère Claude Chabrol comme George Romero et s’autorise tout, ou presque. Il faut dire qu’il en a les moyens. Les chaebols, ces méga-entreprises qui structurent l’économie du pays, sont enclines à investir massivement dans le cinéma national, garantissant des budgets à la hauteur des imaginations des réalisateurs. D’un autre côté, la politique de protectionnisme culturel pratiqué par l’Etat (les cinémas doivent avoir un film maison à l’affiche au moins 40 % de l’année) limite la concurrence nord-américaine. Résultat : là où en France le box-office semble se réduire à un triste affrontement entre blockbusters américains et comédies françaises interchangeables, en Corée du Sud, ce sont les champions locaux qui font la pluie et le beau temps.
Alors que le Nouvel Hollywood semble bien loin aux Etats-Unis, que les grands cinéastes s’effacent devant les grandes franchises (on ne va plus voir un Spielberg, on va voir un Marvel), la Corée du Sud réaffirme la possibilité d’un cinéma d’auteur tout à la fois accessible et exigeant. Et finit, enfin, par être reconnue à l’international.
C’est là sans doute une des grandes forces de la Nouvelle vague sud-coréenne : ces thématiques, bien que fortement influencées par la société sud-coréenne, sont facilement exportables. Un témoignage de l’érudition cinéphile de ses ambassadeurs, capables de traduire en langue cinématographique universelle des préoccupations très coréennes ; de leur talent de conteurs, aussi : leur film ne sont jamais théoriques, ont toujours le souci d’accrocher le spectateur à travers une bonne histoire (le principe même de la fiction).
Un cinéma peuplé de marginaux
Quasi-thèse sociologique, Parasite en est un très bon exemple. Une famille très pauvre, acculée par la misère et le chômage, contrainte de vivre dans un entre-sol de Séoul, au-dessous du niveau de la rue, décide de monter une arnaque. Tour à tour, faisant mine de ne pas se connaître, ils vont se faire embaucher dans une famille bourgeoise du sommet de la ville, pour pouvoir vivre confortablement avec eux et « parasiter » leur quotidien. Comme Bong Joon-ho préfère prophétiser des lendemains qui flambent que des surlendemains qui chantent, la suite leur prouvera qu’il faut bien plus qu’une simple combine pour s’extraire des carcans qui enserrent la société. Et que la lutte des classes ne fera pas l’économie de la violence.
C’est le message répété film après film par Bong et ses camarades de la Nouvelle vague : ce monde bout, se contorsionne en attendant d’exploser, et nourrit la violence ultra-graphique de leur cinéma. Si la critique prend particulièrement bien dans une Corée ultra-inégalitaire, elle sonne tout aussi juste en Occident. Peut-on faire plus universel que la misère, les inégalités, l’espoir du changement ?
D’autant qu’il y a chez ces cinéastes un amour sincère pour les personnages prolétaires, les marginaux, ceux qui sont dépassés par les événements et sont condamnés à le rester. Chez Bong, c’est la mère d’un fils malade mental face à la justice (Mother), une petite fille de campagne confrontée à l’industrie agro-alimentaire (Okja), un commerçant et sa famille seuls face à un scandale sanitaire impliquant l’armée américaine (The Host). Des figures rarement représentées, ou alors mal, singés grossièrement dans les comédies françaises de droite, ou condamnés à un cinéma de critique sociale plus confidentiel (Ken Loach, les Dardenne, Stéphane Brizé…). Les cinéastes sud-coréens entretiennent un amour profond de leurs personnages miséreux, en faisant de véritables héros.
Cannes ne s’y est donc pas trompé. La Nouvelle vague coréenne est peut-être ce qui se fait de mieux en cinéma politique. Parce qu’elle ne prend jamais le grand public pour un idiot. Parce qu’elle met en avant des auteurs complets et talentueux. Parce qu’elle épouse l’intégralité du spectre cinéphilique, ne se refusant ni aucun goût ni aucune couleur. Parce qu’elle a compris la nécessité de proposer autre chose face à la machine hollywoodienne et pour cela, d’y mettre des moyens économiques et politiques. À bon entendeur…